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Dossier - Les données en éducation

Pour une culture critique des données en éducation au Québec

Towards a critical culture of data in education in Quebec
Por una cultura crítica de los datos en educación en Québec
Charles-Antoine Bachand et Stéphanie Demers
p. 93-102

Résumés

Cet article soutient que bien que l’essor des gouvernements et des pratiques de gestion basées sur les données puisse donner l’impression d’une dépolitisation, les données utilisées dans les politiques éducatives et les discours peuvent en réalité dissimuler les aspects idéologiques de ces choix et déposséder les acteurs éducatifs de leur capacité à agir. Dans cet article, sont examinés quelques-uns des processus hautement politiques et idéologiques liés à la quantification des phénomènes humains. Les auteurs montrent quelques-uns des effets de la gouvernance par les données sur l’éducation, la gestion des systèmes d’éducation et la recherche, en donnant des exemples québécois récents. Enfin, ils explorent les conditions dans lesquelles les données peuvent renforcer l’agentivité des acteurs de l’éducation et qui pourraient favoriser une éthique des données et une culture critique lui étant associée.

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Texte intégral

Remerciements : Nous reconnaissons que nos travaux ont été réalisés sur les territoires traditionnels non cédés de la nation algonquine Anishinabeg.

  • 1 Notre traduction.

Je me souviendrai que je n’ai pas créé le monde, et qu’il n’existe pas pour satisfaire mes équations.
Je ne donnerai pas aux personnes qui utilisent mon modèle de faux réconfort sur sa précision. Au lieu de cela, j’expliciterai ses hypothèses et ses lacunes.
Je comprends que mon travail peut avoir d’énormes effets sur la société et l’économie, beaucoup d’entre eux dépassant ma compréhension1.
(Derman et Wilmott, 2009, cités dans O’Neil, 2016)

  • 2 Comité sur les résultats scientifiques et le milieu scolaire (2021). Avis sur les pratiques et les (...)

1Au Québec, alors que le débat faisait rage sur la place que doivent occuper les données probantes en éducation, le ministre de l’éducation a choisi de créer un comité « secret » pour lui fournir des « avis ad hoc et confidentiels » sur le réseau de l’éducation québécois2. Ce comité était composé de membres reconnus pour leur appui à l’utilisation des données probantes dans la définition des orientations et pratiques à privilégier dans le système d’éducation. Sans surprise, sa première recommandation fut que « le ministère de l’éducation exerce un leadership fondé sur les résultats probants en adéquation avec les besoins du milieu », notamment en énonçant « une politique formelle sur l’utilisation des résultats probants (ou données probantes) et sur les moyens structurés d’implanter sur le terrain des pratiques qui ont fait leurs preuves quant à la réussite des élèves et des pratiques de gestion qui mobilisent efficacement les équipes-écoles ; » et en créant « une structure indépendante vouée à identifier les pratiques et les résultats probants pertinents en fonction des besoins et des priorités des milieux de pratique ». Le comité ajoute que le ministère doit assurer « l’implantation des recommandations du What Works Clearinghouse » et qu’il doit développer

une culture de collaboration au sein même de son propre système scolaire, où tous les acteurs s’appuieront sur la science et les résultats de ses recherches pour orienter le choix des actions à mettre en œuvre afin d’ajuster l’ensemble des pratiques éducatives pour la réussite des élèves.

2Le comité prend soin d’ajouter que le financement de la recherche « doit valoriser davantage les résultats les plus probants dans les milieux de pratique éducative ». Ces avis sont résolument inscrits dans cette vague néolibérale qu’a connue le domaine de l’administration publique, laquelle sépare les valeurs et principes des « faits », l’éloignant de la philosophie politique et de la quête de l’intérêt public.

3Bien que près de 250 enseignants-chercheurs des universités et les syndicats de l’enseignement, entre autres, s’opposent ouvertement aux changements proposés par le comité et le ministre, l’adoption du projet de loi 23, en décembre 2023, consacre l’essentiel des recommandations du comité, et avec la création de l’Institut national d’excellence en éducation (INEÉ), la gouvernance scolaire par les données. À ce sujet, l’INEÉ a notamment pour mandat de :

  • 3 Loi sur l’Institut national d’excellence en éducation. RLRQ c. I–13.021, chap. ii. https://lstu.fr/ (...)

favoriser la mise en application de ses recommandations, principalement par le développement et la diffusion d’activités de formation pratique, notamment au bénéfice du personnel scolaire, ou d’autres outils de transfert de connaissances qui mettent de l’avant les pratiques et les méthodes pédagogiques révélées efficaces par la recherche scientifique3.

4Passons sur les questions que devrait soulever l’utilisation du concept d’excellence dans le domaine de l’éducation, que nous avons abordée ailleurs (Demers, 2016). Cette mission pose nécessairement la question de la nature des connaissances scientifiques qui mériteront de se retrouver dans les synthèses produites par l’INEÉ. On pourrait croire que le malaise qui peut exister autour de l’utilisation des données en éducation et de l’evidence-based education (EBE) réside dans la difficile acceptation qu’une pluralité d’approches apporte des réponses à des questions parfois bien différentes, mais dont il serait périlleux de ne pas reconnaître la complémentarité. Ce serait sans doute oublier que certains domaines d’investigation ont pour visée de guider l’action et les décisions. Ils n’ont donc pas uniquement pour fonction de comprendre ou de prouver, mais plus encore de gouverner. Le passage de la fonction probatoire à la fonction exécutive soulève des enjeux qui ne sont alors plus exclusivement épistémologiques, et partant méthodologiques, mais aussi des enjeux sociaux, politiques et éthiques.

5L’espoir d’éviter le piège des idéologies justifie en partie la position de certains partisans de l’EBE et de l’attention privilégiée à accorder aux données dites probantes. Comment décider ce qui doit guider une politique publique à mettre en œuvre à grande échelle en évitant d’éventuels biais politiques ou idéologiques, demandent-ils, sinon en prenant appui sur une science la plus objective possible et sur les méthodologies qui la servent ? Cette idée n’est bien entendu pas tout à fait nouvelle. Pourtant, le calcul n’aura jamais réellement permis de remplacer le jugement, tout comme la gestion par les données n’aura pas permis de contenir les intérêts politiques des décideurs.

Une dépolitisation de façade

6Notre objectif n’est nullement de remettre en question la pertinence, voire la nécessité, des données ou du fait d’appuyer les décisions et, à plus forte raison, les politiques publiques, sur le fruit de travaux scientifiques. Bien entendu, il « vaut mieux fonder des politiques sur des connaissances solides, de préférence scientifiquement établies » (Draelants et Revaz, 2022). Les données et leur analyse auront permis, au cours du dernier siècle et demi, de mieux comprendre des phénomènes complexes et de poser un regard, souvent même critique, sur les décisions et sur les structures qui gouvernent les populations. C’est ainsi grâce aux données et à leur analyse qu’il a été possible de conclure que le sous-financement des systèmes publics d’éducation exacerbe les inégalités sociales et affecte tout particulièrement certaines populations déjà autrement marginalisées. C’est grâce aux données qu’il est possible de fortement corréler la pauvreté à la réussite scolaire et éducative. C’est aussi grâce à des devis de recherche ancrés dans des approches hypothéticodéductives qu’il a été possible de mieux saisir l’effet que peuvent avoir les stéréotypes de genre ou de race sur les actions des personnes enseignantes et sur l’expérience des élèves. Or, malgré ces constats, l’État gestionnaire continue à n’intervenir que timidement, voire à simplement ignorer ces enjeux pourtant cruciaux de l’éducation et qui sont identifiés comme tels par les acteurs du milieu. Il est aussi étonnant de noter que, de façon générale, les partisans de l’EBE semblent peu s’émouvoir de ces données pourtant tout à fait robustes et au sujet desquelles il serait possible d’imaginer des politiques publiques ambitieuses. Il semble donc que d’autres impératifs peuvent aussi guider les décisions en éducation.

7Ce que nous soutenons ici, c’est plutôt que l’utilisation des données en éducation, et plus particulièrement l’utilisation qui en est faite depuis le début des années 2000 au Québec, ne peut suffire et qu’il est périlleux de sous-estimer l’ancrage idéologique associé à la création de ces données, aux choix des données qui méritent attention et, à plus forte raison, aux décisions qui sont prises en les invoquant dans les pratiques enseignantes et d’éducation (Maroy, 2021). En effet, si, comme l’affirme Saussez (2022), la défense actuelle de l’utilisation des données dans le contexte de l’EBE témoigne d’une volonté de dépolitiser l’éducation et les décisions y étant liées, il convient d’abord de s’interroger sur ce qui motive un tel souhait dans un champ d’intervention éminemment politique, puis de s’interroger quant à la réalité de cette dépolitisation. Quel portrait les données donnent-elles des systèmes d’éducation et de l’enseignement ? Que permettent-elles de voir ? Mais aussi qu’ignorent-elles, que camouflent-elles et quels enjeux dictent les choix qui sont faits dans leur création et leur utilisation ? C’est notamment pourquoi il existe une sociologie par les données et statistiques, qui contribue à la compréhension de certains phénomènes humains, et une sociologie des statistiques, qui rappelle que les données sont elles-mêmes des constructions humaines ancrées dans un contexte qui les détermine et détermine leur utilisation.

8La question n’est donc pas de se priver des données ou même des données dites probantes dans la prise de décisions publiques, mais de reconnaître leurs limites inhérentes (Biesta, 2010 ; Zhao, 2017), de reconnaître aussi leur nature sociale et politique du fait de quantifier, et d’admettre les écueils associés à leur utilisation pour justifier des décisions comme étant de simples évidences, conséquences de constats dûment établis (Martin, 2020). En ce sens, nous affirmons l’importance de poser un regard critique sur ce qui motive l’utilisation des données dans la gestion des systèmes d’éducation et sur les effets qu’elle produit sur les différents intervenants des milieux de l’éducation, en n’excluant de l’analyse ni les élèves, ni les parents, ni la société civile.

Des données construites pour une gestion efficace, mais incohérente

9Le discours sur les données liées aux phénomènes humains ne permet que rarement de prendre la mesure de ce qui se joue dans le processus de quantification qu’elles impliquent. L’utilisation des données pour décrire les réalités sociales ou l’expérience des individus ou des groupes exige en effet que soient transformées certaines facettes de ces expériences, qu’elles soient non pas simplement mesurées, mais quantifiées. Or ce processus de quantification ne se réalise pas sans effort ou sans coûts. Il implique des choix de nature épistémologique, mais aussi, souvent, de nature politique ou idéologique (Desrosières, 2014 ; Supiot, 2015). La commensuration répond à des critères de scientificité, soit, mais aussi à des réalités contextuelles, à des impératifs politiques ou simplement à des contingences pratiques qui ne sont pas sans conséquence. C’est en raison de ces choix qui entrent dans la création et la construction des données que Weisberg (2014) parle d’une ignorance consentie. Cette part d’ignorance qu’imposent les données doit être reconnue, doit pouvoir être critiquée et appelle, enfin, la mobilisation d’autres outils méthodologiques permettant de compléter le portrait. Les données sont des outils utiles, mais imparfaits, qui permettent parfois d’illustrer la science, mais n’en sont pas la caution (Martin, 2020).

10En éducation par exemple, l’expérience des élèves, leur cheminement, leur engagement de même que leurs réussites sont transformés en « taux de diplomation », en « taux de persévérance », en « taux de présence en classe » ou en « taux de réussite ». Or, même s’il est aisé d’admettre les faiblesses de ces indicateurs et le fait que plusieurs intervenants des milieux de l’éducation, y compris parmi les partisans de l’utilisation des données, reconnaissent qu’un taux de réussite ne pourra jamais témoigner que de façon imparfaite de l’apprentissage qu’il est pourtant censé représenter, ou encore qu’un taux de présence en classe ne pourra jamais témoigner pleinement de l’engagement sociocognitif des élèves, ces indicateurs demeurent non seulement ce qui permet de valider la justesse des mesures éducatives adoptées, mais servent de plus en plus de cibles de plein droit. Au Québec, il suffit de jeter un œil aux Plans d’engagement vers la réussite (PEVR) dont doivent se doter les centres de services scolaires (CSS) pour juger de la place de tels indicateurs dans la gestion des établissements scolaires.

11Bien que plusieurs PEVR reconnaissent – ce qui, par ailleurs, mérite d’être rappelé – que l’école doit être comprise comme un milieu de vie pour les élèves, ce qui sert à suivre l’adéquation entre la mission de l’école et l’expérience des élèves se résume trop souvent à quelques indicateurs qui ne peuvent être qualifiés que de réducteurs ou de simplistes. Par exemple, un centre de service scolaire avance, dans l’orientation 1 de son PEVR, qu’il convient « [d’]accompagner l’élève tout au long de son parcours ». Cette orientation se décline ensuite en objectifs qui consistent à diminuer « le taux de sorties sans diplôme ni qualification » et à « augmenter la réussite à l’épreuve obligatoire » de lecture ou d’écriture, ou encore de mathématiques. Chaque objectif est accompagné de ses indicateurs, soit par exemple, la « proportion des élèves qui obtiennent entre 70 % et 100 % », avec une valeur de départ (de « 68,5 % ») et sa cible (de « 80 % », par exemple). Or il est bien difficile d’assimiler une orientation aussi vaste que l’accompagnement de l’élève tout au long de son parcours – dans toute sa complexité, ses multiples incarnations et la singularité de chaque enfant – à ces quelques résultats à des examens. Le choix d’objectifs et de cibles tel que présenté ici détourne l’élève et l’enseignant de l’orientation énoncée.

12Dans le même PEVR, l’orientation « appliquer les meilleures pratiques » se traduirait quant à elle par l’indicateur « taux de participation des enseignants à une activité de développement professionnel en cohérence avec les pratiques pédagogiques reconnues efficaces par la recherche et recommandées par le centre de services scolaire », qui devra passer de 53 % à 65 %. D’abord, il paraît difficile d’admettre l’adéquation implicite que fait ici le PEVR entre le fait de participer à une formation et celui d’appliquer une pratique. Qu’importe, du reste, si les pratiques décrétées efficaces par la recherche et recommandées par le CSS sont contextuellement appropriées ou que le sens de l’efficacité soit difficilement compatible avec une mission s’inscrivant dans le temps long, comme celle de l’éducation. Elles devront tout simplement être « appliquées ». Il est également possible de questionner le choix de faire appliquer des pratiques « efficaces » par les enseignants, comme si l’enjeu de la réussite découlait nécessairement de l’inefficacité de leurs pratiques actuelles. Les dérives potentielles sont d’autant plus grandes que le CSS indique que « [l]a qualité des actions posées dans la classe représente donc les fondements de la mise en œuvre de notre Plan d’engagement vers la réussite », puis annonce qu’un « système de suivi et de mesure de la performance pour évaluer les progrès réalisés par rapport aux objectifs fixés fera également partie intégrante de l’évaluation de notre PEVR ». C’est dans ce glissement des données comme « preuves » aux données comme « outil de gouvernance » que les enjeux politiques et éthiques paraissent les plus importants.

13Il y a par ailleurs, dans le pari des seules données comme fondement solide aux décisions éducatives, le risque de déposséder les intervenants des systèmes d’éducation, et au premier chef les enseignants. Si les décisions doivent être de simples conséquences de l’analyse des données, comme le prévoit la gestion par les données, il est possible de s’interroger sur l’autonomie professionnelle, surtout si les solutions que propose l’analyse des données prennent la forme de protocoles stricts devant être rigoureusement appliqués. Les praticiens n’ont plus à déterminer ce qui est important ou à identifier les finalités liées à leur pratique. Ce qui importe est ce qui est mesurable, mesuré et sera déterminé par les décideurs. La définition de ce qu’est une éducation de qualité n’a plus à être élaborée ou problématisée. Un tel fonctionnement semble de plus en plus déplacer le pouvoir vers les décideurs maîtrisant les données et leur gestion, que ce soit un gestionnaire de la réussite responsable du suivi des données ou l’équipe du ministre de l’éducation.

14Dans tous les cas, les décisions sont prises loin de la classe, tout comme le sont les conditions de leur implémentation et les cibles leur étant associées. Il est de même possible de se questionner sur les leviers de pouvoir au sein des écoles et du système scolaire. Quelle place faire aux parents ou aux élèves ? Quelle place laisser à la collectivité locale ? À ce sujet, l’une des conséquences de ce que Desrosières (2014) nomme la rétroaction par les indicateurs est justement qu’à suivre les indicateurs, et plus encore, des cibles quantifiées, des orientations se dessinent sans qu’elles soient explicitement choisies ou qu’elles fassent l’objet de délibérations.

15Du reste, la gestion par les données et la dépossession ou la déresponsabilisation qui peuvent lui être associées posent la question de la régulation. Qui aura le pouvoir de déterminer si le système erre, s’il crée des aberrations ou s’il existe des enjeux éthiques qui le dépassent ? À ce sujet, O’Neil (2016) rappelle l’exemple de l’équivalent des centres de services scolaires dans l’État de Washington, qui procédaient à des licenciements en fonction des scores qu’obtenaient leurs enseignants sur leurs tableaux de gestion. Outre l’analyse que la chercheuse fait des faiblesses patentes de ces tableaux de bord, elle met en garde sur les effets de décisions ainsi fondées sur les seules données. Quels effets, par exemple sur les élèves, de ces enseignants congédiés, lorsqu’à leur retour en classe ils noteront leur absence dans l’école ? Quels effets sur le reste de l’effectif scolaire et sur son engagement ? Quels effets sur les futurs enseignants ? Quel profil d’enseignant sera, in fine, valorisé ? Qui peut être considéré comme responsable de ces décisions et des effets qu’elles créent ? Quels effets sur le système dans son ensemble ?

16La ressemblance entre ce portrait de la gestion par les données et la forme que prend, au Québec, la nouvelle gestion publique (NGP) depuis quelques années dans les différents services publics ne doit pas étonner. La NGP, qui découle d’orientations résolument idéologiques, appelle l’utilisation de données. Desrosières (2014) a bien décrit la généalogie de ce qu’il nomme l’État ingénieur et l’importance que prend l’utilisation des données dans les dynamiques qui le créent et justifient son fonctionnement. Pourtant, n’en déplaise aux partisans d’un tel fonctionnement, les résultats de plusieurs recherches tendent à montrer que si les acteurs du terrain sont considérés comme des récepteurs plus ou moins passifs, les chances de réussite d’une réforme sont fortement hypothéquées (Draelants et Revaz, 2022). Ces auteurs estiment encore que des politiques fondées sur des « preuves » qui seraient issues uniquement d’une forme limitée de recherche et qui excluraient le savoir des praticiens ou la singularité des contextes risquent non seulement de mettre en péril la crédibilité des experts, mais présentent aussi un déficit démocratique difficile à justifier dans le domaine des politiques publiques.

Une culture critique des données en éducation et en recherche

17Cette dépolitisation de façade et cette dépossession des intervenants des milieux de l’éducation soulèvent la nécessité de réfléchir aux implications d’une éventuelle éthique des données en éducation. Cette éthique des données devrait d’abord permettre de réaffirmer l’aspect nécessairement politique de l’éducation. L’éducation ne peut être dissociée de ses finalités. L’efficacité de telle ou telle facette ou de telle ou telle pratique ne peut être réellement comprise sans prendre en compte les finalités éducatives retenues par les collectivités que sert l’école. De même, une pratique ne peut être considérée comme efficace si elle limite les finalités éducatives que doit incarner le système d’éducation ou nuit à ces dernières. Il existe des pratiques qui ont fait leurs preuves sur le plan de l’apprentissage de telle notion ou de la maîtrise de telle habileté, mais qui, parce qu’elles se centrent sur l’individu, désolidarisent les élèves de leurs pairs en classe. Comment ne pas tenir compte de cette réalité dans les décisions éducatives à prendre ? Ainsi, une éthique des données en éducation devrait aussi permettre de poser un regard sur ce que cachent les données, sur les effets parfaitement tangibles de leur utilisation, mais dont elles témoignent difficilement. Or un enseignant sait apprécier la solidarité ou l’empathie de ses élèves envers leurs pairs. Elle ou il saura retenir une intervention cohérente avec leurs besoins sur ce plan, intervention qui sera respectueuse des enseignements de la recherche, de son contexte particulier et des finalités éducatives qu’elle doit incarner. Son expertise, sa responsabilité et son autonomie contribuent à la santé du système d’éducation dans son ensemble.

18L’éthique des données en éducation devrait ainsi permettre aux intervenants de l’éducation d’identifier ce qui contribue à leur agentivité et comment ils peuvent contribuer eux-mêmes à une culture critique des données. La reconnaissance de leur expertise passe par leur capacité à distinguer les données qui servent leurs fins et les données qui limitent leur capacité d’action. La formation à l’enseignement, par exemple, devrait sans doute dorénavant permettre d’outiller les futurs enseignants afin qu’ils puissent questionner la production des données, identifier les choix qui ont été faits dans leur production et ce qu’elles omettent, identifier leur contexte de production et l’environnement politique dans lesquelles elles s’inscrivent. Une éthique des données devrait ainsi permettre de reconnaître toute la valeur des données, ce qu’elles permettent, mais aussi leurs limites et les intérêts qu’elles servent peut-être. À ce sujet, la problématisation, la sociologisation et l’historicisation des données et des énoncés quantifiés paraissent essentielles.

19Une culture critique des données devrait du reste permettre d’être à l’aise avec l’idée que la science, dans toute sa diversité, offre des enseignements importants et même des solutions qu’il est essentiel de connaître et de mobiliser, mais qu’il existe des questions auxquelles la science n’a pas de réponse. En éducation, la question des finalités éducatives ne peut être résolue par des données seules. Réduire les finalités de l’éducation à ce qui se mesure ne reconnaît pas son importance fondamentale dans la vie en société.

20Enfin, une culture critique des données devrait aussi permettre d’évaluer les coûts cachés liés à leur utilisation. Plusieurs ont montré que l’utilisation des données ne se fait pas sans coût. Que ce soit pour l’achat de logiciels spécialisés, l’élaboration d’outils de collecte et de saisie de données, la création de tableaux de bord, et plus encore, le recrutement d’analystes spécialisés dans la gestion, l’analyse et l’interprétation des données, les organisations investissant dans l’utilisation des données doivent prévoir d’engager des sommes importantes qui ne sont que rarement mises en avant et encore moins mises en relation avec les choix budgétaires qu’elles imposent. Cette situation est d’autant plus présente dans les services publics où, souvent, les enveloppes budgétaires sont fermées, ce qui peut nécessiter, par exemple, de choisir entre un travailleur social supplémentaire ou un analyste.

  • 4 Conseil supérieur de l’éducation (2024). Tableau synthèse des mémoires déposés qui traitent du main (...)

21Au Québec, une culture critique des données en éducation à plus grande échelle semble tranquillement prendre forme. Outre la prise de position publique des chercheurs en éducation mentionnée en introduction, cette critique s’incarne dans le discours des syndicats qui, bien qu’ils aient été en pleine négociation avec l’État pour leur convention collective, ont publiquement pris position contre le projet de loi 23 et ses prescriptions. La riposte des chercheurs québécois des sciences de l’éducation et des syndicats de l’enseignement au projet de l’INEÉ s’est organisée dès 2017, alors qu’il s’agissait d’un projet soumis à la consultation des acteurs de l’éducation. Un nombre important d’écrits publics et d’avis ont été diffusés dans les médias. Dans le cadre des auditions de la Commission de la culture et de l’éducation portant sur la création de l’INEÉ et, en corollaire, sur la modification du mandat du Conseil supérieur de l’éducation (CSE), quatorze des organismes les plus importants de l’éducation au Québec se sont prononcés contre la création de l’INEÉ. Parmi ces derniers, on trouve l’Association des doyens, doyennes et directeurs, directrices pour l’étude et la recherche en éducation au Québec, les deux fédérations syndicales représentant l’ensemble des enseignants du Québec et le Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec. Qui plus est, dans le cadre des consultations entourant le projet de loi 23, pas moins de quarante et un mémoires ont été déposés. L’analyse qu’ont faite Lemieux et al. (2023) de ces mémoires révèle que quarante des mémoires déposés s’inquiètent des principales mesures contenues dans le projet de loi. À ce sujet, seulement 10 % des mémoires déposés sont favorables au pouvoir accru du ministre de l’éducation en matière de formation continue du personnel enseignant. De même, seulement 2,5 % des mémoires déposés expriment une opinion favorable concernant l’abolition du Comité d’agrément des programmes de formation à l’enseignement (CAPFE), comité composé d’une diversité d’intervenants qui avait pour mandat de recommander les programmes de formation au ministre. Enfin, seulement 5 % des mémoires déposés sont favorables à la modification du mandat du CSE alors que 7,5 % des mémoires sont favorables à la création de l’INEÉ4.

22Cette culture critique des données s’incarne aussi dans le discours d’organisations citoyennes telles que Debout pour l’école5, qui demande des États généraux et des changements systémiques en éducation, ou École ensemble6, qui milite contre ce qu’elle nomme la « ségrégation scolaire ». Pour ces organisations, la recherche doit pouvoir éclairer les pratiques enseignantes et les décisions politiques concernant le système éducatif. Elles estiment néanmoins que la liberté pédagogique des enseignants doit être préservée et que les finalités éducatives du système d’éducation doivent continuer à guider les décisions politiques. Dans la foulée, des chercheurs ont par ailleurs choisi de collaborer, afin de permettre aux décideurs et aux citoyens de bien prendre la mesure de ce qu’apporte la recherche en sciences de l’éducation dans toute sa diversité, en élaborant un ouvrage collectif ouvert de quelque cinquante courts chapitres traitant des enjeux les plus pressants en éducation (Laferrière et al. 2024).

23Bien que tout indique que les arguments avancés par ces différents intervenants, pourtant centraux et quotidiennement impliqués sur le terrain de l’éducation, n’ont pas été entendus ni considérés comme suffisamment importants pour remettre en question les avis du comité secret mentionné au début de ce texte, ou même pour engager un débat de fond sur le bien-fondé de l’INEÉ, des critiques importantes ont été soulevées. Elles permettront, dans les prochains mois et les prochaines années, de mieux comprendre les enjeux liés à la gestion par les données en éducation au Québec.

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24Il nous semble qu’il convient dorénavant, comme chercheurs et comme formateurs en enseignement, de contribuer à l’analyse des effets de l’utilisation des données en éducation, à ce qu’elles permettent, ce qu’elles causent et les limites qu’elles présentent y compris sur la profession enseignante elle-même en matière de santé au travail, de charge de travail et de sentiment de compétence. Il sera de même essentiel d’explorer et de documenter les mécanismes et les méthodes qui permettent de profiter des retombées positives de l’utilisation des données tout en limitant ses effets délétères, alors même que cette utilisation s’inscrit dans une dynamique relativement explicite de surveillance et de contrôle. En ce sens, il sera nécessaire de documenter les leviers de résistance que peuvent avoir mobilisés les intervenants des milieux de l’éducation, les élèves ou les parents aux prises avec des mécanismes de même nature.

25Prétendre que l’éducation n’est pas une entreprise politique, c’est nier sa fonction sociale. La volonté actuelle de dépolitiser l’éducation ou, du moins, les décisions éducatives y étant associées ne peut être que lourde de conséquences. Les données ne permettent pas d’esquiver les enjeux politiques inhérents à l’éducation et aux systèmes éducatifs. Elles peuvent offrir des solutions d’efficacité pour des enjeux quantifiables ou quantifiés. Elles peuvent éclairer la prise de décision. Elles peuvent attirer l’attention et inviter à poser un regard critique sur une zone d’ombre ou d’injustice. Elles demeurent cependant résolument politiques dans les visées qu’elles servent, dans les angles morts qu’elles nient, dans le pouvoir qu’elles retirent ou donnent, selon des priorités imposées. Elles ne sont pas la réalité. Elles sont une représentation imparfaite de la réalité et appellent à être complétées, nuancées et critiquées.

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Bibliographie

Biesta, G. J. J. (2010). Why “What Works” still won’t work : From evidence-based education to value-based education. Studies in Philosophy and Education, 29(5), 491-503. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1007/s11217-010-9191-x

Demers, S. (2016). L’efficacité : une finalité digne de l’éducation ? Revue des sciences de l’éducation de McGill, 51(2), 961-971. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.7202/1038613ar

Desrosières, A. (2014). Prouver et gouverner : une analyse politique des statistiques publiques. La Découverte.

Draelants, H. et Revaz, S. (2022). L’évidence des faits : la politique des preuves en éducation. Presses universitaires de France.

Laferrière, T., Savard, D., Éthier, M.-A., Makdissi, H. et Allaire, S. (dir.) (2024). Le PL23 et l’INEE : excellence ou standardisation en éducation ? Réserves et propositions d’universitaires. https://lstu.fr/6StqF2X5

Lemieux, O., Lefrançois, D., Sirois, G. et Éthier, M.-A. (2023, 16 novembre). Opposition massive à la réforme Drainville, qui donne des pouvoirs sans précédent au ministre de l’Éducation. The Conversation. https://lstu.fr/YM5AVHCn

Maroy, C. (2021). L’école québécoise à l’épreuve de la gestion axée sur les résultats : sociologie de la mise en œuvre d’une politique néo-libérale. Presses de l’Université Laval. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.2307/j.ctv1f2s28r

Martin, O. (2020). L’empire des chiffres. Armand Colin.

O’Neil, C. (2016). Weapons of Math Destruction. Crown.

Saussez, F. (2022). Science et autorité dans le champ de la recherche en éducation au temps de l’Evidence-Based Practice and Policy. Éducation et didactique, 16(2), 165-182. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/educationdidactique.10417

Supiot, A. (2015). La gouvernance par les nombres. Fayard.

Weisberg, H. I. (2014). Willful ignorance: The mismeasure of uncertainty. Wiley.

Zhao, Y. (2017). What works may hurt: Side effects in education. Journal of Educational Change, 18(1), 1-19. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1007/s10833-016-9294-4

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Notes

1 Notre traduction.

2 Comité sur les résultats scientifiques et le milieu scolaire (2021). Avis sur les pratiques et les résultats probants en éducation. https://lstu.fr/wBWsx9Vy

3 Loi sur l’Institut national d’excellence en éducation. RLRQ c. I–13.021, chap. ii. https://lstu.fr/47CR9f-W

4 Conseil supérieur de l’éducation (2024). Tableau synthèse des mémoires déposés qui traitent du maintien du Conseil supérieur de l’éducation et du projet de création de l’INEE.

5 https://deboutpourlecole.org

6 https://www.ecoleensemble.com

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Pour citer cet article

Référence papier

Charles-Antoine Bachand et Stéphanie Demers, « Pour une culture critique des données en éducation au Québec »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 96 | 2024, 93-102.

Référence électronique

Charles-Antoine Bachand et Stéphanie Demers, « Pour une culture critique des données en éducation au Québec »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 96 | septembre 2024, mis en ligne le 01 septembre 2024, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/15658 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12fst

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Auteurs

Charles-Antoine Bachand

Charles-Antoine Bachand est professeur à l’Université du Québec en Outaouais (Canada), où il enseigne les fondements de l’éducation, les théories de l’apprentissage ainsi que la méthodologie de recherche. Il est docteur en sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, diplômé en histoire de l’Université d’Ottawa et en enseignement au secondaire de l’Université du Québec à Hull. Ses travaux de recherche portent sur les fondements et les pratiques de l’éducation à la citoyenneté à visée émancipatrice. S’inscrivant dans la tradition des sciences critiques, il étudie les habiletés citoyennes que développent ou entretiennent les curriculums de formation. ORCID : https://orcid.org/0000-0003-1569-831X Courriel : charles-antoine.bachand[at]uqo.ca

Stéphanie Demers

Stéphanie Demers est doyenne des études à l’Université du Québec en Outaouais où elle a d’abord été professeure en fondements de l’éducation, puis directrice du Centre de soutien et d’innovation en pédagogie universitaire. Ses recherches portent sur les transitions interordres, la pédagogie universitaire, les fondements et la sociologie de l’éducation. Elle s’intéresse à l’éducation comme outil d’émancipation, et ses travaux s’inscrivent dans le mouvement de la pédagogie critique qui insiste sur les relations de pouvoir dans les institutions et les pratiques éducatives. Parmi ses ouvrages récents : La guerre contre l’école publique et ses enseignant·es (M éditeur, 2020). ORCID : https://orcid.org/0000-0002-4650-0487 Courriel : Stephanie.Demers[at]uqo.ca

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