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Dossier - Les données en éducation

Données manquantes : ce que l’on sait et ce qu’il faudrait savoir sur le soutien scolaire privé

Missing data: what we know and what we need to know about private supplementary tutoring
Datos que faltan: lo que sabemos y lo que necesitaríamos saber sobre el apoyo escolar privado
Mark Bray
Traduction de Sylvaine Herold
p. 83-92
Cet article est une traduction de :
Missing data: what we know and what we need to know about private supplementary tutoring [en]

Résumés

Ces dernières décennies sont marquées par une expansion considérable du soutien scolaire privé. Si ce phénomène, couramment appelé « éducation de l’ombre » car il imite en grande partie la scolarité régulière, a d’abord pris de l’ampleur en Asie de l’Est, il est désormais observable dans le monde entier, et ses conséquences sur les économies, les sociétés et les systèmes éducatifs sont considérables. S’il encourage l’apprentissage et fournit un emploi aux professeurs privés, il implique également des dépenses importantes pour les ménages, maintient et exacerbe les inégalités sociales, et peut avoir des répercussions sur la scolarité régulière. Pourtant, les données fiables et exhaustives sur le sujet sont rares. Cet article propose un aperçu des données disponibles, avant de souligner les lacunes en la matière. Il met en avant la nécessité de disposer de données plus nombreuses et de meilleure qualité pour faciliter la prise de décision, non seulement pour les pouvoirs publics, mais également pour les écoles, les familles et toutes les parties prenantes.

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Notes de la rédaction

Article traduit de l’anglais par Sylvaine Herold.

Texte intégral

1L’essor du soutien scolaire privé est l’une des évolutions marquantes de la nature de l’offre éducative au cours des dernières décennies. Si ce phénomène a une longue histoire – peut-être aussi longue que celle de la scolarisation –, il n’avait jusqu’à présent qu’une portée limitée et ne concernait qu’une minorité de familles aisées. Désormais, le soutien scolaire privé s’est généralisé, concernant dans certains pays plus de 70 % des élèves à certains niveaux et s’adressant aux familles de tous niveaux de revenu. Du côté des aspects positifs, le soutien scolaire privé promeut l’apprentissage et fournit des emplois ; mais il exige des dépenses considérables de la part des ménages, maintient et exacerbe les inégalités sociales, et peut avoir des répercussions sur la scolarité régulière.

2Pour ce dossier de la Revue internationale d’éducation de Sèvres portant sur les données éducatives, nous commencerons par donner un aperçu de ce que l’on sait de l’étendue et de la nature du soutien scolaire privé à travers le monde. En substance, on en connaît les contours généraux, avec plus de précisions dans certains pays que dans d’autres. Mais il existe également d’importantes lacunes en matière de données. Nous montrerons en quoi il s’agit d’un enjeu d’importance, avant de souligner les besoins en matière de données ainsi que les moyens de combler les lacunes.

3Une définition est nécessaire pour cadrer ce qui suit. L’article traite du soutien supplémentaire payant portant sur les matières scolaires et dispensé en dehors des heures de cours au niveau de l’enseignement primaire et secondaire. Une partie de la littérature qualifie ce type de soutien scolaire d’« éducation de l’ombre », car son contenu imite celui de l’enseignement scolaire : si le curriculum de l’école change, il change en conséquence dans l’éducation de l’ombre (Bray, 2024 ; Zhang, 2023).

Étendue et nature du soutien scolaire privé

4L’Asie de l’Est est la région du monde la plus connue pour l’ampleur du développement du soutien scolaire privé. Ainsi, le Japon est connu pour ses jukus et la Corée du Sud pour ses hagwons, qui offrent des formes institutionnelles de soutien en dehors de l’école. Ces institutions se sont développées en nombre et en importance au cours de la seconde moitié du xxe siècle pour devenir une caractéristique permanente des écosystèmes éducatifs de ces pays. Ce phénomène a également une longue histoire dans des pays comme l’Égypte, la Grèce et l’île Maurice, et a émergé plus récemment presque partout ailleurs. En voici quelques instantanés, en provenance du monde entier (Bray, 2024 ; Galinié et Heim, 2016 ; Zhang, 2023) :

  • Asie : en Corée du Sud, 63 % des élèves, tous niveaux confondus, ont bénéficié d’un soutien privé en 2022. Au Japon, des données nationales de 2015 indiquent que 48 % des élèves de niveau 6 et 61 % des élèves de niveau 9 ont reçu un soutien privé dans des jukus ou avec un professeur privé. Au Cambodge, des données nationales de 2019-2020 indiquent des taux d’inscription dans l’éducation de l’ombre de 24 % parmi les élèves du primaire, 57 % parmi ceux du secondaire inférieur et 77 % parmi ceux du secondaire supérieur. En Inde, une enquête menée dans le Bengale occidental rural a constaté en 2022 que 63 % des élèves de niveau 1 recevaient un enseignement parallèle, cette part atteignant 76 % au niveau 8 ; et les taux d’inscription en zones urbaines étaient probablement encore plus élevés.

  • Europe : en Angleterre, 11 % des élèves âgés de 11 à 16 ans interrogés en 2022 suivaient des cours de soutien privé et 30 % d’entre eux (46 % à Londres) déclaraient en avoir déjà suivi à certains moments de leur scolarité. En France, parmi les 35 000 élèves de niveau 6 interrogés en 2008, 9 % recevaient un soutien privé. En 2011, au sein de ce même échantillon d’élèves, qui avaient alors atteint le niveau 11, 14 % suivaient des cours de soutien (mais pas nécessairement les mêmes). En Grèce, 90 % des élèves de niveau 12 interrogés en 2017-2018 recevaient un soutien privé.

  • Amérique latine : au Brésil, les données nationales de 2014 portant sur les 5,4 millions de candidats à l’examen national de l’enseignement secondaire ont fourni des informations sur le soutien scolaire supplémentaire (dont les formes gratuites) et d’autres sujets. Parmi ces candidats, 19 % avaient suivi des cours de soutien en vue de l’examen sélectif à certains moments de leur scolarité, 17 % en langues étrangères, 62 % en informatique et 34 % dans d’autres matières.

  • Moyen-Orient et Afrique du Nord : en Égypte, une enquête nationale menée en 2018 a révélé que 62 % des élèves, tous niveaux confondus, bénéficiaient d’un soutien privé, ces taux allant de 40 % au niveau 1 à 73 % au niveau 9. Au Qatar, une enquête de 2018 a mis en évidence des taux d’inscription dans l’éducation de l’ombre de 38 % au niveau 8 et de 56 % au niveau 12.

  • Afrique subsaharienne : à l’île Maurice, on estimait en 2013 que 81 % des élèves de niveau 6 recevaient un soutien privé, cette proportion étant de 35 % au Botswana et de 14 % au Malawi, et tout porte à croire que ces taux se sont maintenus, voire ont progressé depuis. Des données comparables pour 2019 établissaient des taux de 22 % au Sénégal, 20 % au Cameroun et 16 % au Togo.

5Ce tour d’horizon donne à voir des taux d’inscription importants dans l’éducation de l’ombre, non seulement dans les pays à revenu élevé, tels que l’Angleterre et le Qatar, mais également dans les pays à faible revenu comme le Cambodge et le Sénégal. La compétition sociale en est l’un des principaux moteurs, exacerbée par la mobilité des populations, la mondialisation, l’urbanisation, la croissance démographique et la massification des systèmes éducatifs.

6Au-delà de ces taux d’inscription, se posent des questions sur les modalités, l’intensité et les lieux du soutien scolaire privé. S’agissant des modalités, le soutien peut être dispensé en face-à-face, en petits groupes et/ou en classes entières. Dans des sociétés aussi différentes que celles de l’Égypte, de Hong Kong et du Sri Lanka, le soutien peut également avoir lieu dans de grands amphithéâtres, dispensé par des professeurs privés « vedettes ». Le soutien scolaire est également de plus en plus souvent dispensé en ligne. Cette pratique était déjà courante dans les années 2010, grâce aux développements technologiques, et s’est développée pendant la pandémie de Covid-19 lorsque l’enseignement direct, dans les écoles et les centres de soutien, était interdit. L’intensité du soutien scolaire augmente généralement à mesure que l’on avance dans la scolarité, pour atteindre son apogée juste avant les examens à forts enjeux, notamment à la fin de l’enseignement secondaire. Certains élèves ne suivent des cours de soutien que quelques heures par semaine juste avant les examens, tandis que d’autres suivent des cours de soutien de façon plus intensive, parfois tout au long de l’année scolaire, y compris pendant les vacances. Une grande partie de ce soutien, notamment les cours particuliers ou en petits groupes, a lieu au domicile des élèves ou des professeurs privés, ou dans des lieux publics tels que les bibliothèques ou les cafés ; dans d’autres cas, il a lieu dans les locaux des centres de soutien scolaire.

7Une enquête menée en 2018 aux Émirats arabes unis auprès de 3 929 parents d’enfants des niveaux 5, 9, 10 et 12 dans 85 établissements scolaires illustre cette grande diversité (Rocha et Hamed, 2018).

  • Modalités : 62 % des élèves émiratis suivaient des cours de soutien particuliers, 24 % en groupes de deux à cinq élèves, 11 % en groupes de plus de cinq élèves et 2 % en ligne. Les chiffres correspondants pour les élèves non émiratis sont de 45 %, 37 %, 14 % et 4 % respectivement.

  • Intensité : le nombre d’heures par semaine varie selon les matières. 83 % des élèves de l’échantillon recevaient un soutien en mathématiques ; parmi eux, 78 % suivaient des cours de soutien de façon régulière, une à trois heures par semaine, tandis que 22 % ne le faisaient que de façon exceptionnelle avant les examens. Seuls 44 % des élèves recevaient un soutien pour l’arabe, dont 82 % de façon régulière et 18 % uniquement avant les examens. De telles variations étaient également observables pour les sciences et l’anglais.

  • Lieux : globalement, 59 % des parents ont déclaré que le soutien scolaire avait lieu à leur domicile. Les cours pouvaient aussi avoir lieu au domicile des professeurs privés (pour 11 % des élèves émiratis et 29 % des élèves non émiratis). Environ 10 % des cours de soutien avaient lieu dans des centres dédiés et 6 % dans des établissements scolaires.

8Des études menées dans d’autres contextes aboutiraient à des proportions différentes et pourraient montrer d’autres variations, par exemple via des formes de soutien mixtes, en ligne et en présentiel, selon les niveaux scolaires, voire le genre, et dans une plus grande variété de lieux. La recherche pourrait également se concentrer sur le contenu de ce soutien. Ainsi, tandis que certains cours de soutien, notamment pour les apprenants les plus lents, se contentent de répéter le contenu des leçons scolaires, d’autres s’adressent aux élèves plus performants et s’appuient sur l’enseignement scolaire pour proposer des développements et des enrichissements.

9Du côté de l’offre, des questions se posent sur l’identité, l’âge et la qualification des professeurs privés. Le soutien scolaire peut être fourni par des sociétés, des enseignants cherchant à gagner un complément de revenu et des fournisseurs informels, tels que des étudiants, des professeurs privés indépendants et des retraités. Les modèles varient selon les pays. Ainsi, en Corée du Sud, l’offre est dominée par les sociétés et les enseignants en poste n’en représentent qu’une faible part, car ils sont bien rémunérés et ne voient pas la nécessité de chercher à gagner un revenu complémentaire. Au Cambodge, en revanche, la plupart des cours de soutien sont dispensés par des enseignants, car leurs salaires sont peu élevés. Dans les lieux où un grand nombre d’étudiants dispensent des cours de soutien, il existe un biais en faveur d’une offre par de jeunes professeurs sans formation professionnelle, mais les sociétés emploient généralement des personnes plus âgées, y compris des personnes ayant enseigné à l’école. Si ces personnes sont généralement formées en tant qu’enseignants, elles ne le sont pas nécessairement en tant que professeur privé, ce qui requiert des orientations légèrement différentes, et le secteur ne dispose en général que de peu de réglementations en la matière. L’étude des Émirats arabes unis citée précédemment a révélé que, en fonction des matières, environ 13 % des enfants recevaient des cours de soutien de la part de leurs propres enseignants, 12 % d’autres enseignants de leur école, 47 % d’enseignants d’autres écoles et 29 % de professeurs privés dans des centres de soutien ou ailleurs (Rocha et Hamed, 2018).

Pourquoi est-ce important ?

10Le soutien scolaire privé peut et devrait favoriser l’apprentissage. Mais sa capacité à le faire dépend fortement des motivations des élèves, des compétences des professeurs privés, des programmes suivis et de nombreux autres facteurs, tels que l’horaire des cours de soutien, le jour de la semaine, la période de l’année, le lieu, la classe sociale, l’âge et le genre. C’est pourquoi les évaluations aboutissent généralement à des résultats mitigés, ce qui peut être particulièrement inquiétant pour les parents qui y consacrent un temps et des ressources considérables.

11S’agissant de l’aspect financier, Moreno Olmedilla (2022) s’est penché sur le cas de l’Égypte. Il indique en premier lieu que le soutien privé a consommé 1,6 % du produit intérieur brut (PIB) du pays. Un chiffre impressionnant, même s’il mérite d’être examiné plus attentivement, pour les raisons que nous exposerons plus loin. Il ajoute qu’en 2016, le soutien scolaire privé a absorbé plus de 18 % de la consommation des ménages par habitant. De façon similaire, bien que pas parfaitement cohérente, les données 2019-2020 indiquent que les ménages dont des membres sont inscrits dans un établissement d’enseignement supportent un coût représentant 12,5 % des dépenses totales du ménage, et que les cours privés et le soutien scolaire représentent 28,3 % de ce coût1. Le ratio de 1,6 % du PIB peut être rapporté aux dépenses publiques en éducation, qui ont représenté en moyenne 2,5 % du PIB sur la période allant de 2015-2016 à 2023-2024, chutant même à 1,9 % à un moment donné2. Dans une perspective plus large, la taille totale du marché de l’industrie du soutien scolaire privé était estimée à 111 milliards de dollars en 2024, avec une prévision de croissance à 171 milliards de dollars d’ici la fin de l’année 2028, sur la base d’un taux de croissance annuel composé de 9,1 %3.

12Se posent également des questions sociales plus vastes d’une importance capitale. Le soutien scolaire privé étant payant, les familles à faible revenu ne peuvent se permettre ni la quantité ni la qualité du soutien privé consommé par les familles à revenu plus élevé. En Égypte de nouveau, seuls 32 % des élèves du quintile de revenu le plus bas suivaient des cours de soutien, contre 55 % et 67 % dans les deux quintiles les plus élevés. Les inscriptions sont tirées par la pression sociale dans un contexte où tout le monde semble investir dans le soutien scolaire. En France, et ailleurs, les analystes ont associé ces questions à la marchandisation de l’éducation (Bisson-Vaivre et al., 2023).

13Dans une autre perspective, les études montrent généralement que les enfants habitant en zones urbaines sont plus susceptibles que leurs camarades des zones rurales de recevoir des cours de soutien. En France, Galinié et Heim (2016) ont constaté que les taux d’inscription les plus élevés dans l’éducation de l’ombre s’observaient à Paris ou dans les villes de plus de 100 000 habitants. Venaient ensuite les villes moyennes (50 000 à 100 000 habitants), puis les zones rurales, où les taux d’inscription sont les plus bas. Ces statistiques peuvent refléter les niveaux de revenu des ménages et la nature plus compétitive des sociétés urbaines, mais également la disponibilité d’une offre de soutien scolaire. Un tableau qui a des équivalents dans la plupart des pays du monde.

14Un autre aspect important est les répercussions du soutien privé sur la scolarité régulière. Lorsque les enseignants dispensent des cours de soutien parallèlement à leur emploi, ils peuvent en venir à négliger leurs responsabilités principales pour consacrer plus d’efforts à leurs activités privées. Les situations dans lesquelles les enseignants donnent des cours de soutien à leurs propres élèves sont particulièrement problématiques, car ils peuvent être tentés de réduire délibérément le contenu de leurs cours réguliers, afin de promouvoir la demande pour les cours privés. De telles situations ont été observées en Égypte, mais également, par exemple, au Cambodge, en Inde et en Turquie. D’autres effets pervers ont également été constatés à travers le monde : par exemple, lorsque les élèves étudient d’abord les contenus dans les cours de soutien, ils peuvent par la suite s’ennuyer en classe, voire perturber les cours dans le cadre de leur scolarité régulière. De même, lorsque les élèves les plus performants bénéficient de cours de soutien en plus de leur scolarité, les enseignants sont confrontés à des disparités accrues au sein de leurs classes.

Quelles sont les principales lacunes en matière de données et pourquoi ?

15Des lacunes importantes existent en matière de données sur tous les aspects de l’éducation de l’ombre. Ces lacunes sont d’autant plus criantes lorsqu’on les confronte aux données disponibles sur l’enseignement scolaire, par exemple dans la base de données de l’Institut statistique de l’Unesco4. Elles sont particulièrement importantes s’agissant de l’Amérique latine. Lorsque, en 2021, l’Unesco a cherché à rassembler des données des gouvernements pour préparer son Rapport mondial de suivi sur l’éducation centré sur les acteurs non étatiques, douze pays latino-américains, bien que reconnaissant l’existence du soutien scolaire privé, ont été incapables de fournir un chiffre et les sept autres pays participant à l’étude n’ont même pas répondu à cette partie du questionnaire5. Des vides existaient également dans d’autres régions du monde6 ; et si certains pays de ces régions ont fourni des statistiques éparses, leurs sources étaient généralement datées et partielles.

16À l’opposé, la Corée du Sud se distingue par l’exhaustivité de ses données sur les inscriptions et les dépenses en matière de soutien scolaire privé, collectées annuellement et couvrant systématiquement les différentes régions et les différents niveaux d’enseignement. Cette situation exceptionnelle reflète les préoccupations que le gouvernement nourrit de longue date à ce sujet, ainsi que sa capacité à recueillir des données, facilitée par la bonne situation économique du pays qui lui permet de mobiliser des ressources financières et humaines adéquates. Un tel engagement ne se retrouve nulle part ailleurs. Cela est dû, en partie, au fait qu’un grand nombre de ministères de l’éducation sont, dans les faits, des ministères de l’enseignement scolaire qui considèrent que le soutien scolaire privé n’entre pas dans leurs attributions. Les organisations internationales, comme l’Unesco et l’OCDE, n’encouragent pas non plus suffisamment les gouvernements à collecter ce type de données et les pressions intérieures, même dans des pays comme le Brésil, l’Égypte, la Grèce, le Japon et les Émirats arabes unis, ne sont pas assez fortes pour inciter les gouvernements à collecter des données détaillées.

  • 7 Pisa : Programme international pour le suivi des acquis des élèves. Pasec : Programme d’analyse des (...)

17Les lacunes en matière de données sont également manifestes dans les enquêtes internationales menées par les organismes internationaux, telles que Pisa et Pasec7. Car si ces organismes s’intéressent aux facteurs contribuant à l’apprentissage des élèves, et si certaines éditions de ces enquêtes ont posé des questions sur les activités extrascolaires, ils s’intéressent moins aux enjeux de stratification sociale et n’ont donc pas demandé clairement et systématiquement si ces activités étaient payantes ou gratuites. Par ailleurs, le soutien scolaire privé peut prendre des formes très variées, non seulement en matière de modalités, de fournisseurs et de lieux, mais également en matière de vocabulaire employé. Les concepteurs des questionnaires internationaux se sont donc heurtés à des difficultés majeures pour formuler des questions pouvant être utilisées dans des contextes culturels différents, et pour les traduire de façon précise. Ainsi, l’édition 2015 de Pisa contribue-t-elle à brouiller les catégories lorsqu’elle pose la question suivante :

Cette année scolaire, environ combien d’heures par semaine passez-vous à étudier les matières suivantes en plus du temps prévu dans votre horaire de cours obligatoire ? (Comptez le nombre total d’heures que vous passez à faire vos devoirs, à suivre des cours supplémentaires et à étudier) [souligné et italique dans l’original].

18Les analystes souhaitant obtenir des données sur le soutien scolaire privé ont été frustrés que celui-ci soit confondu avec les devoirs à la maison et l’étude privée, et que la question du caractère payant ou gratuit de cet enseignement supplémentaire n’ait pas été posée. Par ailleurs, la question portait sur « cette année scolaire » et ne permettait pas de prendre en compte les variations liées aux périodes d’examen, aux vacances à mi-trimestre ou estivales, etc. Cela a donné lieu à une transmission de données incohérente et confuse. D’autres ambiguïtés apparaissent dans une question ultérieure portant sur les types d’enseignement privé, les « cours donnés par une personne » recoupant les « cours particuliers entre moi seul(e) et la personne qui le donne » ; et les ambiguïtés de la version anglaise originale ont été aggravées par des problèmes de traduction vers d’autres langues (Bray et al., 2020).

19Dans ce même ordre d’idées, la formulation des questions du Pasec révèle également des difficultés. Dans l’enquête 2014, la première question de la section pertinente portait sur les « devoirs », ce qui n’est pas un synonyme du soutien scolaire privé et orientait les répondants dans une autre voie. En outre, la question portait sur le travail effectué « à la maison », alors que le soutien scolaire peut être dispensé dans bien d’autres lieux, notamment au domicile du professeur privé, dans des lieux publics ou les locaux de sociétés. Il était ensuite demandé aux répondants : « Si quelqu’un t’aide à la maison pour les devoirs, qui t’aide ? » Les options proposées comportaient une ambiguïté car « tutrice/tuteur » peut signifier à la fois tuteur légal et professeur privé. Ces problèmes, et d’autres, ont conduit à la révision du questionnaire dans l’édition 2019, qui n’a permis de les résoudre que partiellement. Par conséquent, bien que les données collectées aient fourni certaines indications sur le soutien privé, il n’est pas possible de se fier à leur précision (Bray et Baba-Moussa, 2023).

20L’insuffisance des données peut également provenir de l’incapacité et/ou de la réticence potentielle des personnes interrogées à fournir des informations. Le Pasec collecte par exemple des données auprès d’enfants de niveau 6, d’enseignants et de parents. Or il n’est pas aisé pour des enfants de cet âge de répondre à des questions portant sur des sujets complexes, d’autant que de nombreuses écoles africaines étudiées par le Pasec sont confrontées à des problèmes d’ordre qualitatif. Les enseignants sont plus qualifiés, mais peuvent éluder les questions sur le soutien privé, en particulier lorsqu’ils sont eux-mêmes prestataires, dans un contexte où ils risquent d’être réprouvés par la société, voire d’enfreindre les politiques gouvernementales en la matière. Les parents peuvent également éluder ces questions, en particulier lorsque le recours au soutien privé peut sembler désigner leurs enfants comme des apprenants peu performants ou bénéficiant d’avantages injustes. Ces différents éléments soulignent l’importance de garantir (de façon réaliste) aux personnes interrogées que les données seront traitées de manière confidentielle. Les répondants doivent pouvoir être sûrs que les questionnaires sont anonymes, et les enquêteurs doivent avoir les compétences personnelles nécessaires pour être convaincants dans leurs garanties. Cela peut nécessiter une information et une formation des personnes administrant l’enquête ainsi que des responsables du traitement des données.

21Pour toutes ces raisons, les recherches spécialisées, même si elles se concentrent sur des échelles plus restreintes et sur le niveau local, peuvent s’avérer plus éclairantes que Pisa, Pasec et autres enquêtes similaires qui doivent couvrir de multiples sujets sans pouvoir les approfondir. Au niveau local, les chercheurs peuvent plus facilement gagner la confiance des répondants et adapter leurs questions aux contextes.

22Néanmoins, la question de savoir comment obtenir les données nécessaires demeure. S’agissant des dépenses de soutien privé, les enquêtes auprès des ménages sont plus fiables que les enquêtes dans les établissements scolaires, car les enfants ne savent généralement pas précisément combien dépensent leurs parents. Les enquêtes auprès des ménages peuvent également permettre de collecter des données sur les taux d’inscription dans l’éducation de l’ombre aux différents niveaux scolaires ; elles ont été une source statistique importante en Égypte, en Inde, mais également au Pakistan. À nouveau, l’un des enjeux majeurs est d’intégrer à ces enquêtes des questions suffisamment précises, étant donné qu’un grand nombre de priorités doit être traité. Comme observé précédemment, en lien avec l’efficacité du soutien privé, d’autres domaines de recherche pourraient également porter sur les motivations des élèves, les compétences des professeurs privés, les programmes suivis et bien d’autres facteurs, pour lesquels des approches méthodologiques spécifiques sont nécessaires.

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23La plupart des statistiques présentées dans cet article ne sont que de simples instantanés, pris à des moments spécifiques et portant sur des échantillons restreints, déterminés par le photographe, le paysage visible qui se trouve face à lui et le point de vue adopté. Certaines d’entre elles ont plus de dix ans et sont donc inopérantes pour refléter l’évolution rapide des dynamiques sociales et économiques, tels que les développements technologiques et l’impact de la Covid-19. Comme évoqué précédemment, le soutien scolaire en ligne s’est développé lorsque les écoles ont dû fermer pendant la pandémie et de multiples formes de soutien ont été encouragées dans la période qui a suivi la pandémie, non seulement par les entrepreneurs mais également par certains gouvernements qui cherchaient ainsi à compenser la perte perçue d’apprentissage (voir par exemple Hatch, 2023). Compte tenu de la croissance mondiale du secteur de l’éducation de l’ombre et de ses implications sociales, éducatives et économiques considérables, il semble évident que des données plus nombreuses et de meilleure qualité sont nécessaires.

24Pour en revenir au chiffre de 1,6 % du PIB absorbé en Égypte par le soutien scolaire privé, rapporté par Moreno Olmedilla (2022), il convient de noter que l’auteur ne précise pas l’année à laquelle cette donnée se rapporte. Son article se réfère à une source de 2015, qui elle-même renvoie à une source de 2007, qui fait référence à une source de 2003, qui renvoie à une source de 2002, qui se réfère à une source de 2000, qui indique 1997 comme l’année des données. M. Moreno Olmedilla est un expert réputé, qui a été employé de niveau senior à la Banque mondiale et a étudié en détail l’Égypte, entre autres pays. Le fait que lui-même ne puisse se procurer une statistique à jour pour son article souligne notre propos sur les données manquantes. En pratique, de simples observations auraient montré que les dépenses des ménages en matière de soutien privé étaient élevées en 1997, et qu’elles l’étaient encore lorsque Moreno Olmedilla a écrit son article en 2022. Mais il aurait sans doute fallu vérifier la fiabilité des données de 1997.

25La question que nous devons nous poser dès lors est la suivante : pourquoi ne disposons-nous pas de meilleures données ? La réponse réside avant tout dans l’établissement des priorités, car l’importance du soutien scolaire privé n’a pas été suffisamment reconnue jusqu’à présent dans le monde. Paradoxalement, cela est principalement lié au fait que les données n’ont pas été collectées : les responsables politiques, les gestionnaires et le grand public ne sont pas suffisamment informés de l’étendue, de la nature et des implications de ce phénomène. Pourtant, l’expérience de l’Égypte, de la Grèce, de l’Inde, de l’île Maurice, de la Corée du Sud et de bien d’autres pays montre qu’une fois que l’éducation de l’ombre s’ancre dans une culture, il est très difficile de l’en déraciner. Les acteurs de l’écosystème s’y accoutument et ceux ayant des intérêts directs résistent aux menaces pesant sur leur mode de fonctionnement. En première ligne de ces acteurs ayant un intérêt dans ce système se trouvent les professeurs privés, qui tirent des revenus substantiels de cette activité. Mais les parents ambitieux, qui considèrent le soutien privé comme un moyen de garantir un statut social élevé à leurs enfants, peuvent également s’opposer à ces menaces et aux différentes formes de régulation. Les établissements scolaires eux-mêmes peuvent secrètement soutenir l’existence de l’éducation de l’ombre, car c’est généralement eux qui sont crédités des résultats scolaires des élèves, même si une grande partie du mérite revient aux professeurs privés.

26Une fois que ces sujets ont émergé et deviennent source de préoccupation, les problèmes techniques peuvent être résolus assez aisément, du moins dans la mesure où ils concernent les indicateurs de référence sur les taux d’inscription, le coût et les fournisseurs pour les apprenants des différents niveaux, les niveaux d’aptitude, les lieux et les groupes sociaux. Au-delà de ces indicateurs de référence, de nombreux raffinements sont bien entendu envisageables, qui nécessitent d’obtenir des données non seulement à partir d’enquêtes quantitatives, mais également d’études qualitatives. Dans la mesure où, dans certains contextes, les inscriptions et les dépenses dans l’éducation de l’ombre représentent au moins deux tiers de celles de l’enseignement scolaire, il nous semble permis de penser que la recherche sur l’éducation de l’ombre devrait attirer, d’un point de vue quantitatif, l’équivalent d’au moins deux tiers de la recherche sur l’enseignement scolaire. Cette possibilité semble bien lointaine dans un futur proche. Cependant, le soutien scolaire privé bénéficie aujourd’hui d’une attention plus grande que par le passé, et la recherche existante contribue à le faire sortir de l’ombre. Cela est important non seulement pour les pouvoirs publics, les écoles et les familles, mais également pour les sociétés de soutien scolaire et les professeurs privés indépendants.

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Bibliographie

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Bray, M., Kobakhidze, M. N. et Suter, L. E. (2020). The challenges of measuring outside-school-time educational activities: Experiences and lessons from the Programme for International Student Assessment (PISA). Comparative Education Review, 64(1), 87-106. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1086/706776

Galinié, A. et Heim, A. (2016). Inégalités scolaires : quels rôles jouent les cours privés ? Contribution au rapport du Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco), Les inégalités scolaires d’origines sociales et ethnoculturelles. Cnesco.

Hatch, T. (2023, 29 novembre). Tutoring takes off – Scanning the news on the emergence of tutoring programs after the school closures. International Education News. https://lstu.fr/ZPktLMHQ

Moreno Olmedilla, J. M. (2022). A perfect storm: High-stakes examination and private tutoring in Egypt. Revista Española de Educación Comparada, 40, 146-161. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.5944/reec.40.2022.31510

Rocha, V. et Hamed, S. (2018, juin). Parents’ perspectives on paid private tutoring in the United Arab Emirates. Unesco Regional Center for Educational Planning.

Zhang, W. (2023). Taming the wild horse of shadow education: The global expansion of private tutoring and regulatory responses. Routledge.

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Notes

1 https://lstu.fr/ce8SZ0Gj (consulté le 8 février 2024).

2 Toujours d’après la source citée ci-dessus.

3 https://lstu.fr/U7B4TjU5 (consulté le 8 février 2024).

4 http://data.uis.unesco.org/ (consulté le 8 février 2024).

5 https://lstu.fr/sXhVcmdB (consulté le 8 février 2024).

6 Par exemple, s’agissant de l’Arménie, de la Nouvelle-Zélande, de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, de la Sierra Leone, de la Suisse et du Timor oriental.

7 Pisa : Programme international pour le suivi des acquis des élèves. Pasec : Programme d’analyse des systèmes éducatifs de la Confemen (Conférence des ministres de l’éducation des États et gouvernements de la francophonie).

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Pour citer cet article

Référence papier

Mark Bray, « Données manquantes : ce que l’on sait et ce qu’il faudrait savoir sur le soutien scolaire privé »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 96 | 2024, 83-92.

Référence électronique

Mark Bray, « Données manquantes : ce que l’on sait et ce qu’il faudrait savoir sur le soutien scolaire privé »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 96 | septembre 2024, mis en ligne le 01 septembre 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/15653 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12fss

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Auteur

Mark Bray

Mark Bray est titulaire de la chaire Unesco en éducation comparée à l’université de Hong Kong. Il a commencé sa carrière en tant qu’enseignant du secondaire au Kenya, puis au Nigeria, avant d’occuper des postes dans les universités d’Édimbourg, de Papouasie-Nouvelle-Guinée et de Londres. Il s’est installé à Hong Kong en 1986 et, de 2006 à 2010, il a dirigé l’Institut international de planification de l’éducation (IIPE) de l’Unesco, à Paris. Auteur de nombreux travaux sur le système de l’éducation de l’ombre et le soutien scolaire privé, dans une perspective comparative, il est par ailleurs membre du conseil scientifique de la Revue internationale d’éducation de Sèvres. Courriel : mbray[at]hku.hk

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