1Les données en éducation et leur utilisation éventuelle dans le but d’éclairer, voire de définir, des orientations éducatives soulèvent la redoutable question de leur qualité, de leur fiabilité et de leur valeur prédictive au regard de leur vertu supposée pour assurer un socle d’objectivité au service, notamment, des pratiques d’enseignement et d’apprentissage au sein des systèmes dans lesquelles elles s’exercent. S’attacher à répondre à cette question conduit nécessairement à interroger et à discuter leurs modes de production, avant de les interpréter. En effet, pour un praticien, et singulièrement un praticien de l’éducation, aux prises avec des situations concrètes complexes, est-il naturel d’envisager que des données scientifiquement produites puissent contribuer à informer ses pratiques, par essence composites et marquées de l’incertitude des choses vécues ? De même, est-il utile pour une institution éducative publique de recourir à de la recherche scientifique pour soutenir ses appréciations et ses incitations stratégiques et prospectives à l’endroit de ses actions ?
2Une réponse positive à ces questions réclame d’être adossée à une argumentation minimale. On pourrait en effet considérer que les dispositifs de production de connaissances sont suffisamment nombreux et efficaces pour que l’un et l’autre de ces acteurs se satisfassent d’y puiser les éléments de nature à éclairer et nourrir leurs démarches. Or la plupart des dispositifs de recherche scientifique sont le plus souvent installés dans des orientations dont la finalité n’est pas immédiatement rapportable à une problématique socialement, économiquement ou culturellement située. Si, dans une perspective d’aide à la décision, les connaissances produites par ces dispositifs sont évidemment appropriables et utilisables (souvent après décodage d’experts), elles demeurent cependant difficiles d’accès pour aborder des problématiques plus immédiatement situées.
3C’est pourquoi, tout en demeurant éloigné d’un propos à la manière d’un traité ou d’un manuel de méthodologie, il n’est pas inutile de s’interroger sur « l’esprit » qui peut ou doit présider à la production scientifique de données.
4Dans les deux options, études et recherches, il s’agit de fournir une aide à la décision : pour engager ou consolider une action, décider ou infléchir une stratégie, retenir telle hypothèse plutôt que telle autre à propos de l’expression d’un comportement ou encore arbitrer entre des conceptions théoriques. Simplement, cette aide à la décision ne peut être de même nature, en raison de la qualité des apports des unes et des autres.
5Adossées à des approches rigoureuses, identifiées, parce que décrites de manière précise, les études doivent fournir un ensemble d’informations sur un « phénomène » pour permettre d’en apprécier l’ampleur et certaines de ses caractéristiques, voire d’en suggérer des conséquences. Les études présentent en effet un caractère plutôt factuel et descriptif. En éclairant un phénomène (son contenu, son importance actuelle, sa force d’interrogation ou d’évocation), elles informent et viennent à l’appui ou à l’encontre d’opinions ou d’interprétations en quête d’assurance. Elles permettent ainsi d’objectiver, au sein d’un périmètre donné, certaines caractéristiques du phénomène observé. Aussi sont-elles susceptibles de nourrir de vraies problématiques de recherche en conduisant à s’interroger sur les mécanismes producteurs des phénomènes observés. Non seulement compatibles avec les recherches proprement dites, elles peuvent en inspirer la mise en œuvre et en constituer l’une des étapes.
6Les objectifs et les démarches de la recherche expérimentale sont évidemment différents de ceux des études. Ils sont inscrits dans des cadres structurels et prédictifs. En effet, la recherche vise à décrire, expliquer et prévoir. Si ces objectifs, qui sont autant d’étapes dans un processus scientifique, ne lui sont pas propres – la description, l’explication ou encore la prévision se rencontrent dans de nombreuses et différentes activités –, la façon de les atteindre lui est, en revanche, assez spécifique.
7Sans proposer comme référence unique la démarche des sciences expérimentales (Monteil, 2013), les requêtes scientifiques doivent inviter à consulter les données issues de travaux expérimentaux, particulièrement lorsqu’il s’agit d’interventions dans le champ éducatif avec un objectif de généralisation éventuelle. Dans cette perspective, le recours à la méthode expérimentale s’impose. Organiser les interventions et les observations conformément à un plan permettant de déterminer ce qui est attribuable à l’intervention étudiée et de le séparer de ce qui est lié à d’autres causes, avec une logique de comparaisons planifiées, associées à la randomisation, permet de s’assurer d’un recueil de données univoques.
8Une différence majeure distingue études et recherches. Les premières s’efforcent d’observer, le plus exhaustivement possible, ce qui se présente directement, et/ou de retenir ce qui a déjà été observé et analysé d’un événement ou d’un phénomène, pour en proposer une interprétation et en envisager les conséquences. Les secondes réclament d’intervenir pour susciter les phénomènes qui sont au cœur des questions posées. Aussi doivent-elles planifier et les observations et les interventions afin de provoquer les situations nécessaires pour tester les hypothèses nées des questions posées. Même si certaines situations intéressantes peuvent se présenter spontanément, il est en effet rare que celles pertinentes pour le traitement du sujet se produisent « naturellement ». Or les conclusions convaincantes dérivent toujours de comparaisons entre situations et/ou entre les différentes valeurs d’un facteur. Aussi faut-il intervenir pour disposer des termes pertinents pour la comparaison. Pour cela, le meilleur lieu est évidemment le laboratoire. Cependant, pour des raisons pratiques ou éthiques, cela n’est pas toujours possible, notamment dans les sciences humaines et sociales. Néanmoins, on peut s’attacher à se rapprocher des conditions du laboratoire en se référant à la logique expérimentale. Les résultats seront plus assurés que si l’on s’est contenté d’observer ce qui se présente spontanément. La démarche adoptée, par sa description précise, fournit en outre les conditions de la reproductibilité de la recherche. Ce point est singulièrement important, notamment lorsque l’on voudra mesurer, toutes choses égales par ailleurs, les effets dans le temps, par exemple, de telle ou telle politique éducative engagée sur la base d’un éclairage fourni par la recherche.
9Si les études et les recherches présentent toutes les deux des intérêts évidents, elles ne poursuivent donc pas les mêmes objectifs. De ce point de vue, en fonction des domaines à étudier, on doit être en mesure de conduire une réflexion préalable au choix de telle ou telle forme de requête de données. En effet, compte tenu de l’état de l’art ou de l’actualité d’une question ou d’un phénomène à un moment précis, l’intrusion dans un champ pour en extraire les éléments les plus pertinents pour une synthèse à des fins spéculatives peut s’imposer. C’est alors l’étude qui peut se révéler la plus pertinente. Elle peut d’ailleurs être valablement considérée comme une première étape pour une recherche ultérieure.
10En revanche, la mise en évidence des causes et des processus susceptibles de caractériser une situation, un phénomène ou une intervention programmée relèvent plus sûrement de la démarche expérimentale, qui assure des données issues des seules procédures mises en œuvre pour les produire. Cependant, les données ne se suffisent jamais à elles-mêmes. Il faut, après les avoir décrites, organisées et traitées, les interpréter pour proposer leur compréhension et leurs éventuelles implications comme repères pour agir.
11Partielle et trop lacunaire, cette réflexion sur les méthodologies en mesure de fournir des données fiables invite néanmoins à accorder, lors d’une requête pour soutenir ou promouvoir une action dans le domaine de l’éducation, une attention soutenue à la façon dont elles ont été obtenues. En effet, leur utilisation éventuelle par des praticiens qui ne sont pas toujours méthodologiquement acculturés réclame une analyse approfondie des objectifs poursuivis pour déterminer les exigences auxquelles ces données doivent satisfaire.
12Lorsqu’il s’agit de s’appuyer sur des résultats de recherches scientifiques pour engager des évolutions significatives en matière d’éducation (enseigner autrement, apprendre autrement, évaluer différemment, par exemple), ces exigences relèvent aussi d’une éthique de responsabilité. En effet, la profusion et la variété de travaux scientifiques conduits autour d’un même objet peuvent révéler des modes d’intervention très divers, susceptibles de conduire à ce que la taille des effets observés soit très variable et peine à établir un lien clair entre, par exemple, une nouvelle modalité d’apprentissage et la réussite scolaire. Une telle réalité réclame une compétence méthodologique minimale et une attention aiguisée pour apprécier les différences significatives de robustesse entre les travaux scientifiques invoqués, avant d’engager en « leur nom » des interventions que l’on souhaiterait efficaces. Aussi est-il utile, lorsque cela est possible, de recourir à des méta-analyses permettant de trancher entre des interprétations concurrentes, en les rapportant aux conditions liées à la production des données qui les nourrissent (Slavin et Smith, 2009). De nombreux biais peuvent affecter les effets observés : études randomisées ou non, taille des échantillons, type de mesures effectuées (Leroux, Monteil et Huguet, 2017).
13Une connaissance même superficielle de quelques principes méthodologiques de base en matière de recherche, et donc de production de données, peut parfois permettre de porter un regard moins naïf, plus lucide, dans certaines situations. Ce peut être, par exemple, très utile dans le cadre de certains débats idéologiquement saturés sur l’école, où s’expriment les plus vives controverses au nom d’un même recours à la science et à ses produits, comme on a pu l’observer, en France, à propos de l’apprentissage de la lecture, opposant, pour aller vite, méthode syllabique et méthode globale.
14Solliciter, dans le domaine de l’éducation, une culture plus assurée des démarches de recherche, de leurs modes de production de données, de l’actualité et de la solidité de leurs résultats pour participer activement à l’évolution continue des engagements professionnels, suppose de disposer de cadres et d’espaces de formation en mesure de répondre à cette sollicitation.
15La rapidité avec laquelle se développe l’univers des sciences et de leurs applications imposerait, pour ceux qui sont situés au cœur même de ce développement, une stratégie et un engagement de communication en direction de tous les acteurs sociaux. En effet, le progrès scientifique et technologique alimente des peurs parfois irrationnelles et nourrit nombre d’interrogations légitimes. C’est pourquoi, dans la lutte pour réduire les déficits de culture, de son histoire à son actualité, la science et ses applications réclameraient des universités et des organismes de recherche le dépassement de leurs seuls objectifs académiques et scientifiques. Aussi devraient-ils cultiver, sans craindre de l’accomplir, une véritable démarche de veille culturelle au profit d’un avenir dont ils dessinent pour une large part les contours.
16Cet objectif suppose l’existence de dispositifs capables d’assurer à la fois des échanges d’informations et des confrontations de points de vue réguliers, d’abord entre les scientifiques eux-mêmes, ensuite entre les scientifiques et les praticiens. Or nous sommes encore beaucoup trop éloignés d’une telle réalité. En matière scientifique, le niveau de la compétition internationale conduit naturellement, et très légitimement, dans la formation des jeunes chercheurs et enseignants-chercheurs, à accorder l’attention la plus grande aux méthodes les plus élaborées de leur seule spécialité, au détriment parfois d’une approche culturelle un peu élargie. La centralité de la spécialité peut alors engloutir les contextes plus distants. Aussi doit-on relever l’intérêt de concevoir et de mettre en œuvre une action susceptible de corriger cette inclination. Assez largement privés d’une connaissance de l’histoire des idées, des découvertes et de leurs conséquences sociétales, les différents acteurs ne peuvent affronter avec toute la lucidité souhaitable les grandes questions liées au progrès scientifique qui interrogent les consciences et nourrissent parfois des ambitions moins nobles que celles qui sont attachées à la promotion de la connaissance. Aussi, alors que des technologies numériques et digitales avancées supportent les pratiques de cohortes d’influenceurs, sans objets d’influence autres que ceux de l’écume des jours, la mise en place de réseaux de plateformes distribuées sous le contrôle de la puissance publique pourrait offrir des conférences critiques pluridisciplinaires et plurithématiques audibles pour le plus grand nombre. Une histoire des idées en train de se faire pourrait alors favoriser des débats plus larges et plus instruits que ceux des seuls grands médias à l’endroit des acteurs sociaux.
17La vie intellectuelle d’un pays ne peut dépendre des seules expressions, fussent-elles intelligentes, des grands moyens de diffusion aux ressorts plus opportunistes ou factuels que prospectifs, ou pire de l’insistance et du contrôle des seuls grands leaders industriels du numérique. Les réseaux sociaux, vecteurs trop efficaces pour confondre croyances et savoirs, effacent la nécessité éthique en éducation de trier, hiérarchiser et contextualiser une information dont la profusion altère l’identification. Aussi convient-il de faire plus encore remplir à nos institutions de recherche et d’enseignement, au-delà de leur mission d’élaboration des savoirs, celle de les rendre « critiquement » accessibles au plus grand nombre, en impliquant d’abord ceux qui les produisent pour atteindre ensuite ceux qui les utilisent. Elles doivent apprendre à débattre dans un espace public dont elles garantissent elles-mêmes la structuration éthique. Leurs actions exemplaires apparaîtraient alors comme un bien commun, notamment pour les praticiens de l’éducation.
18Le métier d’enseignant en France, en dépit de son apprentissage au sein de l’université et en relation avec les terrains d’exercice, via les académies, est un métier qui, dans sa formation initiale comme dans sa formation continue, montre un engagement trop discret pour les résultats de la science comme support organisateur de la pratique professionnelle. Non pas à travers les savoirs dispensés – il en est le produit –, mais par une interrogation plutôt timide à l’endroit des méthodes qui en ont permis la production et pourraient en favoriser une application plus soutenue. Un espace attentionnel demeure disponible pour introduire plus hardiment les éléments d’une culture scientifique étendue au-delà des seules références disciplinaires liées à tel ou tel domaine d’enseignement et d’apprentissage ou d’éducation et de formation. En effet, dans un monde où règne une information obèse et multi-agents, le développement de l’appétit critique du savoir ne peut véritablement exister sans connaissance minimale des conditions de sa production. Nous manquons encore beaucoup trop, dans les formations des praticiens en France, d’un adossement résolu à la recherche pour assurer le recul parfois nécessaire à l’endroit, par exemple, de telle ou telle méthode d’enseignement ou d’apprentissage.
19Par ailleurs, l’individu humain a un besoin – consubstantiel à son existence – de comprendre. Dès lors, produire de la connaissance pour la connaissance est indispensable. Aussi faut-il toujours pousser plus avant l’approfondissement de sa quête : c’est la noblesse de la recherche, et de la recherche la plus fondamentale. Il est tout aussi essentiel que cette connaissance soit partagée de la façon la plus audible qui soit, et partagée par le plus grand nombre : c’est la noblesse de l’enseignement, sous toutes ses formes. Enfin, il faut la valoriser par de nouveaux desseins, qu’ils soient culturels, industriels, économiques ou sociaux : c’est la noblesse de l’innovation et de la création. Ce triptyque recherche, enseignement, innovation constitue finalement le fondement d’une démarche en mesure de favoriser l’autonomie et la liberté que l’éducation porte en soi, au profit de chacun d’entre nous.
20La démarche vers et pour la connaissance et son utilisation se retrouve donc chez le chercheur, comme chez l’enseignant et le créateur. Si l’on ne veut pas réduire l’univers de chacun à l’objet de son expertise primaire, il faut l’inscrire dans une chaîne d’actions solidaires : chercher, enseigner, innover. Une qualité unique de cette chaîne d’actions solidaires est de générer naturellement un lien intergénérationnel où la relation entre le maître et l’élève trouve, à certains moments, des curseurs d’inversion qui conduisent, les uns, plus jeunes, à affronter avec gourmandise l’afflux de données nouvelles générées par un développement technologique continu, là où les autres, plus âgés, redoutent d’en être submergés.
21Mais la science nous apprend que l’expérience, naturellement corrélée avec la durée et donc en partie avec l’âge, conduit à l’acquisition d’automatismes qui présentent des aspects à la fois positifs et négatifs : positifs quand ils permettent de reconnaître sans effort d’attention des événements déjà rencontrés et donc de les traiter sans temps de latence ; négatifs quand, à la rencontre d’un événement nouveau, ils peuvent conduire à des réponses qui font appel à des connaissances antérieures spontanément disponibles dans le répertoire comportemental, mais inadaptées. Ici s’exprime l’intérêt d’associer jeunes, peu encombrés par les automatismes, et moins jeunes, prompts à repérer ce qui est déjà connu dans les événements actuels. La vie d’un laboratoire, comme celle d’un établissement d’enseignement, peut représenter de ce point de vue une bonne illustration du caractère positif d’une association intergénérationnelle. Le traitement d’un arrivage de données scientifiques, si l’on s’autorise cette métaphore maritime, peut bénéficier d’une telle association. En effet, soit ces données présentent des caractéristiques totalement nouvelles et l’absence d’automatismes offre une immédiate liberté cognitive, soit la nouveauté n’est que relative et la reconnaissance automatique de similitude avec des patrons de données déjà rencontrés favorise une utile économie cognitive. Il peut en être de même à propos d’événements liés à la vie d’une classe. On peut donc trouver dans cet exemple, à la vertu uniquement évocatrice et non scientifiquement développée, l’avantage de pratiques adossées à la diversité générationnelle dans le traitement des données qui s’offrent à nous.
22Relever le défi d’une instruction scientifique permanente, durable et partagée pour l’éducation dans toutes ses composantes, disciplinaires comme comportementales et cognitives, suppose l’implication des praticiens eux-mêmes dans la reconnaissance, la production et l’appropriation des données et de leur pertinence pour alimenter le développement éducatif.
23Si l’on veut bien conserver le prisme scientifique qui anime le propos tenu depuis le début de ce texte, on peut considérer en toute objectivité que les pratiques en éducation (enseigner/apprendre et éduquer/former) sont « naturellement » productrices d’une variété et d’un nombre de données potentielles considérables. En effet, distribuées sur l’ensemble d’un territoire national, ces pratiques s’exercent, dans le même temps et avec des populations comparables, sur l’exhaustivité des classes d’âge et de surcroît au sein d’établissements couvrant la totalité de l’espace public de la formation scolaire. Ce simple constat invite à penser cette situation comme un laboratoire hors les murs, disposant de dispositifs d’observation et d’intervention permanents. Les professionnels de l’enseignement sont en mesure, dans le cadre de leurs pratiques, de repérer dans les comportements et productions de leurs élèves des régularités comportementales et cognitives : difficultés de traitement de tel ou tel contenu d’apprentissage, facilité de traitement de tel ou tel autre. Ces praticiens sont en quelque sorte en situation permanente de productions de données et en mesure d’en assurer la saisie pour informer leur pratique. Or, parallèlement, des rapports et des commissions consignent des programmes et les modalités de leur enseignement dans l’objectif d’un déploiement généralisé dans l’espace national. Ainsi avons-nous d’un côté ceux qui élaborent des programmes associés à des incitations sur les façons identiques de les transmettre et, de l’autre, la totalité de ceux qui en prennent la mesure tous les jours. Demande-t-on à ces derniers de formaliser au minimum ce qu’ils ont observé pour s’attacher à intégrer ces « données » dans une réflexion plus vaste susceptible de soutenir des analyses des effets de ces programmes ? Par ailleurs, au-delà des programmes, chaque enseignant a pu repérer, par exemple, l’altération de l’efficacité d’un enseignement dispensé à certains horaires ou par telle succession disciplinaire dans la même journée, ou encore qu’une activité systématique de répétition, suivie le lendemain d’un exercice totalement nouveau, semble favoriser sa réussite. Il y a donc là aussi, sur des échantillons représentatifs et dans des situations totalement écologiques, pour qui voudrait s’en saisir, un réservoir de données en mesure de suggérer des travaux de recherche pour en apprécier la nature et en déterminer les ressorts. Si, dans les établissements scolaires, un conseil scientifique et pédagogique consignait, à partir d’un rapport d’activité annuel, les régularités observées dans le cours des pratiques d’enseignement et d’apprentissage, il y aurait là un matériau en mesure de poser de nombreuses questions à des chercheurs de différents domaines. Le traitement de ce matériau aurait en outre l’immense mérite de pouvoir être rapporté aux conditions mêmes de son recueil.
24Aussi serait-il utile de faire en sorte que la construction des connaissances scientifiques, pour alimenter l’acte d’enseigner comme celui d’apprendre, d’éduquer comme celui de former, soit appropriée ou réappropriée par les enseignants. Leur position les place en effet au cœur d’un centre de ressources de données installé au plus près de la réalité quotidienne de la vie éducative. À des rythmes compatibles avec l’exercice exigeant des métiers exercés, et grâce à des interactions institutionnellement consolidées entre des scientifiques professionnels et ceux qui déploient au quotidien les produits de la science, pourraient sans doute naître des travaux de recherche et d’enseignement au bénéfice des établissements de formation. Les produits de ce lien entre chercheurs et praticiens inciteraient, en matière d’éducation, à décider entre différentes alternatives sous le regard prioritaire des faits. Ils conduiraient aussi à porter sur des questions de la vie ordinaire de la réalité éducative un regard un peu plus éloigné que celui qui rend parfois acceptable ce qui, par ailleurs, peut être faux. Si la démarche scientifique et ses méthodes ne peuvent, à elles seules, fixer les limites d’un domaine d’intervention ni prescrire une façon d’intervenir, leur utilité pour l’éducation tient probablement à une manière de poser et de traiter les problèmes qui restaure la primauté des faits sur des évaluations plus spontanées.
25Afin d’illustrer ce type de propos, l’évocation d’une recherche récente, menée en France dans l’enseignement professionnel (Monteil et al., 2022), peut fournir un exemple pour appréhender la nécessité d’une coopération entre chercheurs et praticiens, dans le but d’éclairer des façons d’enseigner et d’apprendre : ici pour répondre à des conséquences liées à la numérisation des univers professionnels (Conseil d’orientation pour l’emploi, 2017).
26Par l’introduction du numérique dans les univers professionnels des entreprises, des administrations et plus largement des organisations, quels que soient leur nature et leur secteur d’intervention, le monde du travail infléchit ses pratiques en direction d’activités marquées du sceau de la coopération et de la collaboration entre acteurs. Or les pratiques d’enseignement et d’apprentissage demeurent majoritairement gouvernées par une verticalité académique plus proche d’un creuset d’exécution que d’une source de prises d’initiatives et d’innovations. Aussi s’agissait-il d’expérimenter des modes nouveaux d’enseignement et d’apprentissage. Fondés sur des pédagogies de types coopératifs et collaboratifs, en les comparant aux modes d’enseignement habituels, ils s’appuyaient sur la participation d’enseignants et d’enseignantes conduits à respecter des consignes expérimentales strictes, pour autoriser, sur la base de données fiables, des comparaisons pertinentes. L’hypothèse de travail s’inscrivait dans l’objectif de faire acquérir des pratiques nouvelles d’enseignement et donc d’apprentissage des compétences nouvelles, dont les emplois de demain réclameront la mobilisation dans le renouvellement de l’ergonomie du travail. Ainsi voulait-on éprouver scientifiquement une nouvelle pédagogie collaborative et coopérative (Johnson et Johnson, 2009), avec l’engagement des enseignants eux-mêmes comme acteurs essentiels du déploiement d’un protocole de recherche. Ce travail nourrissait clairement l’ambition de doter les élèves de l’enseignement professionnel d’une « trousse de compétences enrichies ». Réalisée à grande échelle en France et développée sur trois années, cette recherche, associant 1 200 enseignants et enseignantes, a conduit à traiter au total les données de 10 163 élèves, 5 220 filles et 4 219 garçons issus de 768 classes dans 109 lycées professionnels.
27Cette opération d’envergure, par sa population et sa durée, et ancrée dans la démarche des sciences expérimentales, visait donc à éprouver des modalités d’enseignement et d’apprentissage susceptibles, au regard de la littérature scientifique, de générer ces nouvelles compétences. Elle permettait, en même temps, aux praticiens participants de saisir les exigences et les contraintes qui accompagnent une démarche de recherche en quête de données solides pour, après leurs traitements et en fonction de leurs interprétations, fournir des repères pour agir.
28Conçus par un groupement de chercheurs de sept laboratoires de recherche, le dispositif expérimental et le suivi de son déploiement par une plateforme informatique dédiée n’ont été possibles que par une étroite collaboration avec des inspecteurs de l’éducation nationale spécialistes des enseignements et des filières de formation concernées, et avec l’expertise d’enseignants et d’enseignantes pour la caractérisation des contenus, objets des apprentissages supports de l’expérimentation. Aussi s’est-il agi de coconstruire la compatibilité du protocole et des objectifs scientifiques de la recherche avec la structuration pertinente de séquences pédagogiques strictement conformes aux référentiels des filières considérées. Inspecteurs et inspectrices étaient à la fois des experts et des garants, aux côtés des enseignants et enseignantes qui participaient à la production des supports.
29Ce dispositif n’avait donc pas pour seul objectif de tester des hypothèses élaborées dans un cadre scientifique donné. Il visait également à promouvoir une véritable collaboration entre chercheurs et praticiens de l’éducation, dans le but de fournir un éclairage scientifique pour des pratiques d’enseignement et d’apprentissage durables, à l’endroit d’élèves dont le destin professionnel individuel et collectif est en partie lié à la maîtrise de compétences nouvelles. La coopération étroite entre chercheurs et praticiens visait ainsi, et aussi, à assurer la pénétration scientifique de sites « naturels » afin de prendre en compte, notamment, la dynamique temporelle des situations d’enseignement et d’apprentissage étudiées. Les exigences de rigueur méthodologique réclamaient donc un « arsenal logistique » de grand empan. Compte tenu des enjeux, les données recueillies devaient, en effet, présenter toutes les garanties requises de validité pour permettre des comparaisons subséquentes pertinentes entre les conditions d’enseignement et d’apprentissage expérimentalement testées.
30Il y a évidemment, et heureusement, plusieurs façons d’apprécier l’influence des interventions pédagogiques dans l’espace de formation. Mais s’attacher à la saisir à l’aune scientifique permet d’objectiver certains facteurs susceptibles de l’expliquer, offrant ainsi la possibilité d’en discuter les intérêts, les inconvénients, les bénéfices ou les prolongements, en fonction des contextes dans lesquels ces interventions sont ou seraient en mesure de se réaliser.
31L’un des résultats significatifs, parmi d’autres, du travail évoqué ici, tient à la mise en évidence de l’influence des pratiques pédagogiques coopératives pour favoriser chez les élèves une interdépendance positive, mobilisée par la reconnaissance de l’égale dignité de l’expertise de chacun d’eux lors de la résolution d’une tâche collective. Cela améliore significativement leurs performances scolaires, notamment celles des plus faibles d’entre eux, en dépit de la grande diversité d’appréciations des enseignants et enseignantes à propos des modalités expérimentales proposées. Aussi, plus généralement, pourrait-on se saisir de ce type de résultats pour convaincre de l’utilité de s’en emparer pour nourrir l’enrichissement des gestes pédagogiques. Cela, particulièrement dans l’enseignement professionnel, où, précisément, se déploie déjà une pédagogie du projet, humus favorable plus qu’ailleurs aux pratiques d’enseignement et d’apprentissage innovantes. Ce travail vient d’ailleurs de trouver aujourd’hui son prolongement opérationnel dans une formation de « formateurs de formateurs » d’enseignants et d’enseignantes de l’enseignement professionnel, pour approfondir des compétences méthodologiques et étendre des connaissances scientifiques jusqu’à faire écho aux pratiques d’enseignement et d’apprentissage.
32Il convient néanmoins d’indiquer qu’une expérimentation à l’échelle démographique de celle à laquelle il est fait brièvement référence ici n’est possible que dans le cadre d’une coopération active entre chercheurs et praticiens et au sein d’un milieu en mesure d’en saisir l’intérêt et d’en apprécier les garanties éthiques, à la fois pour les interventions réalisées et les données recueillies.
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33Il n’y a pas de recherche sans données, mais il y a en revanche des données sans recherche. C’est pourquoi, pour qui veut s’en saisir, la connaissance de la manière dont elles sont ou ont été produites s’avère éthiquement et utilement nécessaire pour envisager, par exemple, de définir, d’engager ou encore de promouvoir, en les invoquant, des actions dans les domaines de l’éducation. On ne saurait imaginer évidemment que tous les acteurs et décideurs susceptibles d’intervenir, fonctionnellement ou plus structurellement, dans le champ éducatif pour en infléchir les orientations, en corriger ou en valoriser certains de ses aspects, soient des professionnels formés par la recherche. Néanmoins, une culture scientifique minimale, acquise et entretenue dans des parcours d’expériences scientifiques immersives devrait pouvoir, dans leur périmètre de responsabilité à agir, favoriser une lecture critique des données en mesure de soutenir efficacement leurs éventuelles décisions. Le chemin à parcourir pour y parvenir serait d’autant moins coûteux qu’il serait emprunté tôt.