1Dans le domaine de l’éducation, l’utilisation des données revêt une importance croissante. Les données peuvent servir à diverses fins, allant de l’amélioration des performances scolaires à l’optimisation des politiques éducatives. Cependant, cette utilisation soulève des questions complexes et multidimensionnelles, notamment en termes de finalités, d’éthique et d’impact sur les acteurs éducatifs.
2Ce dossier explore les multiples dimensions de l’utilisation des données en éducation, en adoptant une approche multiscalaire, qui va de l’international au local. Il rassemble ainsi des études de cas internationales, telles qu’un entretien sur le Programme d’analyse des systèmes éducatifs de la Confemen, la Conférence des ministres de l’éducation des États et gouvernements de la francophonie, et une étude sur les données lacunaires en matière de soutien scolaire privé dans le monde. Des études de cas nationales éclairent l’histoire révélatrice de la politique de recueil de données au Chili et la transformation des données relatives aux élèves en difficulté en Nouvelle-Zélande. Deux autres études de cas, l’une sur le Québec et l’autre sur la communauté francophone de Belgique, analysent les enjeux des politiques d’éducation fondée sur des preuves (evidence-based education). L’étude de cas sur la France ouvre ce dossier, en posant des principes épistémologiques, éthiques et pratiques précieux sur les liens entre recherche et enseignement. Une bibliographie conclut ce dossier, en offrant une ouverture sur les ressources disponibles notamment en matière de politiques de données et de gouvernement par les données.
3Ces différents articles examinent les choix et les implications qui découlent tant de l’abondance que de l’absence de données. L’un des objectifs de ce dossier est de comprendre comment les données sont collectées, traitées et utilisées dans différents contextes éducatifs et à différents niveaux géographiques. Il vise également à mettre en lumière les défis et les opportunités liés à l’utilisation des données, ainsi que les impacts potentiels sur les politiques éducatives, les pratiques pédagogiques et les résultats de l’ensemble des apprenants. Les auteurs s’interrogent sur les enjeux éthiques et sociétaux de ces choix éminemment politiques du recueil des données et de leurs usages. À travers cet ensemble se pose également la question des intentions et des attentes des institutions éducatives vis-à-vis de ces données.
4Les enquêtes internationales d’évaluation des acquis des élèves révèlent l’emprise des données sur l’éducation. Les classements issus de ces enquêtes sont souvent amplifiés et instrumentalisés médiatiquement et politiquement, occultant fréquemment la réalité et négligeant les nuances essentielles pour comprendre ce que sont les apprentissages réels des élèves. Ils ne tiennent pas compte des contextes individuels et collectifs, et sous-estiment les progrès spécifiques et les réussites singulières. Cette approche, qui peut simplifier à l’extrême les résultats éducatifs, ne peut que très difficilement refléter la diversité des méthodes pédagogiques, des ressources disponibles et des environnements sociaux et culturels, limitant ainsi la compréhension de la complexité de l’éducation et de la richesse des parcours individuels des élèves.
5Par ailleurs, les pressions exercées par ces classements peuvent conduire à des pratiques éducatives contre-productives, telles que l’enseignement axé uniquement sur les tests standardisés, au détriment d’une éducation adaptée aux besoins de chaque élève, permettant d’apprécier les diverses dimensions de l’apprentissage et de valoriser des progrès qui ne sont pas toujours quantifiables par des tests internationaux. L’article québécois de ce dossier est éloquent à ce sujet. Analysant « les plans d’engagement vers la réussite (PEVR) dont doivent se doter les centres de services scolaires (CSS) », les auteurs constatent par exemple qu’« il est bien difficile d’assimiler une orientation aussi vaste que l’accompagnement de l’élève tout au long de son parcours – dans toute sa complexité, ses multiples incarnations et la singularité de chaque enfant – à quelques résultats à des examens ». De même l’article chilien souligne l’adhésion rapide des équipes d’établissements scolaires à un nouveau système d’évaluation fondé sur le volontariat et associant données académiques et socio-émotionnelles individuelles des élèves, directement utiles aux enseignants, très différent du système de mesure de la qualité en éducation surtout utile au ministère comme outil de contrôle.
6Nous ne pouvions envisager de traiter ce dossier sans accorder une place significative à ces enquêtes. C’est pourquoi nous avons choisi de nous intéresser au Programme d’analyse des systèmes éducatifs de la Confemen (Pasec) au cours d’un entretien avec le secrétaire général de la Confemen. L’édition 2024 du Pasec témoigne de son rayonnement croissant, puisque l’enquête va s’étendre au-delà de l’espace africain francophone. En effet, pour la première fois, un pays anglophone comme le Nigeria et un pays lusophone comme le Mozambique y participeront. Cette expansion reflète l’importance et l’influence de cette évaluation dans la compréhension des systèmes éducatifs à travers diverses cultures et langues.
7De notre entretien avec Abdel Rahamane Baba-Moussa, on retiendra quelques lignes de force. Il souligne notamment l’importance de la coopération internationale pour l’amélioration des systèmes éducatifs, la nécessité d’adapter les méthodes pédagogiques aux contextes locaux, et l’impact positif d’évaluations comme le Pasec sur les politiques éducatives au plan national. Mettant en lumière les efforts déployés par la Confemen pour promouvoir une éducation de qualité pour tous, qui respecte la diversité des expériences et des contextes nationaux, il insiste sur « l’enjeu de la robustesse des données et de leur pertinence pour la prise de décision ». On trouve ici un écho à la question posée par la contribution québécoise sur le rôle des données pour gouverner. Vient ensuite, pour lui, la nécessité de « traduire l’ensemble des données dans un langage accessible par les acteurs et [de] fournir des pistes de recommandations, voire des pistes d’accompagnement des États pour créer le changement », et celle d’associer toutes les parties prenantes – décideurs nationaux, acteurs locaux, collectivités, syndicats d’enseignants. Cette question majeure est abordée dans plusieurs articles, qui révèlent une variété de modèles de gouvernance. Ces derniers vont de la prise de décision politique contre l’avis des acteurs de la recherche et de l’éducation, comme au Québec, à l’autonomie accordée aux acteurs, comme en Nouvelle-Zélande, en passant par une évolution de la reddition de comptes souple vers la recommandation de « bonnes pratiques », en Belgique. Des indications cruciales pour la réussite des élèves apparaissent au fil des enquêtes du Pasec : l’importance de la langue d’enseignement, de la préscolarisation, de la qualité de la formation initiale et continue des enseignants. Et surtout, « on ne peut opérer de changements si on se contente d’évaluer et de restituer des résultats d’évaluation. Il faut partir de ces résultats pour monter des actions pilotes » afin d’améliorer les leviers de changement observés.
8L’enquête, pour permettre une bonne prise de décision, s’intéresse à l’environnement : l’environnement familial, les ressources éducatives, la question du bien-être à l’école.
9Sur ce point, la contribution de Mark Bray à ce dossier est particulièrement éclairante. Il observe que les données sur le soutien scolaire privé ou « éducation de l’ombre » sont globalement lacunaires dans la plupart des pays, si l’on excepte des pays comme la Corée du Sud. Il note à ce propos les fragilités des enquêtes internationales dans ce domaine : « les concepteurs des questionnaires internationaux se sont heurtés à des difficultés majeures pour formuler des questions pouvant être utilisées dans des contextes culturels différents, et pour les traduire de façon précise », et en donne des exemples concrets tirés de l’édition 2015 du Pisa et 2014 du Pasec. L’édition 2019 du Pasec les a corrigées partiellement, mais les données manquent encore de précision.
10Il y a donc ici un premier paradoxe : les données abondent, mais, curieusement, certaines manquent, comme le montre le fait que des pays latino-américains n’aient pas été en mesure de fournir le moindre chiffre à l’Unesco en 2021 sur la part du soutien privé en éducation. Pourtant, un article au titre alarmant, paru en avril 2024 dans la Revue internationale d’éducation de Sèvres, « Quand l’éducation de l’ombre supplante la scolarisation : tendances en Inde et au Myanmar », alerte sur la mise en péril de l’école par le soutien privé (Bray, Bhorkar et Suante, 2024). Par exemple, une étude réalisée en 2019 au Myanmar illustre bien ce phénomène. Elle cite le cas d’un établissement qui, trois mois après le début de l’année scolaire, n’avait plus aucun élève en dernière année d’enseignement secondaire, malgré des chiffres officiels indiquant 400 élèves inscrits. Un ancien élève expliquait que « les élèves doivent juste aller en cours un mois ou deux, puis ils peuvent se contenter de fréquenter les centres de tutorat et ne retourner au lycée que pour passer les examens ». L’analyse exigeante opérée par Mark Bray dans sa contribution au présent dossier, qui porte sur tous les continents, met en lumière l’écart entre les statistiques officielles et la réalité, soulevant des interrogations légitimes sur la fiabilité de certaines données éducatives et sur les conséquences pour l’ensemble du système éducatif public ou officiel.
11Un deuxième paradoxe apparaît quand on dispose de données robustes mais qu’on ne les utilise pas pour changer ce qui devrait l’être, comme l’observent les auteurs québécois Charles-Antoine Bachand et Stéphanie Demers :
C’est ainsi grâce aux données et à leur analyse qu’il a été possible de conclure que le sous-financement des systèmes publics d’éducation exacerbe les inégalités sociales et affecte tout particulièrement certaines populations déjà autrement marginalisées. C’est grâce aux données qu’il est possible de fortement corréler la pauvreté à la réussite scolaire et éducative. C’est aussi grâce à des devis de recherche ancrés dans des approches hypothético-déductives qu’il a été possible de mieux saisir l’effet que peuvent avoir les stéréotypes de genre ou de race sur les actions des personnes enseignantes et sur l’expérience des élèves. Or, malgré ces constats, l’État gestionnaire continue à n’intervenir que timidement, voire à simplement ignorer ces enjeux pourtant cruciaux de l’éducation et qui sont identifiés comme tels par les actrices et acteurs du milieu.
12Il en va de même en Belgique francophone, où les auteurs soulignent l’écart entre le référentiel de 1990-2000 valorisant le praticien réflexif et la collégialité enseignante, et celui de 2010-2020 « qui combine mécanismes d’évaluation et mise à disposition des personnels d’outils censés avoir fait leurs preuves et avoir démontré leur efficacité par la recherche en éducation ».
13À travers ces contributions, le dossier permet de mesurer l’impact d’une enquête internationale qui a le souci de la robustesse des données et de la communication qui en est faite pour inspirer les acteurs de l’éducation à toutes les échelles, mais aussi la fragilité persistante de certains angles morts de la recherche de données et la grande liberté d’appréciation des décideurs politiques, par rapport à des données qui devraient les interpeller mais qu’ils refusent de prendre en considération, car elles contreviennent à leurs choix délibérés de gouvernement de l’éducation. Comme le soulignent les auteurs québécois, il est réducteur de raisonner de manière aussi simpliste que certains tenants de l’evidence-based education. Ils posent une question importante :
Comment décider ce qui doit guider une politique publique à mettre en œuvre à grande échelle en évitant d’éventuels biais politiques ou idéologiques, sinon en prenant appui sur une science la plus objective possible et sur les méthodologies qui la servent ?
14Cette idée n’est, bien entendu, pas tout à fait nouvelle. Cependant, les calculs et les données n’ont jamais réellement permis de remplacer le jugement humain, tout comme la gestion par les données n’a pas réussi à contenir les intérêts politiques des décideurs.
15Charles-Antoine Bachand et Stéphanie Demers mettent en avant le fait que, malgré l’importance des données et des méthodologies rigoureuses, la mise en œuvre des politiques publiques reste fortement influencée par des considérations politiques et idéologiques. Ils insistent sur la nécessité de combiner une approche basée sur les preuves avec une prise en compte des contextes spécifiques et des valeurs humaines. Ainsi, ils préconisent une gouvernance éducative qui reconnaît la complexité et la diversité des réalités sur le terrain, plutôt que de s’appuyer uniquement sur des données quantitatives pour prendre des décisions. En fin de compte, ils appellent à une utilisation plus nuancée et intégrée des données, où les connaissances, les expériences et les expertises des acteurs locaux, et en premier lieu celles des enseignants, jouent un rôle central.
16L’utilisation des données en éducation suscite des débats intenses et révèle des enjeux profondément politiques. Comment pourrait-il en être autrement ? La possession de données dans tous les domaines, et en l’occurrence en éducation, est un levier essentiel pour comprendre une situation donnée. Les questions évidentes sont d’établir quelles données recueillir, pourquoi et dans quel but. Ces trois interrogations fondamentales soulignent bien que les données en éducation ne sont pas de simples outils déconnectés de la réalité, mais des éléments clés d’une politique éducative.
17Ces enjeux, bien qu’internationaux, varient également en fonction des contextes nationaux et des politiques éducatives spécifiques. Des auteurs sollicités pour un article sur le Vietnam, qui ne nous est pas parvenu, ont souligné par exemple le lien que l’on peut établir dans ce pays entre transformation de la collecte des données et changement dans les priorités de politique éducative d’une part, et les tensions possibles entre données collectées par le ministère en charge de l’éducation et par l’institut national de statistiques du ministère des finances. En examinant les exemples du Québec, de la Belgique, de la France et de la Nouvelle-Zélande, il devient clair que les données en éducation sont plus qu’un simple outil technique : elles sont au cœur des questions de pouvoir, d’équité et de politique publique éducative.
18Au Québec, l’utilisation des données en éducation est encadrée par des lois provinciales strictes sur la protection des renseignements personnels. Le ministère de l’éducation et de l’enseignement supérieur joue un rôle central dans la collecte et l’analyse des données éducatives. La gestion centralisée des données pourrait renforcer le pilotage du système éducatif et améliorer la qualité de l’enseignement. Néanmoins, cette centralisation pose des questions de transparence et de responsabilité quant à l’utilisation de ces données pour évaluer la « performance » des écoles, des enseignants et des élèves. Les craintes que cela ne mène à une standardisation excessive de l’éducation, au détriment de la diversité pédagogique, sont des préoccupations réelles. Les interrogations soulevées par les auteurs de cet article québécois sont d’une grande clarté :
Quel portrait les données donnent-elles des systèmes d’éducation et de l’enseignement ? Que permettent-elles de dévoiler ? Mais aussi quelles réalités occultent-elles, ignorent-elles, et quels enjeux influencent les choix faits lors de leur création et leur utilisation ?
19Ces questions invitent à une réflexion approfondie sur l’utilisation des données. Elles soulignent l’importance de comprendre non seulement ce que les données révèlent, mais aussi ce qu’elles peuvent cacher. L’article nous pousse à examiner les enjeux sous-jacents qui dictent la manière dont les données sont collectées, analysées et présentées. Ces enjeux peuvent inclure des considérations politiques, économiques, sociales ou idéologiques qui influencent les décisions prises à chaque étape de la gestion des données éducatives. En somme, les auteurs nous invitent à adopter une approche critique et nuancée face à l’utilisation des données dans l’éducation, à nous interroger sur les représentations qu’elles produisent et sur les motivations des acteurs impliqués dans leur production et leur diffusion.
20Les débats sont parfois rudes, notamment au Québec mais également dans de nombreux pays du monde, sur l’éducation fondée sur les données probantes, ou evidence-based education : l’article bibliographique de Haydée Maga et Anna Polewka en témoigne. Ces confrontations soulignent l’importance des attendus et des finalités des données en éducation. Si cette méthode scientifique et rigoureuse vise à utiliser les résultats de la recherche pour guider les pratiques pédagogiques et les politiques éducatives, il n’en reste pas moins que la qualité et la pertinence des données recueillies et utilisées peuvent varier considérablement. Toutes les études ne sont pas égales en termes de méthodologie, de validité et de fiabilité, ce qui peut influencer les conclusions tirées. Les données sont générées dans des contextes spécifiques qui ne sont pas nécessairement représentatifs de la diversité des environnements éducatifs. Toutefois, de nombreux pays mettent en place, à l’image du Conseil scientifique de l’éducation nationale en France, des organismes consultatifs qui visent à promouvoir ce type de recherches d’evidence-based education dans le but d’améliorer les systèmes éducatifs et d’informer les décisions politiques, en jouant un rôle important de lien entre la recherche académique, les pratiques éducatives et les politiques publiques. Mais l’étude de cas sur le Chili permet de percevoir clairement combien la perception par les professionnels change quand les données ne servent pas prioritairement d’appui à la concurrence entre les établissements scolaires, mais sont destinées d’abord aux équipes pour les aider à mieux accompagner la réussite de chaque élève. Il en va de même en Nouvelle-Zélande, comme on le verra plus loin.
21En Belgique, avec sa structure fédérale complexe, le paysage éducatif est diversifié. Les compétences en matière d’éducation sont réparties entre les communautés flamande, française et germanophone. L’un des principaux enjeux est l’harmonisation des données éducatives entre les différentes communautés. Cette diversité complique la mise en place de politiques éducatives cohérentes à l’échelle nationale. Les débats politiques actuels portent sur l’équité et la comparaison possible des données, et sur la manière de respecter les spécificités régionales tout en assurant une qualité éducative la plus homogène possible. Les auteurs de l’étude de cas belge, Sonia Revaz et Hugues Draelants, soulignent notamment l’effet induit de la reddition de comptes sur la professionnalité des enseignants, conseillers pédagogiques et directeurs d’écoles, notamment celles et ceux d’établissements en écart négatif de performance par rapport aux attendus, à cause de pratiques pédagogiques estimées mauvaises :
[L’]éducation fondée sur les preuves véhicule une vision technocratique des savoirs qui tend à opposer les concepteurs du savoir, les chercheurs, à ceux qui les appliquent, les enseignants. Or le rapport aux savoirs des enseignants ne peut se résumer à l’application de connaissances déjà formalisées. Les savoirs d’expérience jouent un rôle prépondérant chez les enseignants, « savoirs grâce auxquels ils comprennent et contrôlent leurs pratiques » et qui fondent leur identité enseignante, contrairement aux savoirs scientifiques.
22C’est sans doute pour déjouer cette opposition des chercheurs concepteurs aux enseignants exécutants que Jean-Marc Monteil, en France, plaide pour « une culture partagée de la production de données », qui suppose un véritable effort de communication au travers de conférences critiques ouvertes au plus grand nombre, et un renforcement de la culture scientifique des enseignants. Il fait de la coopération entre chercheurs et praticiens une condition sine qua non de « la reconnaissance, la production et l’appropriation des données et de leur pertinence pour alimenter le développement éducatif ». Il en vient à dessiner les moyens de cette coopération :
Si, dans les établissements scolaires, un conseil scientifique et pédagogique consignait, à partir d’un rapport d’activité annuel, les régularités observées dans le cours des pratiques d’enseignement et d’apprentissage, il y aurait là un matériau en mesure de poser de nombreuses questions à des chercheurs de différents domaines. Le traitement de ce matériau aurait en outre l’immense mérite de pouvoir être rapporté aux conditions mêmes de son recueil.
23En Nouvelle-Zélande, un modèle décentralisé est adopté, dans lequel les établissements scolaires jouissent d’une grande autonomie. Les données éducatives sont collectées et utilisées principalement à des fins d’amélioration locale. Toutefois, l’utilisation des données dans ce contexte soulève également des questions d’équité. Les critiques soulignent que les écoles des zones défavorisées peuvent être pénalisées par des comparaisons directes avec celles des zones plus aisées. Ici, comme en Belgique ou en France, la question des disparités d’apprentissage marquant des publics particuliers, comme l’écrivent Brian Annan et Mary Wootton, tels que « les Maoris autochtones, les Pasifika (migrants venus du Pacifique) et les élèves ayant des besoins éducatifs spéciaux », a conduit à s’interroger sur les meilleurs moyens de surmonter ces disparités dans les apprentissages. L’enjeu est de parvenir à briser la fatalité de la courbe de Gauss dans les résultats obtenus, les élèves appartenant à ces trois groupes se trouvant toujours surreprésentés dans la partie gauche de la courbe. Les tentatives d’amélioration n’ont pas produit de résultats tangibles et durables, jusqu’à ce que soit enfin prise en compte la demande autochtone d’adapter les méthodes d’enseignement, d’apprentissage et de direction d’école à la sensibilité culturelle des Maoris comme des Pasifika. En explorant les identités, les histoires et les cultures locales plutôt qu’en imposant des évaluations standardisées inadaptées aux publics concernés, il est possible de transformer l’enseignement-apprentissage et ses résultats dans ces communautés. Il s’agit là d’un enjeu politique considérable : celui de passer d’une société où une seule culture a droit de cité à une société reconnaissant la diversité des cultures qui la constituent. La contribution néo-zélandaise montre qu’une réponse forte peut être apportée aux menaces redoutées d’une uniformisation mondiale de l’école, au travers d’enquêtes internationales imposant des standards non négociables.
24Il est intéressant, à travers certaines contributions, de percevoir une ligne de force marquant l’évolution de la pratique des enquêtes destinées à mesurer la qualité de l’action éducative et à contribuer à son renforcement.
25L’histoire du système de collecte et d’usage des données pour améliorer la formation scolaire au Chili est très significative. José Weinstein et Juan Bravo rappellent la création, dès 1988, du Système de mesure de la qualité en éducation (Simce). Pendant près de quarante ans, ce système a joué un rôle majeur en obligeant les établissements scolaires à rendre compte des acquis de leurs élèves, tout en tenant compte du contexte social et scolaire. Le Chili est ainsi un pays pionnier en matière de politique de recueil de données sur la performance des établissements scolaires en fonction de leur contexte. Le Simce illustre parfaitement un paradigme de la politique de recueil de données : documenter le marché de l’éducation sur les performances respectives des établissements, afin d’inciter ces derniers à améliorer les résultats de leurs élèves pour attirer le choix des parents. Dans ce cadre, les personnels enseignants sont bien informés des attentes en termes de connaissances et de performance des élèves, et des objectifs à atteindre pour contribuer à l’amélioration générale de l’action éducative.
26Cette approche a suscité des débats sur ses effets potentiels. La pression exercée sur les enseignants et les élèves ainsi que les risques de standardisation excessive de l’éducation demeurent des préoccupations importantes, comme on peut le voir au Québec ou en Belgique. L’accent mis sur les données peut conduire à une surcharge de travail pour les enseignants, qui doivent constamment adapter leur enseignement aux indicateurs de performance. De leur côté, les élèves peuvent ressentir une pression accrue pour atteindre des normes spécifiques. Le danger de la standardisation excessive est également significatif. Une focalisation rigide sur les données peut conduire à une uniformisation des pratiques pédagogiques, limitant ainsi l’innovation et la créativité dans l’enseignement. Cela pourrait réduire la capacité des enseignants à adapter leur approche aux besoins individuels des élèves, compromettant ainsi la qualité de l’éducation. La recherche d’un équilibre entre l’utilisation des données pour améliorer les performances éducatives et la préservation de la diversité pédagogique représente une tension permanente.
27Développer des politiques éducatives qui intègrent les avantages des données tout en reconnaissant leurs limites, cela implique une approche équilibrée qui soutient les enseignants dans leur pratique, protège les élèves de la pression excessive et favorise une éducation diversifiée. Cette démarche nécessite une collaboration étroite entre les décideurs politiques, les enseignants, les éducateurs, les chercheurs et les communautés éducatives, pour s’assurer que l’utilisation des données sert véritablement l’intérêt des élèves et de la société dans son ensemble.
28La pandémie de Covid-19 a bouleversé en 2020 tous les systèmes éducatifs et a incité le Chili à ouvrir une autre voie. José Weinstein et Juan Bravo soulignent que le diagnostic intégral des acquis (DIA) est une initiative que l’on peut qualifier d’innovante et qui est directement liée aux besoins d’informations pour l’action éducative de chaque établissement. Il s’agit d’un outil d’évaluation à usage volontaire et au caractère formateur mis à disposition de tous les établissements éducatifs du pays par l’Agence de la qualité de l’éducation, au moyen d’une plateforme numérique.
29L’objectif principal de cet instrument est de promouvoir la formation globale des élèves, en mettant à la disposition de toutes les écoles un ensemble d’outils d’évaluation, de caractère volontaire et interne. Ces outils fournissent des informations opportunes et des orientations pour suivre les apprentissages des domaines éducatifs et socio-émotionnels des jeunes durant trois périodes de l’année scolaire.
30Avec le DIA, une inversion du paradigme du Simce s’opère. Contrairement aux évaluations standardisées externes, définies nationalement et obligatoires pour tous, le DIA propose un système interne et volontaire, incluant les domaines éducatifs et socio-émotionnels de trimestre en trimestre. L’objectif n’est pas de contrôler les résultats obtenus lors d’une épreuve annuelle par les élèves d’une école, mais de mesurer leurs progrès individuels au fil de l’année scolaire. Le DIA se met ainsi au service de l’action pédagogique et éducative des enseignants et des directions d’école. On voit ainsi émerger l’enseignant et l’élève comme acteurs centraux de l’enseignement/apprentissage et du progrès socio-émotionnel. Bien que les données puissent être agrégées à l’échelle locale et nationale, elles ne donnent lieu à aucun classement : la concurrence entre écoles n’est pas du tout au cœur du DIA.
31Cette approche marque une rupture significative avec les méthodes traditionnelles, en privilégiant l’accompagnement et le soutien continu des élèves et des enseignants plutôt que la compétition et la standardisation, comme on peut le constater au Québec ou en Belgique, par exemple. Elle met en avant l’importance de l’évaluation formative et du développement holistique des élèves, alignant ainsi l’éducation avec des pratiques plus inclusives et adaptées aux besoins spécifiques de chaque communauté scolaire.
32On peut rapprocher cette transformation de paradigme de l’expérimentation française conduite à grande échelle dans l’enseignement professionnel, relatée dans la contribution de Jean-Marc Monteil. Au cœur de cette démarche se trouve la coopération entre plusieurs laboratoires de recherche et plus de mille professeurs, accompagnés par leurs inspecteurs, exerçant dans plus de cent lycées professionnels. L’objectif est d’observer comment plus de dix mille élèves peuvent développer ou non de nouvelles compétences selon des modalités d’enseignement et d’apprentissage différentes. Les protocoles de l’expérimentation ont été coélaborés par les chercheurs et les enseignants responsables de la production des supports de travail. L’un des enseignements de cette expérimentation, menée sur trois années scolaires, est l’influence des pratiques pédagogiques coopératives. Celles-ci favorisent chez les élèves une interdépendance positive, renforcée par la reconnaissance de l’égale dignité de l’expertise de chacun lors de la résolution de tâches collectives. Cette approche améliore significativement les performances scolaires, notamment pour les élèves les plus fragiles et les plus faibles. Les élèves ont été directement impliqués dans l’expérimentation par le biais de questionnaires et d’entretiens, contribuant à l’analyse des résultats. Cette méthode s’éloigne radicalement du paradigme originel et traditionnel de la quête de données au travers d’évaluations standardisées, conçues sans l’implication des enseignants, lesquelles peuvent parfois réduire ces derniers à s’appuyer sur les résultats des années précédentes pour entraîner leurs élèves dans une sorte de bachotage dépourvu d’apprentissages réels.
33La recherche de données coconstruites avec les acteurs de l’enseignement-apprentissage constitue alors un levier puissant de formation pour les enseignants et de progrès pour les élèves qui y sont engagés. Cette approche dessine une évolution significative, rompant avec le contrôle mécanique de la performance des élèves et de leurs enseignants. Elle s’appuie sur une démarche concertée entre chercheurs et acteurs de l’action éducative, porteuse de progrès collectif.
34Cette expérimentation française dans l’enseignement professionnel illustre pleinement comment une approche collaborative et intégrée peut transformer les pratiques éducatives. Elle montre que l’implication active de tous les acteurs concernés, élèves, enseignants, chercheurs, est essentielle pour favoriser des apprentissages réels et significatifs, tout en soutenant une amélioration continue des performances scolaires dans un cadre plus humain et équitable.
35L’utilisation des données en éducation est devenue une pratique courante, facilitée par les avancées technologiques et les choix des politiques éducatives visant à améliorer les performances scolaires. Au cœur de cette révolution se trouve un changement de paradigme majeur : l’élève n’est plus un simple réceptacle de savoir mais un acteur de premier plan, comme le montrent les études de cas chilienne, française ou néo-zélandaise. Cette transformation soulève des questions majeures sur le rôle de l’élève dans le processus éducatif, sur l’éthique de la collecte de données et les implications pour les choix de méthodes pédagogiques.
36L’émergence de l’élève comme acteur central dans l’utilisation des données en éducation redéfinit les dynamiques scolaires et les responsabilités partagées entre les divers acteurs de l’éducation.
37Historiquement, l’élève était souvent perçu comme un sujet passif, recevant des connaissances de manière unidirectionnelle. L’évolution du statut d’apprenant et des mutations sociétales, dont l’évolution des méthodes pédagogiques n’est que le reflet, a bouleversé cette vision. Les élèves sont désormais encouragés à interagir avec le contenu éducatif, à s’autoévaluer et à prendre en main leur propre apprentissage grâce à des données personnalisées.
38Avant d’être un élève, l’élève est un jeune humain appartenant à un milieu, héritier d’une histoire, inscrit dans une culture transmise par son milieu familial et social. Il n’est pas qu’un cerveau dont le fonctionnement serait identique partout. D’où l’importance d’associer les élèves à leurs apprentissages en développant leur méta-apprentissage, comme le montre l’article néo-zélandais. Les exemples présentés par Brian Annan et Mary Wootton, concernant un élève, une école, un réseau d’école, montrent l’importance des cartes d’apprentissage dessinées par les élèves, qui permettent de prendre conscience de la nécessité de rompre avec une attitude passive pour adopter un engagement personnel dans les apprentissages, ce qui implique de transformer les modes d’enseignement et peut modifier positivement l’attitude des parents par rapport à l’apprentissage de leurs enfants tout en y impliquant aussi des acteurs locaux.
39La collecte massive de données sur les apprenants soulève évidemment de multiples questions sur la volonté assumée ou non des responsables éducatifs de modifier ou d’accélérer les évolutions en cours. L’idée même d’une efficacité accrue d’un système éducatif par les données en éducation se pose de manière cruciale dans tous les pays du monde, tout en étant un terme particulièrement controversé dans sa définition même, ses attendus et ses finalités.
40Néanmoins, l’idée même d’émergence du sujet apprenant comme acteur nécessite l’implication active de tous, élèves, enseignants, parents, chercheurs et décideurs. Si les enseignants sont formés et soutenus pour utiliser les données de manière à enrichir leur pratique pédagogique sans se sentir contrôlés ou surveillés, les élèves seront d’autant plus engagés dans les apprentissages qu’ils seront également informés sur l’utilisation de leurs données et impliqués dans le processus d’évaluation.
41Les données quantitatives ne peuvent suffire, si elles ne sont pas complétées par des évaluations qualitatives, pour offrir une vision complète du parcours éducatif des élèves. L’éducation gagne également à valoriser les compétences socio-émotionnelles, la créativité et l’esprit critique. La plupart des articles mettent en lumière que les données offrent des possibilités significatives pour personnaliser l’apprentissage, améliorer les pratiques éducatives et accroître la transparence.
- 1 Voir également le no 83 (avril 2020) de la revue, « Réformer l’éducation », sous la direction de J (...)
42Le meilleur moyen d’améliorer la réussite de toutes et tous, dans leur très grande diversité, ne réside sans doute pas dans une surveillance renforcée des acteurs de l’éducation, dans des prescriptions méthodologiques qui brident leur professionnalité en tenant pour négligeables leurs savoirs d’expérience, ou dans une uniformisation par de prétendues « bonnes pratiques » de l’acte d’enseigner et d’apprendre. Il réside plutôt dans la confiance accordée à celles et ceux qui apprennent comme à celles et ceux qui éduquent, confiance non pas aveugle mais éclairée par la prise en compte des divers contextes linguistiques, culturels, sociaux, émotionnels dans lesquels s’effectue l’apprentissage dans toute sa complexité. Différentes études de cas, conduites au Chili, en Nouvelle-Zélande comme en France, mettent l’accent sur l’importance du travail d’équipe entre les élèves et au sein des équipes et réseaux d’établissements, confirmant ce qu’un précédent dossier de cette revue sur le travail collaboratif à l’école avait permis de percevoir (Rayou et Véran, 2022). Elles font apparaître l’importance de l’intelligence collective au sein des écoles comme garante la plus sûre de la qualité de l’éducation1.
43Fonder une éthique des données en éducation sur une éthique de la confiance, garantit une approche équilibrée, qui, en impliquant tous les acteurs de l’éducation et en valorisant les aspects qualitatifs, est essentielle pour une utilisation féconde des données en éducation.