Xavier Pons, La fabrique des politiques d’éducation. La rapidité sans la qualité ?
Xavier Pons, La fabrique des politiques d’éducation. La rapidité sans la qualité ?, Presses universitaires de France, 2024, 216 p.
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1Ce livre de Xavier Pons, membre actif du comité de rédaction de notre revue, concerne au premier chef cette publication et ses lecteurs, puisqu’il analyse les politiques éducatives sous un angle comparatif double : temporel, à travers une analyse de leurs évolutions ; spatial, selon des pays différents.
2L’auteur commence par justifier l’utilisation du concept de « fabrique » pour analyser les politiques d’éducation : « la logique observée est rarement celle de l’ingénieur et plutôt celle du bricoleur […], terme qui ne se veut ni péjoratif, ni laudatif » (p. 9). Dès l’introduction, Xavier Pons annonce que son analyse débouche sur trois « grands modèles de fabrique » (p. 11) et s’appuie sur un corpus important de recherches publiées en anglais et en français entre 1985 et 2023 (voir les quinze pages de références en fin d’ouvrage), dont l’architecture est décrite dans un tableau (p. 16-17).
3Tout naturellement, le premier chapitre porte sur le premier modèle observé, celui de « la communauté de politique publique ». Celle-ci désigne
un type de réseau assez fermé, plutôt homogène et relativement stable, organisé autour d’un secteur d’action publique bien délimité, identifié comme tel et alimenté par des acteurs qui sont unis par une politique publique commune, voire par une destinée commune, et qui ont tendance à envisager les contributions externes à leur communauté comme des menaces potentielles (p. 29).
4Xavier Pons s’emploie ensuite à en décrire les caractéristiques principales, même si les travaux sur lesquels il s’appuie montrent des aspects différents dans le temps et dans l’espace. Le modèle se caractérise d’abord par une structure verticale des rôles sociaux, avec des acteurs qui défendent leurs intérêts, une organisation qui balise les relations de pouvoir entre les acteurs, des visions des problèmes prioritaires à résoudre partagées par les acteurs dominants. La régulation est donc de nature « bureaucratico-professionnelle » (p. 30) : les problèmes éducatifs sont définis par les membres de la communauté des acteurs principaux, ce qui se traduit par un certain corporatisme (pas nécessairement toujours conservateur, mais pouvant parfois être novateur) et par une prédominance de la logique institutionnelle plutôt que de politiques faisant évoluer le contenu même de l’éducation.
5Les faiblesses de ces politiques d’éducation ont amené progressivement le « modèle de la décommunautarisation » (chapitre ii), qui se définit essentiellement par la négative, à savoir des « processus en dé- qui sont liés les uns aux autres : désectorisation, dénationalisation, désétatisation, dérégulation et même dématérialisation » (p. 53). Désectorisation : une grande diversification des acteurs, individuels ou collectifs. Dénationalisation : une politique d’éducation qui n’est plus nécessairement définie prioritairement au niveau national. Désétatisation : des transferts de responsabilité aux niveaux régional et diverses formes et logiques de privatisation. Dérégulation : le contournement de la régulation bureaucratique par le recours à des sources d’expertise externe et des instances telles que des (hauts) conseils. Dématérialisation : une attention accrue à des architectures numériques (par exemple, Parcoursup, en France). Divers effets vont être générés, tels de nouvelles définitions des problèmes éducatifs prioritaires (souvent plus substantielles), une prolifération de dispositifs de tout genre tentant de trouver un équilibre entre la prédominance du bien commun et le principe marchand du néolibéralisme. Ce mouvement s’est traduit par une complexification et une certaine instabilité du système éducatif.
6Sur cette base, sans oublier quelques sédiments du modèle de la communauté de politique publique, apparaît le « modèle du puzzle accéléré ». Xavier Pons désigne par là
un mode de fabrique selon lequel les gouvernements avancent par petites touches successives rapides sur des dossiers qu’ils dépolitisent en les présentant comme très techniques, apparemment déconnectés les uns des autres, comme des éléments dont l’évolution serait naturelle, ou en tout cas frappée du coin du bon sens (p. 103).
7Ce modèle, encore hypothétique, serait caractérisé par deux phénomènes : l’incrémentalisme selon une logique de puzzle, c’est-à-dire « un processus décisionnel marqué par une succession de changements graduels » ou « politique des petits pas » (p. 105) ; la « fast-politique », à savoir un mode de gouvernement de l’éducation dans l’urgence et selon des modalités de plus en plus courtes. Plusieurs conséquences pourraient être envisagées : une transformation des modes de légitimation des politiques d’éducation au profit de diverses agences nationales ou internationales ; l’accentuation des formes de privatisation (l’auteur fait référence ici au no 82 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres [2019] sur « Les privatisations de l’éducation »). Le risque serait de voir se développer une nouvelle forme de technocratie mondialisée, de produire des politiques décontextualisées, et donc de voir apparaître un découplage entre cette fabrique de la politique d’éducation et sa mise en œuvre aux différents niveaux de la pratique.
8Ces trois modèles étant caractérisés, Xavier Pons insiste au chapitre iv sur « la sédimentation des modèles », chaque modèle laissant des sédiments sur les modèles ultérieurs, ce qu’illustre bien la figure 1, p. 137. Comme le montre l’analyse de la politique de reddition de comptes (accountability) à travers le temps,
[on assiste à] l’accumulation de couches de fabrique différentes qui laissent des traces durables et plus ou moins cohérentes entre elles sur la fabrique des politiques plus récentes (p. 155).
9Cela peut entraîner une forme de complexité et de diversité du système éducatif, mais peut être aussi porteur d’effets d’intelligibilité, quand un sédiment permet de mieux en comprendre un autre. Mais est-ce bien le cas ?
10C’est à cette question que s’attache le dernier chapitre, consacré au cas de la France : « Une fabrique française spécifique ? » Avant d’en caractériser la spécificité, Xavier Pons montre qu’une sédimentation des modèles s’est répandue en Europe sur trois aspects essentiels : une régulation bureaucratico-professionnelle initialement prégnante ; des mesures nombreuses de décommunautarisation ; une fast-politique déjà à l’œuvre dans plusieurs pays développés. Quant à la France, la fabrique des politiques d’éducation revêt trois spécificités nettes. La première est un cadrage fort des politiques républicaines :
[il n’est pas évident que, d’une part,] l’efficacité puisse être une valeur fondatrice de l’école républicaine au même titre que l’égalité, la gratuité ou la laïcité et, d’autre part, que cette valeur d’efficacité puisse cohabiter de manière harmonieuse avec celle, essentielle dans le champ de l’éducation, d’égalité (p. 167).
11Deuxièmement, le modèle politique français est fortement inspiré de la pensée de Durkheim qui « se fonde sur une vision de l’école comme organisation sociale, qui doit être “coupée du monde” (et non la “mimer” comme dans la philosophie pragmatique de Dewey) » (p. 170). Enfin, la relation entre l’État et les enseignants peut être qualifiée d’« État enseignant », qui se caractérise par « une protection des statuts professionnels, par une relative stabilité de l’emploi et par une forte autonomie professionnelle qui est attachée à une expertise dans une discipline dans le secondaire et qui est essentiellement encadrée par une reddition de comptes bureaucratique » (p. 173).
12Dans la conclusion de l’ouvrage, Xavier Pons dresse et commente un tableau-synthèse (p. 168-169), présentant les propriétés fondamentales de chacun des trois modèles, les effets sur la fabrique des politiques d’éducation, les avantages visés et les inconvénients possibles. Il en conclut :
force est de constater qu’aucun modèle n’apporte à lui seul de garanties démocratiques suffisantes (p. 187) ;
il convient dès lors de mettre au débat public, beaucoup plus que c’est le cas actuellement, les choix de fabrique des politiques d’éducation eux-mêmes (p. 188).
13Les lecteurs trouveront dans cet ouvrage matière à réflexion. Sa force repose sur une analyse comparative de très nombreux systèmes éducatifs. Il rejoint l’ADN de cette revue : pour connaître en profondeur un système éducatif et ses enjeux et en parler de façon pertinente, il faut pouvoir en connaître d’autres.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Marie De Ketele, « Xavier Pons, La fabrique des politiques d’éducation. La rapidité sans la qualité ? », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 96 | 2024, 42-44.
Référence électronique
Jean-Marie De Ketele, « Xavier Pons, La fabrique des politiques d’éducation. La rapidité sans la qualité ? », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 96 | septembre 2024, mis en ligne le 01 septembre 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/15595 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ft0
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