Gert Biesta, World-Centered Education: A View for the Present
Gert Biesta, World-Centered Education: A View for the Present, Routledge, 2022, 126 p.
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Mots-clés :
philosophie de l’éducationKeywords:
philosophy of educationPalabras claves:
filosofía de la educaciónTexte intégral
1Le titre est intrigant et, en effet, l’ouvrage ne nie pas une approche provocatrice : alors qu’il n’est la plupart du temps question, dans les débats sur les finalités de l’éducation, que d’opposer par exemple une éducation qui serait centrée sur l’élève (student-centered) à celle qui place au centre les savoirs que l’école est censée diffuser (curriculum-centered), le pédagogue et théoricien de l’éducation néerlandais Gert Biesta, aujourd’hui professeur en Irlande et en Écosse, propose que l’éducation soit « centrée sur le monde » (world-centered), ce qui n’est pas habituel. Ni clair, au premier abord.
2On pourrait penser que cet intitulé à une éducation vise peut-être trivialement un apprentissage le cas échéant technique d’un « monde » facilement repérable et sans incertitude. Or ce n’est pas du tout ce dont il s’agit, mais, dans une approche phénoménologique, de se souvenir que chaque humain est placé au défi de vivre sa propre vie, se trouve précisément placé dans un monde naturel et social, et que ce monde lui donne une idée des possibilités et des limites. L’étape à ne pas sauter est celle par laquelle le jeune humain prend conscience qu’il est un « Je », en position de décider ou de refuser. Et si l’école devait d’abord se soucier de cette éducation à la liberté, à la conscience du « Je » ? Biesta oppose Rosa Parks, qui, en 1955, dans un bus de Montgomery (Alabama), s’imposa contre un ordre qui lui demandait de laisser sa place à un Blanc et fut arrêtée, à Adolf Eichmann, qui rejeta toute responsabilité, lors de son procès de 1961, pour l’extermination décidée par le pouvoir nazi : Parks mit en avant son « Je », quand Eichmann retira le sien. De cette évocation, Biesta tire une idée essentielle pour l’éducation, qui doit être « existentielle », tout autant que préoccupée de faire partager une « culture ». Biesta rappelle au passage que ce « Je » existentiel n’a rien à voir avec quelque « Je » identitaire qui astreint plutôt qu’il ne libère.
3Ayant préalablement défini le triptyque de l’éducation, Biesta est bien d’accord pour dire qu’elle sert en effet à acquérir ce qu’il appelle des « qualifications » (connaissances et compétences), ainsi qu’à accéder à une « socialisation », mais il considère qu’existe un troisième terme, fondamental, qui est justement l’obligation pour une éducation véritable d’enseigner aux enfants leur liberté, leur existence comme « sujets » et leur responsabilité à dire « Je ». Ce qu’il appelle la « subjectification » passe, selon lui, facilement à la trappe au profit des deux autres valences. Le mot n’existant pas en français, les traductions qui s’offrent renvoyant à des systèmes philosophiques différents, et les mots proches qu’utilise Biesta, comme « subjectness », étant eux-mêmes dangereusement polysémiques autour de la notion de « sujet », nous ne proposerons pas de traduction.
4D’où une vue assez exigeante de l’éducation, et en rupture avec la conception qui lui semble dominante.
5Biesta est en effet réservé face à une éducation qui lui semble, en bien des cas, ne viser qu’une « efficacité » des apprentissages, sans trop se préoccuper de leur sens. Parle-t-on d’une école qui permet à l’enfant de « se développer » ? Biesta alors fait remarquer que le « développement » en soi ne signifie rien et peut être négatif. D’une école qui se préoccupe centralement d’être efficace ? Biesta n’est pas contre, à condition qu’on s’assure qu’il s’agit bien d’une école de la liberté, sinon, dit-il, l’efficacité est aussi un critère pour des tortures. D’une école qui apporte aux élèves « ce qu’ils veulent » ? Mais elle risque alors d’être inféodée aux désirs notamment de consommation que le monde contemporain déverse sans limite dans la tête des enfants, créant des addictions qui sont autant de prisons. D’une école qui teste les élèves sans relâche ? Mais elle ramène alors trop souvent l’enseignement à la préparation de tests chargés de peu de valeur.
6L’auteur considère que l’école contemporaine est victime de la prééminence de l’industrie de la mesure, qui ne se préoccupe précisément que du mesurable et qui engendre de hauts niveaux d’insatisfaction entretenant la machine. Cette école est née avec la division du travail comprise dans la révolution industrielle, et, puisqu’il y avait en effet nécessité d’acquérir des compétences, l’école a alors mis en sommeil des fonctions d’éducation au monde, à la vie et à la vie publique. On évita ainsi de se poser la question de l’éducation « pour quoi ».
7La sacralisation contemporaine de l’« apprentissage » (learning, avec ses conjugaisons contemporaines, telles que le deep learning ou l’apprentissage tout au long de la vie) semble à Biesta révélatrice de cet oubli du « pour quoi ». Paradoxalement, face aux limites de la fonction d’« apprendre », il entend redonner sens à la fonction enseignante (teaching), car il revient à l’enseignant de jouer un jeu libérateur face à l’impulse society, société du désir qui est une condition objective du contexte où agit l’école, comme l’a souvent proclamé Philippe Meirieu, plusieurs fois cité par Gert Biesta. L’enseignant apporte à l’élève ce « monde » que ce dernier n’a pas demandé (l’enseignant porteur d’une « révélation », dit-il). L’enseignant apporte, plus encore que la vérité, la connaissance des conditions pour la reconnaître. L’enseignant est aussi un instigateur de liberté, en permettant à l’élève d’exister comme sujet, capable de dire « je », comme le demandait déjà Rousseau, mais à l’époque contemporaine où il est peut-être plus difficile et plus nécessaire d’échapper aux forces qui jettent leur dévolu sur nos désirs et en nourrissent sans cesse de nouveaux.
8Un tel enseignant sait qu’il faut pour cela un temps qui n’est pas celui du couplage « apprentissage/évaluation », dont Biesta pointe les limites, mais celui de la scholè, et de son temps assimilable au loisir. Position unique de l’école pour permettre cela, et de rencontrer le monde.
9Quelque chose de radicalement nouveau dans cette œuvre de Biesta ? Certainement pas, pour autant que le livre renvoie en permanence à son œuvre abondante. Mais surtout parce qu’on y croise des penseurs comme Theodor Adorno, qui, dans Education after Auschwitz (1971), déclare que la « première exigence qu’on puisse adresser à l’éducation est qu’Auschwitz ne se renouvelle pas » ou comme Arendt, qui parlait aussi de la finalité de l’éducation comme de permettre à chacun d’« être chez soi dans le monde ».
Pour citer cet article
Référence papier
Roger-François Gauthier, « Gert Biesta, World-Centered Education: A View for the Present », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 96 | 2024, 40-41.
Référence électronique
Roger-François Gauthier, « Gert Biesta, World-Centered Education: A View for the Present », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 96 | septembre 2024, mis en ligne le 01 septembre 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/15585 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12fsz
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