- 1 United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA). (2020). Annual report 2 (...)
1En 2018, environ 500 000 enfants âgés de 6 à 12 ans n’étaient pas scolarisés en Haïti. Dans la tranche d’âge 5-15 ans, un million d’enfants n’avaient pas l’accès à l’éducation. En 2019, le rapport Ocha1 soulignait que 1 236 000 femmes et enfants étaient dans le besoin à cause des crises sociopolitiques et économiques résultant de l’intensification des conflits armés dans le département de l’Artibonite et dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince. En janvier 2024, le nombre de familles déplacées était passé de 200 000 en novembre 2023 à environ 314 000 et, parmi les personnes déplacées, 172 000 étaient des enfants. De nombreuses écoles servent d’abris provisoires pour les familles déplacées, alors que d’autres établissements scolaires ont été séquestrés et pillés par les gangs armés. Par conséquent, les élèves et les jeunes déplacés sont privés de leur droit à la scolarisation et à la formation, les personnels éducatifs (directeurs d’école, enseignants, cadres administratifs, professeurs d’universités…) abandonnent leurs quartiers résidentiels à cause des menaces des gangs, et ceux et celles qui en ont les moyens, même très modestes, se dirigent vers un pays étranger, notamment les États-Unis et le Mexique. Cette situation entrave non seulement l’accès à l’éducation et la gestion du système éducatif, mais aussi l’accès aux services sociaux de base tels que la santé, l’alimentation, le logement et l’hébergement.
2Depuis 1960, la violence et la criminalité qui marquent l’histoire d’Haïti ont entraîné des conséquences multiples sur le fonctionnement du système éducatif haïtien : gouvernance, interactions avec l’environnement (politique, culturel, démographique, sociopolitique), accès et qualité, efficacité interne et externe, etc. En 1979, une réforme importante a été engagée à un moment où le système éducatif était jugé inefficace, élitiste et inadapté à la réalité socio-économique du pays (Louis, 2009). Durant l’administration des Premiers ministres René Préval et Jacques-Édouard Alexis (1996-2001), les recommandations formulées à la suite du forum de Jomtien sur l’éducation pour tous, en 1990, ont abouti à l’adoption du Plan national d’éducation et de formation. À l’issue de la conférence de Dakar, en 2000, le ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP), en collaboration ses partenaires techniques et financiers, a élaboré en 2007 la Stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous (SNA/EPT).
3La mise en œuvre de la SNA/EPT a été perturbée par le tremblement de terre du 12 janvier 2010, qui a causé de nombreuses pertes en vies humaines et de nombreux dégâts matériels. Ce drame a rendu la gestion du système éducatif plus difficile et inopérante dans le département de l’Ouest en particulier. Pour apporter une réponse à cette situation, le MENFP a mis en œuvre un projet de refondation du système éducatif (2010-2015) articulé autour de la gouvernance, les programmes et curriculums, la formation et le perfectionnement, la petite enfance, l’obligation et la gratuité scolaires, l’enseignement secondaire, la formation professionnelle, l’enseignement supérieur, l’éducation spéciale et l’alphabétisation des adultes. Le MENFP pilote actuellement les actions du Plan décennal d’éducation et de formation 2019-2029.
4Malgré l’existence de tous ces cadres stratégiques nationaux et internationaux, la violence armée et l’instabilité sociopolitique ont privé des milliers d’enfants et de jeunes de leur droit à l’éducation en Haïti. Cet article présente quelques-uns des enjeux actuels du système éducatif haïtien.
5Le système éducatif haïtien comprend l’éducation formelle et non formelle. Dans l’éducation formelle, on distingue cinq niveaux d’enseignement : le préscolaire, l’enseignement fondamental, l’enseignement secondaire, l’enseignement technique et professionnel, l’enseignement supérieur ou universitaire. L’éducation non formelle inclut l’alphabétisation des adultes, l’éducation spéciale et la formation à distance. Les écoles gérées et administrées par l’État telles que les écoles nationales, les lycées, l’université d’État d’Haïti et les universités publiques en région relèvent du secteur public. L’ensemble des écoles gérées et administrées par des particuliers ou par des communautés catholiques et protestantes fait partie du secteur privé. Ce dernier comprend les collèges, les universités privées et les écoles congréganistes. L’offre éducative est plus importante dans le secteur privé, avec plus de 80 % des écoles relevant de ce secteur. En 2017, l’Unicef soulignait que 68 % des enfants issus des ménages les plus pauvres fréquentaient l’école primaire contre 92 % des enfants issus des ménages les plus riches et que le niveau des apprentissages restait très bas. Seuls 63 % des enfants de 3 à 5 ans fréquentaient un programme d’éducation préscolaire.
6Du point de vue de la gouvernance, la gestion du système éducatif haïtien est assurée par le MENFP, qui définit et met en œuvre la politique éducative du gouvernement (décret-loi de 1989). Des directions centralisées et décentralisées travaillent sous la supervision de la direction générale du ministère. Dix directions départementales d’éducation assurent la supervision administrative et l’encadrement pédagogique des écoles fondamentales et secondaires du département où elles sont situées (MENJS, 1995). La gestion financière de l’éducation est assurée par le Fonds national de l’éducation, qui gère les fonds destinés au financement de la scolarité des écoliers, aux projets et études susceptibles de contribuer à l’avancement de l’instruction des enfants, à la construction et à l’administration des structures scolaires. Enfin, l’Office national de partenariat en éducation (Onapé) a pour mission principale de favoriser la participation réelle du secteur privé à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques et des programmes de développement de l’éducation en Haïti.
7La population haïtienne n’a cessé d’augmenter, au cours des dernières décennies, sans augmentation du budget alloué à l’éducation pour rénover les infrastructures scolaires, construire de nouvelles écoles, subventionner les matériels et équipements scolaires en faveur des populations les plus vulnérables. Les projections de l’Institut haïtien de statistiques et d’informatique (2007) estiment que la population sera de 13 350 018 habitants en 2030, soit une croissance annuelle moyenne de 1,35 % (MENFP, 2018). Les personnes âgées de moins de 34 ans, qui sont le groupe prioritaire en matière d’éducation et de formation, représentent actuellement 7 764 373 personnes (ibid.).
8Par ailleurs, les contraintes environnementales impactent l’accès à l’éducation. Par exemple, les tremblements de terre de 2010, dans l’ouest, et de 2021, dans le sud, ont détruit de nombreux établissements scolaires. Sur le plan socio-économique, de nombreuses familles vivent dans l’extrême pauvreté. Nombre d’entre elles dépendent des transferts de la diaspora. Cela intensifie les inégalités en matière d’accès à une éducation de qualité. Il reste un nombre très important d’enfants et d’adolescents non scolarisés, en dépit des articles 32.1 à 32.3 de la Constitution haïtienne amendée, qui interdisent « l’abandon scolaire pour les enfants âgés de 4 à 14 ans ainsi que leur redoublement au préscolaire et au premier cycle fondamental », et des engagements pris par l’État depuis 1945 (signature de la charte de l’ONU), jusqu’à l’adoption, en 2015, de l’Agenda 2030, ainsi que dans le cadre de l’article 28 de la Convention relative aux droits de l’enfant (CIDE) de 1989, selon lequel « chaque enfant a droit à l’éducation et à des possibilités d’apprentissage de qualité ».
9La qualité de l’éducation est inadéquate à plusieurs égards : formation des personnels, efficacité interne et externe, pratiques pédagogiques, hygiène à l’école. Nous insistons ici sur les contraintes administratives et pédagogiques influant sur la qualité de l’éducation, d’une part, ainsi que sur les contraintes liées à la formation des personnels éducatifs, d’autre part.
10Dans la commune de Jean-Rabel, par exemple, il n’existe pas de base de données informatisée dans bon nombre d’écoles. Les mobiliers sont rudimentaires, les infrastructures scolaires mal construites et les écoles dépourvues de laboratoires informatiques, de bibliothèque, de services d’impression et de maintenance. Les effectifs des élèves ont augmenté considérablement sans ajustement des locaux, des équipements et des salles de classe, devenues trop petites. Certains lycées sont logés dans des écoles primaires (nationales) ou dans des bâtiments anciens et défectueux, sans espace pour pratiquer des jeux collectifs. Les écoles secondaires publiques et privées sont insuffisamment approvisionnées en eau potable et la plupart des écoles secondaires privées sont situées dans des églises. La direction des établissements est souvent assurée par différentes vacations.
11Faute de ressources humaines et financières suffisantes, dans certaines écoles, les enseignants ne bénéficient pas d’accompagnement pour accomplir les tâches de contrôle, de gestion, de supervision, d’encadrement et d’appui pédagogique. De plus, les plans et programmes d’études sont inadaptés aux conditions de vie des élèves. Ces programmes diffèrent d’un établissement à l’autre en raison du manque de planification et de contrôle de la part du gouvernement. En outre, les pratiques pédagogiques sont traditionnelles, les classes surchargées et certains élèves redoublent plusieurs fois, ce qui entraîne leur exclusion définitive des écoles publiques s’ils ont échoué plus de deux fois dans une même classe. Souvent, la possibilité d’accéder à l’éducation dépend du bon vouloir des directeurs d’école privée. Enfin, le nombre de jours de classe prévu dans le calendrier scolaire n’est jamais respecté dans les lycées.
12En Haïti, 80 % des enseignants en exercice dans les seize mille écoles du pays (qui accueillent environ deux millions d’écoliers) n’ont pas reçu de formation initiale et perpétuent un modèle frontal, répétitif et peu inclusif de transmission des connaissances (Corgelas, 2018). Un programme de formation initiale accélérée a été lancé en 2009, afin de fournir aux enseignants des secteurs public et privé les compétences pédagogiques et didactiques nécessaires. De plus, le MENFP a organisé en 2015 un forum sur le thème « L’enseignant au cœur de la qualité », en partenariat avec la Banque interaméricaine de développement, l’Unesco et les coopérations française et canadienne. À l’issue de ce forum, le MENFP a mis en place des stratégies de formation dans les écoles normales d’instituteurs, à l’Institut supérieur de formation des enseignants ainsi que dans des structures telles que le Centre de formation de l’école fondamentale pour le troisième cycle ou encore les écoles fondamentales d’application de centre d’appui pédagogique, par exemple.
13Cependant, le problème de la formation des enseignants reste un défi majeur. Dans l’enseignement supérieur, la majorité des professeurs sont diplômés en licence ou en maîtrise. De nos jours, un grand nombre d’enseignants du scolaire n’ont reçu aucune formation au métier d’enseignant autre que leur maîtrise d’une discipline. Certains élèves de neuvième année fondamentale (9e AF) enseignent même dans des écoles fondamentales au niveau des premier et deuxième cycles, afin de financer leurs études soit au collège, soit au lycée ! D’autres enseignants exercent dans les deux premiers cycles du fondamental, alors que leur niveau académique ne dépasse pas le troisième cycle de ce niveau.
14Depuis fort longtemps, l’État haïtien tente de résoudre ces problèmes. Il y a eu ainsi, entre autres, les réformes Dartigue (1941) et Bernard (1980), le Plan national de l’éducation et de la formation (1998) visant à améliorer l’éducation (accès, qualité, gouvernance, efficacité interne et externe), la rénovation de l’enseignement secondaire (2007) pour combattre l’échec scolaire, le Programme d’appui pour l’amélioration et le renforcement de la qualité de l’éducation, le Plan opérationnel (2010-2015), puis le Plan décennal d’éducation et de formation (2019-2029). Mais les problèmes persistent. Le Plan national de l’éducation et de la formation de 1998 avait identifié un ensemble de difficultés auxquelles était confronté le système éducatif, sans toutefois mentionner les compétences, les rôles, les fonctions et le leadership des directeurs d’école, alors que le perfectionnement de ces personnels est primordial pour l’efficacité administrative et pédagogique des écoles et finalement de tout le système éducatif.
15Jusqu’en 2017, l’Unicef a souligné que l’offre éducative était dominée par le secteur privé depuis plusieurs décennies ; celui-ci a connu une augmentation exponentielle lui permettant d’assurer près de 85 % de l’offre et de la demande scolaire. Le secteur privé regroupait 92 % des établissements préscolaires, 84 % des écoles fondamentales et 95 % des écoles secondaires. En revanche, 26 % des élèves au fondamental et 28 % au secondaire étaient à cette date scolarisés dans le public. Les écoles en milieu rural accueillaient 48 % de la population scolarisable, hébergeaient 60 % des écoles fondamentales et 38 % des écoles secondaires. Quelque 30 % d’enfants issus du milieu rural étaient exclus du système scolaire contre 9 % en milieu urbain.
16La formation technique et professionnelle était assurée à plus de 90 % par le secteur privé. Sur les 220 000 étudiants du supérieur, seuls 12 % avaient intégré les entités de l’université d’État d’Haïti, 88 % se dirigeant vers les universités privées. La durée d’un cursus varie en fonction de différents paramètres : la filière choisie, le type d’université fréquentée et de diplôme visé, le statut socio-économique des parents, etc. En ce qui concerne le financement, le coût d’un élève formé entraîne une forme de ségrégation scolaire liée au milieu socio-économique, car beaucoup d’enfants et de jeunes issus des milieux défavorisés restent en dehors du système scolaire. Nombre de parents ont perdu leur emploi à cause des violences armées et de l’instabilité politique ; 83 % d’entre eux estimaient que le coût est l’un des facteurs de déscolarisation de leurs enfants. Sur le plan de la qualité, les effectifs de classe et les conditions d’apprentissage sont très hétérogènes selon que l’offre est publique ou privée : enfants en grand retard scolaire, insuffisance d’enseignants qualifiés (21 % au primaire, 13,5 % au secondaire), méthodes d’apprentissage inadaptées aux caractéristiques des élèves, conditions de travail précaires, conflits linguistiques entre élèves et personnels du public et du privé. De manière générale, les enseignants qualifiés enseignent dans le privé et dans les écoles urbaines pour différentes raisons : attractivité salariale, conditions d’enseignement, accès aux transports, restauration de proximité, valorisation, promotion, etc.
Tableau 1. Quelques données sur le système éducatif haïtien
Sources : Unicef (2017) ; Corgelas (2018) ; MENFP/PDEF (2019).
17Haïti est un pays où le droit à l’éducation a été et reste fortement bafoué en raison de l’exclusion sociale, des conflits sociaux, de la criminalité, de la précarité économique des familles et de l’émigration massive de l’élite intellectuelle. Dans ce contexte, on déplore l’insuffisance de soutien psychosocial pour les enfants, mais aussi de services de protection aux victimes de violences fondées sur le genre, aux enfants non accompagnés ou séparés, ainsi qu’à ceux qui sont associés à des groupes armés. On constate une forte segmentation du système éducatif et le développement rapide d’un marché scolaire. Cette segmentation entraîne une séparation entre les lieux de résidence des différents groupes sociaux et une injustice sociale dont les groupes défavorisés et marginalisés sont les victimes.
- 2 Expression utilisée par les gangs armés pour justifier le fait qu’ils sont des victimes du système (...)
- 3 Pour qualifier le degré de vulnérabilité de la population haïtienne ; les femmes, filles et enfant (...)
18En Haïti, les conflits sociaux dans des territoires contrôlés par des groupes armés (gangs) sont le reflet d’une désorganisation sociale, d’une absence d’intégration socioprofessionnelle et d’une catégorisation sociale. Lorsque les jeunes ne peuvent plus s’identifier à des catégories sociales autres, ils mobilisent la seule appartenance dite nèg geto2 (« nègres ghetto »). Le discours de certains hommes politiques et médias haïtiens leur laissent croire que s’intégrer dans des mouvements populaires serait une voie vers leur bonheur. Après la chute de Duvalier (1986), Jean-Bertrand Aristide, homme politique haïtien, a ainsi instauré les Organisations populaires qui, très diverses dans leur composition, ont une vocation sociale et politique. Elles cherchent à relayer l’aide humanitaire et à instaurer des programmes éducatifs. Née dans les bidonvilles de Port-au-Prince, la violence structurelle, qui traduit souvent la « misère3 » d’un peuple en attente d’espoir, devient une arme sanglante de la lutte pour le pouvoir dans un contexte de paupérisation de la population civile. Face à l’accroissement des inégalités scolaires, il est crucial d’aborder les défis de l’éducation en Haïti avec une expertise pluridisciplinaire : économistes, criminologues, pénalistes, spécialistes en sécurité, psychologues, politologues, historiens et éducateurs.
19En outre, les conflits de pouvoir entre la bourgeoisie, les hommes politiques, la population et les groupes armés engendrent depuis 1990 des conflits et des débats sociaux qui sont des facteurs de désarticulation du pacte scolaire haïtien et de l’ordre social de façon plus générale. Dans ce contexte, le niveau de violence et de criminalité conduit à une descente aux enfers de toute la société haïtienne, au point que l’on peut dire que ces conflits sont devenus des agents de l’évolution historique et politique du pays. Les agences sociales, dont la mission vise la formation et la transmission de l’ordre social et culturel (école, Église et même familles), sont devenues des lieux de refuge pour les populations déplacées des zones de conflits, y compris les acteurs éducatifs eux-mêmes. Nous voulons conclure notre propos en présentant, ci-dessous, le système éducatif haïtien en quelques chiffres.