1Le Bénin a rendu effective dès 2006 l’exemption des frais de scolarité, appelée gratuité, dans l’enseignement primaire afin de démocratiser l’accès à l’éducation de base, améliorer les taux de scolarisation et réduire les taux d’abandon. Le taux brut de scolarisation au primaire est ainsi passé de 98 % en 2007 à 109 % en 2009 et le taux net de scolarisation à 88,6 % (Borgarello et Mededji, 2011). Revenant sur une enquête au long cours menée dans la commune des Aguégués dans le sud du Bénin, l’article interroge le lien entre la décision de gratuité et ses impacts, en explorant quelques enjeux pédagogiques liés à la qualité de l’éducation de base en contexte de gratuité dans une commune déshéritée.
2Lacustre, la commune des Aguégués comptait lors de l’année scolaire 2011-2012 19 écoles pour 111 salles de classe occupées (Annuaire statistique du ministère d’enseignement maternel et primaire 2011-2012), un ratio maître/élèves de 45 et un ratio élèves par salle de classe ou groupe pédagogique de 40,2. Les effectifs sont alors pléthoriques, avec un coefficient d’utilisation des maîtres de 1,2 et 99 instituteurs, dont 88,88 % d’hommes, en charge de 4 458 élèves. Dans le même temps, les infrastructures scolaires sont insuffisantes et souffrent d’une grande précarité, notamment en raison des intempéries. En effet, les inondations systématiques d’octobre à décembre, dans cette commune dont une infime partie du territoire est constituée de terre ferme et l’essentiel d’espaces lacustres, affectent profondément l’organisation scolaire, qu’il s’agisse de la présence des enseignants ou de la fréquentation des écoles par les écoliers en saison pluvieuse.
3Dans ces conditions précaires, l’annonce de la gratuité a été perçue par les populations et les élus locaux de la commune avec un grand soulagement. Pour eux, l’avènement de la gratuité est censé permettre de réduire les dépenses scolaires des parents et de démocratiser l’accès des enfants à l’école primaire. L’enquête menée (Eyebiyi et al., 2015) a montré que l’augmentation des effectifs s’est faite de manière exponentielle alors que la croissance du matériel pédagogique (notamment tables, bancs, livres) n’a pu suivre ce rythme. Dans les écoles primaires des arrondissements de Houédomè et de Zoungamè, les écarts étaient très importants. Plus de deux apprenants occupaient des tables initialement prévues pour deux. De plus, des classes multigrades ont été créées, pour pallier l’accroissement des effectifs. Des écoliers de niveaux différents se trouvent ainsi placés sous la responsabilité d’un seul enseignant, chargé de dispenser deux programmes dans un même local bondé et surchauffé. Il en a résulté un taux d’abandon élevé en cours d’initiation (CI) (30,6 %). Paradoxalement, le taux de redoublement a été très faible, malgré ces conditions d’encadrement pénibles. Il est de 9,2 % en classe de CI pour une moyenne de 20,86 % sur l’ensemble du cycle primaire. En réalité, cette situation est due à diverses pressions politiques locales pour « faire passer » les enfants du CI au cours primaire (CP), de manière à assurer la réussite locale de la mesure de gratuité. De nombreux élus désirent montrer à tout prix au gouvernement que la mesure de gratuité fonctionne. Aussi n’hésitent-ils pas à inciter directement ou indirectement les enseignants à davantage de flexibilité dans les évaluations afin d’obtenir des taux de passage conséquents.
4Les effectifs d’enseignants dans les écoles primaires de la commune des Aguégués ont connu pour leur part une diminution en raison de la précarité du milieu et des difficultés d’accès. Dans ce type de désert scolaire, les enseignants rechignent à s’installer, qu’ils appartiennent ou non à l’un des quatre corps alors présents : agents permanents de l’État (APE), agents contractuels de l’État (ACE), enseignants communautaires et autres maîtres. Ces derniers tiennent des classes sans relever d’aucune des autres catégories et n’ont généralement aucune formation pédagogique appropriée. Par ailleurs, lorsque des départs à la retraite des APE se produisent, les places libérées ne sont pas systématiquement pourvues, ouvrant la voie à divers personnels qui ne sont pas nécessairement qualifiés. Il convient de rappeler que, le 31 décembre 2007, le gouvernement a procédé par décret gouvernemental à une opération dite de reversement, laquelle a consisté à intégrer dans le corps enseignant divers personnels non ou peu qualifiés intervenant jusque-là dans le secteur. De nombreux agents contractuels et contractuels locaux ont alors intégré la fonction publique. Par un effet de vases communicants, le nombre d’enseignants communautaires a baissé et celui des ACE a augmenté. Le reversement a relativement sécurisé l’emploi des enseignants en transformant les enseignants communautaires, jusqu’alors extrêmement précaires, en enseignants contractuels de l’État (ACE). En réalité, le taux d’encadrement sur le terrain n’a pas été significativement amélioré. Une simple opération statistique a eu lieu et a permis de lisser la situation, sans résoudre les problèmes de fond que renforce la mesure de gratuité. Les besoins et les problèmes demeurent, même si les discours officiels affichent la satisfaction des autorités et que la population acclame donc le reversement. À la faveur de la gratuité, une pluralité de statuts d’enseignant s’observe ainsi sur le terrain, chaque catégorie ayant ses spécificités et ses problèmes propres.
5Entre 2006 et 2012, la commune a enregistré 108 enseignants de manière stable. Le nombre d’enseignants non qualifiés, nul au début de la mesure de la gratuité, est passé à 25 en trois ans, pour redescendre à 8 en 2012-2013. Malgré une amélioration théorique de la qualité des enseignants en matière de statut, la présence d’enseignants non qualifiés illustre la question de la pénurie dans certaines communes déshéritées. Les effectifs d’enseignants qualifiés se sont accrus et ont atteint 86,87 % de la population enseignante de la commune des Aguégués en 2011-2012, tandis que le nombre d’écoles ne variait que de 18 à 20 sur la même période. Le taux d’enseignants qualifiés dans les Aguégués a, pour sa part, augmenté, passant de 58,7 % en 2006-2007, au moment où le régime Boni Yayi s’installait, soutenu par les enseignants, à 90,74 % en 2012-2013, au début de son second mandat. Ces différents déséquilibres n’ont à l’évidence pas permis au projet de la gratuité de répondre pleinement à ses ambitions, en dehors d’une massification évidente des entrées à l’école, ce que les taux de scolarisation ont souligné. Il ne suffit pas d’enregistrer des inscriptions pour que les objectifs annoncés de la gratuité soient atteints en matière de qualité de l’éducation.
6La stratégie de la gratuité de l’éducation au primaire a peu anticipé la disponibilité des manuels scolaires. Ainsi, de 2006 à 2013, le ratio manuels/élèves restait défavorable dans la commune des Aguégués. Afin de répondre sur le terrain à l’augmentation des effectifs, alors que le nombre de manuels était largement insuffisant, de nombreux enseignants ont sollicité l’investissement des parents. Ceux-ci devaient acquérir et fournir lesdits manuels, lorsque cela était possible, ou financer les frais de photocopies. La mission paraissait impossible dans un milieu défavorisé. Le renchérissement des coûts scolaires pour les parents a contrasté avec l’ambition de la gratuité et la communication des acteurs politiques à ce sujet. Ce n’est qu’au cours de l’année scolaire 2012-2013, par exemple, que le nombre de manuels scolaires en mathématiques a dépassé celui des effectifs, sauf en classe d’initiation (CI) et au CE1. Or cette classe de CI est centrale pour l’accès des écoliers au savoir et elle est le premier lieu d’appréciation de l’impact de la mesure de gratuité. Seuls 89 manuels y étaient disponibles pour environ 114 élèves. La mesure de gratuité a contribué, sur ce point, à handicaper la formation des écoliers.
7Les enjeux pédagogiques de la gratuité en éducation sont nombreux au primaire. Dans le cas de cette commune défavorisée, les effets positifs attendus de la décision de la gratuité de l’éducation au niveau du primaire ont été minorés par la qualité des enseignants déployés sur le terrain, d’une part, et par la non-disponibilité des manuels scolaires et des infrastructures pédagogiques, d’autre part. Si l’exemption des frais d’inscription scolaires a effectivement favorisé l’enrôlement des élèves au primaire, ce que montrent les statistiques au niveau de classes de CI, cela n’a pas suffi pour assurer le maintien des enfants à l’école. Sur le temps moyen, le taux d’abandon a tout de même été élevé, à la fois en raison du déficit d’enseignants qualifiés, des difficultés d’encadrement liées au fort taux de présence scolaire, de l’indisponibilité des ressources matérielles et didactiques, et enfin des intempéries qui affectent le temps scolaire dans les Aguégués.
8En conclusion, durant les cinq premières années de sa mise en œuvre, la gratuité dans l’éducation de base a effectivement facilité la massification des effectifs scolaires au primaire. En dépit d’un discours officiel laudateur, le sous-effectif des enseignants (qualifiés), l’insuffisance des salles de classe et des matériels didactiques ont contribué paradoxalement à affaiblir notablement la qualité de l’éducation, notamment dans les milieux déshérités. Au Bénin, la décision de gratuité a ainsi affecté de manière ambiguë la qualité de l’éducation au primaire, en raison de déficiences des modalités de mise en œuvre de cette mesure.