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Dossier - L’éducation au développement durable

L’éducation au développement durable au prisme de la religion : le cas iranien

Education for sustainable development through the prism of religion: the Iranian case
La educación para el desarrollo sostenible a través del prisma de la religión: el caso iraní
Saeed Paivandi
p. 101-110

Résumés

Le curriculum iranien a connu un tournant écologique progressif depuis les années 2000. Les thématiques environnementales se sont introduites dans le manuel d’études sociales et celui de sciences expérimentales. Au 11e grade, tous les élèves suivent une matière intitulée « humain et environnement ». Le texte propose une grille d’analyse thématique des contenus écologiques dans les manuels de 2023-2024. Dans un pays confronté à une crise écologique aiguë, les données collectées permettent de constater la vision assez réductrice du discours environnemental de l’école iranienne. Le curriculum tente de promouvoir une sorte d’éco-civisme en mettant l’accent sur la responsabilité individuelle. Il s’agit de se focaliser sur la gestion technique de l’environnement et l’éco-efficience en écartant les questions sociales et économiques. Cette orientation curriculaire doit être appréhendée et analysée dans le contexte d’un système éducatif « islamisé », imposant un endoctrinement religieux aux élèves.

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Texte intégral

  • 1  Le système éducatif iranien comprend une école primaire de six ans et un enseignement secondaire d (...)

1Les thématiques de l’écologie sont progressivement introduites dans le curriculum scolaire iranien de l’école primaire à l’enseignement secondaire depuis les années 2000. Deux matières scolaires sont particulièrement mobilisées dans l’éducation à l’environnement : sciences expérimentales et études sociales (école primaire, premier cycle de l’enseignement secondaire). Il existe aussi un manuel d’humain et environnement, entièrement consacré aux questions écologiques pour une matière portant le même intitulé dans le programme de l’enseignement secondaire (onzième grade)1. On identifie en outre une littérature de recherche émergente sur l’éducation au développement durable dans le système éducatif iranien, privilégiant une perspective comparative internationale. La naissance de l’éducation au développement durable (EDD) semble s’expliquer par une prise de conscience soudaine de l’ampleur de la crise écologique aiguë et sans précédent à laquelle l’Iran fait face depuis plus de trois décennies (Abedini Baltork et Heidari, 2022 ; Parichani et al., 2018 ; Shafaii Moghaddam et Niazi, 2020), sans oublier l’influence internationale dans ce domaine.

Le curriculum islamisé : Dieu est partout

2Appréhender et analyser la place de l’EDD à l’école implique de la situer dans le cadre du projet éducatif global et du curriculum scolaire (Barthes, 2017 ; Lange, 2017) d’autant plus que l’Iran est un pays très centralisé, l’État étant le seul acteur à concevoir, décider et appliquer des politiques éducatives.

3L’omniprésence de la religion chiite constitue la caractéristique la plus importante du système éducatif iranien (Mehran, 1990). L’islamisation de l’éducation a commencé avec l’avènement de la République islamique en Iran (RII) en 1979, constituant un tournant paradigmatique pour l’école et l’université qui connaissaient un système séculier depuis la révolution constitutionnelle de 1906. Afin de réaliser sa cité islamique, la RII, qui prétend représenter l’autorité de Dieu sur terre, a rapidement commencé à réformer le système éducatif, hérité de la période monarchique.

4L’islamisation de l’éducation s’est accélérée avec la révolution culturelle (1980-1982), qui a joué un rôle déterminant dans la dé-sécularisation du secteur formel de l’éducation, de l’école à l’université. Les premières mesures du projet d’islamisation ont visé à écarter le corps enseignant opposé à la RII, à mettre en place un certain nombre de restrictions pour les filles (le voile est devenu obligatoire), à augmenter sensiblement le temps consacré à l’enseignement religieux et à imposer un ensemble de pratiques religieuses à l’école, comme les prières collectives. Une autre mesure idéologique importante a été la création d’une instance intitulée « Affaires éducatives », sorte de commissaire politique et idéologique, chargé d’inculquer la culture islamique aux élèves et de veiller au respect des codes religieux à l’intérieur de l’établissement (Paivandi, 2006).

5La grande loi d’orientation, adoptée en 1987 par le Parlement, dominé entièrement par les courants islamistes, constitue le premier texte officiel qui définit le contour et la doctrine du système éducatif iranien postrévolutionnaire. Dans le chapitre concernant les finalités du système éducatif, la loi souligne les fondements idéologiques de l’école, centrés sur l’orthodoxie des valeurs religieuses, la formation religieuse et la socialisation doctrinale des élèves. La mission la plus « sacrée » de l’école islamisée est de former l’homo politicus islamicus, un croyant vertueux, consciencieux et engagé au service de la société islamique. La priorité est accordée à la formation morale et spirituelle : « la purification prime sur l’enseignement » (Paivandi, 2006). Une nouvelle réforme curriculaire, lancée à partir de 2011, tend à renforcer la pression idéologique sur l’école en ajoutant la mission d’inculquer « le style de vie islamique » aux élèves (Paivandi, 2019).

  • 2  Les minorités reconnues (sunnites, chrétiens, juifs, zoroastriens) ont leur manuel d’enseignement (...)

6Le changement le plus important dans le curriculum concerne la place revalorisée des enseignements religieux et la réorganisation des savoirs scolaires dans une perspective religieuse. Selon Paivandi (2006), si l’ensemble des activités en lien avec la religion (l’enseignement religieux et les thématiques religieuses présentes dans les autres matières, les activités de propagande extracurriculaires) est pris en compte, le temps effectif consacré à la religion est estimé à 25 % du planning hebdomadaire2. Ces orientations identitaires et puritaines ont eu un impact majeur sur le curriculum et la vie scolaire : contenus passéistes et archaïques, idéologie sexiste, discrimination religieuse, humiliation et stigmatisation des minorités, répression idéologique (Paivandi, 2006, 2019 ; Mehran, 1990). Les recherches sur les jeunes en Iran évoquent l’écart culturel et le désamour entre un système éducatif anachronique et une grande partie des élèves qui contestent ouvertement l’ordre puritain imposé par l’État théocratique, aussi bien à l’école que dans la rue (Khosrokhavar, 2023 ; Paivandi, 2003).

L’émergence d’un champ de recherche

7La recherche sur l’éducation à l’environnement en Iran est un champ émergent et pluriel qui semble intéresser un nombre croissant de chercheurs issus de multiples disciplines universitaires (Shafaii Moghaddam et Niazi, 2020). La revue de la littérature en langue persane montre que plusieurs disciplines, dont l’écologie, la didactique, les sciences humaines et sociales ainsi que la géographie ont largement contribué à l’évolution de ce champ de recherche en Iran.

8Dans les publications en sciences humaines et sociales, les auteurs semblent se focaliser aussi bien sur l’analyse critique des contenus proposés aux élèves que sur les effets réels produits sur les élèves et l’adoption des éco-comportements (Shafaii Moghaddam et Niazi, 2020).

9À la lecture de la littérature de recherche sur l’EDD, on constate une large présence des références internationales dans les débats iraniens. Les recherches universitaires, les rapports ou les publications des conférences internationales sur l’environnement sont mobilisés dans les débats sur l’EDD.

10Les contenus proposés dans les manuels scolaires sont devenus l’objet d’une analyse critique. Abedini Baltork et Saffar Heidari (2022) ont travaillé sur le contenu des manuels scolaires à l’école primaire et ont identifié au total 379 passages faisant référence à l’environnement, parmi lesquels 335 sont liés à la composante de protection des ressources naturelles. En se basant sur ce corpus, les auteurs soulignent l’absence ou la faiblesse de certains éléments importants, comme les déchets biodégradables ou la critique des énergies fossiles dans un pays producteur de pétrole. Bani Asadi, Bazargan et Sadeghi (2020) soulignent l’absence de thématiques sociales comme le respect de la diversité culturelle, ethnique et religieuse, la reconnaissance de la diversité des styles de vie, le dialogue, la non-violence. Parishani et al. (2018) ont fait une série d’entretiens avec les enseignants à propos de l’EDD et proposent une liste des thématiques manquantes, notamment en rapport avec la crise écologique en Iran et ses conséquences économiques et sociales.

  • 3  Le guide suprême a ouvertement pris position contre la feuille de route 2015-2030 proposée par l’U (...)

11La vision réductrice de l’EDD, mise en avant par certaines publications, pourrait expliquer l’usage assez timide du terme de développement durable. Les termes mobilisés par les chercheurs sont « environnement » ou « écologie ». Ces concepts ont connu une intégration quasi naturelle, sans véritable distance critique pour justifier leur choix. Cette tendance pourrait également s’expliquer par un contexte politique national marqué par la mobilisation des conservateurs contre l’Agenda éducation 2030 de l’Unesco3. En effet, les visées sociales du développement durable comme la parité femmes/hommes, la reconnaissance des minorités, la liberté de conscience sont ouvertement contestées par les dirigeants iraniens.

12Les effets engendrés par l’EDD sur les représentations et le comportement des élèves constituent un autre axe très présent dans la littérature de recherche (Shafaii Moghaddam et Niazi, 2020). En s’appuyant sur les enquêtes focalisées sur les élèves, ils soulignent la faiblesse des effets attendus de l’EDD. Les auteurs privilégient l’hypothèse selon laquelle il y a une insuffisance de connaissances et de thèmes abordés dans les manuels scolaires. Dans leur enquête sur un échantillon de 14 039 lycéens, Salehi, Pazoki Nedjad et Emamqoli (2013) soulignent aussi la place marginale de l’EDD dans les activités scolaires. Selon les résultats de cette enquête, 87 % des élèves pensent que les enseignants ne sont ni formés ni motivés pour développer une bonne éducation à l’environnement, et 84 % pensent que les villes ne sont pas outillées pour encourager les écogestes.

13La faiblesse des effets concrets de l’EDD sur la conduite des élèves dans le cadre du curriculum formel contraste avec les résultats plus positifs des activités éducatives informelles en la matière. Par exemple, Pourmasoum, Fayaz et Bazargan (2017) ont réalisé une enquête sur l’apprentissage des élèves (dans vingt-quatre classes) avec un coffret d’éducation à l’environnement (Notre terre et ses habitants). Les résultats montrent qu’un apprentissage actif et participatif pertinent produit des effets positifs sur les élèves. Qods Nedjad et Amin Beydokhti (2020) ainsi que Bani Asadi, Bazargan et Sadeghi (2020) ont conduit deux actions de formation dans un contexte hors-scolaire auprès des lycéens et ont obtenu aussi des résultats similaires en termes de changements d’intérêts et de comportements.

Les questions environnementales dans les manuels scolaires

  • 4  Le repérage des thématiques environnementales a été réalisé sur sept manuels de sciences expérimen (...)

14Dans le curriculum iranien, l’EDD commence dès la deuxième année de l’école primaire et vise à éveiller les enfants aux enjeux environnementaux. Pour analyser les énoncés environnementaux dans les deux matières scolaires « études sociales » et « sciences expérimentales »4, une grille thématique a été construite. Au total, cinq thèmes ont été retenus pour constituer le corpus : connaissances (nature, eau, air, sol), analyses critiques des causes de la crise environnementale (au niveau général), situation critique en Iran, changements de comportement attendus, activités proposées (individuelles ou collectives).

15Le savoir savant écologique, du point de vue scientifique, est le champ le plus présent dans les manuels. On offre aux élèves une culture scientifique sur l’eau, l’air, le sol, la biodiversité, les différents types d’énergies, les énergies renouvelables, les risques de différentes pollutions, la notion de recyclage ou encore certaines mesures destinées à protéger l’environnement.

Tableau 1. Les énoncés environnementaux dans les manuels scolaires

Sciences expérimentales

Études sociales (partie géographie)

Connaissances (nature, eau, air, sol)

Eau et son importance, air et son importance, énergies recouvrables, énergies fossiles non-renouvelables, recyclage des poubelles, biodiversité, écosystème, interdépendance des êtres vivants /nature, fragilité de la nature, protection du sol.

Recyclage des matières, tri des poubelles, biodiversité, rareté de l’eau en Iran consumérisme, métiers de protection de l’environnement, médicaments à base végétal.

Analyses critiques des causes

Pollution air par les véhicules et énergies fossiles, pollution eau, mort des poissons dans une rivière.

Activités humaines comme menace pour la biodiversité, industrie, voitures, produits chimiques comme source de pollution (air-sol, eau), importance de l’économie de l’eau, artificialisation des sols, usage de pesticides, déforestation.

Situation critique en Iran

Rareté de l’eau, climat sec, pollution de l’eau, espèces animales menacées ou disparues, affaissement du sol.

Pénurie de l’eau, sécheresse, usage des énergies fossiles pour produire l’électricité.

Changement de comportement

Sobriété (eau), utilisation des transports en commun, consommer moins d’énergie, ne pas jeter les poubelles, ramasser les poubelles abandonnées, recyclage des poubelles, éviter l’usage des sacs en plastique, consommation alimentaire saine, respect de la nature et la biodiversité.

Tri des poubelles, sobriété – eau, gestes antiécologiques –, sobriété énergétique à la maison, respect de la nature, ne pas utiliser des produits jetables, ne pas tuer les insectes, boycotter les objets fabriqués par la peau ou les membres du corps des animaux sauvages, diminuer la consommation du papier.

Activités proposées

Observer la nature dans un parc, expérimentation pour comprendre l’origine de la pollution de l’air, comment protéger la nature, ramasser des poubelles abandonnées.

Tri des poubelles à la maison, nettoyage de la nature, créer un groupe de protection de l’environnement, discussion collective autour des thématiques écologiques, propager les messages écologiques.

16Le tableau 1 montre les thématiques repérées dans deux matières scolaires. Les contenus comportent une sensibilisation à la nature et aux conséquences des activités humaines sur les ressources naturelles. Les manuels reconnaissent explicitement l’existence d’une crise environnementale et du dérèglement climatique tant en Iran qu’au niveau planétaire. Mais cette reconnaissance de la crise actuelle est partielle car son ampleur, ses raisons et ses responsables sont peu analysés. Dans l’analyse de différentes pollutions, de la sécheresse ou encore du dérèglement climatique, les manuels tendent à mettre davantage l’accent sur la responsabilité au niveau des individus et des secteurs économiques en passant sous silence le rôle des politiques menées par les pouvoirs publics depuis plusieurs décennies.

17L’analyse critique générale ou nationale de la situation environnementale est un axe assez présent dans le discours des manuels analysés. On souligne le rôle des activités humaines dans la crise climatique et la nécessité de protéger la nature. Comme le montre le tableau 1, toutes les dimensions de la crise environnementale ne sont pas présentes dans les textes.

18La promotion des écogestes ou la critique des comportements inappropriés est un axe souvent présent dans les différentes leçons. Les textes stipulent la nécessité d’adopter de bonnes pratiques, en demandant aux élèves de faire évoluer leurs comportements quotidiens vis-à-vis de l’environnement. De même, les manuels encouragent les élèves à faire aussi évoluer les pratiques de leurs parents et de leur entourage. Le consumérisme est un objet de critiques récurrentes. De multiples initiatives sont évoquées : réparer son cartable et ses vêtements abîmés au lieu de les jeter, utiliser toutes les pages d’un cahier, diminuer la consommation de l’énergie à la maison ou encore utiliser moins d’eau pour se laver.

19Les manuels proposent également un ensemble d’actions collectives accompagnées dans la classe et dans l’établissement ou au cours d’une sortie écologique afin d’approfondir la connaissance des élèves ou de participer à protéger l’environnement naturel. Les leçons sur l’environnement tentent d’impliquer les élèves en faisant un lien avec les expériences de la vie quotidienne. Par exemple, le manuel de sciences pose des questions comme « que faites-vous pour économiser l’énergie ? », (sciences, grade 4, 2023), « que faites-vous à la maison pour recycler vos poubelles ? », « comment participez-vous à la protection de l’environnement ? » (sciences, grade 4).

Tableau 2. Manuel d’humain et environnement (grade 11)

Connaissances scientifiques

Eau, air, sol, dérèglement climatique, écosystème, énergies fossiles et recouvrables, différents types de poubelles (ménagères, industrielles…), biodiversité, écotourisme, méthodes de compostage, codes écologiques, espèces protégées, parcs naturels, pollutions sonores, sources hydrauliques, améliorer l’agriculture pour consommer moins d’eau, technologie et économie de l’eau, sécurité alimentaire.

Situation globales analyses critiques

Critique des écarts Nord-sud, Nord comme responsable de la crise climatique, critique du capitalisme, critique du consumérisme, problèmes des emballages, l’ampleur et les formes de menaces de la biodiversité, pollutions et santé humaine, les matières polluantes, exemples des expériences positives en Iran et ailleurs en matière de recyclage des emballages, critique des activités économiques destructives.

Analyses critiques des causes – Iran

Expériences réussies en faveur de la biodiversité en Iran, crise de l’eau, pollutions, biodiversité menacée, terres agricoles menacées par l’usage excessif de pesticides, affaissement du sol dans les zones urbaines et rurales.

Changement de comportement

Réduire les pollutions, éviter l’usage des sacs en plastique, sobriété énergétique, sobriété dans l’usage de l’eau, transports en commun, écogestes dans la vie quotidienne, consommation d’aliments sains.

Activités proposées

Discussions collectives sur la base des textes sacrés, discuter avec son entourage, expérimentation du tri des déchets, participer aux actions collectives dans le lieu de vie pour protéger l’environnement, faire un rapport mensuel sur les actions menées, les activités scientifiques pour mesurer la consommation de l’eau dans chaque domaine, étudier les méthodes traditionnelles pour économiser l’eau.

20Le tableau 2 montre les thématiques présentes dans le manuel d’humain et environnement, entièrement consacré à l’écologie. Ce manuel approfondit les connaissances scientifiques souvent présentes dans les manuels des années précédentes.

21La crise iranienne est évoquée dans certains passages sans analyse approfondie sur l’ampleur et les causes. On présente aussi des expériences réussies comme la dépollution du sol en Iran et au Japon. Le manuel parle du succès des politiques écologiques en Iran, dont celle concernant le grand lac Ouroumieh, alors que plus de 80 % de sa surface a disparu.

Contenus juxtaposés et curriculum cloisonné

22Ces deux grilles nous permettent d’avoir une vue d’ensemble des contenus proposés aux élèves, de l’école primaire à l’enseignement secondaire. Le corpus nous permet de constater l’existence d’une vision réductrice de l’EDD dans les manuels scolaires, soulignée aussi dans certaines publications (Bani Asadi, Bazargan et Sadeghi, 2020). Dans le discours des manuels examinés, les deux dimensions sociales et économiques de l’EDD sont faiblement présentes. De même, l’absence de cohérence et de continuité entre les contenus liés à l’environnement et les autres thèmes présents dans le même manuel est parfois marquante. Par exemple, on présente les différents secteurs industriels ou l’exploitation des réserves hydrocarbures sans un débat critique sur leurs effets sur l’environnement (études sociales, grade 5, 2023). Un autre exemple concerne l’absence de débats critiques autour de la construction frénétique de barrages, qui a accéléré l’assèchement des rivières et des écosystèmes humides (marais, landes et lagunes), de la surexploitation des nappes phréatiques ou du transfert inapproprié de l’eau des rivières et des réserves naturelles vers les zones en difficulté à cause de la sécheresse (humain et environnement, 2023). À la lecture de ces manuels, on se trouve parfois face à une sorte de juxtaposition de contenus fragmentés et cloisonnés.

23Une autre caractéristique marquante de l’EDD en Iran concerne la mobilisation des références religieuses, souvent mentionnées pour justifier les vertus spirituelles et sacrées de la sobriété ou de la protection de la nature. Les manuels mentionnent, d’une manière récurrente, les versets du Coran ou la parole des saints pour affirmer l’origine divine des créatures de la nature. L’eau est considérée comme la bénédiction précieuse de Dieu que l’on doit préserver (humain et environnement, grade 11, 2023). Le respect et l’empathie pour les plantes ou les animaux sont souvent aussi encouragés en se référant aux personnalités saintes ou aux textes sacrés. Par exemple, le manuel de sciences utilise une citation du sixième imam pour générer de l’empathie pour les oiseaux (grade 3, 2023). Dans le manuel d’études sociales, on invite les élèves à identifier certains versets du Coran sur la nature ou les animaux (études sociales, grade 7, 2023 ; humain et environnement, grade 11, 2023). Dans la leçon demandant aux élèves « pourquoi devons-nous protéger les écosystèmes ? », le manuel répond « pour la reconnaissance des bénédictions de Dieu » (études sociales, grade 7).

24La référence récurrente à la religion semble constituer un double jeu du curriculum iranien : d’une part, la religion (chiite) est largement utilisée pour octroyer une légitimité sacrée à l’EDD et d’autre part, l’éloge de la protection de l’environnement serait susceptible de légitimer l’islam politique, car les manuels ne manquent pas de rappeler que les textes sacrés de l’islam avaient déjà une vertu écologique évidente, bien avant les temps modernes.

Le curriculum et la question de la légitimité

25Les débats critiques autour de l’EDD s’intéressent aussi bien à ses visées cognitives et sociales qu’aux approches mobilisées par le curriculum (Lange, 2017). Dans le cas iranien, la place accordée à l’EDD doit être considérée comme une tendance émergente et instituante qui tend à promouvoir une sorte d’éco-civisme en mettant l’accent sur la responsabilité individuelle et sur une relation univoque individu/environnement. Les manuels proposent un ensemble de savoirs objectifs pour justifier la nécessité des écogestes en rapport avec la vie quotidienne et la nature, fondés sur des conduites individuelles codifiées. Il s’agit aussi d’une visée de responsabilisation culpabilisatrice, à l’accent religieux et moralisateur pour protéger l’environnement.

26La dimension critique pour appréhender la complexité des questions du développement durable est assez faible, car on se focalise essentiellement sur la gestion technique de l’environnement et sur l’éco-efficience, en écartant les questions sociales et économiques. Les savoirs disciplinaires sont divisés en sous-thèmes différents qui ne sont plus liés explicitement entre eux. On n’évoque pas la place du doute, le caractère évolutif de nos connaissances, la pluridisciplinarité et l’importance de l’articulation des savoirs de nature différente pour saisir les questions environnementales. Le discours de ces manuels est assez vertical et se contente davantage de transmettre un savoir et d’enseigner des choix supposés utiles et efficaces.

27Le caractère religieux et moralisant du système éducatif est sans doute une spécificité déterminante des manuels scolaires en Iran. La sacralisation des questions environnementales semble être une arme à double tranchant. Pour ceux qui sont proches de l’idéologie religieuse de l’État islamique, cette association ne poserait pas, a priori, un quelconque problème. En revanche, pour les élèves qui n’adhèrent pas à la domination d’une religiosité rigoriste et décrétée par l’État, la parole sur la protection de l’environnement risque de ne pas être audible au sein d’une institution contestée par ses acteurs.

28Le contexte iranien conduit ainsi à réfléchir sur l’acceptabilité de l’EDD, largement conditionnée par le contexte politique, car lorsque le système éducatif s’intéresse aux questions socialement vives, il est exposé aux tensions et aux conflits. De même, dans le contexte d’une école autoritaire, hantée par la domination idéologique d’une religion d’État, une question cruciale s’impose : comment peut-on assurer la mise en place d’un espace de débats ouverts et démocratiques et d’une pédagogie participative ?

29Introduire des questions socialement vives dans le programme scolaire implique la mobilisation d’une pédagogie privilégiant la participation d’un sujet apprenant, les débats contradictoires et le dialogue ouvert et critique (Lange et Barthes, 2021). Le défi pédagogique consiste à créer les conditions d’une éducation à la fois complexe et engageante. Il ne s’agit pas uniquement de transmettre un catalogue de connaissances et de conseils mais de contribuer à éduquer aux débats et à développer une conscience et un engagement.

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Bibliographie

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SHAFAII MOGHADDAM E. et NIAZI M. (2020). « Meta-analysis of studies in relationship between environmental knowledge and environmental behavior in Iran ». Environment and Interdisciplinary Development, vol. 5, no 67, p. 51-66.

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Notes

1  Le système éducatif iranien comprend une école primaire de six ans et un enseignement secondaire de six ans, divisé en deux cycles de trois ans.

2  Les minorités reconnues (sunnites, chrétiens, juifs, zoroastriens) ont leur manuel d’enseignement religieux spécifique.

3  Le guide suprême a ouvertement pris position contre la feuille de route 2015-2030 proposée par l’Unesco « sous influence de l’Occident » : « Dans ce pays, la base, c’est l’islam et le Coran. Ce n’est pas un lieu où le mode de vie occidental déficient, corrompu et destructeur sera autorisé à répandre son influence. » Il a également critiqué les organisations internationales de vouloir imposer un modèle culturel spécifique : « Comment une organisation prétendument internationale qui est sous l’influence des grandes puissances peut-elle se permettre d’assigner des tâches à des pays à l’histoire, à la culture et à la civilisation différentes ? », s’est-il interrogé (Reuters, 7 mai 2016).

4  Le repérage des thématiques environnementales a été réalisé sur sept manuels de sciences expérimentales et sept manuels d’études sociales (école primaire et premier cycle de secondaire) publiés en 2023.

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Pour citer cet article

Référence papier

Saeed Paivandi, « L’éducation au développement durable au prisme de la religion : le cas iranien »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 95 | 2024, 101-110.

Référence électronique

Saeed Paivandi, « L’éducation au développement durable au prisme de la religion : le cas iranien »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 95 | avril 2024, mis en ligne le 01 avril 2024, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/15222 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11o8s

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Auteur

Saeed Paivandi

Saeed Paivandi est professeur des universités à l’université de Lorraine (en sciences de l’éducation) et directeur du laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication (LISEC-Lorraine). Ses axes de recherche portent, entre autres, sur la sociologie et l’évaluation de l’enseignement supérieur ; les carrières académiques et les pratiques pédagogiques ; la relation aux apprentissages à l’université ; les usages pédagogiques des outils numériques ; la socialisation universitaire ; le curriculum scolaire ; la religion (islam) et l’éducation. Auteur de plusieurs articles et ouvrages, il a encadré de nombreuses thèses de doctorat. https://orcid.org/0000-0002-6365-7769 Courriel : saeed.paivandi[at]univ-lorraine.fr

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