1Les prescriptions éducatives locales prennent en charge peu ou prou les problèmes sociétaux globaux et évoluent en fonction des préconisations politiques internationales. Ainsi, les éducations relatives à l’environnement font suite aux prises de conscience progressives d’un environnement fini ; elles ont été relayées diversement dans les sphères militantes et scientifiques, avant de s’installer dans les systèmes d’éducation formelle et non formelle à la suite de la conférence des Nations unies sur l’environnement (1972). Dans les années 1980, la prise en compte politique de l’impact des activités d’origine anthropique donne naissance au rapport Brundtland (1987), puis aux Sommets du développement durable de Rio (1992) et de Johannesburg (2002). Le rapport dit Brundtland, intitulé « Notre avenir à tous », rédigé en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland définit le développement durable comme étant
un développement qui satisfait les besoins du présent, sans menacer la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins et qui donne la priorité absolue aux besoins des personnes les plus pauvres (cité par Tutiaux-Guillon, 2011).
2Cette définition sera intégrée par exemple dans les programmes et les manuels français et dans de nombreux pays sous une forme tronquée supprimant la dernière partie de la phrase, affaiblissant la dimension politique du rapport. Ce constat est symptomatique des tensions politiques et géopolitiques autour de l’idée de développement durable. Ainsi Indira Gandhi, première ministre de l’Inde, dénonce-t-elle dès la première conférence de l’environnement en 1972 le conflit fondamental existant entre la protection de l’environnement et l’exploitation inconsidérée des ressources humaines et planétaires, sources de pauvreté et d’inégalités. Cette tension et cette dénonciation, qui ont pris toute leur ampleur à Rio, perdurent encore aujourd’hui, notamment à propos des dérives purement technicistes et gestionnaires de la prise en charge du changement climatique par les politiques internationales et nationales, au détriment de la question de la justice sociale pourtant incluse dans la définition de Brundtland (Rapport Oxfam, 20231). Après ces sommets onusiens s’installe alors une éducation au développement durable en deux phases. Une première phase est liée à la décennie Unesco 2004-2014 de l’éducation au développement durable, laquelle s’oriente principalement vers les éco-gestes et l’éco-efficience (comment mieux trier les déchets, par exemple). Une seconde phase s’appuie sur les « enjeux et objectifs » de la feuille de route 2015-2030 pour une éducation globale, qui se réfère à la problématisation des enjeux locaux sous la forme d’énoncés globaux déclinés en objectifs de développement durable (Barthes, Lange et Chauvigné, 2024).
3Dans ce jeu s’opère alors un processus d’internationalisation des curriculums et certains organismes internationaux indiquent les orientations curriculaires à suivre. Les gouvernances supranationales puis étatiques emboîtent le pas et mettent en place des stratégies de transcription. Entre processus injonctifs descendants, adaptations selon les espaces géographiques ou les niveaux académiques, et demande sociale devant les urgences mondiales, que se passe-t-il ?
4Ce numéro se propose de dresser un tableau international à visée comparatiste des choix effectués dans les grandes régions d’application des préconisations onusiennes et de l’Unesco. Sans chercher à atteindre une impossible exhaustivité mais en recherchant des situations potentiellement contrastées, ont été sollicités des universitaires spécialistes de l’éducation au développement durable au Brésil, au Burkina Faso, en Corée du Sud, en Inde, en Iran, en France, en Norvège, en Slovaquie et en Suisse (romande). Ces études de cas, suivies d’une bibliographie, permettent de faire émerger les constantes et les spécificités des curriculums de l’éducation au développement durable, entre internationalisation et effets sur les contextes locaux à toutes les échelles, et ce en accord avec les études internationales portant sur les méthodes d’analyses curriculaires (Priestley et al., 2021 ; Barthes et Lange, 2022) et les méthodologies comparatistes (Malet, 2022).
5À une échelle macro, il s’agira de montrer comment les épistémologies, les savoirs structurants et les tensions qui dominent diffèrent selon les ensembles géopolitiques et la position économique des pays.
6Au niveau méso, il s’agira d’identifier les spécificités et les régularités dans les politiques éducatives nationales ou locales. Nous verrons que les articles présentés montrent presque tous des décalages et des critiques récurrents des systèmes d’enseignement jugés faibles, c’est-à-dire sans volonté explicite de transformation du modèle de développement de référence, et ce au détriment d’une volonté d’éducation forte, c’est-à-dire émancipatrice et transformative de ce modèle de référence en réponse à la demande de justice sociale et de protection de la nature (Lange et Martinand, 2014). De nombreux travaux incriminent aussi un processus de fragmentation curriculaire qui résulte des préconisations et des incitations descendantes (Priestley et al., 2021 ; Barthes et Lange, 2022). Nous verrons également de nettes relations entre les crises politiques et les nouvelles relations complexes qui se tissent entre démocraties et objectifs de développement durable, ainsi qu’entre les établissements scolaires et leurs territoires.
7Enfin, au niveau micro, il s’agira de comprendre comment cela se traduit, à savoir les modalités concrètes de la mise en œuvre de l’éducation au développement durable dans les établissements, à travers des dispositifs ou des initiatives enseignantes. On descendra parfois au niveau nano, c’est-à-dire celui des pratiques effectives de classe.
8Le premier point saillant se positionne au niveau macro. Les politiques publiques prises dans des ensembles géopolitiques répondent de manière différente aux préconisations internationales de l’ONU. En d’autres termes, les conceptions dominantes qui se traduisent dans les curriculums de l’éducation au développement durable des pays dépendent très fortement de leur place sur l’échiquier politique mondial et de leur poids économique, ainsi que de leurs traditions culturelles, de leur histoire et in fine de problématiques particulières.
9En effet, selon leur histoire, certains pays tentent de résoudre ces tensions par des voies originales. Ainsi, expliquent Anita Rampal, Radhika Menon et Nadia Lausselet, l’Inde tente de concilier son histoire depuis l’indépendance et les nouveaux enjeux éducatifs liés aux objectifs de développement durable d’une manière qui ne peut se penser sans les apports de la pédagogie gandhienne. Celle-ci est caractérisée par la place importante donnée à l’apprentissage par l’expérience, avec notamment la revalorisation du travail dit manuel (artisanat), réservé aux castes les plus défavorisées, duquel peuvent se déduire des savoirs interdisciplinaires ; une dimension transformative au sein de l’école et de la communauté ; un travail sur les valeurs et la force du collectif ; un ancrage résolument citoyen et émancipateur, notamment au vu des forces coloniales à l’œuvre avant la création de l’État indien. Les relations établies dans un premier temps avec d’autres pays non alignés laissent apparaître une proximité avec les épistémologies dites du Sud, telle la pédagogie critique de Paolo Freire. Cependant, le développement économique récent de l’Inde, son inscription dans le courant géopolitique des BRICS, la politique éducative du gouvernement actuel et la place active que ce pays veut jouer au sein du concert des nations font transparaître des tensions nouvelles entre la prise en compte des préconisations de l’OCDE et le projet postcolonial initial, en vue d’un chemin éducatif original fondé sur le concept de capabilité en lieu et place de l’approche par compétence (APC).
10De même, en Corée du Sud, Jaeyoung Lee et Hyeongyeong Kim décrivent un contexte de polycrises environnementales et d’émergence récente de la démocratie libérale. Ces crises aboutissent, selon les auteurs, à une finalité résolument transformative de la société sous les appellations d’« écocitoyenneté terrestre » et de « civilisation écologique », qui ne sont pas sans rappeler l’appel chinois à une nouvelle « civilisation écologique et socialiste », mais dont la filiation n’est pas établie.
11Par contraste, Evariste Magloire Yogo montre à quel point un pays comme le Burkina Faso, lui aussi soumis à un contexte de polycrises et d’héritage postcolonial, peine à définir une voie originale en accord avec le rapport traditionnel à l’environnement et les savoirs locaux, sources de solutions adaptées. Dans ce pays, les influences des ONG et des pays dits du Nord sont fortes, et l’approche par compétence (APC) est la règle.
12Au Brésil, la prégnance de la pédagogique critique de Paolo Freire (1978) et l’influence de la théologie de la libération sur l’orientation de l’éducation au développement durable lors du sommet de la Terre de Rio (1992) conduisent à des expérimentations originales en vue de la justice sociale, telles que relatées par Inès Oliveira de Barbosa. Même si elles sont probablement peu généralisées dans ce pays fédéral, ces expérimentations donnent lieu à des épistémologies spécifiques qui tendent vers une éducation forte et se posent en alternative aux expérimentations européennes.
13Ainsi, les injonctions internationales vers une éducation au développement durable sont d’émanation onusienne centralisée mais leurs applications montrent la grande diversité qui s’opère selon les contextes. Il resterait à en savoir davantage dans d’autres pays, notamment d’Amérique du Sud et centrale, d’Asie ou d’Afrique.
14Dans presque tous les articles de ce dossier figure le rappel d’un contexte de crise profonde, dans lequel s’insèrent les objectifs de développement durable et les interactions entre la demande supra et intra-nationale. On se place ainsi au niveau méso. Sont relatées les nouvelles relations complexes qui se tissent, entre injonctions supranationales – parfois mal vécues comme le montre Evariste Yogo à propos du Burkina Faso – et des localismes parfois liberticides comme le montre Saeed Paivandi à propos de l’Iran. Il y a donc de nouvelles relations de gouvernementalité et de résistances (Croché, 2022) qui se nouent entre démocraties et objectifs de développement durable. Dans presque tous les cas étudiés ici, l’histoire de l’éducation au développement durable se trouve imbriquée dans une histoire longue, montrant alors des transpositions curriculaires locales plus ou moins discutées, et plus ou moins reconfigurées et adaptées.
- 2 La Fondation pour l’éducation à l’environnement (FEE) est une organisation non gouvernementale, à (...)
15Ainsi, Evariste Yogo situe ses propos dans le contexte néocolonial burkinabé pour introduire une réflexion sur les origines des financements relatifs aux élaborations curriculaires (en général des projets occidentaux menés par des ONG supra-gouvernementales) et rappeler la relative dépendance du pays à ces contextes. Cette réalité entraîne de facto une reformulation des enjeux de la gouvernance nationale et mondiale et de la colonisation au travers des éducations au développement durable. Par exemple, le fléchage des subventions modifie les pouvoirs des ONG et de la gouvernance mondiale qu’elles représentent dans les projets d’école. En même temps, les subventions données aux ONG renforcent les relations entre l’école et son contexte immédiat et changent sa place dans la société. Evariste Yogo mentionne le cas particulier de l’intégration des savoirs locaux dans les curriculums de l’éducation formelle et les transformations des modalités des coopérations Nord/Sud au travers de la formulation des objectifs de développement durable. Il rappelle aussi que les objectifs de développement durable se positionnent dans un contexte local de crise politique mais aussi sociale et climatique. La sécheresse et les inondations récurrentes dans un pays essentiellement agricole et la famine qui en découle, la crise politique et sociale sur fond de terrorisme et de fermeture des écoles montrent les limites et les apports des éducations au développement durable. Zuzana Gallayová et Klaudia Trochanová nous relatent une autre histoire de la Slovaquie, qui tient à sa relation spécifique à son passé. Cette histoire recoupe l’histoire soviétique et post-soviétique, en un sens qui génère des tensions entre une éducation relative à l’environnement, très critique socialement, et celle liée au développement durable, plus développementaliste et issue, quant à elle, d’un tropisme pro-européen, et ce dans un contexte de crises environnementales aiguës. Ces tensions mettent en évidence l’exigence de la prise en compte de ces questions en lien avec l’exigence démocratique. Elles donnent à voir également la prise de pouvoir et l’influence de certaines fondations (FEE2) d’origine européenne.
16Plusieurs articles présentés dans ce dossier critiquent la façon dont les curriculums ont été mis en place dans les pays concernés. Ils décrivent un décalage entre des systèmes éducatifs qui prônent des mises en œuvre faibles des objectifs de développement durables et des contextes politiques tendus et d’urgence climatique et environnementale. Ce décalage et sa mise en avant sont à mettre en relation avec la montée des pressions populaires depuis les années 2000, notamment au travers des mouvements de jeunes sur la question du climat, qui s’intensifient. En effet, en Corée du Sud, en Slovaquie, en Norvège, les mouvements de jeunes exercent une pression forte sur les institutions qui y répondent de façon contrastée. De fait, la demande sociale s’oriente ainsi vers une finalité de transformation sociétale. Elle met en tension les objectifs de développement durable – conçus initialement avec des finalités plutôt d’adaptation, d’atténuation ou d’amélioration, dans la perspective globale d’une poursuite de la croissance avant tout, fût-elle verdie, impliquant des stratégies d’éducation faible fondées par exemple sur les bonnes pratiques (tri des déchets, sobriété énergétique, gestes domestiques visant l’économie d’eau…) et l’innovation (importance du numérique et des solutions techniques) – et les besoins transformatifs forts, y compris sociaux et sociétaux, exprimés par les jeunes (Lange, 2015 ; Rapport Delors, 19993 ; Lange et Kebaïli, 2019). La question des inégalités et des façons dont l’éducation y répond sont au cœur de celle de durabilité. De ce fait, le niveau méso, à savoir les politiques éducatives nationales ou locales, est fortement remis en question par ces mouvements citoyens, malgré tout contrastés dans leurs attentes.
17David-Alexandre Wagner explique que la Norvège se trouve mise en tension entre des traditions culturelles fondées sur un rapport à la nature très identitaire et coutumier et des choix de développement économique contradictoires, appuyés sur l’extraction d’énergies fossiles. Il explicite les dissonances qui en résultent pour des enseignants norvégiens qui se retrouvent tiraillés, au nom de leur neutralité supposée, entre les initiatives citoyennes locales en faveur des objectifs de développement durable forts et des contenus curriculaires jugés insatisfaisants. Sont mentionnées des réorientations des relations entre les écoles et les territoires. En Norvège, les rapports des acteurs à l’école changent, notamment au travers des rapports relatifs à la nature ou à l’alimentation, mais également de ceux relatifs aux énergies fossiles et donc au modèle de développement souhaité. L’école cristallise ainsi les tensions et les contradictions de la société et l’éducation au développement durable en est le révélateur.
18De même, pour l’Iran, Saeed Paivandi montre comment la contestation d’un modèle qualifié d’occidental se traduit par une éducation au développement durable réduite là encore à sa dimension techno-environnementale et comportementaliste, mais avec une tendance cette fois moralisatrice et religieuse, et ce au détriment d’une visée transformative de type critique sociale. Il s’agit davantage d’une mise en exergue des traditions coraniques. Il en résulte des approches essentiellement disciplinaires, aux contenus fragmentés et cloisonnés. Saeed Paivandi montre aussi le positionnement ambigu des objectifs de développement durable ainsi interprétés et la conflictualité qui s’opère entre islamisme et citoyenneté ; il en émerge des contradictions fortes, par exemple le traitement de l’égalité de genre en Iran. Il décrit surtout le fossé existant entre le monde scolaire et la société civile, la jeunesse en particulier, en forte demande de liberté individuelle et de rejet de l’autorité religieuse. Une jeunesse qui paradoxalement s’oppose à une éducation à l’environnement du fait de la visée de valorisation des traditions qu’elle porte, alors que les défis environnementaux et climatiques y sont redoutables.
19On retrouve cela au Burkina Faso, avec le poids d’un héritage colonial et des influences internationales diverses qui sont identifiées par Evariste Yogo comme sources d’incohérences et de tensions. De ces tensions résultent des inhibitions ou des mises en œuvre là aussi « technicistes » et/ou mal ciblées, dans un pays qui reste à la recherche de sa propre identité éducative et tâtonne, en mobilisant parfois les savoirs et les pratiques issus des traditions ancrées dans les cultures locales. Il en résulte un déploiement timide et disparate de l’éducation au développement durable dans ce pays pourtant confronté aux défis majeurs précédemment évoqués.
20Finalement, les curriculums se positionnent sur des curseurs différents, entre complexité de la demande sociale et individualisme moralisateur, par ailleurs contrasté, soumis très souvent aux critiques des auteurs sur les acteurs éducatifs et les autorités, critiques portant sur la prégnance d’un modèle faible de l’éducation et les réponses technicistes et simplificatrices des institutions.
21Aux niveaux micro et nano, l’exemple de la Suisse romande et celui de l’enseignement agricole en France sont assez emblématiques de la manière dont se tissent localement les réponses institutionnelles aux préconisations internationales dans les pays a priori les plus proches des épistémologies occidentales que porte implicitement l’éducation au développement durable.
22Ainsi, en Suisse, Nadia Lausselet, Alain Pache et Philippe Hertig montrent comment le modèle de l’éducation au développement durable repose non seulement sur les concepts de durabilité et de vivre ensemble mais aussi sur une vision néolibérale mettant l’accent sur les attentes du monde du travail, qui en réduit les finalités humanistes. Dans les établissements scolaires, il s’agirait de durabilité plutôt faible que forte. Sous l’impulsion des politiques cantonales, seule l’École vaudoise semble avoir choisi de promouvoir la durabilité forte pour la mise en œuvre du Plan d’études romand (PER) au travers de l’idée affirmée d’une éducation à la durabilité en lieu et place de l’EDD, ce qui n’est pas sans poser quelques difficultés aux enseignants chargés de la mettre en œuvre.
23De même, les évolutions récentes de l’enseignement agricole en France, au travers de ses réformes successives des baccalauréats professionnels et de ses brevets de technicien supérieur (BTS), démontrent la complexité des jeux et des rapports de pouvoirs qui s’exercent. Nina Asloum étudie les contradictions qui s’opèrent entre des orientations de plus en plus « vertes » de la politique agricole commune (PAC) et les décisions gouvernementales, entre les travaux de recherches tels ceux de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), et les cultures professionnelles. Il en résulte là aussi des fragmentations des curriculums et des pratiques contrastées des enseignants/formateurs chargés de ces orientations.
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- 4 Commission économique pour l’Europe des Nations unies.
24Les différents exemples qui composent ce dossier donnent à voir la grande diversité des réponses éducatives locales à un problème global. Le pilotage des politiques éducatives est assuré par des instances internationales (Unesco, OCDE, Unece4…) qui donnent les grandes orientations à suivre, mais celles-ci viennent se répercuter sur des contextes très différents.
25Cela met au jour la grande complexité des situations locales, situées historiquement dans des jeux démocratiques et culturels fluctuants et divers, face à une politique onusienne centralisée et descendante. Cette dernière rappelle les urgences environnementales et sociales en ciblant dix-sept objectifs de développement durable, mais cadre aussi ses actions dans la poursuite d’une croissance économique extractiviste et climaticide. Cela place les éducateurs devant des séries de contradictions majeures. La demande sociale d’éducation forte et transformative entre alors en conflit avec les propositions étatiques le plus souvent adaptatives et faibles. On retrouve ces contradictions dans les curriculums, qui se trouvent plus ou moins cohérents, plus ou moins fragmentés. On les retrouve également dans les pratiques réelles de classe et les adaptations différentes aux dispositifs, ou encore entre ce que l’on souhaite enseigner et ce qui est réellement fait ou est réellement possible de faire selon des contraintes et des pressions variées. Ces pressions peuvent être citoyennes (l’islam rigoriste versus l’égalité femmes-hommes par exemple), financières (financement de projets par des ONG externes ne laissant que peu de marge de manœuvre sur les contenus éducatifs), ou relever de politiques structurelles (un programme agricole inséré dans une politique agricole de l’Union européenne plus que dans les pratiques paysannes).
26Il s’ensuit une série de stratégies plus ou moins réussies des éducateurs, enseignants, formateurs pour contourner (Iran, Norvège), adapter (Inde, Corée, Slovaquie), faire sans en avoir l’air (Suisse, France) ou résister (Burkina Faso, Brésil).
27Est ainsi rappelé le contexte global dans lequel ces pays se trouvent face à la question de la prise en charge par l’éducation des objectifs de développement durable. En cela, l’éducation au développement durable, au-delà des remises en cause du modèle de développement majoritairement adopté qu’elle met au jour, agit aussi comme un révélateur des crises et des questionnements qui affectent les systèmes éducatifs mis en place après la Seconde Guerre mondiale. En effet, la prise en charge des enjeux de l’actualité dans l’éducation remet en cause les modèles éducatifs cumulatifs verticaux d’empilement des savoirs pour 1) penser les changements ; 2) mener une action politique, au sens de la polis, la vie dans la cité. Dans la sphère francophone, les éducations transversales (ou « éducations à ») adoptent alors des démarches de problématisations sociétales, parfois qualifiées de floues et pernicieuses (Fabre, 2022), en tout cas complexes et systémiques, intégrant les incertitudes, les enjeux et les risques, et les critiques ; elles considèrent les finalités, les normes, les valeurs et les prospectives et placent un public large devant des apprentissages multiformes du politique (Barthes et al., 2022). L’enseignant doit donc en conscience repérer au départ la forte dimension socio-politique de la nouvelle demande de prise en charge des questions d’éducation environnementale et développementaliste, et repérer également la marge de manœuvre plus ou moins grande dont il dispose dans son institution, lui permettant de faire valoir sa liberté pédagogique. Ainsi, on voit qu’au Brésil, une possible mise en œuvre d’un curriculum quotidien est faisable, tandis qu’ailleurs, par exemple en Iran ou au Burkina Faso, les possibles sont réduits.
28Il ne reste qu’un pas à franchir pour affirmer qu’il y a là un combat collectif à mener pour redonner pleinement à l’éducation son rôle, afin qu’elle propose des pratiques de mobilisation collective, qu’elle renoue avec plus d’imagination démocratique, qu’elle tende à former des citoyens autonomes et critiques, qu’elle permette l’affirmation de toutes les aires culturelles…