Pierre Kahn, Quelle laïcité voulons-nous ? Essai sur la laïcité et ses possibles
Pierre Kahn, Quelle laïcité voulons-nous ? Essai sur la laïcité et ses possibles, Roubaix, ESF, 2023, 208 p.
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1La notion de laïcité est parfois perçue comme tellement insérée dans l’histoire et le discours scolaire français qu’elle semble de l’ordre de l’idiosyncrasie nationale. Or cet ouvrage pose justement la question à une échelle plus large.
2La situation française, relève Pierre Kahn, est paradoxale : le mot de laïcité fait en France l’objet d’une unanimité apparente, mais en surface seulement, car il est ballotté par des idéologies facilement contradictoires.
- 1 Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2014.
- 2 Henri Peña-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Folio, 2003.
3Deux tendances majeures s’opposent : une tendance « essentialiste », représentée par exemple par des écrits de Catherine Kintzler1 ou de Henri Peña-Ruiz2, selon laquelle la laïcité, exprimée au singulier, évoque une idée quasi platonicienne, qui n’a trouvé son accomplissement que dans la situation française ; et une autre conception, ouverte à la diversité des pays « laïcs », dans des régimes politiques qui méritent de s’appeler démocraties – si laïc signifie deux choses : la liberté de conscience et d’exercice des cultes et la neutralité de l’État.
Des lois fondatrices à leurs interprétations contemporaines
4Pierre Kahn propose ici un retour à l’histoire, pour tenter de la comprendre. Il y a eu en France deux lois historiques de référence (dont aucune ne contient le mot de « laïcité » !). Celle de 1882 porte sur la matière scolaire, mais en se limitant à exclure de l’école publique toute instruction religieuse et à remplacer, dans les programmes, « instruction morale et religieuse », par « instruction morale et civique ». L’instruction religieuse se tiendra le cas échéant ailleurs, et le jeudi. Cette loi porte donc bien un contenu, mais il s’agit d’une morale de synthèse, acceptable par tous, qui convienne à une institution d’éducation publique, et pas du tout d’une religion civile laïque !
5La loi de 1905, dite loi de séparation des Églises et de l’État, est de nature bien différente : elle ne porte pas sur un contenu, elle ne vise pas spécifiquement l’école, et elle est d’abord une loi de liberté « procédurale » : « liberté » de conscience et d’exercice des cultes, incluant la liberté d’expression des croyances, et droit au prosélytisme. La « séparation » dont elle porte le nom ne se comprend que dans ce cadre de principes de liberté.
- 3 Philippe Portier, L’inflexion sécuritaire de la laïcité française, Grenoble, PUG, 2021.
6Tout a changé, selon l’auteur, à partir des lois les plus récentes, celle de 2004 (relative à l’espace scolaire, et interdisant les signes religieux ostentatoires), de 2010 (relative à la voie publique), et de 2016 (relative aux lieux de travail) : le modèle devient « un système d’unification des conduites3 ». Et les interdictions sont formulées non pas pour un motif d’ordre public, ce qui eût été conforme à la loi de 1905, qui admettait ces restrictions à la « liberté », mais « en application du principe de laïcité », qui, en lui-même, n’est qu’un principe de liberté, et non d’interdiction.
7L’auteur rappelle en effet qu’il s’est agi pour l’État, dans les lois de 1882 et de 1905, de se garder de l’expression d’une « conception du bien ». Les évolutions actuelles, restreignant une liberté religieuse au lieu de la garantir, « subvertissent » le principe républicain, souvent même pour valoriser, au nom de cette même laïcité, une préférence nationale. Et l’auteur de montrer qu’il y a, selon les pays, autour des mêmes principes de laïcité, bien d’autres pratiques que celles auxquelles les interprétations françaises contemporaines se restreignent souvent.
Enseigner la laïcité comme « valeur de la République » ?
8Le discours public prétend enseigner la laïcité comme « valeur de la République ». Or Kahn rappelle que dans l’école de la IIIe République, on ne trouvait dans aucun programme la moindre mention de la laïcité et de la nécessité de l’enseigner. Aucune tradition vénérable, héritée de Jules Ferry ! La laïcité est essentielle comme « procédure », qui rend possible le pluralisme moral et politique des sociétés démocratiques, mais pas comme « substance ».
Une éducation laïque doit-elle dès lors être sans « contenu » ?
9Historiquement toutefois, la laïcité n’a pas été qu’une procédure devant protéger la liberté de conscience : à l’école, beaucoup de courants lui ont attaché des contenus substantiels, comme un objectif d’« émancipation », par exemple, ou bien d’arrachement des élèves aux diverses « aliénations » de leurs milieux d’origine, comme le dit Pierre Kahn. Mais la question est redoutable : si l’on veut en rester au respect absolu de la liberté de conscience, qu’est-ce qui permet à qui de décider de quoi il faut s’émanciper ?
10L’auteur infléchit alors son rigorisme procédural : il admet que l’école doit amener à faire société, à cultiver (il cite Buisson et Condorcet) la bienveillance ou la compassion, ce qu’on appellerait le « vivre ensemble » ou le « monde commun ». L’auteur parle joliment de la nécessité de penser « cette articulation entre liberté de conscience et monde commun, entre autorisation de ne pas se ressembler et appel à se rassembler […] entre liberté et égalité d’une part, et fraternité de l’autre ».
11La substance (les programmes) qui entre à l’école laïque doit surtout ne pas déboucher sur d’autres dogmes : « L’école a besoin de références éthiques, civiques et politiques communes, mais elle ne peut présupposer l’unité ni l’indiscutabilité de telles références. » Dans le même sens, Paul Ricœur écrivait :
- 4 Paul Ricœur, « Entretien », dans Anita Hocquart, Éduquer à quoi bon ?, Paris, PUF, 1996, p. 95-99.
Préparer les gens à entrer dans cet univers problématique m’apparaît être la tâche de l’éducateur moderne. Celui-ci n’a pas à transmettre des contenus autoritaires, mais il doit aider les individus à s’orienter dans des situations conflictuelles4.
12Ce livre de Pierre Kahn clarifie la notion de « laïcité » en rappelant ce qu’elle a été, dans l’histoire française : d’abord la conquête de la liberté de croyance et d’expression. Mais il apporte à tous une réflexion sur ce que l’école peut et doit tenter d’enseigner, au sein des démocraties, pour créer les conditions du commun des sociétés : se garder de définir de façon dogmatique quelque curriculum liberticide ou encore trop assuré face aux incertitudes constitutives de l’humaine condition.
Notes
1 Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2014.
2 Henri Peña-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Folio, 2003.
3 Philippe Portier, L’inflexion sécuritaire de la laïcité française, Grenoble, PUG, 2021.
4 Paul Ricœur, « Entretien », dans Anita Hocquart, Éduquer à quoi bon ?, Paris, PUF, 1996, p. 95-99.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Roger-François Gauthier, « Pierre Kahn, Quelle laïcité voulons-nous ? Essai sur la laïcité et ses possibles », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 95 | 2024, 47-48.
Référence électronique
Roger-François Gauthier, « Pierre Kahn, Quelle laïcité voulons-nous ? Essai sur la laïcité et ses possibles », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 95 | avril 2024, mis en ligne le 01 avril 2024, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/15087 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11o92
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