1Le travail collaboratif est un idéal qui a connu un succès semblable à celui de l’autonomie comme valeur éducative (Durler, 2015). Au Mexique, les programmes de 2017 et de 2022, bien qu’ils soient différents sur nombre d’aspects, s’accordent à mettre en valeur le besoin de remplacer la vision administrative et centrée sur les adultes de l’apprentissage par le travail collaboratif et collégial, qui promeut l’apprentissage entre pairs et contribue aussi bien à un meilleur développement des potentialités individuelles qu’à un vivre-ensemble pacifique dans la diversité.
2Toutefois, les programmes en disent peu sur la manière dont l’on atteint ce travail collaboratif et sur ses contraintes institutionnelles. Tout semble se dérouler comme s’il suffisait de le formuler comme un idéal pédagogique pour que les pratiques se réorientent alors dans cette direction. Dans les propositions de programme, on n’aborde pas les difficultés pédagogiques liées au travail en équipe, pas plus que l’on ne réfléchit au rôle du cadre didactique des enseignants ou aux limites d’espace et de temps dans la configuration actuelle des cours dispensés dans une bonne partie des écoles mexicaines.
- 1 Ce cycle correspond aux années 10 à 12 de la scolarité obligatoire, ce qui correspond aux années d (...)
3Dans le présent article, nous souhaitons nous intéresser à la manière dont on met en pratique le travail collaboratif dans un établissement d’enseignement secondaire supérieur1 de la ville de Mexico, créé dans les années 1970, avec une visée innovante et des principes pédagogiques qui favorisaient la construction collective de la connaissance. En prenant comme point de départ ce que nous avons relevé dans deux recherches sur la même institution, réalisées en 2014-2018 et en 2019-2021, nous analysons les formes de travail scolaire qui promeuvent des travaux en équipe pour les élèves. Pour ce faire, nous présentons tout d’abord quelques considérations théoriques sur la notion de travail scolaire et le travail collaboratif ; ensuite, nous introduisons brièvement les décisions méthodologiques liées aux recherches menées ; enfin, nous abordons ce que nous observons dans les classes et qui révèle les tensions entre le travail collaboratif, les conditions institutionnelles du travail d’enseignant et les nouveaux défis auxquels répondre dans des contextes pédagogiques marqués par le recours aux ressources numériques.
4L’approche du travail collaboratif que nous privilégions dans ce texte a comme point de départ une conception plus générale du travail scolaire. Reprenons la perspective sociohistorique d’Anne Barrère (2003), qui souligne l’importance des conditions structurelles et matérielles pour l’expliquer et le comprendre. Le travail scolaire est en effet directement lié à la forme scolaire et aux pratiques d’écriture qui lui sont propres ; il suppose l’interprétation des consignes et des cadres réglementaires prescrits, avec des niveaux d’implication du sujet plus ou moins poussés. Les cadres d’interprétation normatifs et subjectifs permettent d’observer les temporalités diverses du temps scolaire, qui inclut des objets et des tâches en commun entre professeurs et élèves.
5Anne Barrère propose d’interpréter la tâche scolaire comme un « travail-palimpseste », c’est-à-dire comme une activité qui implique différentes dimensions qui se « réécrivent » ou sur-écrivent au moyen d’actions ponctuelles et de hasards. L’autrice les compare à un emploi, avec « ses monotonies, ses routines, son ennui… sa gestion du temps, de l’organisation et de la planification » (Barrère, 2003). Les travaux remis, prêts à être évalués, sont une manière visible de « rendre des comptes » de l’accomplissement des objectifs de l’école, du travail d’enseignement des professeurs ; toutefois, ce sont les détails, les contradictions et les décisions qui révèlent les conflits sous-jacents, et c’est à travers les différentes dimensions de la tâche scolaire, à la manière d’un palimpseste, que l’on peut apprécier les temps, espaces et implications institutionnelles qui la composent.
6Dans un texte publié en 2021, Anne Barrère et Camille Noûs analysent une autre dimension du travail scolaire qui est liée au contexte politico-culturel actuel, où l’on ne défend plus l’éthique protestante de l’effort mais où prime le besoin de s’appuyer sur le plaisir et l’utilité comme fondements de l’action (Barrère et Noûs, 2021). Que signifie donc faire appel au travail et à l’effort quand leur légitimité sociale a décru, et que l’on priorise d’autres valeurs ou appellations subjectives ? Les autrices soutiennent qu’une clé d’interprétation valable consiste à analyser ce qui se déroule dans les activités extracurriculaires et avec les outils numériques, car ceux-ci suscitent un plus grand engagement subjectif dans les tâches scolaires que les vieilles routines. Mais ces nouvelles pédagogies font surtout appel à l’implication individuelle, et l’école a besoin de coordonner les temps de travail individuel et de travail collectif, ce qui devient de plus en plus difficile en raison des critiques anti-autoritaires à l’encontre des cours en groupe et des pédagogies de la classe simultanée.
7Les autrices signalent la progression d’un type d’individualisme pédagogique qu’elles appellent « montessorien », qui mobilise l’intérêt individuel de chaque élève et rend difficile la coordination collective, mais qui peut être aligné sur l’idéal néolibéral d’auto-développement et de compétence personnelle, et se soumettre à la pression des évaluations standardisées. Elles observent, dans les écoles françaises, l’adoption d’un certain dualisme : d’un côté, un sujet stratégique qui accomplit ses tâches pour atteindre la réussite scolaire, sans aucun compromis affectif ou cognitif à l’égard de celles-ci, et, de l’autre, un sujet hédoniste, qui recherche les activités qui lui donnent du plaisir ou qui l’attirent et qui s’appuie sur des pédagogies de la participation et de la création. Anne Barrère et Camille Noûs alertent également sur la charge de travail que la décoordination des temps de travail collectif fait peser sur les épaules des enseignants : si la classe se désagrège en de nombreux fils de travail faisant appel à l’intérêt individuel, comment, dans quels temps et avec quelle énergie accompagne-t-on ces processus de travail ?
8En suivant ces deux autrices, on peut émettre l’hypothèse que les formes collaboratives de travail scolaire, tellement à la mode comme valeur pédagogique, privilégient le travail scolaire achevé de manière efficiente en temps et en forme, et ne permettent pas toujours de déployer des processus collectifs de travail. Par ailleurs, l’irruption des plateformes numériques automatisées dans l’enseignement, qui paraissent pouvoir consigner avec plus de facilité les temps et les décisions des parties impliquées au cours du processus, se fonde communément sur des pédagogies qui priorisent la connaissance « correcte », même par intuition ou hasard, par rapport au travail sur les erreurs, solutions partielles ou alternatives rencontrées par les élèves (Perrotta et al., 2021). Paradoxalement, dans les environnements pédagogiques avec un usage intensif des plateformes numériques, on tend d’ordinaire plus vers un modèle de transmission de l’information et vers une priorité donnée à la maîtrise d’un ensemble de savoirs prédéterminés que l’on ne renforce la construction collective de la connaissance. Nous verrons que le travail en équipe est davantage une déclaration de principes et une consigne qu’une activité rendant possible la collaboration effective entre les étudiants.
9Les recherches sur lesquelles nous fondons notre analyse ont été réalisées dans un établissement secondaire supérieur de la ville de Mexico. L’éducation moyenne supérieure a été déclarée obligatoire au Mexique en 2012 ; toutefois, l’objectif de couverture totale pour l’année 2021-2022, qui avait alors été annoncée par le gouvernement de la République (DOF, 2012), n’a pas été atteint en raison non seulement des effets de la pandémie de Covid-19, mais également d’une série de transformations non abouties. En accord avec des données de la Commission nationale pour l’amélioration continue de l’éducation (Mejoredu, 2021), au début du cycle scolaire 2019-2020, les inscriptions scolaires s’élevaient, au niveau national, à 5 144 673 élèves préparant le baccalauréat, parmi lesquels 62 % étaient en filière générale, 37 % en filière technologique et seulement 1 % en série professionnelle technique. Les inscriptions pour ce niveau ont augmenté de 17 % au cours de la dernière décennie mais, si l’on considère les données de la ville de Mexico, la proportion d’élèves âgés de 15 à 17 ans scolarisés à ce niveau n’est que de 79,4 %.
10L’augmentation du nombre d’inscrits, conséquence du décret qui rend ce cycle obligatoire, s’est accompagnée de nombreuses demandes en lien avec l’adéquation des programmes d’études aux innovations technologiques, à la professionnalisation des enseignants et à l’incorporation des outils numériques dans l’enseignement et l’apprentissage ; parallèlement, de nombreux problèmes non résolus subsistent, comme la segmentation géographique et économique de l’offre éducative, l’extension et la fragmentation du programme, le recours à des contrats précaires pour les enseignants, et le haut taux d’abandon et d’échec des élèves.
- 2 Il s’agit d’un lycée à formation « humaniste », héritier d’une tradition mexicaine progressiste, l (...)
11Nos enquêtes ont été menées dans les filières du baccalauréat général, qui comporte un nombre élevé d’élèves (58 521 pour l’année scolaire 2020-2021, répartis en cinq établissements situés dans différentes zones de la ville). L’institution objet de notre étude propose un baccalauréat avec une formation fondamentale en culture générale orientée vers les études universitaires2. Même si le plan d’études ne mentionne pas de perspective spécifique en ce qui concerne le travail collaboratif et qu’il n’y a pas de politique explicite qui guide une pratique en ce sens, le « travail en équipe » a fait partie de sa conception pédagogique. En ce qui concerne le travail scolaire quotidien, les consignes données habituellement par les professeurs comportent l’exigence du « travail collaboratif » et, dans les cas où l’on recommande l’emploi d’outils numériques pour faire les devoirs, on préconise plus spécialement l’usage d’« outils de travail collaboratif » comme Google Drive, OneDrive ou Teams, qui permettent de produire des textes écrits conjointement ou lors de travaux en groupe.
12La première recherche a été menée entre 2014 et 2018, et a étudié les tâches scolaires réalisées à l’aide d’outils numériques. À partir d’une perspective ethnographique, on a observé le fonctionnement de huit classes pour les disciplines historico-sociales et scientifiques, conduit des entretiens avec trente et un élèves et onze professeurs, et compilé cinquante et une tâches faites par les élèves. Dans cet article, nous prenons en compte vingt tâches dans les matières du champ historico-social (histoire universelle, communication et anthropologie) qui ont été élaborées par des groupes de trois à cinq élèves : vidéos, affiches, dossiers thématiques sous Word, ou présentations en PowerPoint pour des exposés en classe sur certains sujets. Ces quatre types de tâches ont requis, à des degrés divers, des activités comme la recherche, la sélection et la synthèse d’informations sur un thème déterminé. Dans tous les cas, les professeurs ont fourni une bibliographie basique et ont demandé aux élèves de la compléter avec leurs propres recherches en bibliothèque ou sur des sites internet. Dans le cas des vidéos qui impliquaient une connaissance préalable du logiciel informatique, il n’y a pas eu d’orientations ou de formation spécifique de la part des professeurs, mais on a supposé que les élèves avaient déjà des connaissances en la matière (Dussel et Trujillo Reyes, 2018 ; Trujillo Reyes, 2019).
13La seconde recherche a eu pour objet l’étude des usages des images dans le travail scolaire, en se concentrant sur les vidéos regardées sur YouTube et sur celles qu’ont réalisées plusieurs groupes d’élèves. L’approche s’est concentrée sur l’interaction entre supports matériels et acteurs éducatifs, et a analysé les discours de l’institution, des enseignants et des élèves sur le travail scolaire, les demandes subjectives et institutionnelles en jeu, l’espace et la temporalité des séquences faites en classe. La recherche a été menée de février 2020 à février 2021, et, dans le présent article, nous nous appuyons plus précisément sur un cours de psychologie de troisième année (équivalent de la terminale française) où ont été produites collectivement des vidéos.
14Comme nous avons pu le signaler auparavant, le travail collaboratif ou en équipe est partie intégrante de ce cycle d’études en raison de sa tradition pédagogique. Toutefois, les nombreux inscrits, avec des classes qui peuvent atteindre soixante élèves, et le sentiment partagé par tous que l’éducation doit être utile pour affronter « le monde extérieur » sont deux contraintes importantes de cette formation. Les professeurs mentionnent le travail en équipe comme une manière de travailler qui implique que les élèves interagissent, comprennent la valeur de la collaboration, fassent preuve de capacités de coopération, et perçoivent la valeur des capacités des autres. Les groupes d’élèves se forment en classe pour travailler sur des lectures et des discussions ou pour réaliser des tâches spécifiques hors des heures de classe. Une professeure d’histoire interviewée remarque ainsi :
Les mettre à travailler en équipe fait partie de leur formation, ils doivent apprendre à interagir avec les autres, savoir écouter des points de vue différents du leur ; ils arrivent ici sans la moindre discipline, sans savoir comment travailler avec les autres (professeure d’histoire universelle, 2016).
15Le travail en équipe par le biais de plateformes numériques a été encouragé dès le début des années 2000 en l’associant à la collaboration, mais également afin que les élèves travaillent à leur propre rythme, à des horaires et dans des espaces distincts. Il y a donc une rupture de l’idéal de la classe simultanée, et une introduction de chronosystèmes plus hétérogènes, avec des classes qui vont « à différentes vitesses » (Bonnéry, 2015).
16Mais les professeurs reconnaissent également que le travail en équipe est un principe d’organisation du cours qui leur permet d’être efficaces face à une charge de travail qui excède leurs forces physiques et intellectuelles. Bien que la proposition collaborative ait une justification indéniable sur le plan éducatif pour les enseignants, dans les faits, elle rend possible une organisation source d’économie de temps et d’efforts. Outre qu’elle est, grâce à cette organisation, une réponse aux difficultés quotidiennes, elle permet de rendre plus efficace le travail enseignant face à la nécessité de faire cours à des groupes pléthoriques (plus de cinquante personnes en moyenne), tout en permettant de retravailler avec les élèves des éléments fondamentaux comme la validité des sources sélectionnées et la possibilité d’interagir entre pairs. C’est ce que souligne un autre professeur lors de l’entretien :
Le champ historico-social est le plus affecté de tous ; le professeur qui a une charge minimale atteint les cent cinquante élèves par semaine (autrement dit les professeurs qui ont un statut et un poste permanent) ; celui qui a une charge maximale (en termes d’enseignement disciplinaire et avec un contrat précaire), va avoir entre trois cent cinquante et quatre cents élèves ; cependant, tous les projets institutionnels impliquent de s’occuper d’un ou de deux groupes supplémentaires ; par exemple, lors des séances de tutorat, tu accueilles cinquante ou cent élèves de plus ; ce sont le plus souvent tes propres élèves, mais c’est tout de même un travail en plus avec cinquante et parfois cent élèves. […] Parfois, je profite du temps de travail en classe, et j’appelle les élèves un par un afin de parler avec eux et de voir les problèmes qui se posent (professeur d’histoire universelle, 2016).
17Les professeurs de matières qui sont à temps partiel dans cette filière, et avec des contrats précaires, travaillent également dans d’autres établissements. Les professeurs à temps complet ayant peu d’ancienneté, ainsi que les professeurs de matières spécifiques, trouvent dans le travail en équipe une bonne manière d’organiser leur charge de travail hebdomadaire.
18Un autre élément qui régule le travail en équipe est l’existence de programmes surchargés. Comme nous le signalions plus haut, le programme est vaste, de sorte que les tâches collectives permettent d’économiser du temps et des efforts pour les élèves et les professeurs afin de remplir tous les attendus du programme. Les outils numériques sont un véritable allié en ce sens. En accord avec certaines consignes reprises dans les tâches scolaires, l’incorporation de plateformes comme Moodle ou de réseaux sociaux comme Facebook et, plus récemment, d’applications comme Google Drive, OneDrive ou Teams, sont un moyen de promouvoir « un travail collaboratif ». Toutefois, on ne donne pas plus d’indications sur ce que l’on attend d’un travail collectif ; en général, on exhorte les élèves à collaborer ou on leur rappelle que « le travail est collaboratif », mais le sujet n’est pas abordé en classe et l’on ne soumet pas à discussion la façon de l’organiser ou le sens qu’il doit avoir.
19Par ailleurs, avec l’introduction de plus en plus fréquente de vidéos réalisées par eux, on incite les élèves à suivre la consigne de faire un travail « attirant et intéressant », et l’on recherche une implication subjective plus forte dans le travail scolaire. Le flux qui conduit les élèves de la prescription, de la classe vers l’extérieur, puis les ramène en classe, fait de la tâche un « objet nomade » (Rayou, 2015), un objet en transit entre des espaces hétérogènes dans leurs objectifs et leurs réalités, si l’on considère les différences de matériel et de capital culturel des élèves. En ce sens, selon la façon dont chacun, professeur ou élève, comprend la consigne d’un travail « attirant et intéressant », il apparaît une variété de dimensions qui, si l’on tient compte au moins des problèmes d’organisation du travail enseignant et de l’ampleur du programme, deviennent difficiles à accompagner et à suivre de la part des professeurs.
20Google Drive, OneDrive, de même que les forums sur Moodle ou Facebook, même s’ils font franchir aux interactions les murs et les temps scolaires, le font avec des langages et des formats qui fonctionnent de manière indépendante du groupe, comme un réseau, une équipe, sans passer nécessairement par une logique disciplinaire ou académique. Les appuis et référents pour ces productions sont des séries documentaires et des vidéos sur YouTube. Cette plateforme est utilisée comme un grand répertoire de matériel audiovisuel, où l’on obtient des explications orales qui aident les professeurs à administrer et à organiser leurs consignes et le temps de préparation de la classe, ainsi que la présentation des contenus sous une forme abrégée.
21Du fait que nos recherches se sont déroulées sur une longue séquence temporelle, nous pouvons identifier quelques changements liés à la pandémie. Avant la crise sanitaire et la fermeture des établissements, le travail en équipe tournait autour de la récupération collective d’information dans différentes sources bibliographiques ou journalistiques à la bibliothèque de l’école, ou bien les élèves réalisaient un travail sur le terrain (en interviewant par exemple des spécialistes d’un thème précis) et enregistraient des fragments de vidéo, mais dans tous les cas, cela supposait de répartir le travail par thématiques ou actions à mener, comme l’édition de la vidéo, l’enregistrement de scènes ou de photographies. Les rencontres servaient en général à résoudre des questions techniques et matérielles. Un élève interviewé a ainsi décrit le processus de travail :
Cela nous aide davantage de travailler en équipe, car l’un cherche ici, l’autre là, et nous nous soutenons alors mutuellement, et voyons qui sait ça ou ça ; et celui qui sait se servir de l’ordinateur, et celui qui ne sait pas. Alors nous répartissons le travail ; toi tu sais manier l’ordinateur, donc tu te charges d’unir les différentes informations et de structurer pratiquement tout. Et ceux qui ne savent pas se chargent de collecter de l’information et de la résumer, et ce n’est pas un petit travail. De sorte que nous apportons tous quelque chose au projet. C’est compliqué si tu es tout seul, si tu ne sais pas faire, mais tu peux aussi compter sur l’aide de tes professeurs (Luis, élève, 2015).
22En revanche, durant la pandémie, quand le cycle du baccalauréat n’a fonctionné qu’en ligne durant plus d’un an, la réalisation des vidéos a aggravé la déconnexion entre les élèves pour la discussion des thèmes, et la segmentation a été plus importante :
Le travail en équipe est une bonne chose, il peut intégrer et organiser le travail depuis différents points de vue […]. Mais les choses peuvent parfois se compliquer, comme durant la pandémie ; pour réaliser cette vidéo, nous ne nous sommes pas réunis, car c’était difficile et nous n’avions pas tous les conditions pour nous connecter à n’importe quelle heure. En présentiel, il est plus facile d’enregistrer, de retrouver tes camarades, de nous aider pour les questions techniques, et trouver des solutions tous ensemble aux problèmes qui se posaient (Diego, élève, psychologie).
23Cette forme de travail collaboratif n’empêche pas la fragmentation du programme, et n’aide pas toujours à dépasser la segmentation que produit la répartition des activités. Les élèves ont l’habitude de diviser le travail en sous-thèmes et actions, pour ensuite mettre en commun ce que chacun a fait ; de manière générale, un seul élève s’occupe de donner forme au travail réalisé « en équipe ». La recomposition de chacun des fragments individuels est de la responsabilité de l’un des élèves, le seul qui aura une vision d’ensemble et une maîtrise basique du matériel et du logiciel nécessaires. L’organisation en une unité ne peut être menée à bien que lorsque l’on dispose de tous les fragments, et que ces derniers peuvent être mis en relation d’une manière précise par l’élève qui s’en occupe, et qui devra aussi exposer le travail réalisé au groupe et au professeur. En général, l’élève choisi pour faire ce travail est celui qui réussit le mieux académiquement et qui dispose chez lui des conditions techniques pour mener à bien ce travail.
24Pour ce que nous avons pu voir de ces travaux, la réalisation des vidéos en groupe a eu comme conséquence une plus grande individualisation du travail et une moindre possibilité d’échange collectif ; chacun s’est chargé uniquement du fragment de vidéo qui lui correspondait. Le but était donc de terminer le travail, et non de mettre en commun un savoir ou un contenu disciplinaire, ce que l’on peut lier à la préoccupation institutionnelle de disposer de la connaissance « correcte » et « achevée », et ne place pas au centre du propos pédagogique le fait d’enrichir et d’accompagner les processus d’apprentissage des élèves.
25Nous signalions au début de cet article que le travail scolaire, si l’on suit Barrère (2003), a partie liée autant avec la reproduction qu’avec la création, avec l’anticipation rationnelle et l’auto-réflexivité, la routine et l’inspiration. L’incertitude au sein du processus de réalisation contraint ou favorise la recherche de normes, faisant cohabiter des éléments disparates.
26Toutefois, l’objectif que le travail scolaire devienne collaboratif ou se fasse en équipe se confronte aux limites liées aux conditions institutionnelles : surcharge de travail pour l’enseignant et programme trop lourd, conception de la connaissance et de la tâche plutôt comme un produit terminé et correct que comme un processus pouvant être continuellement enrichi par des rétroactions.
27Dans l’analyse des tâches réalisées collectivement, nous décelons l’instauration d’une forme de routine pesante qui suscite la perte de tout ce qui procède de l’inspiration, de la réflexivité et de la création, éléments que l’on serait en droit d’attendre de ce type de projets. Ce que l’on présente à chaque instant comme de l’innovation finit par relever de « ce qui est habituel » (Chun, 2016). Que les documents écrits soient réalisés ou non avec Word, que les présentations sous PowerPoint se fassent ou non via Google Drive ou OneDrive, nous retrouvons des manières prédéterminées de travailler, tel le recours à des moteurs de recherche afin que les élèves réalisent des recherches complémentaires. On ne travaille pas en équipe, et chacun réalise un fragment de la tâche. En outre, l’élaboration de vidéos fait partie de l’habitude selon laquelle « chacun fait ce qu’il a à faire comme il peut » ; l’activité en équipe, qui requiert la mise en jeu de quelque chose de commun dans l’acte de produire ensemble, avec les plateformes utilisées par les élèves et professeurs, et la manière dont ils le font, permet des « actions asynchroniques mais pressantes pour créer des utilisateurs interconnectés » (Chun, 2016), sans produire un nous qui conçoit, débat et détermine les différentes étapes à suivre.
28De manière générale, les élèves reconnaissent le caractère stimulant du travail en équipe, et les professeurs arrivent à susciter leur intérêt par le biais de la reconnaissance de leurs propres capacités et de celles de leurs camarades. Toutefois, les caractéristiques individuelles de celui qui fait sont ce qui pèse le plus dans le fragment qui lui est confié. Cette partie de la tâche est interprétée comme l’opportunité de se positionner comme celui qui sait le mieux faire ce qui est demandé ou qui a la plus grande habileté technique, ou bien de valider cette matière avec succès. La reconnaissance de ce que fait l’autre se borne à des habiletés minimales et ne permet pas de mettre en relation les contenus disciplinaires, pas plus qu’elle ne suscite un échange de points de vue ou de réflexions qui ouvrirait sur une mise en commun de la discipline et de ses manières de procéder.
29L’enjeu pour les élèves est d’avoir la meilleure stratégie possible en remettant leur tâche au propre, terminée, et d’introduire en même temps leurs « goûts », car ils ont recours à leurs programmes préférés de télévision ou reproduisent les modèles « amusants » ou « intéressants » de YouTubeurs, des mèmes, des bêtisiers, comme ils l’affirment quand ils se réfèrent aux vidéos qu’ils élaborent comme tâches. Étant donné l’ampleur du programme, les conditions qui entourent le travail enseignant et la forme dans laquelle se produisent les tâches scolaires, le palimpseste qui en résulte ne laisse aucun espace pour la révision et la réflexion dans chacune des réécritures. Selon Anne Barrère et Camille Noûs (2021), on assiste à la consolidation d’une vision du sujet stratégique individualiste, qui cherche à avoir du succès dans des circonstances où le public est nombreux et reçoit peu d’attention académique ; cette attitude révèle également la distance qui sépare cette configuration de pratiques des idéaux institutionnels de collaboration, d’esprit critique et d’autonomie intellectuelle.