La santé à l’école : un équilibre à négocier
Résumés
En s’interrogeant sur la santé à l’école et la médicalisation de l’école, ce dossier examine les relations établies, dans plusieurs pays, entre parents, agents scolaires et professionnels de santé. Partagent-ils les mêmes objectifs ? Leurs attentes sont-elles consonantes ? Contradictoires ? Convergentes ? Dans ces liens qui se tissent pour le bien-être des jeunes, qui possède l’expertise et le pouvoir d’agir ? Dans les systèmes scolaires présentés, l’articulation recherchée entre éducation, apprentissages et bien-être montre une diversité de réponses et de situations – même si les exemples choisis sur plusieurs continents soulignent des éléments de réflexion similaires. Ce numéro a aussi l’intérêt d’éclairer un angle mort de la recherche sur les relations entre normes scolaires et normes de santé.
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Géographique :
Afrique, Allemagne, Belgique, Cameroun, Fédération Wallonie-Bruxelles, Chine, Flandre, France, Pays-Bas, Pologne, Tunisie, Québec, TurquiePlan
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1Difficile de ne pas aborder la gestion scolaire de la pandémie de Covid dans un numéro consacré à « la santé à l’école ». C’est pourtant le choix que nous avons fait : à la fois parce que cette gestion scolaire de la crise sanitaire mériterait un dossier spécifique, afin d’explorer son émergence à l’échelon international ; et parce que notre approche porte, quant à elle, sur les relations de long terme entre les trois pôles constitués que sont la famille, les professionnels de santé et l’école. Dans quelle mesure « la santé à l’école », voire « la médicalisation de l’école » soulèvent-elles la question de l’intervention légitime et de la concurrence des « expertises » ? Les attentes des institutions et des familles ne convergent pas nécessairement. À quelles conditions sont-elles consonantes ? Comment analyser leurs contradictions, comment les contextes expliquent-ils leurs contrastes ? En outre, la conception du rôle de l’enseignant dans l’instruction d’une « éducation à la santé » peut varier selon les situations, selon le type d’enjeu (santé alimentaire, sexuelle, mentale…) comme selon le développement des infrastructures scolaires. Ce dossier tente donc de mettre en évidence ces différences, ces écarts, mais aussi ces rapprochements, en proposant des textes qui éclairent la problématique de « l’école et la santé » de manière originale, tout en observant si des normes communes apparaissent dans les interventions sanitaires des institutions scolaires auprès des populations juvéniles.
La santé publique : une préoccupation historique
2Dans les pays du Nord, c’est dès la fin du xixe siècle que les États se soucient de santé publique, dans le sillon des conceptions pasteuriennes et des préoccupations hygiénistes. La santé est alors abordée comme absence de maladie, et le modèle éducatif associé à la transmission de pratiques prophylactiques (lutte contre l’alcoolisme, les maladies vénériennes, la tuberculose) épouse le modèle de l’instruction : il s’agit de transmettre une culture scientifique de la protection sanitaire. Définie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1946 comme « un état complet de bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité », elle devient dans les années 1950 l’objet d’apprentissages et de transmission dans les écoles du Sud à travers de vastes campagnes de prévention – en particulier vaccinales – soutenues par les institutions internationales, qui s’appuient sur l’obligation scolaire et l’allongement des scolarités.
3Ainsi, dans les écoles du Nord, l’hygiène alimentaire – illustrée notamment par la promotion du lait dans les cantines scolaires – s’adjoint à l’hygiène corporelle promue par les ligues d’éducation physique, qui encouragent la gymnastique suédoise et les jeux de plein air. Renouvelant l’économie du développement, les théories du capital humain montrent plus généralement qu’un niveau élevé d’éducation améliore la santé et l’espérance de vie, et que la santé n’affecte pas seulement l’apprentissage, mais également les taux de scolarité.
4Sur fond de cette articulation robuste entre éducation et santé, promue jusqu’à nos jours par une série d’organisations internationales (OMS mais aussi Unicef, OCDE ou Unesco), l’éducation à la santé a progressivement changé de paradigme depuis la fin des années 1980. La charte d’Ottawa publiée en 1986 mobilise la notion de « promotion de la santé » qui « a pour but de donner aux individus davantage de maîtrise de leur propre santé et davantage de moyens de l’améliorer ». La promotion de la santé « ne se borne pas seulement à préconiser l’adoption de modes de vie qui favorisent la bonne santé ; son ambition est le bien-être complet de l’individu ». Il s’agit ainsi de reconnaître l’autonomie de l’individu, qui devient acteur de sa santé en cultivant son estime de soi, en aménageant son environnement, en prenant soin de ses liens civiques et sociaux.
5C’est à partir de ce « modèle écologique » accordant une place prépondérante à l’habilitation (empowerment) et à la participation que les approches dites « globales » relisent la place de l’école dans la promotion de la santé au carrefour d’interventions ciblant soit des populations (élèves à besoins éducatifs particuliers, élèves sportifs de haut niveau, élèves atteints de maladies chroniques…), soit des thèmes (addictions, obésité, sexualité…), soit des milieux de vie (quartier, centre de loisirs, famille…). L’éducation à la santé oscille ainsi entre une conception traditionnelle basée sur les maladies, les médicaments et les comportements à risques, et une conception fondée sur les conditions de vie, le bien-être et l’implication des élèves dans leur propre développement global. Les « écoles promotrices de santé » relèvent précisément d’une définition de l’éducation centrée sur le développement des compétences individuelles, et mettent en avant la capacité de chacun à obtenir, à interpréter et à comprendre les bases de l’information sanitaire (health literacy).
- 1 Comme le souligne l’article bibliographique rédigé par Hélène Beaucher pour ce dossier, qui renvoi (...)
6Aussi les travaux1 qui nouent éducation et santé révèlent-ils à ce jour deux orientations générales. Le thème de l’éducation à la santé regroupe un grand nombre d’études, qui soit évaluent l’impact des dispositifs et des programmes portés par les établissements et les nombreux réseaux implantés notamment à la suite des directives de l’OMS publiées en 1995, soit analysent et modélisent les facteurs psychosociaux. Ces derniers sont susceptibles d’expliquer les comportements en matière de santé, afin d’améliorer notamment les « environnements favorables », les coordinations partenariales ou encore la formation des enseignants. Si dans cette perspective les publications anglo-saxonnes restent centrales, la chaire Unesco « ÉducationS & Santé » portée en France par l’Université Clermont-Auvergne depuis 2018 est également à ce titre une matrice de travaux de recherche-action. Parallèlement, les recherches de sciences sociales s’intéressent plus frontalement aux inégalités sociales de santé et à la part qu’y joue l’éducation – en termes de capitaux scolaires, mais aussi de styles éducatifs des familles. L’école n’y est alors guère envisagée pour elle-même et la sociologie de l’éducation peine à se saisir des pratiques et des représentations des acteurs professionnels qui y exercent, souvent de manière transversale, un rôle de « promoteurs de santé » – tandis que le rôle de la médecine scolaire et la place des cantines scolaires dans les politiques éducatives locales sont largement délaissés.
7Dix ans après les deux synthèses parues dans les Dossiers d’actualité de l’Institut français d’éducation, il était donc temps de proposer un point de recherche sur l’articulation éducation/santé en considérant les pôles du triptyque famille, professionnels de santé, institution scolaire. Dans cette perspective, nous avons souhaité ne pas rester prisonniers de l’actualité épidémiologique (éducation et Covid), dans la mesure où notre propos privilégie les aspects relationnels du triptyque évoqué et que l’étude de la pandémie, pour ses aspects spécifiques, devra être traitée de manière différente. Nous avons aussi choisi de ne pas privilégier la focale, déjà largement empruntée, de l’éducation à la santé. Nous sommes donc partis initialement d’un constat général : les prescriptions étatiques de soin et d’éducation au soin s’inscrivent dans les conditions contemporaines très difficiles des systèmes nationaux de protection sociale. Elles en appellent à des systèmes relationnels (les ressources primaires : famille, entourage, voisins, associations, communautés) selon différentes modalités d’intervention dont la légitimité n’est pas toujours jugée équivalente par les autorités scolaires. La famille n’ayant plus le monopole de telles solidarités intergénérationnelles, on peut aussi se demander dans quelle mesure l’institution scolaire, selon le pays, voire l’échelon d’intervention, vient soutenir, nuancer ou même s’opposer à certaines initiatives publiques qui tendent à redéfinir les responsabilités dans les processus de prise en charge de la santé et de la scolarité des jeunes générations…
8Il s’agit d’interroger l’articulation santé/éducation sous l’angle des normes, autour d’un triptyque constitué par la famille, les professionnels de santé et l’institution scolaire, mais aussi en interrogeant les dispositifs mis en place, les représentations des pratiques et des collaborations entre acteurs. En effet, les visées des institutions et des familles en matière de normes de santé ne sont pas forcément consonantes. La scolarisation des élèves en situation de handicap, par exemple, a renforcé les exigences des conditions d’accueil, avec une attente familiale forte et quelques conflits avec les institutions : les interactions entre les familles, les acteurs scolaires et les professionnels médicaux définissent ici une école dont les résultats ne sont pas seulement tributaires de la qualité de l’enseignement, mais aussi de la capacité à s’adapter à des requêtes de compensation. De même, les campagnes de prévention de l’obésité infantile et juvénile ne sont pas sans contraindre des cultures alimentaires familiales établies.
9Entre normes scolaires et normes médicales, les familles sont donc invitées, y compris dans la sphère privée, à intervenir en se confrontant à d’autres professionnels, attentes et exigences. En ce sens, ce qu’on nomme parfois rapidement la « médicalisation de/à l’école » a pour conséquence de poser la question de l’intervention légitime et de la concurrence des « expertises ». Selon les sociétés et les contextes locaux d’éducation, les ressources primaires de protection (famille, entourage, voisins, associations, communautés) ne sont pas reconnues comme équivalentes par les autorités scolaires. La conception du rôle de l’enseignant dans l’instruction d’une « éducation à la santé », des parents dans la connaissance intime des besoins de leurs enfants, des professionnels de santé dans leur approche des adaptations utiles à une « bonne scolarité », peut différer selon les contextes, selon le type d’enjeu (santé alimentaire, sexuelle, mentale…) comme selon le développement des infrastructures scolaires.
10Lorsque nous avons recherché des auteurs s’intéressant à cette articulation entre les pôles du triptyque, nous avons découvert que cette dimension était peu investie par les chercheurs et les universitaires. Aussi cette quête d’auteurs, guidée par notre volonté de proposer une vision comparatiste sur les différents continents, s’est-elle révélée parfois ardue. Si nous avons toutefois réussi à appréhender l’ensemble des continents, avec des pays tels que le Canada, la Chine, la Turquie et d’autres, que le lecteur découvrira dans ce dossier, nous n’avons pu avoir un texte traitant de l’Amérique du Sud, faute d’avoir trouvé des auteurs idoines, alors même que les programmes de santé existent bien dans cette région du monde. Malgré cette difficulté inattendue, nous pouvons constater la variété des profils des auteurs de ce numéro qui accueille des chercheurs, des médecins, des psychologues, un chef d’établissement, dans une large répartition géographique.
Un triptyque à la recherche de l’équilibre
11La réflexion sur les articulations éducation/santé de ce dossier porte sur l’effet de la socialisation scolaire sur la santé des jeunes. Les conditions sociales et pédagogiques de la scolarisation ne sont pas sans conséquence sur les compétences psychosociales des élèves. La maîtrise des apprentissages valorise le « métier d’élève » et nourrit l’estime de soi, et la qualité des relations entre pairs participe au sentiment d’être « à sa place » non seulement dans l’institution, mais aussi dans son groupe de référence. À ce titre, les enquêtes sur les relations et corrélations entre scolarité et santé juvénile peuvent éclairer les orientations des politiques scolaires, comme elles renseignent les curriculums et les méthodes de l’éducation à la santé. Les évaluations quantitatives comme qualitatives de la santé des élèves s’annoncent donc comme des révélateurs pertinents du rôle que l’action publique fait jouer à l’institution scolaire dans la circulation et la réception des normes de bonne santé.
12Relatant son expérience de chef d’établissement en Rhénanie-Palatinat, Michael Forster évoque la recherche d’une relation apaisée entre les familles, l’école et une politique de santé qui prône l’inclusion. Il met en évidence, à partir de deux exemples qui peuvent paraître opposés, le fait que le domaine de la santé est peu formalisé dans le champ scolaire allemand. Bien plus, il souligne que cette thématique de la santé et son corollaire, l’inclusion, dépendent surtout de l’attitude des familles et de la bienveillance des équipes éducatives au sein des établissements. Au discours d’une politique publique de la santé des élèves se substitue une vision pragmatique de la gestion quotidienne par les acteurs de leur propre vécu. Dans l’un des exemples rapportés par l’auteur, l’entente entre la famille et la communauté éducative conduit au succès d’une inclusion scolaire ; dans l’autre, la mésentente avec la famille conduit à l’échec.
13Ce témoignage révèle non seulement le face-à-face des volontés et des attentes des différents protagonistes, mais surtout le fait que le modus operandi de leur relation ne peut être réglé et planifié que par eux seuls. Comme si l’État, après avoir énoncé quelques règles, n’était plus présent. Dès lors, le problème familial de la scolarisation des enfants devient le problème majeur de l’établissement, nous dit Michaël Forster. Dans cette quête d’un équilibre des influences et des pouvoirs, l’absence des professionnels de santé, ou du moins leur intervention modeste, favorise (paradoxalement ?) l’intercompréhension des acteurs et permet au chef d’établissement une marge d’autonomie dans la recherche de solutions, à une réserve près : il est nécessaire que chacun soit présent dans le processus d’accompagnement, dans un souci de complémentarité et non d’imposition de décisions. Cela pose en creux la question des modalités des médiations qui permettraient d’articuler les objectifs d’une politique publique et les aléas relationnels de sa mise en œuvre. En particulier, le travail pour « fabriquer un regard pédagogique personnalisé » des enseignants ne peut se satisfaire de la mise à disposition de références théoriques ou même de préconisations. L’enjeu est celui de la formation et de l’accompagnement des professionnels, qu’ils évoluent dans le milieu scolaire ou le monde sanitaire. C’est dans cet espace d’une appropriation professionnelle des « gestes pédagogiques et éducatifs » que peut se situer un lien entre la santé des élèves et les possibles remédiations aux difficultés qu’ils rencontrent dans leur « devenir adulte ».
La transmission des normes de santé à l’école
14Nous avons invité les contributeurs à développer leurs analyses à partir de trois axes de questionnement. Le premier d’entre eux a consisté à interroger les normes de santé produites au sein de l’espace scolaire. En effet, l’école n’invente pas en toute autonomie les discours sur la « bonne santé », mais elle se fait l’écho de prescriptions extérieures ; en cela, elle retraduit dans les termes curriculaires et pédagogiques des connaissances expertes et les préconisations qui en sont déduites. La nature de ce « portage », les effets-relais comme les effets-filtres de la scolarisation des normes de santé méritent qu’on s’y attarde. D’autant que les disparités familiales de pratiques sanitaires et de représentations de la santé complexifient la réception des discours scolaires : on peut alors se demander si de « bonnes pratiques » familiales sont mobilisées comme modèles dans les apprentissages scolaires, s’interroger sur les concurrences de normes de santé entre école et famille (par exemple sur les pratiques alimentaires et les conseils nutritionnels) et examiner les dilemmes et les controverses qui en résultent, entre contrôle des corps et expressions individuelles de l’autonomie.
15La question de la traduction scolaire des normes de santé publique et de leur réception différenciée par les familles est abordée dans deux textes qui portent l’un sur le Cameroun, l’autre sur la Chine. Leurs auteurs interrogent la relation entre l’école et l’État, avec des approches éloignées mais une conclusion similaire, sur la liaison étroite entre aspects sanitaires et préoccupations scolaires et sociales des autorités publiques. L’objectif d’un « contrôle des corps » dépasse les frontières et le temps, même si ses modalités concrètes relèvent de l’échelon national.
16Simplice Ayangma Bonoho montre ainsi, avec son étude sur le Cameroun, que la puissance coloniale française a instauré une politique d’enseignement de l’hygiène pour favoriser l’essor économique. Les arrière-pensées de cette « mission civilisatrice » sont nombreuses et largement sujettes à caution. La volonté de maintenir en capacité physique une « main-d’œuvre forte et saine » a certainement favorisé l’essor d’une « bonne santé » dont on peut interroger les fondements idéologiques. L’un des intérêts du texte réside dans l’analyse qu’il propose de la continuité post-coloniale de cette politique nationale et imposée, mais aussi des ruptures qui s’observent. En établissant un programme à chaque étape du parcours scolaire sur l’enseignement de la santé, le gouvernement camerounais établit ainsi que les « passeurs culturels » des messages de santé sont désormais les enfants. Ils informent et forment leurs parents, mais en les laissant affronter des obstacles non négligeables nés des coutumes ou des traditions, car la permanence et le développement des règles d’hygiène et de santé ne vont pas de soi. L’auteur met ainsi en évidence une constance de politique étatique dont les normes dépassent visiblement les limites nationales, même si elles en tiennent compte.
17Le propos de Dan Zhang et de son équipe vise à analyser, à partir du cas des écoles rurales de Shanghai, la relation entre les orientations sanitaires et scolaires des autorités et leur réception par les familles. L’alimentation et le bien-être physique sont des éléments importants pour les autorités chinoises, que la santé mentale et l’« hygiène spirituelle » préoccupent dans la période plus récente. L’enquête réalisée auprès des enseignants et des parents montre que les premiers ne sont pas tous suffisamment formés pour aborder ces points, là où les familles, selon leur origine sociale, ne suivent pas les recommandations données : les sources de tension entre parents et enseignants s’annoncent nombreuses. En proposant une typologie des familles en lien avec leur réception des exigences sanitaires de l’école, les auteurs montrent que l’histoire familiale (notamment l’expérience de l’exode rural) induit une pluralité de représentations et des styles de vie. En ce sens, si la politique sanitaire et scolaire donne des objectifs d’évolution précis, l’accompagnement des enseignants et un contrôle des effets de leurs actions sont des éléments utiles pour sa réussite.
Les écoles-santé : des dispositifs partagés
18Au contraire des campagnes top-down diligentées par les États éducateurs, les approches « écoles en santé » (School for Health) et « écoles promotrices de santé » (Health Promoting Schools) portées par l’OMS et par un réseau européen depuis les années 1990 vont au-delà d’une simple prévention des pathologies et considèrent l’engagement des élèves comme essentiel à la participation au climat positif de l’établissement. Certaines écoles choisissent ainsi d’inscrire les enjeux de santé au cœur de la « forme scolaire » qu’elles promeuvent. Si Magdalena Woynarowska reprend, dans son article, le développement d’une politique sanitaire et scolaire nationale à partir d’un dispositif international, elle montre comment le programme européen des écoles-santé (ES) a pris place dans le système scolaire polonais en s’adaptant aux contingences nationales sur une durée de trente ans. Valorisant une adhésion de la communauté scolaire à l’expérimentation, le concept d’ES vise à développer des actions pour la santé de toute la communauté scolaire. On y favorise les interactions entre différentes parties prenantes, particulièrement les parents, pour développer une série d’actions collectives favorables à la santé au quotidien. La présence d’une infirmière, rattachée à chaque école expérimentatrice pour le suivi du projet, peut garantir la solidité des relations partenariales et la dynamique des actions collectives ; la nomination d’un coordonnateur national favorise le soutien et la continuité du projet. Par-delà le caractère performatif du dispositif, l’autrice constate toutefois que les résultats de l’expérimentation restent dans l’ensemble mal mesurés et sous-évalués – au point que les données lacunaires pourraient grever la poursuite et la généralisation de l’expérimentation dans une conjoncture économique devenue plus contraignante pour le système éducatif polonais.
19L’introduction historique de Goof Buijs et al., pour les Pays-Bas, montre dans quelle mesure, sur la base de la même approche globale de la santé à l’école, les objectifs sociaux et les attentes de politique éducative convergent. Le programme Krachtvoer (en anglais Power Food) vise, par exemple, à intégrer à la fois les facteurs culturels et les contraintes économiques des ménages pour améliorer la réception de l’information diététique auprès d’élèves de 12 à 14 ans de la filière préprofessionnelle. Les auteurs soulignent aussi les limites de l’enrôlement – l’un des obstacles à l’essaimage de ces bonnes pratiques alimentaires renvoie à la faiblesse des relations avec les professionnels de santé extérieurs à l’école, comme les médecins de famille. Plus largement, la participation parentale semble sollicitée sur un mode régulièrement aléatoire, variable selon chaque école, ancrée dans son contexte local et ses réseaux de proximité. Si les préoccupations sanitaires et scolaires apparaissent désormais articulées dans une dynamique internationale que les politiques publiques étatiques intègrent en l’adaptant aux programmes nationaux, la discontinuité des objectifs poursuivis et la difficulté à établir une coéducation à la santé illustrent combien la cohérence de ces approches ne va pas de soi.
La médicalisation des troubles scolaires
20Le deuxième axe de réflexion de ce dossier concerne ce qu’il est convenu d’appeler la « médicalisation de l’échec scolaire », et plus largement l’attribution des difficultés d’apprentissage à des limitations psycho-physiologiques. On peut se demander quels sont les acteurs scolaires qui tendent à renvoyer les difficultés des élèves aux experts médicaux ou paramédicaux, et quels sont ceux qui privilégient la remédiation pédagogique, en observant combien les relations avec les familles peuvent faire basculer vers l’un ou l’autre terme de l’alternative. On peut aussi questionner l’espace scolaire comme espace « opportun » pour le déploiement d’une paramédicalisation des difficultés scolaires, susceptible de fournir des ressources à certains professionnels qui y voient l’occasion d’élargir leur action. Cette porosité de l’espace scolaire aux explications pathologiques et aux interventions de type médical révèle-t-elle la tendance à davantage d’ouverture institutionnelle, ou signale-t-elle une crise de l’expertise pédagogique ?
21Deux articles établissent un lien institutionnel entre santé et échec scolaire, par-delà les difficultés d’apprentissage. Celui de Métin Cevizci se penche sur le cas de la Turquie, pour lequel il constate que l’externalisation des « élèves problématiques » vers l’éducation spécialisée et l’absence de sensibilité politique aux inégalités sociales de réussite font le lit d’une définition biomédicale du handicap et d’un traitement médicalisé de l’échec scolaire. L’explication des difficultés scolaires par des troubles neuro-développementaux dépend toutefois des conditions économiques, sociales et institutionnelles de scolarisation. Il dépend aussi de l’« ordre scolaire négocié » entre les professionnels de l’école et les professionnels de santé qui relèvent du champ médico-psychologique ; l’intervention parentale influe fortement sur les arbitrages en cours, au moment du diagnostic et tout au long du processus d’orientation scolaire qui lui succède. Le niveau social et économique des familles contribue ainsi à instaurer des inégalités de traitement entre les élèves : faute de pouvoir accompagner leurs enfants dans leurs apprentissages, certaines familles s’en remettent aux experts médicaux, voire à l’enseignement spécialisé qui disqualifie le parcours de formation initiale.
22Le texte de Marie-Christine Brault et Emma Degroote, s’intéressant au diagnostic de trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) au Québec et en Flandre, compare les politiques de prévention mises en œuvre pour dépister ce trouble et y répondre efficacement. Les autrices analysent les représentations, les présupposés et les conséquences de cette médicalisation. Si les « bonnes intentions » des institutions et des acteurs concernés pour pallier les comportements « déviants » sont affirmées sur les deux terrains nationaux, « la médicalisation durant l’enfance encourage l’individualisation des problèmes sociaux et par conséquent occulte les enjeux collectifs sous-jacents aux problèmes ». Le texte fournit une réflexion critique sur les fondements et les effets de cette action publique. De part et d’autre de l’Atlantique, les positionnements des enseignants divergent. Alors que les Flamands fondent leur approche du trouble sur une compréhension constructiviste, les Québécois favorisent nettement une action médicalisée. Ce parti pris a pour conséquence que « l’origine du problème » réside dans l’enfant lui-même et que la solution médicale surpasse les solutions pédagogiques. Il induit aussi une surreprésentation des enfants provenant de familles défavorisées et une médicalisation de l’immaturité – puisque le TDAH semble davantage toucher des enfants jeunes nés entre juillet et septembre. Les autrices proposent une interprétation originale du rôle des parents dans ce processus médicalisé : initiateurs de la demande, collaborateurs ou détracteurs des solutions selon les situations et les évolutions. Car savoir, c’est pouvoir, et la collaboration entre parents, professionnels de santé et professionnels d’éducation, nécessaire à un accompagnement efficace de l’élève dans ses apprentissages, dépend de l’articulation de savoirs hétérogènes – qu’ils soient savants ou « expérientiels ». En ce sens, la priorité que l’on confère à l’expertise pédagogique et éducative sur l’autorité médicale doit résulter d’un arbitrage et être clairement posée tout au long de l’accompagnement. Au-delà de cette préconisation, les enquêtes sociologiques doivent s’intéresser aux effets de la médicalisation des difficultés scolaires dans leur sens le plus large, c’est-à-dire en intégrant les résistances parentales à cette dynamique.
L’attention aux usagers
- 2 Qui relèvent de l’émotion et de l’affectivité.
23Certains pays ont fait le choix d’accompagner les élèves en intégrant le soin au dispositif scolaire. C’est le cas de la Belgique, dont les centres psycho-médicosociaux (PMS) privilégient la complémentarité des acteurs, notamment dans une phase de diagnostic qui doit permettre de cerner les accompagnements nécessaires. Décrivant ce dispositif institutionnel, Guy De Keyser en analyse aussi les limites. La première d’entre elles concerne la distance que les PMS instaurent dans la relation éducative : le dispositif se situe en surplomb des familles et des écoles, avec l’objectif de préserver la neutralité de l’analyse et de protéger l’activité de suivi des relations affectuelles2 – mais les attentes des enseignants comme des parents peuvent différer des préconisations inclusives que formulent les PMS. La seconde nuance concerne l’orientation des élèves : alors que les PMS prônent un maintien dans le parcours scolaire « le plus ordinaire possible », cette ambition n’est pas forcément partagée par les enseignants. Dans ce contexte, la formation et la responsabilisation des enseignants, la communication avec les familles deviennent des enjeux essentiels. Ces objectifs sont loin d’être atteints, d’autant qu’au regard du nombre croissant d’élèves à prendre en charge, le faible nombre de PMS limite les ambitions de cette politique publique.
24La santé scolaire en Tunisie s’est aussi définie à partir de services intégrés pour promouvoir diverses actions concernant la santé mentale et l’éducation pour la santé. Malgré cette politique volontariste, les usagers demeurent insatisfaits. Si le développement d’actions au sein de services médicaux et scolaires est acté, si les programmes scolaires ont été adaptés, il semble en effet que « les pratiques pédagogiques et les représentations des enseignants […] constituent de véritables obstacles à la promotion de la santé à l’école ». Par ailleurs, la Tunisie a concentré ses efforts sur les élèves en situation de handicap (pour lesquels l’équipe du docteur Imen Miri, qui signe la contribution avec Hichem Chebbi, Fatma Zohra Ben Salah et Catherine Dziri, a œuvré dans le sens d’un partenariat volontariste entre l’école et les parents) et sur les élèves en difficulté scolaire – en privilégiant l’interdisciplinarité des différents acteurs et la coordination des interventions pour éviter le risque de médicalisation de l’échec scolaire. L’article décrit cette dynamique et constate que l’institutionnalisation de dispositifs ne garantit pas des réponses adaptées : c’est bien plutôt la qualité relationnelle entre parents, école et professionnels de santé qui peut plus ou moins favoriser des accompagnements positifs. Fondées sur les bonnes volontés individuelles, ces adaptations ne suffisent pas à répondre à la demande socio-scolaire.
25Le texte conclusif du dossier propose de rapprocher deux enquêtes internationales conduites en milieu scolaire sur le terrain français. Emmanuelle Godeau et son équipe montrent combien les auto-questionnaires sont précieux pour recueillir l’expérience déclarée des élèves en situation de handicap face au harcèlement – une population juvénile qui reste ignorée des actions de prévention contre le harcèlement, alors même que la situation de ces élèves les rend plus vulnérables en moyenne à cet égard. La contribution insiste aussi sur la construction d’indicateurs ad hoc pour mieux appréhender les articulations entre harcèlement et climat scolaire d’un côté, handicap et santé de l’autre. Les données ne vont pas de soi, et nécessitent un exercice de construction raisonnée qui permet de lire sous un autre jour l’efficacité des politiques publiques. L’accès aux données et l’accompagnement de leur lecture, voire de leur traduction pour l’ensemble des acteurs concernés par la santé des élèves, est aussi un geste politique susceptible, a contrario, de valoriser l’utilité sociale de la recherche en santé publique à l’école.
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26Ce dossier avait pour ambition d’analyser les relations de collaboration et de pouvoir entre professionnels de santé, école et familles, en interrogeant les liens, constitués ou non, entre normes de santé et normes scolaires – au niveau des représentations et des pratiques des acteurs, ou à l’échelle des dispositifs mis en place et de leurs effets. Or si le thème de la santé est présent dans nombre de recherches, si les institutions scolaires sont soumises à des réflexions universitaires multiples, le dossier révèle combien le triptyque est rarement abordé et découvre ainsi un véritable « angle mort » des études actuelles.
27Les articles ici rassemblés permettent de mieux cerner les enjeux de l’équilibre entre les trois « acteurs ». Leur lecture permet, dans la diversité des systèmes scolaires et sociaux qui sont les leurs, de souligner des éléments de convergence :
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l’approche des besoins spécifiques des enfants, élèves en situation de handicap ou en difficulté scolaire notamment, est présente désormais dans tous ces pays ;
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la question de la prévention, qu’il s’agisse de l’hygiène, de l’alimentation ou du bien-être des enfants, est constitutive des préoccupations de l’école et des familles : les programmes scolaires ou les actions éducatives le montrent aisément ;
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les troubles scolaires, les réponses à la difficulté scolaire sont désormais une inquiétude mondiale, tant pour les parents que pour les enseignants qui sont à la recherche de solutions ;
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la recherche du bien-être des élèves est une condition partagée pour améliorer l’environnement éducatif et par voie de conséquence les résultats scolaires.
28Toutefois ces problématiques similaires ne produisent pas des réponses uniformes et les dispositifs mis en œuvre posent de nouvelles questions. Alors que nous concevions volontiers que la question globale de la santé interroge le pouvoir conféré à ceux qui s’en emparent, nos auteurs insistent davantage sur la santé comme bien commun, sur les efforts des acteurs scolaires à jouer la partition pédagogique, enfin sur les difficultés à en mesurer l’empan autour de concepts parfois mal assurés comme le « bien-être à l’école », la « bienveillance formative » ou le « climat scolaire ». Diverses tensions sont à l’œuvre, et les contributions permettent de dessiner un premier panorama d’un thème qui ne demande qu’à être approfondi et exploré davantage.
Notes
1 Comme le souligne l’article bibliographique rédigé par Hélène Beaucher pour ce dossier, qui renvoie à de nombreuses références utiles et importantes.
2 Qui relèvent de l’émotion et de l’affectivité.
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Référence papier
Hélène Buisson-Fenet et Yannick Tenne, « La santé à l’école : un équilibre à négocier », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 89 | 2022, 47-57.
Référence électronique
Hélène Buisson-Fenet et Yannick Tenne, « La santé à l’école : un équilibre à négocier », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 89 | avril 2022, mis en ligne le 01 avril 2022, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/12159 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ries.12159
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