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Dossier - La recherche en éducation

La recherche en éducation au Québec : évolution des pratiques et de leur impact sur les acteurs de terrain

Education research in Quebec: Changing practices and their impact on actors in the field
La investigación en educación en Québec: evolución de prácticas y de su impacto sobre los actores de terreno
Thierry Karsenti et Maurice Tardif
p. 143-152

Résumés

Ce texte brosse, pour le Québec, un bref survol de l’évolution du regard de différents acteurs clés de la recherche en éducation : les chercheurs, les acteurs de terrain et les décideurs politiques. L’article présente, dans un premier temps, des repères historiques et sociologiques de la recherche en éducation au Québec, puis propose un bref survol d’une question centrale des recherches en éducation dans la province. Le rôle clé des organismes subventionnaires sur l’évolution du regard des acteurs de terrain quant aux recherches en éducation est ensuite abordé. Une brève conclusion propose certaines pistes pour que les recherches réalisées soient réellement utiles aux acteurs de terrain et aux décideurs.

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Texte intégral

1Ce texte brosse, pour le Québec, un bref survol de l’évolution du regard de différents acteurs clés de la recherche en éducation : les chercheurs, les acteurs de terrain et les décideurs politiques. Certains se demanderont pourquoi parler du Québec et non du Canada. Simplement, parce que la Constitution canadienne de 18671 stipule que chaque province ou territoire de ce pays a pleine autorité en matière d’éducation. Le Canada se retrouve donc ainsi avec treize systèmes scolaires autonomes (figure 1). En général, chaque système possède ses propres règles et, même s’il y a des similitudes importantes entre ces systèmes, ils présentent également des différences majeures, qui se transposent irrémédiablement dans la recherche en sciences de l’éducation.

Figure 1. Le Canada avec ses dix provinces et trois territoires (Yukon, Territoires du Nord-Ouest et Nunavut)

Figure 1. Le Canada avec ses dix provinces et trois territoires (Yukon, Territoires du Nord-Ouest et Nunavut)

Source : Gouvernement du Canada, https://www.canada.ca/​en/​environment-climate-change.html

2Ce texte présente, dans un premier temps, des repères historiques et sociologiques de la recherche en éducation au Québec, puis propose un bref survol d’une question centrale des recherches en éducation au Québec. Le rôle clé des organismes subventionnaires sur l’évolution du regard des acteurs de terrain quant aux recherches en éducation est ensuite abordé. Une brève conclusion propose certaines pistes pour que les recherches réalisées soient réellement utiles aux acteurs de terrain et aux décideurs.

Repères historiques et sociologiques

3Dans le domaine des recherches en éducation, le Québec étant largement intégré à l’ensemble nord-américain anglophone (États-Unis et Canada anglais) dont il épouse, souvent avec quelques décennies de retard, les grandes tendances de développement, il est donc utile, pour débuter, d’en indiquer brièvement la teneur et de montrer comment elles se sont déployées sur sol québécois, selon une logique à peu près similaire.

L’essor de la recherche éducative aux États-Unis

4Aux États-Unis, la recherche en éducation est ancienne, car elle se met en place à la fin du xixe siècle et connaît un essor très rapide dès le début du xxe siècle. C’est là que tout a commencé, il y a un peu moins de deux cents ans, avec la reconnaissance de l’éducation comme une science, les sciences de l’éducation. C’est d’ailleurs là qu’est née, en 1855, la première revue scientifique en sciences de l’éducation, l’American Journal of Education2. La National Teachers Association (NTA) – aujourd’hui National Education Association (NEA)3 – qui compte aujourd’hui plus de trois millions de membres, est créée en 1857 et réunit des représentants des États américains, des administrations scolaires, des écoles normales et des colleges, ces derniers étant les ancêtres de la plupart des universités d’État aux États-Unis. La NTA se veut une association professionnelle qui s’inspire de la profession médicale et cherche à fonder l’éducation sur la science. En 1916, un groupe issu de la NTA fonde l’American Educational Research Association (AERA)4, qui est principalement composée, à l’origine, d’administrateurs des services de recherche des systèmes scolaires (school districts) de différents États américains. À la fin de la Première Guerre mondiale, l’AERA s’intéresse à l’évaluation des réformes scolaires dans le cadre du développement de tests standardisés et d’enquêtes par questionnaires mis en place dans les établissements et qui sont développés par des universitaires. En 1922, ces derniers sont intégrés à l’AERA sur la base de leur dossier de publications. L’association lance en 1919 le Journal of Educational Research5, qui reste aujourd’hui l’une des grandes revues scientifiques anglo-saxonnes en éducation.

5Selon Monroe (1950), la recherche éducative (educational research) connaît un essor extrêmement important entre 1900 et 1940, puisque l’on recense déjà quelque 50 000 publications au cours de cette période. Par la suite, la moyenne annuelle de publications s’élèvera à plus de 10 000 manuscrits. À partir des années 1950 et 1960, le gouvernement fédéral américain commence à intervenir en éducation, en créant notamment l’Office of Education (1959)6, aujourd’hui le United States Department of Education (USDE)7, qui est une agence gouvernementale s’efforçant de rassembler toutes les données et tous les travaux scientifiques sur l’éducation. Dans la foulée, est créée en 1969 la base de données ERIC (Education Resources Information Center)8, qui relève désormais de l’USDE et qui recense aujourd’hui plus de 1,7 million de travaux (articles, livres, rapports, etc.) émanant principalement de la recherche universitaire en éducation.

Les facteurs à l’origine de cet essor, y compris au Québec

6Quels sont les principaux facteurs sociaux qui expliquent cet essor très important de la recherche en éducation ? Le premier facteur est sans contredit l’expansion aux États-Unis des systèmes scolaires et de la scolarisation obligatoire d’abord au primaire et ensuite au secondaire dès le début du xxe siècle. Le Canada et le Québec vont connaître la même évolution, mais avec un retard de plusieurs décennies pour le Québec, qui modernise son système scolaire principalement dans les années 1960. La croissance de l’institution scolaire appelle l’expansion de nouveaux modes de gestion basés sur l’exploitation et le traitement de nombreuses données statistiques, ainsi que d’enquêtes sur le fonctionnement des établissements et le suivi des réformes. Les premières générations de chercheurs sont donc étroitement affiliées aux administrations scolaires, comme ce fut le cas pour la NTA et l’AERA. On peut suivre la même tendance au Québec (mais de moins forte amplitude) avec l’ancien Département de l’instruction publique (1851-1964)9 qui produisait des rapports sur la fréquentation scolaire, les coûts de l’éducation, etc.

7Un second facteur résulte de l’allongement progressif de la scolarité obligatoire, qui conduit à faire du cours secondaire un passage désormais obligé. Or, avant les années 1940, la formation du personnel scolaire et surtout du personnel enseignant relève encore très majoritairement des écoles normales, qui appartiennent dans la majorité des cas au niveau secondaire. Ainsi, en devenant obligatoire, l’école secondaire entraîne la nécessité d’élever la formation du personnel scolaire et enseignant au niveau universitaire. C’est pourquoi, partout en Amérique du Nord, les écoles normales seront abolies entre les années 1940 et 1960, afin que la formation initiale des enseignants soit transférée aux universités. Là, encore, le Québec s’inscrit dans cette tendance, mais avec quelques décennies de retard, puisque l’universitarisation de la profession enseignante intervient seulement à la fin des années 1960. Cette volonté de donner un caractère résolument universitaire à la formation des enseignants marque vraiment le coup d’envoi de la recherche universitaire en éducation dans l’ensemble des universités au Québec.

8Un troisième facteur, étroitement lié au précédent, découle du développement de la recherche scientifique sur l’enseignement et l’apprentissage, particulièrement dans le domaine de la psychologie. Aux États-Unis, dès le début du xxe siècle, la psychologie comportementale et expérimentale (béhaviorisme), notamment à travers les travaux d’Edward Thorndike, de Stanley Hall, de William James, de John Broadus Watson et de bien d’autres, s’impose en éducation comme une discipline centrale. L’American Psychological Association (APA)10 est fondée en 1892 et son premier président est Granville Stanley Hall, un spécialiste de la psychologie expérimentale. Thorndike la préside en 1912 et il introduit en éducation l’utilisation massive de tests et de mesures, y compris dans les classes. Jusqu’aux années 1960, la psychologie et surtout le béhaviorisme demeurent dominants dans la recherche en éducation, notamment pour tout ce qui concerne l’apprentissage et les interactions entre les enseignants et leurs élèves (gestion de la classe, motivation, etc.). À partir des années 1970, on observe un certain essor des sciences sociales qui s’intéressent aux inégalités engendrées par les grandes réformes éducatives des années 1950 et 1960. Depuis les années 1980, les sciences cognitives tendent à s’imposer comme une des principales références scientifiques pour la recherche éducative nord-américaine. La situation est globalement similaire au Québec, même si celui-ci reste aussi encore perméable aux influences de l’Europe francophone. Par exemple, on trouve au Québec une forte tradition de recherche en didactique, qui n’existe pas vraiment ni aux États-Unis ni au Canada anglophone.

9Enfin, un dernier facteur, plus récent, mais dont les racines sont anciennes, intervient : la professionnalisation du personnel scolaire et enseignant. Déjà soutenue par la NTA au xixe siècle, l’idée de professionnaliser l’enseignement est relancée avec force au cours des années 1980 par les autorités politiques et universitaires américaines ; elle est immédiatement reprise au Québec et au Canada. Or, selon le modèle nord-américain des professions, professionnaliser l’enseignement nécessite de fonder son exercice sur une base de connaissances scientifiques. Ainsi, depuis les années 1980, une bonne part de la recherche éducative nord-américaine, y compris au Québec, est largement orientée par le projet de construire cette base de connaissances et de l’intégrer aux programmes de formation universitaire en enseignement, mais aussi dans la formation des autres professions qui interviennent en milieu scolaire : directions d’établissement, orthopédagogues, éducateurs physiques, etc.

La recherche en éducation au Québec depuis les années 1960

10Les développements précédents révèlent, d’une part, que la recherche en éducation au Québec s’inscrit dans le sillage de la recherche nord-américaine et, d’autre part, qu’elle a connu un essor plus tardif. En effet, c’est uniquement avec l’intégration de la formation du personnel scolaire et enseignant à l’université à la fin des années 1960 que les sciences québécoises de l’éducation commencent lentement à se développer. Toutefois, les décennies 1970 et 1980 sont principalement marquées par la construction des facultés et départements d’éducation, la création des nouveaux programmes de formation, le lent développement des études de deuxième et troisième cycles, et la formation continue du personnel enseignant qui connaît un essor considérable durant ces deux décennies (Tardif, 2013).

11À cette époque, les sciences de l’éducation et la recherche éducative sont souvent le parent pauvre au sein des universités : 70 % de leurs professeurs, qui proviennent des anciennes écoles normales, n’ont pas de doctorat ; leurs travaux de recherche ont un rayonnement très limité ; leur valeur scientifique est souvent contestée par les professeurs des disciplines solidement établies, tandis qu’ils ont accès à peu de ressources financières. La recherche demeure donc largement une entreprise artisanale : elle est l’œuvre de professeurs travaillant souvent en solitaires, entourés de quelques-uns de leurs étudiants.

12Les choses changent tout doucement au milieu des années 1980 avec la création par le gouvernement québécois du Fonds pour la formation de chercheurs et l’aide à la recherche (FCAR), qui commence à financer la recherche en éducation et permet l’émergence, dans les décennies suivantes, d’une nouvelle génération de chercheurs détenteurs de doctorat en sciences de l’éducation. À la même époque, le gouvernement fédéral crée le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH)11 du Canada, qui finance depuis 1977 les chercheurs en éducation partout au Canada. Toutes ces initiatives politiques, financières et institutionnelles en faveur de la recherche éducative se traduisent, dans les décennies suivantes, par une croissance de la production scientifique, mais aussi par l’essor de grandes structures de recherche (des centres, des chaires, etc.) désormais affiliées aux facultés d’éducation.

13Finalement, il importe de souligner, pour clore ce trop bref historique, que la recherche en éducation au Québec, comme partout ailleurs en Amérique du Nord, est très différente de la recherche en France et dans diverses autres sociétés européennes. En effet, elle est complètement intégrée à des facultés et départements de sciences de l’éducation, dont le mandat principal est de former des agents scolaires et de contribuer, depuis les années 1980, à leur professionnalisation grâce à la recherche scientifique. En ce sens, la recherche éducative, par ses liens étroits avec la formation professionnelle, est constamment confrontée au redoutable défi de sa transférabilité et à la preuve de son opérationnalité dans les pratiques scolaires.

Tendances actuelles de la recherche en éducation

14Une question centrale occupe de plus en plus de place dans la recherche en sciences de l’éducation au Québec : celle des données probantes de recherche. Cette préoccupation est en grande partie due à l’immense popularité qu’ont connue les différents travaux de John Hattie, tout particulièrement son ouvrage de 2008 : Visible learning : A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement. Cela dit, et même si ce mouvement est particulièrement présent – et combien important – dans les recherches en éducation (voir par exemple les travaux de Gauthier et al., 2013), plusieurs voix se sont également élevées, au Québec, contre cette façon de concevoir la recherche en sciences de l’éducation. Il faut comprendre que les données dites « probantes » ne sont pas toujours synonymes de preuve irréfutable, tout particulièrement en sciences de l’éducation. Car ce sont des données produites avec un type de méthodologie de recherche particulier (recherche quantitative, méthodologie expérimentale, essai clinique contrôlé, etc.) et agrégées le plus souvent dans des revues scientifiques qui ne publient que de telles recherches. Il ne s’agit donc pas, par exemple, de données issues de recherches-actions, de recherches collaboratives, ou d’études de cas, voire de recherches qualitatives où des observations de classe et des entrevues sont réalisées. L’enseignement basé sur les données probantes tire son origine du domaine médical, lorsque des médecins échangeaient à propos des risques et des avantages de traitements particuliers. Dans ce contexte, un traitement peut être préféré à un autre. Parfois même, l’absence de traitement sera l’option préférée, surtout lorsque les risques dépassent les avantages. C’est Hargreaves (1997) qui a le premier suggéré que l’éducation tire des leçons du domaine médical :

  • 12  « De nombreux médecins s’appuient sur des recherches sur les effets de leur pratique pour éclairer (...)

Many doctors draw upon research about the effects of their practice to inform and improve their decisions; most teachers do not, and this is a difference12.

15L’idée, pour Hargreaves, était de montrer l’importance de prêter attention aux études scientifiques en éducation, dans un contexte où l’on ne s’y attachait peut-être pas assez. Mais même si les données probantes ont résolument leur place en éducation, il semble important de comprendre qu’enseigner, ce n’est pas comme pratiquer la médecine. En éducation, il est aussi nécessaire de valoriser différents types de recherches, car la salle de classe n’est pas gouvernée par des lois universelles comme la chimie, la physique ou la biologie. Pour autant, et malgré les défis qui y sont associés, il ne faut pas balayer du revers de la main les données probantes. Elles doivent être utilisées pour fournir des balises, et non des lois à appliquer sans réflexion. Elles doivent surtout trouver leur place aux côtés d’autres formes de savoirs dans le raisonnement professionnel (voir Saussez et Lessard, 2009).

Le rôle clé des organismes subventionnaires dans l’évolution des regards des acteurs de la recherche

16Un autre facteur d’influence majeur sur la recherche en éducation au Québec, et plus particulièrement sur les regards que lui ont portés, au fil des ans, les différents acteurs de la recherche (acteurs de terrain, décideurs et chercheurs eux-mêmes), ce sont les organismes subventionnaires qui financent la recherche en sciences de l’éducation. Car au Québec, la culture anglo-saxonne de recherche dans les universités est omniprésente, et la progression dans la carrière universitaire est souvent synonyme de recherches financées. Dans ce contexte, les priorités des organismes subventionnaires ont souvent déterminé non seulement les thématiques de recherche, mais aussi ses modes de diffusion et de transfert, ce qui a eu un impact direct sur les regards que lui ont portés les principaux acteurs.

17Au Québec, deux principaux organismes financent la recherche en sciences de l’éducation : le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et le Fonds de recherche société et culture du Québec ou FRQSC13. C’est ce dernier organisme qui a réellement marqué les mécanismes de diffusion des connaissances issues de la recherche, notamment avec sa série d’initiatives, dans les années 1990 (et jusqu’à aujourd’hui), portant sur des actions concertées de recherche, où non seulement il est fortement recommandé – et parfois même obligatoire – d’intégrer des acteurs de terrain, mais où les modes de diffusion et de transfert de connaissances envisagés sont parfois déterminants pour obtenir une subvention. D’ailleurs, parmi les principaux objectifs du FRQSC, on trouve :

  • susciter des partenariats entre les chercheurs et chercheuses et les praticiens et praticiennes ;

  • favoriser l’appropriation et l’application concrète des résultats des recherches financées dans les réseaux de l’éducation […].

18Ainsi, le FRQSC, depuis bon nombre d’années, par ses pratiques de financement de la recherche, a eu un impact majeur sur les pratiques de diffusion et de transfert des résultats de la recherche et, ce faisant, sur l’évolution des regards que lui portent l’ensemble des acteurs de la recherche : les chercheurs eux-mêmes, les acteurs de terrain, voire les décideurs politiques.

19Au début, le FRQSC demandait aux chercheurs de diffuser les résultats de la recherche auprès des chercheurs, des étudiants-chercheurs, et des autres personnels de recherche. Puis, la diffusion exigée des chercheurs financés s’est élargie aux acteurs de terrain et aux décideurs. Il s’agit, pour la recherche en sciences de l’éducation au Québec, d’un premier tournant décisif pour l’évolution du regard des divers acteurs impliqués. Pour la première fois, on se souciait de la diffusion des résultats de recherche auprès des acteurs de terrain (surtout), mais également auprès des décideurs. Cependant, au-delà de cette volonté des organismes subventionnaires, et malgré les nombreux efforts – parfois contraints – de diffusion des résultats de la recherche par les chercheurs, la pratique des acteurs de terrain demeurait le plus souvent inchangée. Dans un premier temps, les organismes subventionnaires comme le FRQSC ont demandé que les mécanismes de diffusion de la recherche soient plus nombreux et plus variés, et ce afin de réellement avoir une influence dans les milieux d’éducation.

20C’est alors que les organismes subventionnaires comme le FRQSC ont commencé à exiger que l’on se soucie de diffusion des résultats de la recherche à travers un grand nombre et une grande variété de mécanismes : création de sites Web présentant les résultats de la recherche, usage de réseaux sociaux, publication dans des revues professionnelles, interventions dans des colloques et événements professionnels, publications conjointes entre chercheurs et praticiens, etc. En outre, au-delà des efforts de diffusion dans les milieux scolaires, un effort particulier était également demandé aux chercheurs pour accroître la diffusion des résultats de recherche auprès des décideurs concernés. Mais malgré tous ces efforts, cela ne semblait avoir que très peu d’impact sur le terrain.

21Plusieurs réflexions ont alors mené l’État à parler non seulement de diffusion des résultats de la recherche, mais également de transfert de connaissances. C’est le second tournant décisif dans l’évolution des regards sur la recherche en sciences de l’éducation au Québec. Le gouvernement a même créé en 2006 le Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec (CTREQ)14, comme organisme de liaison et de transfert en innovation sociale. Quelle différence entre diffusion et transfert des connaissances ? Les activités de diffusion se démarquent des activités de transfert en ce qu’elles se limitent à 1) la transformation et à 2) la communication de l’information. La transformation et la communication ou le partage d’information sont certes nécessaires pour générer un changement de pratiques, mais plusieurs études sur la question ont rapidement montré qu’elles nécessitent aussi un accompagnement attentif du changement pour que l’on puisse réellement parler de transfert de connaissances (voir Dagenais et al., 2015). Les activités de transfert impliquent donc des mécanismes didactiques plus propices au développement de compétences (par exemple la formation, l’accompagnement, la supervision).

22Compte tenu de ces politiques des organismes subventionnaires, plusieurs activités novatrices favorisant le transfert des connaissances vers les milieux de pratique ont ainsi vu le jour, comme l’organisation de séminaire de dialogues délibératifs entre chercheurs et acteurs de terrain. Ces processus délibératifs permettent de recevoir et d’échanger de l’information et de faire l’examen critique d’un enjeu en vue d’éclairer la prise de décisions (Illsley et al., 2014). Dans le cadre de ces activités de transfert des résultats de la recherche, plusieurs chercheurs ont également mis l’accent sur la participation de décideurs des milieux afin d’établir des ponts entre ces deux mondes, soit la recherche en sciences de l’éducation et les décideurs des politiques éducatives.

23En raison des politiques des organismes subventionnaires, depuis quelques années au Québec, non seulement les chercheurs essaient de mettre en place des stratégies efficaces pour assurer la diffusion et le transfert de connaissances, mais ils reçoivent également des formations afin d’acquérir des compétences dans ce domaine. Les centres de recherche comme le Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE) se sont donc mis à former les chercheurs à la fois à la diffusion, mais également au transfert des connaissances en plus de créer et de maintenir, par le fait même, de solides liens partenariaux avec les milieux de pratiques et politiques.

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24Ce texte a notamment permis de constater que l’évolution de la recherche en éducation au Québec est très différente de la recherche en France. Elle est d’abord et avant tout entièrement intégrée à des facultés de sciences de l’éducation dont le principal mandat est de participer à la professionnalisation des enseignants, à partir de la recherche scientifique. Dans un contexte où la recherche en éducation, en raison de ses liens étroits avec la formation professionnelle, était constamment confrontée au redoutable défi de sa transférabilité et à la preuve de son opérationnalité dans les pratiques scolaires, les organismes subventionnaires tels que le FRQSC ont d’abord valorisé des types de recherches qui intègrent les acteurs de terrain (recherches-actions, recherches collaboratives, etc.). Ils ont aussi accordé une importance particulière à la diffusion, puis au transfert des connaissances issues de la recherche en éducation. Ces activités systématiques de mobilisation des connaissances ont littéralement transformé le regard des acteurs de terrain pour la recherche en éducation. Premièrement, avec de tels mécanismes mis en place, ils sont pratiquement assurés de connaître les résultats de recherches qui sont souvent menées avec eux et sur eux. En tiennent-ils compte ? Il est certain que ces nouvelles pratiques pour faire la recherche avec les acteurs de terrain, jumelées à un éventail de stratégies de diffusion et de mobilisation des connaissances, amènent de plus en plus les acteurs de terrain à fonder leurs pratiques à la fois sur les résultats de la recherche et sur leurs savoirs d’expérience. Ces nouvelles pratiques de recherche, auxquelles des acteurs de terrains de plus en plus nombreux participent à titre de partenaires entiers, engendrent des effets très positifs, à la fois sur leur façon de voir la recherche en éducation, mais également sur leur sentiment d’autodétermination face à cette dernière. Ce changement de regard des praticiens influence aussi le regard des décideurs qui voient d’un bon œil les rapports que les acteurs de terrain et les chercheurs entretiennent à propos de la recherche en éducation. Cela se remarque d’ailleurs par le soutien réel qu’ils apportent, depuis quelques années, aux actions de recherche menées sur le terrain et auxquelles participent activement, et de façon collaborative, chercheurs et praticiens-chercheurs. Et le résultat de ces actions influence de plus en plus tant le débat public que les processus de décision concernant la politique éducative au Québec. Ce fut d’ailleurs le cas pour la toute dernière politique en matière de numérique en éducation lancée au Québec15 : elle repose en grande partie sur les résultats de recherches collaboratives auxquelles praticiens et chercheurs ont largement contribué. Enfin, l’évolution de la recherche en éducation au Québec montre également combien les chercheurs, sous l’influence du mouvement américain de professionnalisation de l’enseignement, concentrent la majeure partie de leur travail de recherche sur la formation professionnelle du personnel scolaire et enseignant. Ce faisant, ils entretiennent le plus souvent, comme c’est le cas pour les quelque cent chercheurs du CRIFPE, une longue tradition de création et de maintien de liens avec les milieux de pratiques et politiques. Résolument, au Québec, depuis quelques années déjà, les acteurs de terrain sont souvent considérés comme des co-chercheurs à part entière des différentes actions de recherche menées. Les milieux de pratique ne sont plus vus comme des lieux d’observation, mais plutôt comme des contextes où des actions concrètes seront mises en place, après la recherche. Oui, résolument au Québec, la recherche sert de plus en plus à la fois à la production de connaissances scientifiques, mais également au développement professionnel des acteurs de terrain.

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Bibliographie

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Le Canada avec ses dix provinces et trois territoires (Yukon, Territoires du Nord-Ouest et Nunavut)
Crédits Source : Gouvernement du Canada, https://www.canada.ca/​en/​environment-climate-change.html
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/docannexe/image/10122/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 83k
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Pour citer cet article

Référence papier

Thierry Karsenti et Maurice Tardif, « La recherche en éducation au Québec : évolution des pratiques et de leur impact sur les acteurs de terrain »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 85 | 2020, 143-152.

Référence électronique

Thierry Karsenti et Maurice Tardif, « La recherche en éducation au Québec : évolution des pratiques et de leur impact sur les acteurs de terrain »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 85 | décembre 2020, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/10122 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ries.10122

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Auteurs

Thierry Karsenti

Thierry Karsenti est titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) en éducation. Il enseigne au département de didactique de la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal depuis 2001, et dirige également depuis 2005 le Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE) de cette université. Récompensé par de nombreux prix, il s’intéresse en particulier à la qualité de la pédagogie universitaire, à l’intégration pédagogique aux nouvelles technologies, aux pratiques pédagogiques des enseignants, aux formations ouvertes et à distance et à la motivation. Courriel : thierry.karsenti[at]umontreal.ca

Maurice Tardif

Maurice Tardif est professeur titulaire à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal. Il s’intéresse depuis plus de trente ans à l’évolution et aux conditions de travail du personnel enseignant en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Europe. Il a publié au fil des ans une trentaine d’ouvrages sur ces questions. Il a également enseigné dans plusieurs universités européennes et sud-américaines, tout en dirigeant une institution universitaire de formation des enseignants en Suisse, de 2004 à 2008. Il est membre de l’Académie des sciences sociales de la Société royale du Canada. Courriel : maurice.tardif[at]umontreal.ca

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