1Le Mexique compte deux associations professionnelles importantes regroupant des chercheurs en sciences de l’éducation : le Conseil mexicain de la recherche en éducation (COMIE) et la Société mexicaine d’éducation comparée (SOMEC). Il en existe d’autres, qui mettent l’accent sur des sujets tels que l’enseignement des mathématiques ou de l’histoire. L’un des buts explicites de ces organisations est de produire de la connaissance – un savoir expert, précis – afin de faire évoluer les pratiques enseignantes et d’influer sur le contrôle du système scolaire.
2De fait, nombre de chercheurs pensent que la meilleure manière de faire entrer l’expertise dans les salles de classe est de participer aux instances décisionnaires : alimenter les décideurs politiques en connaissances et associer le pouvoir à la sagesse. Bien qu’ils ne le citent pas, il semble que Nicolas Machiavel leur ait inspiré ce désir. Dans Le Prince, Machiavel souligne les liens essentiels entre pouvoir et savoir. Il s’appuie sur des exemples historiques pour conseiller au prince de se fonder sur l’expertise afin d’être un souverain illustre (Machiavel, 2003). Et le rôle des chercheurs en sciences de l’éducation consiste – aux yeux de certains – à éclairer les hauts fonctionnaires du ministère mexicain de l’Éducation publique (SEP, en espagnol) afin de mieux gérer le processus éducatif.
3C’est pourquoi les questions suivantes méritent d’être posées : dans quelle mesure les activités de recherche sont-elles utilisées pour améliorer les pratiques éducatives en cours ? Et quel est leur rôle dans le débat public ?
4Certains types de recherche appliquée ont des conséquences dans la pratique quotidienne des écoles pour remédier à des tendances particulières ou pour les renforcer. Par exemple, l’enquête menée en vue de mettre à jour les curricula, d’introduire de nouvelles disciplines (« vivre sainement » en réponse à la Covid-19) ou de nouveaux manuels scolaires, comme ce fut le cas lors de la réforme de l’éducation entreprise dans les années 1972-1974. Néanmoins, ce ne sont pas les rapports techniques qui attirent l’attention du grand public, mais les relations entre chercheurs éminents et hauts responsables institutionnels. Cet article postule que, tandis que les chercheurs veulent améliorer l’éducation, les hommes politiques cherchent davantage à se légitimer auprès de leurs électeurs ou de leur clientèle.
5La relation entre chercheurs et hauts fonctionnaires, ou entre savoir et pouvoir, revêt de multiples facettes. La plus courante au Mexique consiste, pour les ministres en charge de l’Éducation publique, à s’entourer de conseillers qui les aident à concevoir des politiques publiques (ou à préparer des discours) ; parfois, les experts prennent des responsabilités. En outre, pour des missions spécifiques, les hauts fonctionnaires font appel à des consultants (think tanks) ou à des départements universitaires.
6Ce qui va suivre est un aperçu de quatre modèles pour aborder cette relation entre savoir et pouvoir dans le système éducatif mexicain : 1) le transfert de connaissances ; 2) un dialogue informé ; 3) la résolution de problèmes ; et 4) la prise de décision fondée sur des preuves scientifiques.
7Ce mode met l’expert en exergue, le spécialiste qui met au service de l’institution son immense savoir engrangé au cours de longues années de recherche et d’analyse documentaire. C’est le paradigme du sage qui transmet sa compréhension des dilemmes éducatifs à la personne qui tient les rênes de la politique éducative, à savoir le ou la ministre de l’Éducation publique. Ce schéma se reproduit aux échelons inférieurs du vaste système éducatif mexicain. Le meilleur représentant de ce modèle est peut-être Pablo Latapí, le père de la recherche institutionnelle en éducation au Mexique. Dans le premier tome de ses mémoires, il relate ses contributions à la politique éducative officielle. Il a retenu les critiques qu’il portait sur les processus internes d’élaboration de politiques publiques lorsqu’il a découvert le travail des hommes politiques engagés dans le champ de l’éducation (Latapí Sarre, 2008). Il conte ses relations avec les ministres de l’Éducation publique, de Jaime Torres Bodet (1958-1964) à Reyes Tamez Guerra (2000-2006). Il eut aussi des contacts personnels avec d’autres et fut un conseiller direct de Fernando Solana (1977-1982), José Ángel Pescador (1994), et Miguel Limón Rojas (1995-2000), avec lesquels il conserva des liens d’amitié après avoir quitté ses fonctions. Il dit avoir conseillé bénévolement Tamez Guerra, mais si l’on en croit son récit, il jouit d’une influence considérable auprès de lui. Il raconte aussi ses désaccords avec deux autres ministres, Víctor Bravo Ahuja (1970-1976) et Porfirio Muñoz Ledo (1976-1977), leurs pressions pour qu’il ne critique pas leurs actions ou qu’il tempère au moins les positions publiées dans le journal Excelsior.
8Latapí révèle à quel point les frontières entre influence et pouvoir sont ténues. Il rapporte qu’il recommanda au président élu en 2000, Vicente Fox, trois candidats au maroquin de l’Éducation publique. Il suggéra les noms de trois prestigieux spécialistes dont il était proche. Le fait que Latapí ait eu accès au futur président et osé lui proposer les noms de ses collègues montre bien que l’universitaire savait que son ascendant était synonyme de pouvoir – pouvoir que Latapí a exercé à différents moments. Il ne se comportait pas en expert désintéressé ; ce qu’il voulait, c’était user de son influence pour améliorer l’éducation.
9Ni dans ce premier tome ni dans les suivants, il ne mentionne de contribution particulière qui aurait conduit à refonder les pratiques éducatives, mais il a atteint son but dans la mesure où certains ministres ont créé divers services ou mis l’accent sur des problèmes qu’il avait pointés dans ses écrits. Le transfert de connaissances entre intellectuels éminents et responsables politiques de premier plan semble s’apparenter à une voie à sens unique reliant le chercheur au responsable en question. L’un et l’autre en tirent parti, mais il est difficile d’étayer cette intuition par des faits.
10Pablo Latapí était un prêtre jésuite qui, avec le soutien de la Compagnie de Jésus, crée en 1963 le Centre pour les études en éducation (CEE). On y mène d’abord des recherches à petite échelle, mais lorsque Latapí accède aux plus hautes autorités du SEP et que ses premiers brillants jeunes alumni intègrent des programmes de troisième cycle universitaire aux États-Unis, le CEE devient un think tank et la plupart de ses contrats proviennent du SEP. Le CEE lance la première revue d’Amérique latine sur la recherche en éducation pour faire connaître ses projets, traduit des essais d’auteurs éminents et publie des rapports de recherche et de réflexion sur les problèmes que rencontre l’éducation au Mexique et dans le monde. Le CEE consacre ses premiers articles à l’économie de l’éducation et à des études empiriques sur l’abandon scolaire, les inégalités éducatives, la promotion des programmes en faveur de l’égalité des chances ainsi que des propositions pour l’éducation non formelle.
11Il ne s’agit plus alors de la relation entre un personnage clé et le ministre, mais entre des universitaires et des responsables de l’éducation, les deux groupes étant détenteurs de savoirs. Reimers et McGinn (2000) appellent « dialogue informel » ces relations entre chercheurs et décideurs – litote désignant la haute bureaucratie. L’angle de la connexion a cessé d’être le politique pour relever de la politique publique. Reimers et McGinn avancent que, dans la plupart des pays du monde, on ne s’appuie guère sur la recherche en éducation dans le domaine des politiques publiques. L’éducation pourrait être plus efficace si universitaires et responsables politiques de haut niveau pouvaient établir un dialogue informel. Chacun aurait ainsi la possibilité d’apprendre de l’autre, bien que les liens qui les unissent soient fragiles parce qu’ils procèdent de deux logiques différentes et qu’entrent en jeu deux cultures qui ne ressemblent guère.
12À la fin des années 1990, la recherche en éducation est une activité très dynamique. De prestigieuses universités proposent des programmes de troisième cycle en éducation et les publications se multiplient. Des groupes d’experts du COMIE et du CEE, ainsi que des centres de recherche au sein d’institutions de l’enseignement supérieur, participent à de tels échanges éclairés. Ils plaident alors pour leur institutionnalisation. Certains chercheurs fanfarons affirment qu’avec leur savoir d’experts, ils contribueront à la transformation des pratiques éducatives. La passerelle jetée est frêle : la science fonde ses actes sur des faits, sur le débat, sur le doute et sur la certitude que toute connaissance est incertaine. À l’inverse, la politique obéit à la logique de décisions visibles et repérables. Les hommes politiques avancent à l’instinct et le souhait de se maintenir au pouvoir prime sur tout autre désir. Les bureaucrates professionnels s’adaptent généralement aux ordres de leur hiérarchie ou protègent leurs habitudes et leur façon de travailler. Ils n’aiment pas expérimenter de nouvelles manières de résoudre les problèmes.
13Les modèles du conseiller individuel et du comité d’experts dialoguant avec les responsables politiques ont cédé du terrain – sans le déserter totalement – aux études dans le champ des politiques éducatives, particulièrement celui des réformes en éducation. Il s’agissait de mener des études pour résoudre des tensions et des conflits au sein du système scolaire, et de répondre à des transformations sociales dans une période donnée. D’après Fan et Popkewitz (2020), l’élaboration et la mise en œuvre de politiques publiques sont autant d’efforts pour résoudre les problèmes et garantir que les valeurs définissant l’action soient acceptées par ceux qui les mettent en œuvre. Nombre d’universitaires se battent pour rechercher une relation harmonieuse et équilibrée dans le monde mouvant où se rencontrent l’éducation et la société.
14Dans les années 1990, les problèmes locaux cessent d’être l’apanage du Mexique. L’âge de la mondialisation est advenu. L’influence des organisations intergouvernementales est réelle dans la politique éducative nationale, plus au Mexique que dans d’autres pays d’Amérique latine. À partir de 1989 s’ouvrent les négociations en vue de l’accord de libre-échange avec les États-Unis et le Canada, validé par l’OCDE en 1994. Le Mexique adopte également les directives de l’Unesco dès sa création. Dans ces mêmes années 1990, la Banque mondiale règne sur la promotion de la réforme en éducation en vue d’améliorer les pratiques éducatives. La décentralisation des systèmes scolaires est alors l’un des piliers de sa stratégie (Winkler, 1989).
15En janvier 1989, le président Salinas de Gortari (1988-1994) réalise un diagnostic du système éducatif mexicain. Il met en lumière quatre failles : 1) le système reproduit un savoir obsolète ; 2) il est inéquitable ; 3) les enseignants ne sont pas entrés dans l’ère de la mondialisation et 4) la gestion est centralisatrice, bureaucratique et éloignée des besoins de la population. Il affirme alors que le climat général suggère qu’il est temps de moderniser l’éducation et d’accepter de la décentraliser. Il ne cite pas de travaux de recherche, mais il semble évident que ses conseillers se sont appuyés sur la littérature scientifique.
16Il y a ensuite des forums consultatifs, le ministère de l’Éducation publique organise des échanges entre experts et responsables politiques de haut niveau afin de remédier à ces quatre problèmes. Après la présentation, en novembre 1989, du Programme de modernisation de l’éducation pour la période 1989-1994, le ministre de l’Éducation publique entreprend de préparer le projet de décentralisation. Conseillé par McKinsey & Co et par des experts mexicains, le SEP travaille sur un projet en vue d’un modèle éducatif radicalement décentralisé. La première version est prête en mai 1990. Elle envisage : 1) le transfert de compétences et de certains degrés d’autonomie politique aux États fédérés, afin que les gouverneurs puissent prendre en charge leurs systèmes locaux ; 2) la fédéralisation du Syndicat national des personnels éducatifs (SNTE), ce qui reviendrait à en démanteler la structure nationale et, pour le pouvoir central, à subventionner 32 syndicats régionaux ; 3) un curriculum commun obligatoire dans tous les États dans les matières essentielles (mathématiques, espagnol, histoire nationale et éducation civique) ; 4) le maintien du pilotage de l’éducation de base dans le giron du SEP à travers des actions menées en concertation avec les autorités locales.
17On assiste cependant à des querelles intestines entre bureaucrates du cabinet présidentiel. Certains brandissent l’inconvénient de décentraliser et de perdre le contrôle sur les gouverneurs ; ils estiment précieux pour le gouvernement central de ne conserver qu’un seul interlocuteur pour négocier, le SNTE, plutôt qu’une myriade de syndicats (Ornelas, 2018). Au lieu d’adopter ce projet de décentralisation radicale, proche des propositions de la Banque mondiale, on trouve un accord en 1992 pour préserver le SNTE en tant que syndicat national homogène lié à l’hégémonique Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). Dans ce pacte, le gouvernement fédéral transfère aux gouverneurs des États des bribes de compétences, mais centralise le pouvoir. La politique prime sur la connaissance et, au lieu de résoudre le problème, renforce la centralisation, le SEP et le SNTE agissant de conserve.
18L’erreur – peut-être de nature technocratique – pourrait être due au fait qu’aucune preuve scientifique n’étaye cette décision. Le gouvernement a fondé son choix sur la croyance que le système centralisé permettrait de mieux asseoir le pouvoir du PRI.
19Dans le monde globalisé, les décideurs politiques estiment que leurs décisions sont fondées sur des éléments probants plutôt que sur leur intuition ou leurs croyances. Cela dépend souvent des analyses de ce qui fonctionne – en d’autres termes, des « bonnes pratiques ». Ces efforts en matière d’élaboration de politiques publiques transposent souvent des situations exceptionnelles incarnant la réussite (mesurée en progrès dans les résultats scolaires des élèves) dans des contextes inhabituels ou difficiles (Wiseman, 2010).
20En outre, comme l’a constaté Jennifer Ozga (2020), le gouvernement se concentre sur une vision d’un État-nation en déclin, toute une palette d’acteurs – acteurs hybrides publics/privés, organisations intergouvernementales, acteurs informels (consommateurs, secteur non marchand, médias) – remplaçant progressivement les acteurs politiques formels. Et la bureaucratie guide cette action fondée sur la connaissance, qui a quitté les compartiments disciplinaires pour une approche fondée sur les problèmes, impliquant de nouveaux acteurs dans sa production. C’est pourquoi le travail de ces acteurs revêt une nature de plus en plus politique, mais leurs politiques voilent les processus de production et d’échanges de savoirs.
21Le cas d’espèce caractéristique de ce paradigme en matière d’usage de la recherche pour améliorer les pratiques éducatives au Mexique est peut-être la réforme de l’éducation menée sous l’égide de Peña Nieto (2012-2018). Le point de départ est une décision politique prise par le gouvernement et les trois principaux partis politiques qui, le 2 décembre 2012, signent le Pacte pour le Mexique. Les buts d’une telle réforme identifient précisément le lien entre savoir et pouvoir. Ils témoignent aussi de la dialectique qui unit l’échelle nationale et le niveau planétaire.
22Le premier et le troisième objectif associent ces deux éléments : premièrement, « accroître la qualité de l’éducation de base qui devrait se traduire par de meilleurs résultats dans les enquêtes internationales comme Pisa ». Et en troisième lieu : « renouer avec le pilotage du système éducatif national par l’État mexicain ». Presque à la fin de la période, en 2017, le gouvernement publie le nouveau Modèle éducatif pour l’éducation obligatoire : éduquer pour la liberté et la créativité – un projet ambitieux aspirant, comme le suggèrent les « bonnes pratiques » internationales, à placer l’école au centre, visant l’autonomie des établissements, mettant l’accent sur l’apprentissage, à recruter les meilleurs candidats pour enseigner et à muscler leur formation dans les écoles normales ou les instituts de formation des maîtres (SEP, 2017).
23Pour atteindre ces deux objectifs, la pièce maîtresse de la réforme est le Service professionnel d’enseignement (SPD) qui place les professeurs sous les projecteurs. En 2010, l’OCDE avait présenté au gouvernement mexicain un ensemble de suggestions. Deux comités de pilotage avaient préparé ce document, l’un composé de chercheurs internationaux et l’autre d’universitaires mexicains. Ils avaient formulé quinze recommandations mettant en lumière « les bonnes pratiques et les enseignements » tirés d’autres pays dont les résultats sont excellents dans les enquêtes Pisa et Talis. Cela reposait sur deux bases : 1) responsabilité et évaluation ; 2) politiques de gestion des enseignants.
24Les huit recommandations en vue d’améliorer les capacités des professeurs ressemblaient à des recettes : 1) définir l’enseignement efficace ; 2) attirer les meilleurs dans l’enseignement ; 3) renforcer la préparation initiale des enseignants ; 4) améliorer l’évaluation initiale des professeurs ; le Mexique devrait développer et améliorer encore le nouvel examen qui permet aux enseignants d’exercer ; 5) ouvrir tous les postes d’enseignants aux concours ; 6) mettre en place des périodes d’insertion professionnelle et de probation ; 7) améliorer le développement professionnel ; 8) évaluer pour aider à progresser.
Le Mexique a besoin en urgence d’un système d’évaluation des enseignants fondé sur des normes […] Les sempiternels éléments médiocres parmi les professeurs devraient pouvoir être exclus du système éducatif. (OCDE, 2010).
- 1 Voir du même auteur : « Ascension et chute de la réforme éducative mexicaine : 2013-2019 », Revue (...)
25Le SEP rejette la proposition de l’OCDE en 2010. Mais le gouvernement la reprend en 2012 et adopte des changements constitutionnels ainsi que la rédaction de deux nouveaux règlements qui, bien qu’ils traitent de problématiques locales, rouvrent la porte aux huit recommandations de l’OCDE relatives aux enseignants. Ces deux textes sont la Loi sur l’Institut national pour l’évaluation de l’éducation (INEE) et la Loi générale relative au service professionnel d’enseignement. Le premier se concentre sur l’évaluation, le second entend faire primer le mérite sur la cooptation1.
26Ce point mérite d’être expliqué. De nombreux chercheurs ont documenté la manière dont l’État révolutionnaire a incorporé les enseignants dans un syndicat vertical à adhésion obligatoire dans les années 1940 – le SNTE. Le gouvernement n’a jamais demandé aux personnels éducatifs s’ils souhaitaient en être membres. Les autorités déduisent 1 % du salaire de base des professeurs pour leur cotisation syndicale. Au début de son histoire, la direction se battait pour les enseignants : des salaires justes, des services de santé, des pensions décentes.
27Néanmoins, ce système intégré impliquait une structure hiérarchique et rigide avec des dirigeants puissants et des collègues obéissants. Pour assurer la loyauté au régime issu de la révolution mexicaine, le gouvernement garantit des postes politiques et administratifs aux dirigeants syndicaux, en échange du contrôle que ces derniers maintenaient sur les enseignants. Le président Ávila Camacho confia aux dirigeants du SNTE le contrôle administratif des écoles primaires et secondaires en 1946. Être chef d’établissement n’était alors plus un critère de priorité pour l’accès aux postes de cadres syndicaux, mais une incitation pour que les dirigeants du SNTE exigent davantage. Par la suite, ils ont colonisé le corps national d’inspection et confisqué en quelques décennies la structure de la bureaucratie aux échelons inférieurs.
28Le problème n’était pas que les enseignants soient passés des salles de classe à la bureaucratie ; ils connaissaient le système et comprenaient les missions des écoles. Ce qui péchait, c’était la corruption et le contrôle. Les professeurs en question tiraient parti de ces postes, mais étaient aussi devenus prisonniers d’un système où tout se monnayait : affectation, mutation (d’une zone rurale à une région urbaine, par exemple) ou obtention d’un poste de chef d’établissement. La malhonnêteté atteignit des sommets dans les années 1990 – des enseignants proches de la retraite ayant « conquis » le droit de transmettre leur poste à leurs descendants (Ornelas, 2018).
29Le SPD semble avoir mis fin aux pratiques discrétionnaires d’attribution et de transmission des postes et supprimé la nomination des chefs d’établissement et des superviseurs par les dirigeants du SNTE. Il a fait primer le mérite et l’effort sur le patronage syndical. Toutefois, d’autres universitaires ont critiqué le fait que le SPD ait suivi l’OCDE. Le SPD a sapé les intérêts des factions du SNTE qui avaient bénéficié du système précédent. Des enseignants dissidents se sont alors regroupés dans la Coordination nationale des travailleurs de l’éducation (CNTE), farouchement opposée à la réforme.
30Cette réforme de l’éducation qui adoptait de « bonnes pratiques » et fondait ses propositions sur des faits probants à l’échelle internationale, avait – du point de vue de l’OCDE et d’autres organisations intergouvernementales – la force politique et la densité nécessaire pour améliorer les pratiques éducatives sur le terrain, mais elle n’a pas tenu ses promesses. Responsables politiques et chercheurs relèvent que le changement prévu l’était à long terme. Mais cette échéance n’est pas arrivée et, in fine, la réforme a échoué. La CNTE s’est alliée avec le candidat de l’opposition à la présidence, Andrés Manuel López Obrador, et ils sont convenus d’effacer la réforme de l’éducation. López Obrador a remporté les élections et enterré les changements législatifs de 2013. En décembre 2018, il a pris l’initiative d’une réforme constitutionnelle, annulé les lois relatives à l’INEE et au SPD et en prépare deux nouvelles. Néanmoins, le gouvernement n’a pas suivi les enseignants qui demandaient que le Mexique se retire de Pisa, de Talis et de l’OCDE. Le Mexique en est toujours membre et peut-être une analyse minutieuse du nouveau Règlement général des carrières enseignantes montrera-t-elle que six des huit recommandations de l’OCDE ont réussi à s’y maintenir derrière les changements sémantiques.
31On assiste, au-delà, à un changement radical à la présidence de la République. L’hégémonie du PRI appartient au passé et le président López Obrador essaie de créer un nouvel ordre. Mais au lieu de changer de paradigme éducatif, le Mexique maintient d’anciens principes hérités du régime de la révolution mexicaine – en lien avec l’influence de l’OCDE, cependant. Selon ses déclarations, López Obrador se méfie des experts et préfère des hommes politiques qui lui sont fidèles. Le COMIE, la SOMEC et d’autres associations en ont eu la confirmation lorsque le SEP et le Congrès ont rejeté la plupart de leurs contributions lors de consultations publiques en 2019.
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32Dans leur ouvrage intitulé Rediscovering Institutions: The Organizational Basis of Politics, James G. March et Johan P. Olsen (New York, Free Press, 1989) estiment que le recrutement d’experts légitime la politique et accroît le prestige des politiciens qui font appel à eux. Ce fut peut-être effectivement le modèle dominant au Mexique. Les hommes politiques cherchent à légitimer leur pouvoir ; ils recrutent des experts, notamment lorsqu’ils sont reconnus par leurs pairs, pour développer des discours cohérents, concevoir des politiques et des projets éducatifs ainsi que des manières d’améliorer l’efficacité du système scolaire sur le terrain. Mais les politiques sont toujours aux manettes.
33Le rôle des chercheurs est visible dans la politique éducative mexicaine depuis les années 1980, soit parce que des conseillers murmurent à l’oreille du ministre de l’Éducation publique, à travers l’incitation au dialogue entre comités d’universitaires et de responsables politiques de haut niveau, soit que l’on cherche à résoudre des problèmes concrets et à s’appuyer sur des preuves scientifiques. Toutefois, l’influence des activités de recherche pour améliorer les pratiques éducatives en vigueur est lente. Il n’est pas aisé d’associer savoir et pouvoir.