Aragon et Proust : il n’y a pas d’amour heureux
Résumés
Les propos que Louis Aragon tint tout au long de sa carrière au sujet de Proust et de son œuvre furent toujours caractérisés par des tons fortement critiques, voire virulents. Cependant, l’auteur de la Recherche est moins loin qu’on ne le croit du romancier du Monde réel ; en nous appuyant sur les notions de « revenance textuelle » et de « réemploi », proposées par Dominique Massonnaud, nous souhaiterions montrer les convergences qui se tissent, sur fond de divergences, entre Aurélien – quatrième roman du cycle réaliste aragonien – et la Recherche, notamment en ce qui concerne la réflexion sur le sentiment amoureux et la représentation de l’être aimé.
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- 1 Voir A. Bouquel, E. Kern, Une histoire des haines des écrivains. De Chateaubriand à Proust, Paris, (...)
- 2 L. Aragon, « Marcel Proust – À l’ombre des jeunes filles en fleurs », dans Littérature, Revue mensu (...)
- 3 Voir T. Laget, Proust prix Goncourt : une émeute littéraire, Paris, Gallimard, 2019.
- 4 Cette affirmation est sans doute à nuancer, Aragon ayant été aussi un auteur NRf (Anicet ou le pano (...)
- 5 L. Aragon, « Je m’acharne sur un mort », dans Littérature, 8, janvier 1923, p. 23-24.
1L’histoire littéraire est jalonnée de querelles et d’inimitiés qui opposèrent des groupes d’écrivains ou des personnalités singulières1. S’il arrive parfois que des revirements d’opinion mettent fin aux disputes, tel ne fut pas le cas de l’hostilité durable que Louis Aragon voua à Marcel Proust. En janvier 1920, le jeune Aragon lança une première attaque contre le « jeune homme plein de talent » lauréat du Goncourt 1919 ; Proust était ravalé au rang de « snob laborieux », qui vaut son « pesant de papier » pour la NRf, dont la patience avait été payée en retour par une « excellente affaire »2. Aragon participa ainsi à l’émeute littéraire3 qui se déchaîna après la consécration de Proust par l’Académie Goncourt, mais on comprend bien que, par devers l’auteur des Jeunes Filles, ses railleries visaient l’institution NRf4 et sa mainmise sur le champ littéraire des années 1920. De même, lorsqu’en janvier 1923 Aragon s’insurgea contre l’« escroquerie patente » que représentait à ses yeux l’auteur de la Recherche, son article « [s’]acharne sur un mort »5 pour fournir surtout un contrepoint iconoclaste au numéro d’hommage que la NRf fit paraître à la mort de Proust.
- 6 Id., La Défense de l’infini, Paris, Gallimard, « Cahiers de la NRf », 1997, p. 168.
- 7 D. Arban, Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers, 1968, p. 39-40.
2On arguera volontiers que la véhémence d’Aragon à cette époque-là est à mettre sur le compte de la campagne que les surréalistes menèrent contre le roman, et contre les auteurs coupables d’en avoir fait le genre littéraire dominant. Or, une fois que le poète des années 1920 fit place au romancier du Monde Réel, les tons devinrent moins virulents mais le fond des déclarations au sujet de Proust ne changea pas. « Proust m’ennuie à la mort », lit-on dans un fragment de La Défense de l’infini6 ; « je n’aimais pas Proust et je continue », confiera-t-il plus tard à Dominique Arban, tout en accordant à son ennemi une prééminence sur Gide pour ce qui est du langage, et en avouant également s’être intéressé en 1913, « quand personne ne lisait ça », à Du côté de chez Swann7. Si ces dénégations réitérées semblent étouffer dans l’œuf toute tentative de confrontation entre Aragon et Proust, l’on est aussi en droit de soupçonner qu’un si constant acharnement pourrait s’appliquer à nier une proximité, sinon une affinité avérée entre les deux auteurs.
- 8 Voir notamment la thèse de N. Piégay-Gros, Enjeux de la citation dans le roman : œuvres d’Aragon, t (...)
- 9 D. Massonnaud, « Les voix de l’entre-texte. Travail du réalisme aragonien, des Voyageurs de l’impér (...)
- 10 Par exemple M. Vassevière, « Intertexte flaubertien et réalisme », dans Id., Aragon romancier inter (...)
- 11 Voir notamment D. Massonnaud, « Les voix de l’entre-texte », cit. ; Id., « Réalisme et revenance te (...)
3La critique a abondamment souligné l’importance que la pratique intra- et intertextuelle – sous des formes aussi variées que le collage, l’(auto)citation, l’allusion ou l’emprunt – revêt dans le processus de création romanesque chez Aragon8, dont les fictions sont parcourues par des « faisceaux de relations multiples avec des textes extérieurs »9. Alors que les noms de Balzac, Flaubert, Baudelaire, Zola ou Céline reviennent assez régulièrement dans les études sur tel ou tel roman10, Proust fait généralement figure de grand absent, à cause sans doute de l’effet rédhibitoire des jugements rappelés plus haut. C’est pourquoi, mue par le triple aiguillon d’une certaine défiance vis-à-vis de l’inimitié d’Aragon à l’égard de son aîné, de la centralité du geste intertextuel au sein de l’écriture romanesque aragonienne et d’une intuition de lecture, je souhaiterais attirer l’attention sur les points de contact qui existent entre Aurélien, quatrième roman du Monde Réel, et l’univers proustien. En m’appuyant sur les concepts de « réemploi » et de « revenance textuelle » proposés par Dominique Massonnaud11, je tenterai de montrer le jeu complexe de convergences (sur fond de divergences) que l’échec sentimental d’Aurélien et de Bérénice entretient avec la conception de l’amour et la représentation de l’être aimé que livre Proust dans la Recherche.
Divergences
- 12 Voir J. Schlanger, Le Neuf, le différent, le déjà-là : une exploration de la notion d’influence, Pa (...)
- 13 D. Massonnaud, J. Piat, « Avant dire », dans Id. (dir.), Aragon romancier. Genèse, modèles et réemp (...)
- 14 D. Massonnaud, « Réalisme et revenance textuelle », cit., p. 214.
4Dans l’introduction au volume collectif Aragon romancier. Genèse, modèles et réemplois, Dominique Massonnaud et Julien Piat ont posé les jalons pour une exploration des croisements intertextuels caractéristiques des romans aragoniens qui évite les ornières de la filiation et de l’influence. À la place de ces notions, de nos jours amplement remises en cause12, les auteurs proposent un cadre méthodologique fondé sur les concepts de « réemploi » et de « modèle ». Ces outils conceptuels déplacent la focale de la reconnaissance pure et simple de la source vers la « modification de la position énonciative et dénotative »13 qui s’opère une fois que l’hypotexte a été transposé et réactualisé dans un nouvel environnement. Cela revient donc moins à traquer les bribes d’inter- ou d’intratextes dispersées par Aragon au sein de ses romans, et encore moins à reconstruire les circonstances biographiques ou généalogiques qui expliqueraient de tels greffages, qu’à mettre en valeur la spécificité du bric-à-brac citationnel et du dialogisme qui sous-tendent la poétique d’Aragon. Ce qui compte, c’est alors d’identifier le(s) socle(s) de déjà-écrit à partir desquels l’écriture aragonienne se développe et dévie, suivant une dynamique du « décalage et du croisement »14.
- 15 Ibid., p. 216.
5Cette approche nous paraît d’autant plus fructueuse pour sonder la relation à Proust que, comme nous venons de le voir, les fortes réserves d’Aragon vis-à-vis de l’auteur de la Recherche semblent a priori exclure tout soupçon d’influence, voire de référence. Si, dans le deuxième temps de cette étude, nous nous concentrerons sur ce que la trame d’Aurélien retient en filigrane du roman de Proust, il nous semble pourtant nécessaire de pointer d’abord certaines divergences qui témoignent de la « logique du réemploi avec écart »15 constitutive de la relation d’Aragon à ses modèles.
- 16 « Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique », préface reproduite dans l’édition Folio d’Au (...)
- 17 Voir A, p. 232 et p. 246.
6Dans la préface rédigée en 1966 pour les Œuvres romanesques croisées, Aragon déclare que « l’impossibilité du couple est le sujet même d’Aurélien »16. Ce long « roman-poème », selon la définition de Paul Claudel, retrace les affres d’Aurélien Leurtillois tombant amoureux, un peu par hasard, de Bérénice Morel, provinciale en visite à Paris ; si cette disgracieuse Bérénice a tout pour ne pas être le genre d’Aurélien – comme dirait Charles Swann –, elle finira non seulement par le devenir, mais par incarner le mirage d’un amour qui pourrait sauver le rentier oisif brisé par la guerre de son désarroi existentiel17. Comme on le sait, Proust s’applique aussi, des centaines de pages durant, à démontrer l’impossibilité du couple, ainsi que les illusions néfastes de l’amour. Les déboires de Swann et Odette, de Saint-Loup et Rachel, de Charlus et Morel, quintessenciés dans les deux expériences malheureuses du héros avec Gilberte et avec Albertine, démêlent un écheveau délétère de croyances, de mensonges et de ratages tout à fait comparables aux mécanismes qui mettent en échec l’amour d’Aurélien et de Bérénice.
- 18 D. Massonnaud, « Réalisme et revenance textuelle », cit., p. 214.
7Petite bourgeoise mal mariée à un pharmacien manchot, Bérénice l’emporte haut-la-main sur les autres personnages féminins, de même qu’Albertine, jeune fille pauvre et orpheline, devient – depuis son entrée en scène tardive au tournant de l’année 1913-1914 – la figure centrale qui phagocyte les autres femmes l’ayant précédée dans le cœur du héros et au cœur de la Recherche. Par-delà les détails biographiques, les deux héroïnes divergent sur au moins un point crucial, ayant trait à leur statut narratif et offrant un premier témoignage du processus de « contre-écriture originale »18 pratiqué par Aragon.
- 19 D. Viart, « Poétique de l’oscillation. Étude des interférences thématiques et narratives dans Aurél (...)
- 20 Comme l’aurait souhaité Paulhan, voir D. Bougnoux, « Notice », dans L. Aragon, Œuvres romanesques c (...)
- 21 L. Follet, Lire Aurélien, Paris, Les Éditeurs réunis français, 1980, p. 79-80.
- 22 A, p. 88.
- 23 La clôture dysphorique du chapitre, avec la lettre de Lucien qui ramène Bérénice les pieds sur terr (...)
- 24 A, p. 28.
- 25 Ibid., p. 53.
- 26 D. Bougnoux, « Notice », cit., p. 1344.
- 27 « Il était pitoyable. Vraiment, c’était de cela qu’elle avait fait son dieu ? Jadis aussi, elle s’é (...)
- 28 M. Vassevière, « Aurélien, roman…Théâtre et poésie ou le mélange des genres », dans Roman 20-50, 7, (...)
- 29 A, p. 323.
- 30 Ibid., p. 321
- 31 Ibid., p. 323.
8L’« écriture oscillatoire »19 et les changements fréquents de focalisation qui caractérisent la narration aragonienne, supportés par un emploi très varié des formes de représentation du discours autre, pourvoient les personnages d’une voix propre et d’une certaine épaisseur. Même si ce n’est pas elle qui donne le titre au roman20, Bérénice ne se voit pas moins pourvue d’une existence pleine et entière du fait qu’elle acquiert, au fil des chapitres, « une présence focale »21 croissante ; étant clairement posée comme sujet de conscience, ses pensées, ses sentiments et sa propre version des événements sont présentés depuis son point de vue, comme par exemple au chapitre VIII, où l’on suit la flânerie parisienne d’une Bérénice qui « savour[e] sa solitude »22, et s’enivre d’une liberté aussi puissante que conditionnelle23. Les égarements dans les mirages de l’imagination, ainsi que la tendance à mêler à l’amour un ensemble de croyances et de rêveries, ne sont pas que la prérogative d’Aurélien : alors que le fantasme amoureux de ce dernier s’ancre dans la réminiscence racinienne (« Je demeurai longtemps errant dans Césarée »24), et dans les souvenirs de la guerre, Bérénice ne peut, pour sa part, « s’empêcher d’allier à Paris frémissant, inconnu, mystérieux, ce grand garçon silencieux qui n’avait rien fait pour l’importuner »25. Si Césarée vaut bien Paris, c’est parce que « les fantasmes des deux amants sont bien complémentaires »26, tout comme leur rapport au monde ; tous les deux appréhendent la réalité et l’amour par le prisme d’un idéalisme subjectif périlleux, qui prête le flanc à l’inévitable déception27. Les percées que le texte ménage dans la conscience de Bérénice mettent à nu sa complexité, quintessenciée en cette « forme noble du bovarysme »28 que le narrateur appelle « goût de l’absolu » et qu’il définit, au chapitre XXXVI, dans une digression de facture balzacienne. Sous ses airs de « petite fille qui s’amusait d’un rien »29, Bérénice est assoiffée de bonheur et cache l’insatisfaction déchirante de ceux « pour qui rien n’est jamais assez quelque chose »30. S’obstinant à vouloir chercher « l’infini dans le fini »31, Bérénice existe ainsi à la fois par ses rêves et par son acharnement à les poursuivre, et acquiert de ce fait la profondeur d’une héroïne tragique (digne de son homonyme racinienne).
- 32 M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la P (...)
9L’Albertine de Proust connaît-elle aussi la morsure d’aspirations impossibles à réaliser ? La description de son regard sans cesse fuyant le laisse supposer, comme nous le verrons ; mais par quelles brèches accéder à la conscience de la jeune fille en fleurs, étant donné que le je monodique qui surplombe la Recherche constitue l’unique judas par lequel les êtres et les situations sont épiés ? La restriction de champ qu’impose un récit à la première personne “dédoublée” (le héros avançant dans sa vie se double d’un narrateur revenu de tout mais préservant l’illusion d’avenir) est soulignée par le narrateur proustien lui-même : « j’entends la chose vue par moi, de mon côté du verre, qui n’était nullement transparent, et sans que je puisse savoir ce qu’il y avait de vrai de l’autre côté »32. Albertine n’existe que filtrée par la surface déformante de ce verre subjectif ; elle se résume à une suite d’images morcelées que le héros aligne au fil des années, des silhouettes superposées qui – si elles donnent à saisir l’épaisseur d’une vie dans le temps – font d’elle bien moins une conscience, une personne à part entière qu’un personnage, façonné par l’imagination d’un héros qui est déjà romancier.
- 33 A, p. 339.
- 34 D. Bougnoux, « Notice », cit., p. 1347.
- 35 A, p. 673.
- 36 RTP III, p. 130.
- 37 Ibid., p. 610.
- 38 Ibid., p. 614.
- 39 Pour une fine analyse de la jalousie proustienne, voir S. Chaudier, « Pourquoi Proust ne doit pas c (...)
- 40 RTP III, p. 855-856.
10La non-autonomie narrative d’Albertine sert la représentation de son mystère et permet l’émergence des taches aveugles de son agir que l’amoureux jaloux n’arrivera jamais à éclaircir. Nous touchons là à une autre divergence significative, par laquelle Aragon semble vouloir mettre à distance le (contre-)modèle proustien. Aspect crucial de la réflexion sur l’amour que développe La Mise à mort, la jalousie ne dépasse pas dans Aurélien les bornes d’une brûlure intense mais intermittente. Certes, Aurélien « commenc[e] l’école de la jalousie »33 à partir du moment où il ne peut entendre sans souffrir le nom du mari de Bérénice, et en connaîtra plus avant les tourments quand il se saura le rival de Paul Denis ; de même, Bérénice se découvre rétrospectivement jalouse de Blanchette ou des autres femmes qu’Aurélien a pu aimer par le passé. Cependant, ces bouffées passagères ne tirent guère à conséquence : elles semblent plutôt représenter le corollaire socialement attendu de l’amour dès lors que celui-ci « doit frayer et composer avec le monde »34. L’ombre de la jalousie flotte dans les conversations des différents couples et motive parfois les agissements de tel ou tel personnage (pensons à Edmond Barbentane ou au Docteur Decœur, chez qui l’obsession jalouse constitue la justification de son existence), mais elle n’en vient nullement à constituer l’essence de l’amour. Si l’absence de Bérénice, dans le dernier tiers du roman, est vécue comme un déchirement par Aurélien, celui-ci n’est pas encore le Gaiffier de Blanche ou l’oubli ; il ne songe nullement à faire de Bérénice sa captive, ni à mener des enquêtes sur son passé ou sur ses occupations loin de lui. L’« incompréhensible amour »35 qui l’entraîne vers elle ne s’enracine pas dans l’angoisse d’une dépossession originaire, dans ce « terrible besoin d’un être »36 que le héros proustien ressent, quant à lui, en attendant la visite d’Albertine au début de Sodome et Gomorrhe, et qui le ronge à chaque fois qu’une nouvelle brèche dans « l’inconnu malfaisant »37 de la vie de sa maîtresse dénonce la chimère d’une possession complète. Puisque l’amour est, chez Proust, « l’exigence d’un tout »38, la jalousie en est la condition nécessaire et suffisante : ses « feux tournants » tiennent l’amant en haleine et l’incitent à se lancer à la poursuite de ce tout qui toujours se dérobe39. Dans le cercle vicieux qui enserre les amants proustiens, la jalousie annihile bien sûr toute perspective de bonheur dans l’amour, mais elle s’avère aussi l’unique gage de durée pour une passion aussitôt menacée d’étiolement ; l’apaisement de la jalousie qu’amène la certitude (illusoire) de la possession implique en effet la satisfaction du désir et l’avènement de l’indifférence : « quand je commençais à regarder Albertine comme un ange musicien […] que je me félicitais de posséder, elle ne tardait pas à me devenir indifférente, je m’ennuyais bientôt auprès d’elle […] On n’aime que ce en quoi on poursuit quelque chose d’inaccessible, on n’aime que ce qu’on ne possède pas […] »40.
- 41 S. Chaudier, Art. cit., p. 139.
- 42 D. Massonnaud, « Les voix de l’entre-texte », cit., p. 94.
11Dans la Recherche, la jalousie fonctionne aussi bien comme un ressort romanesque que comme « une construction théorique qui surplombe les faits »41, à l’intérieur de laquelle Proust développe sa propre philosophie de l’altérité, ainsi qu’une réflexion sur l’impossible communion des êtres. Ces préoccupations sont également, nous semble-t-il, au cœur du roman d’Aragon, et ce malgré les divergences que nous venons de pointer, lesquelles peuvent être considérées comme autant de « modification[s] après l’identification subjective »42 du modèle. Tout se passe comme si la reconnaissance de ce qui est commun rendait nécessaire une série d’écarts, un déplacement centrifuge par rapport à un “avant-texte” dont Aragon reprend néanmoins les schèmes profonds.
Convergences
- 43 Voir sur ce point M. Vassevière, Aragon romancier intertextuel, cit., p. 101-113 ; J.-C. Weill, « A (...)
- 44 Voir RTP I, p. 193.
- 45 A, p. 391. Suivant la chronologie d’Aurélien, dont les événements se passent en 1921-1922, ce « der (...)
- 46 Follet signale pour cette scène un hypotexte sans doute primaire, provenant du Cheval Blanc d’Elsa (...)
12Certains spécialistes ont mis en lumière, non sans prudence, la présence cachée de Proust dans les méandres textuels de Blanche ou l’oubli, où Aragon aborde des sujets éminemment proustiens comme la mémoire, le temps, l’oubli dans l’amour43. En ce qui concerne Aurélien, l’oreille de la critique ne semble avoir été frappée que par les échos qui résonnent dans le célèbre incipit (« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide »), mis parfois en relation avec l’expérience décevante de Charles Swann lors de sa première rencontre avec Odette44. L’hypotexte proustien, condensé et réactualisé, nous semble pourtant surgir, de façon ponctuelle, à d’autres endroits du roman. L’exemple le plus flagrant est l’allusion railleuse au « dernier Proust » qu’Edmond Barbentane donne à son assistant Adrien Arnaud « pour passer le temps », et que celui-ci prend « comme si on lui avait refilé l’annuaire du téléphone »45. La soirée chez Mary de Perseval, qui occupe le chapitre VI, pourrait constituer le réemploi de l’une des nombreuses scènes mondaines de la Recherche, le salon des Verdurin ou des Guermantes ayant été transplanté de la Belle Époque aux Années folles ; de même, l’apothéose dysphorique du Bal Vermondois réactualise partiellement le « Bal de Têtes » du Temps retrouvé, à la fois pour sa position terminale que pour le grimage des protagonistes, sans oublier la promenade de Blanchette et Bérénice Avenue du Bois (chapitre X), où Aragon se ressaisit de la mythologie pré-sociologique du Bois de Boulogne que l’on peut lire à la fin de Du côté de chez Swann46. L’énumération des revenances textuelles de ce genre pourrait se poursuivre, mais c’est sur deux convergences plus essentielles qu’il convient de se pencher.
- 47 A, p. 28.
- 48 Voir RTP I, p. 219-221.
- 49 A, p. 31.
13La première a trait au statut de l’être aimé, dont la réalité est investie par les projections imaginatives de l’amant ; celles-ci agissent comme autant de médiations pour un désir qui, à défaut d’une beauté physique objective, a besoin d’autres détours pour éclore. Comme nous l’anticipions plus haut, le coup d’envoi du roman d’Aurélien et Bérénice opère un renversement dysphorique du topos du coup de foudre ; Aurélien est irrité par la laideur de cette provinciale sans goût, d’autant plus malvenue que son apparence contraste cruellement avec les déterminations poétiques que le prénom « Bérénice » éveille dans son imagination. Puissant, quoique flétri par le surmoi de l’ancien combattant, l’idéal oriental associé à la Bérénice racinienne (« assez moricaude même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles »47) ne peut que voler en éclats face à la terne banalité de la femme réelle mais, paradoxalement, moins « vraie » que celle de la tragédie. Si le souvenir d’Un amour de Swann joue sans doute un rôle actif dans la configuration triangulaire du désir d’Aurélien, nous remarquerons que le réemploi aragonien implique un pas de côté : au lieu d’apporter une assise définitive à l’amour hésitant – Swann ne tombe amoureux d’Odette qu’après avoir reconnu en elle l’incarnation de la Zéphora de Botticelli48 – le fantasme racinien, présent d’entrée de jeu à l’esprit d’Aurélien, inhibe le désir plutôt qu’il ne le favorise : « et c’était un peu comme elle, une brune assez élancée, mais blanche et luisante comme un caillou bien lavé qu’il se représentait une femme qui se fût appelée Bérénice. Alors quand Barbentane lui avait parlé de sa cousine Bérénice, il se l’était représentée ainsi. D’où une certaine désillusion »49. Un autre médiateur – le masque de plâtre, cf. infra – sera dès lors nécessaire pour surmonter cette déception initiale.
- 50 RTP II, p. 153.
- 51 Ibid., p. 228.
- 52 Voir J. Dubois, Pour Albertine. Proust et le sens du social, Paris, Seuil, 1997.
- 53 RTP II, p. 228.
- 54 RTP III, p. 679.
- 55 Ibid., p. 885. Le héros dresse ce constat en confrontant son expérience à celle de Swann, même si l (...)
14« [C]ette brune n’était pas celle qui me plaisait le plus »50, affirme le narrateur proustien en se souvenant d’Albertine ; repérée assez vite au sein de la nébuleuse des jeunes filles, elle n’aimante pourtant l’intérêt du héros que grâce à une double médiation extérieure. La première, fruit d’une croyance vite démentie, découle du fait que l’Albertine de Balbec représente une altérité à la fois ontologique et sociologique : jeune fille saine, sportive, à la vertu douteuse et socialement insituable, elle arbore le prestige d’une « bacchante à bicyclette »51 infiniment désirable aux yeux du bourgeois valétudinaire qui l’observe de loin52. Or une fois que cette « muse orgiaque du golf »53 aura disparu, vaporisée par les bonnes manières de l’Albertine bourgeoisement bien élevée que le héros rencontre chez le peintre Elstir, la jeune fille ne demeurera pas moins « la chatoyante actrice de la plage »54, un artefact où le héros condense ses souvenirs du soleil et de la mer. La « resémantisation » d’Albertine se fait ainsi par un biais d’ordre non pas culturel – elle n’est « nullement pour [lui] une œuvre d’art »55 – mais naturel : c’est de l’évocation du paysage marin que le héros aura besoin à Paris pour ranimer son désir émoussé par l’habitude.
- 56 Pour ce phénomène de non-reconnaissance, on confrontera utilement A, p. 33 et RTP II, p. 225.
- 57 A, p. 724.
- 58 RTP II, p. 665.
- 59 D. Bougnoux, « Notice », cit., p. 1339.
- 60 A, p. 207.
- 61 Ibid., p. 205.
- 62 « Amoureux…il l’avait dit. […] Alors rien n’était plus à sa place, rien n’était plus comme avant. O (...)
- 63 Sur le monologue intérieur comme instrument de dissimulation, voir G. Berthomieux, « Discours intér (...)
15Les truchements de l’imagination s’interposent ainsi jusqu’à empêcher la fixation des traits physiques dans la mémoire des amants56 et tendent à flouter l’image de la femme réelle, réduite pour Aurélien à une « poupée de la mémoire »57, pour le héros proustien à une « poupée intérieure à notre cerveau »58 – la proximité de ces deux syntagmes ne pouvant être fortuite. Il est pourtant deux médiations autrement puissantes qui interviennent au cours des deux romans et jettent le sort définitif d’un sentiment dont la nécessité tardait à s’imposer. « [L]a période de latence et de flâne »59 qui conduit Aurélien dans les bras de Mary de Perseval ou à la poursuite de femmes inconnues s’achève une fois que le visage de Bérénice sera mis en relation avec le masque de l’Inconnue de la Seine ; c’est cette ressemblance, vraie ou prétendue, qui oriente de façon décisive les errances d’Aurélien : « [il] regarda longuement ce visage de plâtre, ce visage sans yeux, son mystérieux sourire d’au-delà de la douleur… “Bérénice…” dit-il, et il retrouva le chemin de Césarée »60. Trait d’union entre la rêverie racinienne et Mme Morel, le masque se charge d’une fonction à la fois révélatrice et dissimulatrice : d’une part, il occulte la Bérénice réelle et la fige, littéralement, en une persona, pétrifiant ses contours insaisissables en une rigor mortis anticipatrice ; d’autre part, l’image du masque révèle à un Aurélien jusque-là récalcitrant l’évidence de son amour : « il venait de choisir sa route, subitement. C’était sans appel. Il en avait décidé. L’amour. Ce serait donc l’amour. C’était l’amour. »61. En réalité, la décision presque hasardeuse que prend Aurélien consiste non pas à aimer Bérénice mais à l’admettre, à accomplir un acte irrévocable de verbalisation62 qui fige une vérité jusque-là dissimulée, perçant néanmoins entre les plis de l’oblique discours intérieur63.
- 64 RTP III, p. 502.
16Pour le héros proustien la cristallisation du sentiment s’accomplit selon la même dynamique exogène, quoique par une médiation autrement violente. Préparée par quelques étapes intermédiaires éveillant le soupçon atroce d’une Albertine aimant les femmes, la révélation de l’amitié qui lie celle-ci à Mlle Vinteuil (personnage lesbien de la Recherche) suffit au héros pour voir se confirmer ses pires craintes au sujet de la sexualité de sa maîtresse et pour aiguiser, sur un mode bien plus douloureux, le coefficient de mystère qui avait déclenché son désir initial : « Derrière Albertine je ne voyais plus les montagnes bleues de la mer, mais la chambre de Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu de sa jouissance »64. Puisqu’elle aime les femmes et qu’elle éprouve des plaisirs inconcevables pour un homme, Albertine non seulement échappe à la possession de son amant et suscite l’angoisse jalouse que nous avons vu être chez Proust l’essence même de l’amour, mais en vient surtout à incarner cet Autre radicalement inconnu qui attire et effraie à la fois.
- 65 J.-Y. Tadié, Proust et le roman [Paris, 1971], Paris, Gallimard, 2001, p. 40.
- 66 RTP III, p. 570.
- 67 A, p. 33.
- 68 Ibid., p. 35.
- 69 RTP III, p. 191.
- 70 A, p. 137.
- 71 On notera ici un autre effet de revenance textuelle, la première manifestation de la « vérité » sex (...)
- 72 A, p. 138.
- 73 « Vous êtes alors sans défense. Vous avouez quelque chose que vous teniez caché. C’est la secrète B (...)
- 74 RTP III, p. 579.
- 75 Ibid., p. 578.
- 76 Ibid., p. 599.
- 77 Voir A. Simon, La Rumeur des distances traversées. Proust, une esthétique de la surimpression, Pari (...)
17C’est autour de cet autre axe crucial que s’opère une plus ample convergence entre les deux romans et leurs auteurs. Proust et Aragon fondent leur réflexion au sujet de l’amour sur un « lyrisme de l’inconnaissable »65, « cet inconnaissable qu’est pour nous, quand nous cherchons effectivement à nous le représenter, la vie réelle d’une autre personne »66. Les corps de Bérénice et d’Albertine dessinent un réseau de signes qui à la fois exhibent et dérobent leurs abîmes, perceptibles notamment à travers les yeux et la voix/le rire. La voix de contralto de Bérénice, « chaude, profonde, nocturne »67 se grave immédiatement dans l’esprit d’Aurélien, car elle donne à pressentir les profondeurs sensuelles de l’enfer qu’elle porte en elle (« Le diable dans le bénitier », dit plaisamment Edmond68), de même que dans le rire « acre, sensuel et révélateur comme une odeur de géranium »69 d’Albertine le héros entend résonner les enfers de Gomorrhe. Mais c’est dans la description et les déterminations associées au regard, noir pour l’une et pour l’autre, que les deux femmes semblent se superposer. Aurélien remarque « ses yeux noirs, obliques, bombés. Quels yeux étranges… Y avait-il seulement quelqu’un derrière ces yeux-là ? »70 et dénonce ainsi le poncif sentimental des yeux comme « miroir de l’âme ». Le regard de Bérénice fait en effet écran à une profondeur inconnue qui surgit tout à coup pendant la danse au Lulli’s71, lorsqu’elle ferme les yeux : « Aurélien se répéta qu’il n’avait encore jamais vu cette femme qui venait d’apparaître. Il comprit que ce qui la lui avait cachée, c’étaient ses yeux. Quand elle les avait fermés, elle n’avait plus été protégée par rien, elle s’était montrée elle-même »72. Instrument d’une vigilance consciente, le regard est une glace sans tain qui occulte au lieu de montrer ; en revanche, les yeux fermés ouvrent sur l’absolu de Bérénice, sur une vérité secrète qui ne se laisse appréhender – ainsi croit du moins Aurélien – que lorsque les cloisons des paupières cachent les « yeux de biche » de Mme Morel. Cette révélation contribue à étayer le fantasme déréalisant qui informe l’amour d’Aurélien : Bérénice aux yeux fermés est sans défense, sa volonté et sa résistance sont neutralisées, et cela la rend d’autant mieux l’objet de l’emprise imaginative d’un amant qui voudrait justement nier la Bérénice aux yeux ouverts73. Un mécanisme tout aussi pervers motive le ravissement du héros proustien lorsqu’il contemple Albertine dans l’abandon du sommeil : « ces paupières abaissées mettaient dans son visage cette continuité parfaite que les yeux n’interrompent pas »74 et empêchent surtout au moi de fuir « par les issues de la pensée inavouée et du regard »75. Une fois de plus, la reprise aragonienne du motif des yeux fermés comporte un déplacement, car si Bérénice ne paraît livrer son secret qu’une fois abolie la barrière consciente du regard, ce sont en revanche les yeux ouverts et motiles d’Albertine, « faits de plusieurs morceaux à cause de tous les lieux où l’être veut se trouver »76, qui ménagent une brèche charnelle77 ouverte sur son énigme.
- 78 RTP III, p. 655.
- 79 Ibid., p. 840.
- 80 A, p. 357.
- 81 D. Viart, Art. cit., p. 42.
18Ces détails descriptifs nous paraissent relever moins d’une esthétique du portrait que de la thèse, avancée par Aragon et par Proust, selon laquelle la personne aimée, insaisissable, échappe à toute tentative de représentation. Ses lignes et ses points de fuite se multiplient jusqu’à déboucher sur un assemblage « cubiste », un agrégat de plusieurs femmes distinctes : si le héros-narrateur de Proust voit défiler les « séries d’Albertine séparées les unes des autres, des profils, des instantanées »78 et constate amèrement qu’« Hélas ! Albertine était plusieurs personnes »79, Aragon va plus loin en créant un support matériel pour l’intuition d’Aurélien à propos de la pluralité troublante de Bérénice. Son portrait peint par Zamora se compose de « deux dessins qui se chevauchent, deux portraits […] les yeux ouverts, les yeux fermés, la bouche qui rit, la bouche qui pleure »80, deux versions de Bérénice qui semblent s’élider et qui interceptent l’« évanouissement / épanouissement »81 du modèle : évanouissement de l’être réel et épanouissement de ses virtualités.
- 82 A, p. 400.
- 83 Ibid., p. 299.
- 84 RTP III, p. 648.
- 85 Ibid., p. 601.
- 86 A, p. 233.
19Nous remarquerons encore que cette fugue perpétuelle qui caractérise Bérénice et Albertine nourrit une dialectique aporétique entre la présence et l’absence, composant ultérieur de l’échec amoureux. Puisque, comme on l’a vu, l’amour d’Aurélien et du héros proustien se cristallise à partir d’un ensemble de fantasmes subjectifs, où la femme réelle tient bien peu de place, il va de soi que la vue de la personne en chair et en os détruit la créature imaginaire qui a aimanté le désir. Dès lors, les deux pôles de la dichotomie s’inversent de façon perverse : « jamais Bérénice ne lui avait été aussi visible que dans cette absence »82 et, au contraire, « Quelle chose étrange que la présence ! »83, le contact subit d’une jambe qui oblige Aurélien à prendre conscience du corps réel et bannit le corps engendré par ses rêveries (Césarée, l’Inconnue de la Seine), tout en frappant paradoxalement d’irréalité l’aimée en face de lui. Comment ne pas rapprocher ce trouble des réflexions du héros proustien, constatant « le maximum d’écart entre une femme aperçue et une femme approchée, caressée »84, et dénonçant en même temps l’illusion qui consiste à croire que l’amour « a pour objet un être qui peut être couché devant nous, enfermé dans un corps »85. Du moment que l’autre est toujours ailleurs, voire « est l’ailleurs », l’espoir de pouvoir accorder « les songes et l’amour »86 se heurte à un paradoxe déchirant : le corps de l’aimée ne fait que rendre sensible une double absence, celle de la femme rêvée et celle de la femme vivante, présente à côté de l’amant mais toujours en fuite.
- 87 Ibid., p. 43.
- 88 RTP III, p. 862.
- 89 RTP IV, p. 60.
20On ne s’étonnera donc pas que la période la plus poignante de l’amour d’Aurélien coïncide avec l’éloignement de Bérénice après la brouille du Nouvel An, et qu’Albertine ne soit si douloureusement présente à l’esprit du héros proustien qu’après son départ et sa mort. Voilà alors que ce brouillage de présence et d’absence aboutit à une interversion troublante entre la vie et la mort : Bérénice avoue qu’elle était comme une morte avant de rencontrer Aurélien87, alors que, bien avant de succomber aux balles allemandes, elle acceptera de faire mouler son propre masque et de s’identifier donc à la noyée de la Seine qui hante Aurélien. De même, vers la fin de La Prisonnière Albertine enroulée dans les draps montre « une rigidité de pierre »88 et préfigure la morte qu’elle sera plus tard, une morte qui ne cessera pourtant de vivre dans le cœur tourmenté du héros jaloux : « pour que la mort d’Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l’ait tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n’y avait été plus vivante »89.
- 90 A, p. 191.
- 91 RTP III, p. 887.
- 92 A, p. 400.
- 93 « Je ne savais pas que tu étais le temps, que le temps est femme, et que c’est toi, que c’est au te (...)
21Force est donc de constater que la vérité de Bérénice, comme celle d’Albertine, s’exprime dans ce mélange de présence et d’absence, ainsi que dans l’énigme insoluble qu’elles représentent pour leurs amants. Les paraboles amoureuses des deux romans aboutissent dès lors au même constat résigné : la femme qu’on aime est cet Autre dont on ne sait ni on ne saura jamais rien ; elle n’est qu’une succession de béances que l’amant essaie de colmater soit par le biais du fantasme – dans la scène de la nage dans la piscine d’Oberkampf, Aurélien dit éprouver « l’entière présence » de Bérénice « dans le songe »90 –, soit par les spéculations stériles que dicte la jalousie. Ces trous noirs, constellant aussi bien la biographie que les agissements, exhibent l’Inconnu de la femme, un inconnu qui déteint tant sur le passé – le passé de Bérénice qu’Aurélien voudrait tuer, le passé d’Albertine dont le narrateur s’acharne à recoller les morceaux – que sur l’avenir, et qui, de ce fait, aiguise chez l’amoureux la conscience du temps. Si Proust dit que l’amour « c’est le temps et l’espace rendus sensibles au cœur »91, Aragon rétorque que le temps « devient sensible » et « cesse d’être une trame, d’être le mode inconscient de notre vie »92 dès lors que l’amour (avec son lot d’attentes et de hantises) vient rider sa surface étale. Albertine et Bérénice, tout comme Blanche et Elsa, sont à jamais les grandes Déesses du temps, puisque « le temps est femme »93.
Conclusion
- 94 M. Vassevière, Art. cit., p. 27.
- 95 A, p. 492.
22Si on a pu observer qu’il y a du « Mme Bovary dans Bérénice »94, et plus généralement du Flaubert dans Aurélien, nous espérons avoir montré que Proust est moins loin qu’on ne le croit. La réflexion sur l’amour qu’Aragon développe dans le quatrième roman du Monde réel converge, dans ses grandes lignes, avec la démonstration proustienne au sujet des apories du sentiment, ainsi que du cloisonnement tragique entre les êtres, de « cette incompréhension de nature entre eux »95 qui rend les amants l’un à l’autre inconnus.
- 96 Ibid., p. 325.
- 97 L. Aragon, Les Collages, cité par D. Massonnaud, « Dérives dans les Voyageurs de l’impériale », cit (...)
23À travers un jeu de reprises et d’écarts, l’auteur d’Aurélien noue, en dépit de ses dénégations, un dialogue fécond avec le romancier de la Recherche autour de l’impossible concordance de l’amour et du bonheur : comme l’affirme Bérénice éprise d’absolu, dans une maxime que Proust aurait approuvée, « l’amour se perd, se meurt quand il est heureux »96. Sans emprunter les chemins du roman dogmatique – ce côté « laborieux » qui devait tant l’agacer – Aragon nous semble quand même retenir l’essentiel, le squelette de la philosophie proustienne de l’amour, et en faire un modèle, soit « ce point d’où je pars, qui était le point d’arrivée d’un autre »97.
Notes
1 Voir A. Bouquel, E. Kern, Une histoire des haines des écrivains. De Chateaubriand à Proust, Paris, Flammarion, 2009 et Querelles d’écrivains (XIXe –XXIe siècles) : de la dispute à la polémique, dans Contextes, 10, 2012, consulté le 15/01/2020, URL : <https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/contextes/4903>.
2 L. Aragon, « Marcel Proust – À l’ombre des jeunes filles en fleurs », dans Littérature, Revue mensuelle, 11, janvier 1920, p. 31.
3 Voir T. Laget, Proust prix Goncourt : une émeute littéraire, Paris, Gallimard, 2019.
4 Cette affirmation est sans doute à nuancer, Aragon ayant été aussi un auteur NRf (Anicet ou le panorama, roman paraît en 1921 aux éditions de la NRf, ainsi que les textes suivants).
5 L. Aragon, « Je m’acharne sur un mort », dans Littérature, 8, janvier 1923, p. 23-24.
6 Id., La Défense de l’infini, Paris, Gallimard, « Cahiers de la NRf », 1997, p. 168.
7 D. Arban, Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers, 1968, p. 39-40.
8 Voir notamment la thèse de N. Piégay-Gros, Enjeux de la citation dans le roman : œuvres d’Aragon, thèse sous la direction de M.-C. Dumas, Université Paris VII, 1994 ; M. Vassevière, Aragon romancier intertextuel, le pas de l’étranger, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Id. (dir.), Aragon. Une écriture au carrefour, dans RSH, 305, 2012 ; D. Massonnaud, J. Piat (dir.), Aragon romancier. Genèse, modèles, réemploi, Paris, Classiques Garnier, 2016.
9 D. Massonnaud, « Les voix de l’entre-texte. Travail du réalisme aragonien, des Voyageurs de l’impériale à Aurélien », dans Recherches et travaux, 60, 2002, p. 91-108, p. 91.
10 Par exemple M. Vassevière, « Intertexte flaubertien et réalisme », dans Id., Aragon romancier intertextuel, cit., p. 209-232 ; A. Trouvé, « Aragon lecteur de Baudelaire », dans RHLF, 101, 2001, p. 1433-1454 ; F. Merger, « La présence des textes de Zola dans Le Paysan de Paris d’Aragon », dans Recherches Croisées Aragon/Elsa Triolet, 8, 2002, p. 159-177 ; A. Déruelle, « Le Balzac d’Aragon », dans L’Année balzacienne, 16, 2015, p. 119-134.
11 Voir notamment D. Massonnaud, « Les voix de l’entre-texte », cit. ; Id., « Réalisme et revenance textuelle : Aurélien, un roman de l’amour impossible paru chez Hetzel en 1863 », dans Annales Elsa Triolet-Aragon, 12, 2010, p. 214-225 ; Id., « Dérives dans Les Voyageurs de l’impériale. De l’intratextualité à une intertextualité critique », dans D. Massonnaud, J. Piat (dir.), Aragon romancier. Genèse, modèles et réemplois, cit., p. 129-146.
12 Voir J. Schlanger, Le Neuf, le différent, le déjà-là : une exploration de la notion d’influence, Paris, Hermann, 2014 ; J. Naïm, « Grandeur et décadence de la notion d’influence en histoire littéraire », dans Revue Silène, « Actes de la Journée d’Études du jeudi 26 mai 2016, organisée par l’Université Paris Nanterre », 2019, consulté le 16/01/2020, URL : < http://www.revue-silene.com/f/index.php?sp=comm&comm_id=210 >.
13 D. Massonnaud, J. Piat, « Avant dire », dans Id. (dir.), Aragon romancier. Genèse, modèles et réemplois, cit., p. 7-23, p. 9.
14 D. Massonnaud, « Réalisme et revenance textuelle », cit., p. 214.
15 Ibid., p. 216.
16 « Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique », préface reproduite dans l’édition Folio d’Aurélien, L. Aragon, Aurélien, Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 9-26, p. 15. Toutes nos références proviennent de cette édition (dorénavant A).
17 Voir A, p. 232 et p. 246.
18 D. Massonnaud, « Réalisme et revenance textuelle », cit., p. 214.
19 D. Viart, « Poétique de l’oscillation. Étude des interférences thématiques et narratives dans Aurélien », dans Roman 20-50, 7, mars 1989, p. 31-50, p. 47.
20 Comme l’aurait souhaité Paulhan, voir D. Bougnoux, « Notice », dans L. Aragon, Œuvres romanesques complètes, éd. D. Bougnoux et B. Leuilliot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, t. III, p. 1315-1371, p. 1335.
21 L. Follet, Lire Aurélien, Paris, Les Éditeurs réunis français, 1980, p. 79-80.
22 A, p. 88.
23 La clôture dysphorique du chapitre, avec la lettre de Lucien qui ramène Bérénice les pieds sur terre, montre assez la fragilité de cette liberté, voir A, p. 92.
24 A, p. 28.
25 Ibid., p. 53.
26 D. Bougnoux, « Notice », cit., p. 1344.
27 « Il était pitoyable. Vraiment, c’était de cela qu’elle avait fait son dieu ? Jadis aussi, elle s’était méprise, touchant Lucien. », A, p. 495.
28 M. Vassevière, « Aurélien, roman…Théâtre et poésie ou le mélange des genres », dans Roman 20-50, 7, mars 1989, p. 17-30, p. 27.
29 A, p. 323.
30 Ibid., p. 321
31 Ibid., p. 323.
32 M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, t. II, p. 194 (dorénavant RTP II).
33 A, p. 339.
34 D. Bougnoux, « Notice », cit., p. 1347.
35 A, p. 673.
36 RTP III, p. 130.
37 Ibid., p. 610.
38 Ibid., p. 614.
39 Pour une fine analyse de la jalousie proustienne, voir S. Chaudier, « Pourquoi Proust ne doit pas changer votre vie : l’exemple de la jalousie », dans E. Fülöp, P. Chardin (dir.), Cent ans de jalousie proustienne, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 133-147.
40 RTP III, p. 855-856.
41 S. Chaudier, Art. cit., p. 139.
42 D. Massonnaud, « Les voix de l’entre-texte », cit., p. 94.
43 Voir sur ce point M. Vassevière, Aragon romancier intertextuel, cit., p. 101-113 ; J.-C. Weill, « Aragon, Proust et le téléphone », dans Aragon-Elsa Triolet Recherches croisées, 2, 1989, p. 189-197.
44 Voir RTP I, p. 193.
45 A, p. 391. Suivant la chronologie d’Aurélien, dont les événements se passent en 1921-1922, ce « dernier Proust » pourrait être Sodome et Gomorrhe II, comme l’avance Bougnoux, Id., « Notice », cit. ; en réalité, puisque lors de la réécriture de 1966 Aragon déplace la chronologie d’un an, il pourrait s’agir aussi de La Prisonnière, dont l’achevé d’imprimer date du 14 novembre 1923, ce qui rendrait le clin d’œil assez savoureux pour notre problématique.
46 Follet signale pour cette scène un hypotexte sans doute primaire, provenant du Cheval Blanc d’Elsa Triolet, mais un modèle n’en exclut pas nécessairement un autre…, L. Follet, op. cit., p. 118.
47 A, p. 28.
48 Voir RTP I, p. 219-221.
49 A, p. 31.
50 RTP II, p. 153.
51 Ibid., p. 228.
52 Voir J. Dubois, Pour Albertine. Proust et le sens du social, Paris, Seuil, 1997.
53 RTP II, p. 228.
54 RTP III, p. 679.
55 Ibid., p. 885. Le héros dresse ce constat en confrontant son expérience à celle de Swann, même si l’intertexte racinien est mis aussi en relation avec Albertine : le héros lira en effet rétrospectivement son amour à la lumière de Phèdre et attribue à sa maîtresse le rôle d’Hippolyte, voir RTP IV, p. 42.
56 Pour ce phénomène de non-reconnaissance, on confrontera utilement A, p. 33 et RTP II, p. 225.
57 A, p. 724.
58 RTP II, p. 665.
59 D. Bougnoux, « Notice », cit., p. 1339.
60 A, p. 207.
61 Ibid., p. 205.
62 « Amoureux…il l’avait dit. […] Alors rien n’était plus à sa place, rien n’était plus comme avant. On est prisonnier de ce qu’on a dit, de ce qu’on a pensé. », Ibid., p. 245.
63 Sur le monologue intérieur comme instrument de dissimulation, voir G. Berthomieux, « Discours intérieur et dissimulation dans Aurélien », dans RHLF, 1, 1990, p. 18-33.
64 RTP III, p. 502.
65 J.-Y. Tadié, Proust et le roman [Paris, 1971], Paris, Gallimard, 2001, p. 40.
66 RTP III, p. 570.
67 A, p. 33.
68 Ibid., p. 35.
69 RTP III, p. 191.
70 A, p. 137.
71 On notera ici un autre effet de revenance textuelle, la première manifestation de la « vérité » sexuelle d’Albertine ayant lieu lors d’une scène de danse : c’est la « danse contre seins » sur laquelle le docteur Cottard attire l’attention du héros, voir RTP III, p. 191.
72 A, p. 138.
73 « Vous êtes alors sans défense. Vous avouez quelque chose que vous teniez caché. C’est la secrète Bérénice... non, ne rouvrez pas vos beaux yeux noirs… restez comme cela, livrée… […] Ne souriez pas… C’est l’autre qui sourit ainsi, pas la mienne, ma Bérénice… », Ibid., p. 266.
74 RTP III, p. 579.
75 Ibid., p. 578.
76 Ibid., p. 599.
77 Voir A. Simon, La Rumeur des distances traversées. Proust, une esthétique de la surimpression, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 167-178.
78 RTP III, p. 655.
79 Ibid., p. 840.
80 A, p. 357.
81 D. Viart, Art. cit., p. 42.
82 A, p. 400.
83 Ibid., p. 299.
84 RTP III, p. 648.
85 Ibid., p. 601.
86 A, p. 233.
87 Ibid., p. 43.
88 RTP III, p. 862.
89 RTP IV, p. 60.
90 A, p. 191.
91 RTP III, p. 887.
92 A, p. 400.
93 « Je ne savais pas que tu étais le temps, que le temps est femme, et que c’est toi, que c’est au temps que je disais tu », L. Aragon, Blanche ou l’oubli, dans Id., Œuvres romanesques complètes, éd. D. Bougnoux et Ph. Forest, cit., 2012, t. V, p. 724.
94 M. Vassevière, Art. cit., p. 27.
95 A, p. 492.
96 Ibid., p. 325.
97 L. Aragon, Les Collages, cité par D. Massonnaud, « Dérives dans les Voyageurs de l’impériale », cit., p. 145.
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Référence électronique
Ilaria Vidotto, « Aragon et Proust : il n’y a pas d’amour heureux », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 10 | 2020, mis en ligne le 10 novembre 2020, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/6011 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.6011
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