La tour d’ivoire : aventures et mésaventures de l’autonomie du littéraire
Résumés
L’histoire littéraire française est caractérisée par une alternance de deux positions opposées : d’un côté, la littérature a cherché une légitimation en s’appuyant sur d’autres pratiques culturelles (philosophie, politique, sciences, religion) tandis que, de l’autre, elle a eu tendance à s’affirmer dans une totale autonomie. À partir du Romantisme cette alternance devient plus complexe puisque les deux positions s’affrontent dans une dialectique serrée au point qu’elle se succèdent ou coexistent dans la réflexion et dans la pratique littéraire d’un même auteur et cet affrontement se poursuit au XXe et au XXIe siècle. Il s’agit alors de considérer les différents enjeux à la base du choix ou du refus de l’autonomie du littéraire.
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Mots-clés :
tour d’ivoire, autonomie du littéraire, théorie de la littérature, engagement, désengagementTexte intégral
1L’histoire littéraire française a toujours été rythmée par une alternance mais aussi parfois par une opposition entre des moments où la littérature, pour se légitimer, a cherché un soutien en d’autres pratiques culturelles (la philosophie, la politique, la religion, les sciences) et des moments où elle a voulu, ou prétendu, se réaliser dans un régime de séparation presque totale aussi bien de toutes les branches du savoir que de la réalité extérieure tout court.
- 1 J.-L. Diaz, « L’autonomisation de la littérature », dans Littérature, 124, 2001, p. 7-22. Sur l’aut (...)
2Comme l’a bien montré José-Louis Diaz1, à l’autonomie ludique de la poésie de cour, avant 1550, s’oppose l’exigence de savoir et de doctrine qui soutient l’ambition intellectuelle des poètes de la Pléiade qui, ne se reconnaissant plus dans l’image du poète de cour, veulent conquérir le statut d’« humanistes ». En revanche, à l’Âge classique, avec Malherbe et Boileau, il s’agira de purifier les belles lettres des connaissances trop spécialisées qui ne devraient concerner que les doctes (les « savantasses »), au nom de l’idéologie mondaine de l’honnête homme qui caractérise les beaux esprits.
- 2 Madame de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Par (...)
- 3 Ibid., p. 15.
- 4 Madame de Staël, De l’Allemagne, Paris, Librairie de Firmin Didot Frères, 1852, p. 425.
- 5 Ibid., p. 449.
3Mais c’est avec l’affirmation du Romantisme en France que la question se fait particulièrement complexe car les polarités opposées de cette alternance donnent lieu à une dialectique oscillant vers l’une et l’autre des deux polarités à l’intérieur de l’œuvre d’un même auteur. Un cas emblématique en est, par exemple, l’évolution de la conception de la littérature chez Madame de Staël. À l’époque De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), la littérature est tout autre que pure. Elle est, ou plutôt elle doit être, en relation avec le savoir et la morale. D’un côté, la littérature est alors assimilée à une activité spéculative : « […] il est nécessaire de retracer l’importance de la littérature considérée dans son acception la plus étendue, c’est-à-dire renfermant en elle les écrits philosophiques et les ouvrages d’imagination, tout ce qui concerne enfin l’exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées »2. De l’autre, elle produit un effet sur les corps et sur les esprits : « Les chefs-d’œuvre de la littérature, indépendamment des exemples qu’ils présentent, produisent une sorte d’ébranlement moral et physique, un tressaillement d’admiration qui nous dispose aux actions généreuses »3. Or, tout change après le retour de Madame de Staël de l’Allemagne et de l’Italie, où elle découvre une autre idée de littérature qui la séduit et qu’elle voudra importer en France. Dans De l’Allemagne (1814), elle montre qu’elle a absorbé et apprécié la théorie esthétique élaborée par Kant dans sa troisième critique, où celui-ci dépasse les positions affirmées par les matérialistes et les spiritualistes : « Les philosophes matérialistes jugent le beau sous le rapport de l’impression agréable qu’il cause, et le placent aussi dans l’empire des sensations ; les philosophes spiritualistes, qui rapportent tout à la raison, voient dans le beau le parfait, et lui trouvent quelque analogie avec l’utile et le bon, qui sont les premiers degrés du parfait. Kant a rejeté l’une et l’autre explication »4. La séparation nette du beau et de l’utile est maintenant considérée comme étant une condition essentielle de la littérature et de l’art en général : « Kant, en séparant le beau de l’utile, prouve clairement qu’il n’est point du tout dans la nature des beaux-arts de donner des leçons »5.
- 6 E. Kant, Critique de la faculté de juger, traduit de l’allemand par A. J.-L. Delamarre, J.-R. Ladmi (...)
- 7 Voir ibid., p. 150.
4En effet, c’est sans doute chez Kant (et dans la réception de son œuvre) qu’on peut trouver les origines du concept de l’art pour l’art qui sera formulé plus tard en France. Dans sa Critique de la faculté de juger (1790), le philosophe allemand considère que le Bien et le Beau sont à l’origine de satisfactions de natures différentes. Si l’une est liée à une forme d’intérêt, l’autre provoque « une satisfaction indépendante de tout intérêt »6. Dans ce cadre, la finalité de la beauté ne pourra qu’être conçue comme une finalité sans fin, détachée de tout concept7.
- 8 Cité dans E. Eggli, Schiller et le romantisme français, Paris, J. Gamber éditeur, 1927, p. 209.
5On retrouve cette séparation à la base de l’esthétique de Schiller bien qu’elle soit de quelque manière nuancée. Ainsi Schiller prévoit-il un rapport, bien qu’indirect, entre le beau, le bien et la connaissance, comme il l’exprime dans une lettre à Körner : « Je suis persuadé que chaque œuvre d’art n’est responsable qu’envers elle-même, c’est-à-dire envers ses propres règles de beauté, n’est soumise à aucune autre exigence. Par contre, je crois aussi fermement que, par cette voie précisément, l’art satisfera nécessairement aussi, de façon indirecte, à toutes les autres exigences, vu que toute beauté se résout finalement en vérité générale »8.
- 9 B. Constant, Journaux intimes, édition intégrale des manuscrits autographes publiée pour la premièr (...)
6Cette séparation du beau, du bien et de l’utile pénètre donc en France à travers des auteurs qui avaient été en contact avec la culture et la réflexion philosophique d’outre-Rhin. Non seulement Madame de Staël, mais également Benjamin Constant qui forge le premier l’expression « l’Art pour l’Art », comme on peut le constater dans des pages de son journal de 1804 : « 20 [pluviôse] 10 février / […] Soupé avec la D[uchesse] mère, gaîment et longuement, Schiller, homme de beaucoup d’esprit sur son art, mais presque uniquement poète. / 21 [pluviôse] 11 février / […] Dîner avec Robinson, écolier de Schelling. Son travail sur l’esthétique de Kant. Idées très ingénieuses. L’art pour l’art, et sans but, tout but dénature l’art. Mais l’art atteint au but qu’il n’a pas »9.
7Cette expression, destinée à un vif succès et à une longue fortune, est reprise dans les cours de philosophie décernés par Victor Cousin à l’École Normale Supérieure et à la Faculté des Lettres. En réfléchissant sur le beau, le vrai et le bon, le philosophe parvient à une théorie esthétique attribuant une indépendance totale au beau (l’art, la littérature) par rapport à la morale et à la dimension de l’utile. Comme c’était le cas pour Madame de Staël, si l’on peut reconnaître des rapports entre l’esthétique, le bien et le vrai, il ne peut s’agir que de rapports indirects, comme Cousin l’exprime en 1817 dans sa huitième leçon, « De l’art » :
- 10 V. Cousin, Du vrai, du beau, du bien, Paris, Librairie académique Didier et Cie Libraires éditeurs, (...)
Par ce même motif, je ne puis accepter sans réserve une autre théorie qui, confondant le sentiment du beau avec le sentiment moral et religieux, met l’art au service de la religion et de la morale, et lui donne pour but de nous rendre meilleurs et de nous élever à Dieu. Il y a ici une distinction essentielle à faire. Si toute beauté couvre une beauté morale, si l’idéal monte sans cesse vers l’infini, l’art qui exprime la beauté idéale épure l’âme en l’élevant vers l’infini, c’est-à-dire vers Dieu. L’art produit donc le perfectionnement de l’âme, mais il le produit indirectement.10
8C’est l’année suivante, lorsqu’il approfondit le sujet au cours de sa vingt-deuxième leçon, « Du beau », que Cousin prononce l’expression l’« art pour l’art » :
- 11 Id., Cours de philosophie professé à la faculté des lettres pendant l’année 1818 par M. V. Cousin, (...)
Le beau dans la nature et dans l’art ne se rapporte qu’à lui-même […]. La défense que je viens de présenter en faveur de l’art pourrait être reproduite en faveur de la religion et de la morale elle-même. On a voulu aussi donner toutes deux comme des instrumens [sic], comme des moyens, et la fin qu’on assignait, c’était l’intérêt ou l’utilité. Il faut, dit-on, de la religion et de la morale pour la sûreté de l’état. Rien de plus immoral, rien de plus athée qu’une pareille doctrine. La religion et la morale sont ce qu’il y a de plus élevé ; il ne faut donc les mettre au service d’aucune autre chose que d’elles-mêmes, ni surtout au service de l’intérêt. Il faut de la religion pour la religion, de la morale pour la morale, comme de l’art pour l’art. Le bien et le saint ne peuvent être la route de l’utile, ni même du beau ; de même que le beau ne peut être la voie ni de l’utile, ni du bien, ni du saint ; il ne conduit qu’à lui-même.11
9Un autre cas d’oscillation, chez un même auteur, entre une conception de la littérature comme étant autonome et séparée de la réalité et comme utile à la société, se trouve chez Victor Hugo. On sait très bien qu’il est loin de nier une « fonction du poète », c’est-à-dire l’utilité de l’homme de lettres dans la société, au point qu’il estime comme une faute grave toute tentative du poète mais aussi du romancier de se retrancher de la société, comme il l’affirme en 1823 dans ses réflexions sur Quentin Durward de Walter Scott :
- 12 V. Hugo, « Quentin Durward ou l’Écossé à la cour de Louis XI par Sir Walter Scott », dans La Muse f (...)
[Nous nous abusons peut-être, mais il nous semble que] peu d’écrivains ont aussi bien rempli que Walter Scott, les devoirs du romancier relativement à son art et à son siècle ; car ce serait une erreur presque coupable dans l’homme de lettres que de se croire au-dessus de l’intérêt général et des besoins nationaux, d’exempter son esprit de toute action sur les contemporains, et d’isoler sa vie égoïste de la grande vie du corps social. Et qui donc se dévouera si ce n’est le poëte ? Quelle voix s’élèvera dans l’orage si ce n’est celle de la lyre qui peut le calmer ? Et qui bravera les haines de l’anarchie et les dédains du despotisme, sinon celui auquel la sagesse antique attribuait le pouvoir de réconcilier les peuples et les rois, et auquel la sagesse moderne a donné celui de les diviser ?12
10Toutefois, si la littérature ne doit pas être considérée comme séparée du réel et désintéressée par rapport aux vicissitudes de la cité, on ne saurait pourtant pas reconnaître en Hugo un partisan de la littérature soumise à une cause politique. Il défend, lui aussi, plutôt l’idée d’un rapport indirect de l’une à l’autre, la littérature, et l’art en général, ne renonçant jamais à l’autonomie, à la liberté totale et constitutive de son essence. En 1834, dans la préface de Littérature et philosophie mêlées, il affirme :
L’art, et en particulier le drame, qui est aujourd’hui son expression la plus puissante et la plus saisissable à tous, doit avoir sans cesse présente, comme un témoin austère de ses travaux, la pensée du temps où nous vivons, la responsabilité qu’il encourt, la règle que la foule demande et attend de partout, la pente des idées et des événements sur laquelle notre époque est lancée, la perturbation fatale qu’un pouvoir spirituel mal dirigé pourrait causer au milieu de cet ensemble de forces qui élaborent en commun, les unes au grand jour, les autres dans l’ombre, notre civilisation future. L’art d’à présent ne doit plus chercher seulement le beau, mais encore le bien.
- 13 Id., Littérature et philosophie mêlées, dans Id., Œuvres complètes, Paris, Alexandre Houssiaux libr (...)
Ce n’est pas d’ailleurs que nous soyons le moins du monde partisan de l’utilité directe de l’art, théorie puérile émise dans ces derniers temps par des sectes philosophiques qui n’avaient pas étudié le fond de la question. Le drame, œuvre d’avenir et de durée, ne peut que tout perdre à se faire le prédicateur immédiat des trois ou quatre vérités d’occasion que la polémique des partis met à la mode tous les cinq ans. […] Si quelque œuvre d’art a eu le malheur de faire cause commune avec les vérités politiques, et de se mêler à elles dans le combat, tant pis pour l’œuvre d’art ; après la victoire elle sera hors de service, rejetée comme le reste, et ira se rouiller dans le tas. Disons-le donc bien haut, toutes les larges et éternelles vérités qui constituent chez tous les peuples et dans tous les temps le fond même des sentiments humains, voilà la matière première de l’art, de l’art immortel et divin ; mais il n’y a pas de matériaux pour lui dans ces constructions expédientes que la stratégie des partis multiplie, selon ses besoins, sur le terrain de la petite guerre politique. Les idées utiles ou vraies un jour ou deux, avec lesquelles les partis enlèvent une position, ne constituent pas plus un système coordonné de vérités sociales ou philosophiques, que les zigzags et les parallèles qui ont servi à forcer une citadelle ne sont des rues et des chemins.13
11Cette duplicité existe aussi dans l’esthétique de Théophile Gautier qui a été considéré comme l’un des théoriciens les plus radicaux de l’art pour l’art. Comme l’a bien montré William Marx :
- 14 W. Marx, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation. XVIIIe-XXe siècle, Paris, Minuit, (...)
Pour Gautier comme pour Hugo, le concept d’une littérature pure servait à affirmer l’idée que l’art ne doit être limité par rien, et en particulier par aucun critère esthétique préconçu. Néanmoins, aux yeux de l’opinion et à l’échelle de l’Europe entière, Gautier et surtout Hugo apparurent comme les inventeurs de l’art pour l’art. Ils s’en défendirent comme de beaux diables. Gautier lui-même n’employa pas l’expression avant 1847 et, entre autres dénégations, Hugo écrit à Baudelaire en 1859 pour mettre en lumière la « dissidence » qui les opposait : « Je n’ai jamais dit : l’art pour l’art ; j’ai toujours dit : l’art pour le progrès. Au fond, c’est la même chose, et votre esprit est trop pénétrant pour ne pas le sentir. En avant ! c’est le mot du progrès ; c’est aussi le cri de l’art. Tout le verbe de la poésie est là. Ite ». À l’instar de Cousin, le poète ne voyait aucune contradiction entre le fait « que l’art soit son propre but à lui-même ! » et le fait « qu’il enseigne, qu’il moralise, qu’il civilise, et qu’il édifie chemin faisant ». On ne saurait être plus éloigné de l’idée de l’art pour l’art qui s’imposerait par la suite.14
12Toutefois, malgré certaines revendications d’une littérature de pensée, à visée philosophique, et l’apparition d’un Romantisme humanitaire, en France s’engage et se radicalise progressivement un processus d’autonomisation de la littérature jusqu’à la proclamation de l’Art pur (dans le cadre du second cénacle), de l’Art pour l’Art (Gautier, Banville, Flaubert), pour parvenir, à travers Baudelaire, à une conception de la littérature pure chez Mallarmé : une littérature conçue comme absolu.
- 15 Voir P. Bürger, Théorie de l’avant-garde, Paris, Questions Théoriques, 2013.
13Les raisons de cette autonomisation sont diverses et souvent bien difficiles à cerner, car dans ce processus s’entrecroisent des raisons à la fois historiques et inhérentes à la littérature elle-même. Dans ce sens, Peter Bürger parle d’un processus tout à fait contradictoire puisque la catégorie d’autonomie ne permettrait de penser son objet comme quelque chose qui, en réalité, s’est historiquement formé. En d’autres termes, comme il le soutient dans sa Théorie de l’avant-garde, si l’art s’est relativement éloigné de la vie concrète de la société bourgeoise, cet éloignement se transforme en fausse représentation de la totale indépendance de l’œuvre d’art par rapport à la société. L’autonomie ne serait en effet qu’une catégorie idéologique qui rassemble en soi deux positions qui se confondent l’une l’autre : si l’une est vraie, c’est-à-dire la séparation de l’art vis-à-vis de la vie pratique, l’autre serait en revanche fausse car ce phénomène qui est historiquement déterminé est hypostasié et pris pour l’essence de l’art15.
14Dans une autre perspective, William Marx conteste le réductionnisme sociologique de Bourdieu qui explique l’affirmation de l’autonomie de l’art par un déterminisme simpliste attribuant un rôle essentiel à l’action de la société :
- 16 W. Marx, op. cit., p. 71-72.
Le problème est que les déterminismes sociaux sont beaucoup plus complexes que ne les représente Bourdieu. Ainsi l’autonomisation de la littérature rencontra-t-elle la plus forte opposition auprès du pouvoir économique et politique, c’est-à-dire chez ces mêmes acteurs sociaux qui, selon le sociologue, auraient eu au contraire le plus intérêt à cette séparation. Le moins qu’on puisse dire, si l’on regarde la situation avec objectivité, c’est que dans cette affaire la société et les écrivains tirèrent à hue et à dia. On pourrait donc soutenir avec un bon degré de probabilité la thèse inverse de celle de Bourdieu, et affirmer que l'autonomisation du champ littéraire se fit bien plus malgré la société qu’à cause d’elle.16
- 17 P. Nizan, Les Chiens de garde, Paris, Rieder, 1932.
- 18 J. Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927.
- 19 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1947.
- 20 Voir A. Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998.
15Il n’en demeure pas moins que cette évolution se poursuivra, pendant le XXe siècle, jusqu’à Valéry, jusqu’à Blanchot, jusqu’au Nouveau Roman. À partir de la Première Guerre mondiale, une dialectique serrée se produit entre ceux qui soutiennent une littérature en prise directe avec la société et ceux qui se doivent de dérober la littérature à toute soumission aux causes politiques. Les deux polarités opposées de cette dialectique sont représentées, d’un côté, par Paul Nizan qui prône une littérature fonctionnelle au projet du Parti Communiste17 et, de l’autre, par Julien Benda qui sépare radicalement la littérature de tout engagement politique18. Il est vrai qu’entre ces deux extrêmes se sont développées des positions qui, tout en rejetant une subordination de la littérature à l’action politique, ont montré que l’autonomie du littéraire n’était pas incompatible avec la production d’effets très particuliers sur la société : c’est le cas de la théorie et de la pratique littéraire de surréalistes dissidents tels que Georges Bataille et René Char. Après la Seconde Guerre mondiale, en revanche, s’impose la revendication d’une responsabilité de l’écrivain, comme le proclame avec clameur Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?19. Dans cet essai, le philosophe-écrivain déclare que la littérature (la prose, en particulier, qui utilise les mots comme signes qui renvoient à quelque chose d’extérieur) doit représenter la société avec le projet de la transformer. Il est vrai que Sartre lui-même nuancera beaucoup cette conception de la littérature engagée et, dans les années 1960 et 1970 pendant lesquelles s’affirme la philosophie structuraliste, il valorisera de plus en plus la dimension intransitive du langage littéraire. Durant cette période, connue comme le moment théorique20, on assiste à une certaine dogmatisation de l’autoréférentialité de la littérature, de la mort de l’auteur et donc du refus de sa responsabilité et de tout rapport avec la société.
- 21 A. Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, Paris, Minuit, 1963, p. 33-39.
- 22 M. Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971 ; R. Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978.
16C’est pour cela que l’un des protagonistes du Nouveau Roman comptera l’engagement littéraire parmi les « notions périmées »21. Il est pourtant vrai que, même dans ces années théoriques, une visée politique de la littérature n’est pas absente ainsi que l’indique par exemple la reconnaissance d’un pouvoir subversif du langage littéraire de la part de Barthes et de Foucault22, et de la part du groupe rassemblé autour de la revue Tel Quel, comme le rappelle Vincent Kaufmann :
- 23 V. Kaufmann, La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Paris, Seuil, coll. « La cou (...)
Telles sont quelques-unes des questions que je voudrais examiner ici et rassembler à l’enseigne d’une politique de la théorie littéraire. En effet, seule la prise en compte de cette dimension, c’est-à-dire son implicite ou explicite mise au service d’un projet critique, voire de subversion idéologique ou de révolution, donne à un ensemble de recherches et de prises de position souvent très hétérogènes une cohérence ou du moins un air de famille […].23
- 24 D. Viart, « Terrains de la littérature », dans ELFe XX-XXI, 8, 2019, mis en ligne le 10 septembre 2 (...)
- 25 B. Blanckeman, L’Écrivain impliqué : écrire (dans) la cité, dans B. Blanckeman et B. Havercroft (di (...)
- 26 A. Gefen, La Littérature est une affaire politique. Enquête autour de 26 écrivains français, Paris, (...)
17À partir des années 1980, la littérature revient au réel, au sujet, à l’histoire, et revendique non seulement une relation fondamentale avec d’autres savoirs (histoire, philosophie, sciences sociales) mais aussi une fonction sociale et politique réalisée à travers une action, même indirecte, dans la société. Relationnelle et de terrain, selon la définition de Dominique Viart24, impliquée, comme la conçoit Bruno Blanckeman25, ou bien affaire politique comme elle est qualifiée par une enquête récente d’Alexandre Gefen26, la littérature est considérée tout sauf comme autonome et pure.
- 27 M. Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p. 16-19.
- 28 W. Siti, Contro l’impegno, Bologna, Rizzoli, 2021.
- 29 P. Alferi et al., Contre la littérature politique, Paris, La Fabrique éditions, 2024.
18Or, si cette conception de la littérature n’a pas exclu des positions différentes, il est vrai qu’elle coexiste avec d’autres opinions moins favorables à une contamination du fait littéraire : du roman comme « territoire où le jugement moral est suspendu », selon Kundera27, jusqu’à une littérature non engagée selon Walter Siti, qui fait référence à l’ouvrage d’Alexandre Gefen28. Tout récemment, la question a été abordée par une publication collective intitulée Contre la littérature politique qui, en dépit du titre, encourage plutôt une nouvelle analyse des rapports entre littérature et politique29.
- 30 Sur l’utilisation littéraire du symbole de la tour d’ivoire voir : E. M. Forster, « The Ivory Tower (...)
- 31 Comme l’affirme Erwin Panofsky dans une conférence prononcée en 1953 : « Dire d’un homme qu’il “vit (...)
19Il semble alors intéressant d’enquêter le paradigme de l’autonomie littéraire, emblématisé par la célèbre image de la tour d’ivoire30, qui par certains a été revendiquée comme le seul endroit pour produire de la vraie littérature et par d’autres dénigrée comme la pire des hontes31.
- 32 Ch. A. de Sainte-Beuve, À M. Villemain. Épître, dans Pensée d’août, Paris, Michel Lévy frères, 1863 (...)
20L’image de la tour d’ivoire apparaît dans le Cantique des cantiques pour signifier la fraîcheur et la pureté du cou élancé de la femme aimée. Puis, à partir du XIIe siècle, la turris eburnea est associée à la Vierge Marie. Dans les Litanies de Lorette (XVIe siècle), la pureté précieuse de l’ivoire évoque la transcendance de la grâce de la Vierge. Ce n’est qu’au XIXe siècle que cette expression, dérobée au lexique religieux, est utilisée dans un contexte laïque et littéraire. Dans l’épître À M. Villemain, en 1837, Sainte-Beuve reproche à Alfred de Vigny le poète de s’être enfermé dans l’isolement d’une tour d’ivoire (« et Vigny, plus secret, / Comme en sa tour d’ivoire, avant midi, rentrait »), tandis que Victor Hugo, « dur partisan, / […] combattait sous l’armure »32.
- 33 G. de Nerval, Sylvie. Souvenirs du Valois, dans Les Filles du feu, Paris, Michel Lévy frères, 1856, (...)
21Cette expression circulera ensuite dans les milieux littéraires, mais elle ne sera pas toujours accompagnée par la connotation négative attribuée par Sainte-Beuve. On retrouve, par exemple, l’image de la tour d’ivoire dans Sylvie de Nerval : « Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule »33. Ici, cet espace élevé d’isolement où l’on peut communiquer avec les maîtres du passé symbolise les caractéristiques fondamentales de l’image de l’artiste : solitude, sacerdoce, élévation transcendante.
22Or, si la tour d’ivoire est toujours considérée comme métaphore littéraire de séparation et de distance par rapport à la société, nombreuses sont les significations, les finalités et les valeurs qu’on lui attribue selon les époques et les contextes. Les pages qui suivent se proposent d’analyser les buts et les formes de l’autonomie de la littérature du XVIe siècle à aujourd’hui.
Notes
1 J.-L. Diaz, « L’autonomisation de la littérature », dans Littérature, 124, 2001, p. 7-22. Sur l’autonomie du littéraire voir aussi : T. Todorov, « Naissance de l’esthétique moderne », « L’esthétique des lumières », « Du romantisme aux avant-gardes », dans Id., La littérature en péril, Paris, Flammarion, « Café Voltaire », 2007, p. 37-68 et A. Gefen, « Petite histoire de l’autonomisation du champ littéraire », dans Id., L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, Corti, « Les essais », 2021, p. 17-29.
2 Madame de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Paris, Eugène Fasquelle, 1900, p. 13.
3 Ibid., p. 15.
4 Madame de Staël, De l’Allemagne, Paris, Librairie de Firmin Didot Frères, 1852, p. 425.
5 Ibid., p. 449.
6 E. Kant, Critique de la faculté de juger, traduit de l’allemand par A. J.-L. Delamarre, J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay, J.-M. Vaysse, L. Ferry et H. Wisman, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1985, p. 139.
7 Voir ibid., p. 150.
8 Cité dans E. Eggli, Schiller et le romantisme français, Paris, J. Gamber éditeur, 1927, p. 209.
9 B. Constant, Journaux intimes, édition intégrale des manuscrits autographes publiée pour la première fois avec un index et des notes par Alfred Roulin et Charles Roth, Paris, Gallimard, « La conscience de soi », 1952, p. 58.
10 V. Cousin, Du vrai, du beau, du bien, Paris, Librairie académique Didier et Cie Libraires éditeurs, 1867, p. 185.
11 Id., Cours de philosophie professé à la faculté des lettres pendant l’année 1818 par M. V. Cousin, sur le fondement des idées absolue du vrai, du beau et du bien, publié avec son autorisation et d’après les meilleures rédactions de ce cours par M. Adolphe Garnier, Paris, Librairie Classique et élémentaire de L. Hachette, 1836, p. 223-225.
12 V. Hugo, « Quentin Durward ou l’Écossé à la cour de Louis XI par Sir Walter Scott », dans La Muse française 1823-1824, éd. J. Marsan, tome I, Paris, Édouard Cornely et Cie éditeurs, 1907, p. 27-28.
13 Id., Littérature et philosophie mêlées, dans Id., Œuvres complètes, Paris, Alexandre Houssiaux libraire-éditeur, 1857, p. XXI-XXII.
14 W. Marx, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation. XVIIIe-XXe siècle, Paris, Minuit, 2005, p. 67-68.
15 Voir P. Bürger, Théorie de l’avant-garde, Paris, Questions Théoriques, 2013.
16 W. Marx, op. cit., p. 71-72.
17 P. Nizan, Les Chiens de garde, Paris, Rieder, 1932.
18 J. Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927.
19 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1947.
20 Voir A. Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998.
21 A. Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, Paris, Minuit, 1963, p. 33-39.
22 M. Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971 ; R. Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978.
23 V. Kaufmann, La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2011, p. 14.
24 D. Viart, « Terrains de la littérature », dans ELFe XX-XXI, 8, 2019, mis en ligne le 10 septembre 2019, consulté le 03 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elfe/1136 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elfe.1136.
25 B. Blanckeman, L’Écrivain impliqué : écrire (dans) la cité, dans B. Blanckeman et B. Havercroft (dir.), Narrations d’un nouveau siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 71-81.
26 A. Gefen, La Littérature est une affaire politique. Enquête autour de 26 écrivains français, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022.
27 M. Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p. 16-19.
28 W. Siti, Contro l’impegno, Bologna, Rizzoli, 2021.
29 P. Alferi et al., Contre la littérature politique, Paris, La Fabrique éditions, 2024.
30 Sur l’utilisation littéraire du symbole de la tour d’ivoire voir : E. M. Forster, « The Ivory Tower », dans London Mercury, 1939, 38, p. 119-130 ; H. Levin, « The Ivory Gate », dans Yale French Studies, 13, Romanticisme Revisited, 1954, p. 17-29 ; S. Shapin, « The Ivory Tower : the history of a figure of speech and its cultural uses », dans The British Journal for the History of Science, 45, 2012, p. 1-27.
31 Comme l’affirme Erwin Panofsky dans une conférence prononcée en 1953 : « Dire d’un homme qu’il “vit dans une tour d’ivoire” est devenu une des remarques les plus insultantes que l’on puisse adresser à quelqu’un sans risquer de faire l’objet d’une plainte ou d’une diffamation. Cette formule mêle en soi le signe de l’isolement égocentrique (à cause de la tour) avec ceux du snobisme (à cause de l’ivoire) et d’une rêveuse inefficience (à cause de l’une et de l’autre) » (E. Panofsky, « In Defence of the Ivory Tower », dans The Centennial Review of Arts & Science, 1, 2, 1953, p. 112).
32 Ch. A. de Sainte-Beuve, À M. Villemain. Épître, dans Pensée d’août, Paris, Michel Lévy frères, 1863, p. 231.
33 G. de Nerval, Sylvie. Souvenirs du Valois, dans Les Filles du feu, Paris, Michel Lévy frères, 1856, p. 113.
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Référence électronique
Paolo Tamassia, « La tour d’ivoire : aventures et mésaventures de l’autonomie du littéraire », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 14 | 2024, mis en ligne le 15 novembre 2024, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/13675 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ozn
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