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Apollinaire vivant

Apollinaire alive
Diego Valeri
Traduction de Roberta Rossi

Résumés

Diego Valeri dans cet article montre l’importance et l’appréciation du poète Apollinaire, ainsi que son influence sur la poésie française. Il donne la description de quatre livres inédits et d’autres poèmes parus après sa mort, démontrant que le titre qu’André Billy avait donné à son essai, Apollinaire vivant, résulte encore plus significatif à cette époque-là, plutôt qu’à la date de sa parution. La valeur du poète est mise en relief par Valeri à travers de nombreux exemples qui permettent de classer Apollinaire comme un grand poète et un grand artiste. En plus, Valeri n’oublie pas de souligner la dévotion du poète à l’Italie.

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Notes de la rédaction

Le texte original est tiré du volume de Diego Valeri, Da Racine a Picasso. Nuovi studi francesi (Firenze, Sansoni, 1956, p. 160-165). Une première version de l’article est parue dans le numéro 3 (1952) de la revue L’Approdo letterario (p. 71-74). C’est de cette version qu’est tirée la traduction du poème « Un oiseau qui chante » (Calligrammes), reprise dans le volume édité par Vanni Scheiwiller Poeti stranieri del Novecento tradotti da poeti italiani (Milano, All’insegna del pesce d’oro, 1955), dans l’anthologie de Valeri Lirici francesi (Milano, Mondadori, 1960) et publiée ici en annexe. Nous avons opté pour la version définitive de l’article révisée par Valeri ; en revanche, pour la traduction d’ « Un oiseau qui chante », c’est la première version, proche de la conception de l’essai en 1952, qui a été retenue.

Texte intégral

1Le titre que André Billy donna à son essai de 1923, Apollinaire vivant, s’est démontré au fil du temps beaucoup plus significatif que lors de sa première parution.

2En effet, cinq ans après sa mort, le poète semblait survivre seulement dans le souvenir douloureux de ses amis et dans l’écho des polémiques littéraires et artistiques du début du XXe siècle.

3Apollinaire, aujourd’hui, est vivant pour un vaste public cultivé. Il vit uniquement comme poète.

4Au fur et à mesure que la distance entre lui et nous s’accroît, il se dépouille, à nos yeux, de tout le provisoire et le postiche dont il aimait se revêtir en son temps et de la manière qui lui convenait, et il devient toujours plus semblable à son essence : c’est-à-dire, comme chacun le sait, la métamorphose naturelle des poètes authentiques, leur vrai devenir. Autrement dit : nous avons vu se détacher et tomber, peu à peu, de son œuvre, tous les artifices littéraires que le Symbolisme, le Futurisme, le Cubisme et tout ce que vous voulez, avaient accumulés au-dessus et autour, et nous avons vu briller de manière plus intense et plus pure la lumière originelle intérieure.

5Apollinaire vit désormais hors de la chronique de son temps, et j’oserais dire, même hors du temps : libre de toute contrainte des théories esthétiques et poétiques, même si c’était lui qui les avait inventées. Il est débarrassé de tout « engagement » qui ne soit pas celui de la poésie, de sa poésie. Pour démontrer ce que je viens de dire, on peut citer l’intérêt, toujours plus accru, de la critique à son égard, et l’amour de ces nombreux lecteurs inconnus, qui avec leur simple attachement, ont donné au poète l’étonnant succès de ses livres. Cela explique la raison pour laquelle, aujourd’hui, ce succès l’a consacré réellement et éternellement « vivant ».

6Rappelons que dans les six premiers mois de cette année 1952, quatre livres inédits viennent d’être publiés. Ces livres viennent s’ajouter aux Lettres à sa Marraine (sa marraine de guerre) sorties en 1951 et à Ombre de mon amour paru en 1947, sans compter les ouvrages posthumes mineurs, publiés entre les deux Guerres, et sans mentionner les nombreuses éditions de Alcools, du Poète assassiné et de Calligrammes.

7Parmi ces quatre livres datés 1952, se trouve la « comédie parodique » Casanova rédigée par Apollinaire entre 1917 et 1918 (peu avant sa mort). L’éditeur est aujourd’hui Robert Mallet. Il s’agit d’un livret d’opéra-bouffe, ou plutôt l’ébauche d’un livret, qui aurait dû fournir quelques idées ou quelque inspiration à un musicien.

8C’est un texte très léger, écrit, semble-t-il, juste pour le plaisir, ou dans l’espoir naïf de gagner de l’argent. C’est un épisode des Mémoires de Casanova traduit en une action comique extrêmement simple et qui se déroule dans le décor du carnaval italien à la manière de Théophile Gautier, avec quelques nuances vantées à la manière de Verlaine. – « Beau carnaval d’Italie, ǀ Votre rieuse folie ǀ Vient encore nous charmer ! ǀ Il faut chanter et s’aimer ! » – (Il est curieux que la scène se déroule à Venise dans la préface de Mallet, tandis que l’auteur, dans la toute première didascalie de son texte, place la scène, sans possibilité d’équivoque, sur « une place d’une petite ville italienne »). En toute franchise : ce Casanova aurait pu rester là, où il était. Toutefois il est peut-être intéressant de connaître les pires textes d’un poète spontané et riche comme Apollinaire. La pensée d’Apollinaire est d’ailleurs bien connue : « il faut tout publier ».

9L’ouvrage d’inédits dirigé par Jeanine Moulin pour la belle collection « Textes littéraires français » (Genève-Lille) se révèle beaucoup plus important. Il s’agit de lettres privées et de lettres publiées dans de petites revues anciennes. Elles n’ajoutent pas d’informations à propos de notre poète mais l’essai est riche de données vérifiées soigneusement, et d’évaluations équilibrées. C’est une remarquable tentative de situer historiquement le cas Apollinaire, hors polémiques et sans parti pris. En outre, certaines phrases du poète, certains vers inédits, publiés ici comme « variantes », mais qui, en réalité correspondent aux premières versions, peuvent être utilement comparés avec les versions définitives. Par exemple, dans la Chanson du Mal-aimé, dans une strophe de cinq vers octosyllabes, si vous vous rappelez, on évoque la superbe Sacontale, pâle de longue attente, d’amour fidèle et, maintenant, aussi de bonheur muet pour le retour de son époux royal :

L’époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D’attente et d’amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle

10Tout le potentiel d’évidence et d’émotion de la douce image se concentre dans les mots « pâle d’attente » et « d’amour yeux pâlis » : répétition d’un concept, magnifiquement variée grâce à un seul détail plus précis : yeux pâlis d’amour. Eh bien, dans le premier état de la Chanson il n’y avait pas « pâle d’attente » mais seulement « pâle », épithète générique et seulement physique. Et à la place de « yeux pâlis d’amour » il y avait un trop réel et peu explicatif « des larmes d’amour yeux pâlis » (…il la retrouva plus pâle ǀ Des larmes d’amour yeux pâlis »).

11Je dis que pour travailler de cette manière sur le mot, avec cette infaillible intuition de l’unum necessarium, il ne suffit pas d’être un grand poète mais il faut aussi être un grand artiste.

12Le troisième livre qu’il faut faire connaître est Tendre comme le souvenir (éd. Gallimard N.R.F.) : un recueil contenant toutes les lettres que Apollinaire écrivit depuis le Front, entre le mois d’avril 1915 et le mois de septembre 1916, à une jeune fille rencontrée une fois dans un train, puis revue seulement à l’occasion d’une courte permission en hiver. Madeleine est l’amour du pays lointain, un amour qui, peu à peu, enflamme les sens ainsi que l’imagination du pauvre « soldat de quatre sous ». C’est la blanche fiancée qui lui inspire, dans les souffrances de la tranchée, avec les plus chastes pensées, les rêves érotiques les plus ardents. Dans cette œuvre Apollinaire ressemble à un adolescent ou plutôt à un collégien, car tandis qu’il s’exalte dans d’héroïques intentions de pureté et dans des élans mystiques vers une perfection idéale, il sent déjà qu’il s’enflamme de profonds désirs charnels. Et il cède au flux des sensations voluptueuses en célébrant de secrètes orgies de mots apprises des « Classiques de l’amour », devant une photographie examinée attentivement l’œil collé à la loupe.

13Mais il est vrai que dans ce livre aux nombreuses et contrastantes tonalités (merveilleux : de rares lettres d’amour qu’on peut lire sans répulsion et désagrément et même avec une cordiale sympathie), la tonalité qui s’impose, à la fin, est celle d’une vérité sentimentale préservée ; c’est-à-dire la vérité fondamentale de l’homme et du poète Apollinaire, malgré les déguisements ironiques et les rhétoriques séduisantes qu’il utilisait très souvent. Entre les lettres, le livre contient aussi de nombreuses poésies envoyées à la gentille Madeleine (et parallèlement, aïe, à d’autres femmes). Certaines de ces poésies se trouvent dans Calligrammes, d’autres étaient inconnues jusqu’à présent.

14Le quatrième et, pour le moment, dernier tome de la série 1952 est Le Guetteur mélancolique : recueil d’une centaine de poèmes inédits, retrouvés dans les brouillons du poète par Jacqueline, veuve fidèle, qui datent de 1899 à 1917 (éd. Gallimard N.R.F.).

15De ce livre (comme pour le précédent) il faudrait étudier attentivement et de manière détaillée les valeurs qu’il apporte à la totalité de la poésie d’Apollinaire. Mais pour faire cela, il convient de laisser passer un certain temps, le temps nécessaire à faire disparaître notre surprise.

16En attendant, on peut constater une chose : pour les poésies du premier groupe (Stavelot) la date 1899 est exacte. Apollinaire fut, dès le début, dès ses dix-neuf ans, la même personne qu’il sera quinze ans plus tard (avec une physionomie différente, bien sûr) dans le poème déjà mentionné Chanson du Mal-aimé, dans Zone, dans Le pont Mirabeau, dans Un oiseau chante. C’est le poète délicat et violent, sarcastique et pathétique, bouffonesque et mélancolique, populaire et très raffiné, sentimental dans le sens le plus pur du mot, le beau poète que tout le monde connaît et aime. Insistant et dominant dans les premières poésies du Guetteur est le thème de l’amour non réciproque, de l’amour découragé, humilié, trahi, réduit à cause du complexe d’infériorité mais exigeant jusqu’à l’absurde.

S’en est allée l’amante
Au village voisin malgré la pluie
Sans son amant s’en est allée l’amante
Pour danser avec un autre que lui
Les femmes mentent mentent

Se peut-il que ma bouche et mes tristes poèmes
N’aient encore en ton âme apporté quelque ennui

O mon cœur j’ai connu la triste et belle joie
D’être trahi d’amour et de l’aimer encore
O mon cœur mon orgueil je sais je suis le roi
Le roi que n’aime point la belle aux cheveux d’or

17Il est évident que Apollinaire se sentait (et il était), déjà à l’époque, blessé par l’amour, le mal-aimé par excellence. C’est pourquoi, du point de vue psychologique, il peut être considéré comme un descendant de Vigny, Heine ou Laforgue : un dernier rejeton de la grande famille romantique (dernier pour le moment, on le sait).

18Pour ce qui concerne l’art, je dirais que, même s’il s’agit d’ébauches et de vers qui ne sont pas toujours des vers, les poèmes du Guetteur mélancolique ont toujours le signe lumineux de la grâce : de l’incomparable grâce d’Apollinaire. C’est ainsi que certains poèmes ne pourraient et ne pourront ne pas entrer, au moins par fragments, dans une anthologie définitive du cher poète.

Le printemps laisse errer les fiancés parjures
Et laisse feuilloler longtemps les plumes bleues
Que secoue les cyprès où niche l’oiseau bleu
Prince charmant du conte et de tendre aventure

19Le cher poète, ne l’oublions pas, était un demi-sang italien et (ce qui compte le plus) un demi-cœur italien : exactement comme son « contraire » Paul Valéry. Voilà pourquoi on ne l’aimera jamais assez, on a une sympathie préventive, et on ne considère jamais comme excessive l’attention qu’on a pour lui. Écoutons-le, pendant qu’il avoue à voix basse, pudiquement, presque secrètement, sa dévotion à ses deux patries, qui formaient, à la fin, sa patrie, une et une seule : celle de sa poésie.

Je passerai ma vie touchant mon piano
En écoutant l’ivoire ordonner l’harmonie
Cet ivoire que choque parfois mon anneau
L’harmonie des beaux airs de France et d’Italie

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Annexe

Un uccello, non so dove, canta.
È la tua anima che ama vegliare
Tra i soldati da un soldo. Incanta
I miei orecchi quel suo cantare.

Sentilo come tenero chiama
Dal suo ramo, ora qua ora là.
Sia domenica o settimana,
sia dì o notte, sognare mi fa.

Ma che dire di questo uccello
Per cui si tramutan le cose,
E l’anima è un canto nell’arboscello
E il cuore è il cielo, e il cielo è rose?

L’uccello dei soldati è l’amore,
E l’amor mio è una bella figliola
Come una rosa: l’uccello cantore
Per me, per me solo si sgola.

Uccello azzurro com’è azzurro il cuore
Del mio amore dal cuore celeste,
Ripeti la tua dolce canzone
Alla mitragliatrice funesta

Che all’orizzonte crepita… E adesso
Vedi le stelle disseminate…
Amore azzurro come il cuore stesso,
Così vanno i giorni e le nottate.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Diego Valeri, « Apollinaire vivant »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 14 | 2024, mis en ligne le 15 novembre 2024, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/13625 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ozm

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