Leduc/Genet/Sarraute : du parrainage existentialiste à la quête d’une autonomie du littéraire
Résumés
Dans un climat difficile tel que celui de la Seconde Guerre mondiale et de la reconstruction dans l’immédiat après-guerre, il semble impossible de ne pas se laisser commander par l’Histoire et de ne pas pratiquer une littérature engagée. C’est ainsi que des courants de pensée philosophique comme l’existentialisme rencontrent un immense succès auprès d’intellectuels témoins d’une époque en pleine mutation et méfiants à l’égard d’une littérature qui ne rend pas compte de son temps. L’objectif de cet article est de retracer, chez Jean Genet, Nathalie Sarraute et Violette Leduc, les déclinaisons de la recherche d’une autonomie du littéraire par rapport à l’engagement existentialiste et, par la suite, de réfléchir sur la possibilité d’une totale imperméabilité du roman à l’Histoire.
Entrées d’index
Mots-clés :
existentialisme, engagement, autonomie du littéraire, Leduc (Violette), Genet (Jean), Sarraute (Nathalie)Keywords:
existentialism, commitment, literary autonomy, Leduc (Violette), Genet (Jean), Sarraute (Nathalie)Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Cfr. F. Nietzsche, Ecce Homo. Comment on devient ce que l’on est, trad. fr. Henri Albert, Paris, La (...)
1Dans un climat difficile tel que celui de la Seconde Guerre mondiale et de la reconstruction dans les années de l’Après-Guerre, les raisons de l’Histoire dominent inévitablement et la notion de littérature engagée se fait presque une nécessité. C’est ainsi que des courants de pensée philosophique comme l’existentialisme, investis de l’ambitieuse mission de montrer au monde « comment on devient ce que l’on est »1, rencontrent un immense succès auprès d’intellectuels témoins d’une époque en pleine mutation et méfiants à l’égard d’une littérature qui ne rend pas compte de son temps. Pourtant, à la même période, apparaissent des auteurs qui vont s’opposer à la pensée existentialiste, cette même pensée qui les a faits connaître et entrer de plain-pied dans la culture du XXe siècle : Jean Genet, Nathalie Sarraute et Violette Leduc. D’abord soutenus par le duo Sartre/ Beauvoir, ces trois auteur(e)s, chacun de manière différente, s’en sont successivement éloigné(e)s, donnant naissance à leur propre conception de la littérature. Le but de cet article est d’analyser comment ces trois auteur(e)s ont su se démarquer, chacun(e) à sa manière, du piège de l’Histoire, en revendiquant une autonomie du littéraire face à l’hégémonie de la littérature engagée qui les avait fait connaître.
La littérature engagée et son contraire
- 2 Définition donnée par G. F. Bonini et M-C. Jamet dans le manuel d’histoire littéraire Kaléiodoscope(...)
- 3 T. W. Adorno, Prismes, critique de la culture et société, Paris, Payot, 2003, p. 26.
2« L’ère des doutes »2, c’est le nom qu’on a donné à cette époque d’instabilité qui suit la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui correspond au début de la Cinquième République en France. Il s’agit d’une époque de transition dans laquelle les hommes et les femmes, ou plutôt les intellectuels, s’interrogent sur le monde qui vient de naître sur les ruines du conflit. Si, comme l’a dit Adorno, « écrire un poème après Auschwitz est barbare »3, en sous-entendant que
- 4 M. Bousseyroux, « Quelle poésie après Auschwitz ? Paul Celan : l’expérience du vrai trou », dans L’ (...)
[…] l’idée d’une culture ressuscitée après Auschwitz est un leurre et une absurdité, alors toute œuvre qui est finalement produite doit en payer le prix fort. Mais comme le monde a survécu à son propre déclin, il a néanmoins besoin de l’art en tant qu’écriture inconsciente de son histoire. Les artistes authentiques du présent sont ceux dont les œuvres font écho à l’horreur extrême.4
- 5 Ibidem.
3Il y a dans ces mots une apparente contradiction qui en dit long sur le dépaysement vécu par les écrivains de l’après-guerre : le besoin d’une écriture inconsciente de son histoire et, parallèlement, d’œuvres qui font écho à l’horreur extrême. Adorno remarquait, sur la base d’une lecture attentive de son temps, que, comme l’écrit Michel Bousseyroux, « la culture est, depuis Auschwitz, entrée dans le temps de son impossible possibilité »5.
4Dans ce climat qui semble déterminer la mort de la littérature, les écrivains ont la possibilité de succomber au diktat adornien ou, au contraire, de se révéler capables d’affronter cette impossible possibilité de l’art.
5Méfiant à l’égard d’une littérature qui ne rend pas compte de son temps, l’existentialisme, courant philosophique et littéraire qui place l’Homme et ses actions au centre de sa théorie, développe le concept d’écriture comme arme que tout écrivain possède pour critiquer le système social dans lequel il vit et éveiller les consciences.
6Qu’est-ce que la littérature ?, manifeste de cette nouvelle politique du littéraire, est publié en 1948 et identifie le point de vue du philosophe par rapport à ce qu’il appelle la littérature engagée.
- 6 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 27-28, passim.
7En divisant son raisonnement sur l’écriture en trois étapes, Sartre définit tout d’abord l’écriture en tant qu’action : « Parler c’est agir […]. L’écrivain “engagé” sait que la parole est action ; il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. Il a abandonné le rêve impossible de faire une peinture impartiale de la société et de la condition humaine »6.
- 7 Ibid., p. 29-30, passim.
- 8 Dans la première partie du volume, Sartre distingue le rôle du poète de celui du prosateur en confi (...)
- 9 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, cit., p. 25.
- 10 Ibid., p. 30-35, passim.
8L’acte d’écrire devient alors acte politique et pédagogique de prise de conscience, où le rôle de l’auteur est celui de guide : « l’écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité. […] la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent »7. La seule fonction de la littérature est celle d’un outil dans la main du prosateur8, décrit par Sartre comme « un homme qui se sert des mots »9. Dans ce cadre, la question du style est ensuite posée : « Et le style, bien sûr, fait la valeur de la prose. Mais il doit passer inaperçu. […] Dans la prose, le plaisir esthétique n’est pur que s’il vient par-dessus le marché. […] En un mot, il s’agit de savoir de quoi l’on veut écrire […] et quand on le sait, il reste à décider comment on en écrira »10.
- 11 Ibid., p. 122.
- 12 Ibid., p. 129.
- 13 Ibidem.
9La création artistique est, pour Sartre, un engagement dans l’action : l’écrivain se pose ainsi en tant que médiateur entre l’Histoire et le lecteur. Certes, il s’agit d’un écrivain qui n’est pas asservi aux vices de la littérature dite bourgeoise, littérature qui « ne voit entre les individus […] que de relations psychologiques »11, qui refuse « le déclassement par en bas »12 et qui se livre à une « prétendue révolution littéraire, en raffinant sur la technique »13. Il faut des écrivains qui n’écrivent pas pour proclamer leur condition mais pour y échapper, surtout dans un climat comme celui de l’après-guerre dont il faut re-faire l’Histoire.
10Nous voilà arrivés au moment où il faut abandonner la littérature de l’exis pour inaugurer celle de la praxis. En 1947 Sartre proclame la nécessité d’avoir une littérature qui dise l’inquiétude du présent historique : on n’écrit que dans son temps et pour son temps.
11Au début des années Cinquante, nombre d’écrivains, alors encore marginaux vis-à-vis du milieu intellectuel français, commencent à s’interroger sur l’avenir d’une littérature qui n’est pas fonctionnelle, en d’autres termes d’une littérature qui n’a pas de réponses mais qui pose de nombreuses questions. Ces questions sont souvent les mêmes : Qu’est-ce qu’écrire ? Pourquoi écrire et pour qui ? Mais la réponse repose sur la forme aussi, et pas uniquement sur le contenu.
- 14 J. Doillon, Nathalie Sarraute, « Un siècle d’écrivains », INA, 1995.
12Dans un documentaire réalisé par Jacques Doillon, Nathalie Sarraute revient sur la tour d’ivoire personnelle que représente pour elle l’acte d’écrire, un acte qui prévoit beaucoup de solitude : « J’étais très seule, vraiment, dans une solitude énorme, j’ai expliqué à moi-même pourquoi je ne pouvais pas écrire autrement » et encore, « Je ne souffre pas en écrivant, je ne suis pas dans la vie réelle, je suis en train d’essayer de trouver une forme pour rendre des choses assez lointaines […]. Ça n’a rien à voir avec la vie réelle »14.
- 15 N. Sarraute, Pour un oui ou pour un non, Paris, Gallimard, 1982.
13Trouver une forme, « c’est juste, ça », pour citer la phrase-énigme autour de laquelle se déploie le débat des deux acteurs dans la pièce sarrautienne Pour un oui ou pour un non15. Pour un oui ou pour un non, une intonation, un tic de langage capable de détruire un équilibre, d’arrêter une action, de rendre visible la vraie substance des relations humaines. Mais c’est quand même la forme qui l’emporte.
14L’opposition à l’engagement littéraire existentialiste est exprimée par Nathalie Sarraute.
- 16 J. Calderón, « Simone de Beauvoir et Nathalie Sarraute : analyse d’un différend », dans Simone de B (...)
La relation qu’a entretenue Nathalie Sarraute avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir est des plus intéressantes parce qu’elle est très ambiguë. Rappelons simplement la lecture existentialiste que fit Jean-Paul Sartre de Portrait d’un inconnu (1948) plaquant ainsi sur l’œuvre de Nathalie Sarraute une grille qui, malgré une certaine clairvoyance, est étrangère au livre en question, et a été malencontreusement la source de plusieurs interprétations erronées du projet sarrautien.16
15Ce sont les mots que Jorge Calderón écrit en guise d’introduction à son analyse portant sur les différences entre l’écriture sarrautienne et celle de Simone de Beauvoir.
- 17 Ibidem.
[…] Simone de Beauvoir avait tout à fait raison de prendre en considération le danger que l’écriture de Nathalie Sarraute représentait pour la littérature engagée existentialiste. Par conséquent, contrairement à Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir a réussi à lire les véritables enjeux du projet sarrautien, et elle a bien compris que Nathalie Sarraute ne pouvait en aucune façon être récupérée par l’existentialisme.17
16Mais de quel danger s’agit-il ?
- 18 N. Sarraute, Tropismes, Paris, Denoël, 1939.
- 19 N. Sarraute, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956.
17En 1939, Nathalie Sarraute fait ses débuts en littérature avec la publication de Tropismes18 ; saluée par Sartre et Max Jacob, l’auteure rejoint ce groupe d’intellectuels qui tourne autour des Temps Modernes, revue fondée par le célèbre couple existentialiste, et dans laquelle Sarraute a la possibilité de publier quatre articles, qui seront réunis en 1956 dans le volume L’Ère du soupçon19. En 1948, un an après la publication de Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre signe la préface de Portrait d’un inconnu.
- 20 J.-P. Sartre, « Préface », dans N. Sarraute, Portrait d’un inconnu, Paris, Gallimard, 1948, p. 3, p (...)
Un des traits les plus singuliers de notre époque littéraire c’est l’apparition, çà et là, d’œuvres vivaces et toutes négatives qu’on pouvait nommer des anti-romans. […] Les anti-romans conservent l’apparence et les contours du roman […]. Mais c’est pour mieux décevoir : il s’agit de contester le roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux dans le temps qu’on semble l’édifier, d’écrire le roman d’un roman qui ne se fait pas […] Tel est le livre de Nathalie Sarraute : un antiroman qui se lit comme un roman policier.20
18Mais Sarraute n’aime pas être cataloguée et la réception du roman véhiculée par l’analyse de Sartre suscite dans l’écrivaine le soupçon que ce parrainage pourrait causer une interprétation fallacieuse de son projet littéraire.
19Pour toute réponse, Sarraute entame la rédaction de deux articles insérés successivement dans l’édition 1956 de L’Ère du soupçon : « Conversation et sous-conversation » et « Ce que voient les oiseaux ».
- 21 C. Francis, F. Gontier, Les Écrits de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1979, p. 233.
- 22 On sait bien que Simone de Beauvoir n’est pas demeurée totalement insensible à l’influence esthétiq (...)
20« Conversation et sous-conversation » déclenche le courroux de Simone de Beauvoir qui n’a jamais fait mystère de sa méfiance à l’égard de la littérature de Sarraute et des nouveaux romanciers qu’elle qualifie d’« exercice de langage sans but ni signification »21, en y opposant une littérature qui se sert des mots comme seul moyen de communication et de réflexion de la réalité22.
- 23 T. Martin, « Existe-t-il une théorie beauvoirienne de la littérature ? », communication au Congrès (...)
Beauvoir prend soin de communiquer directement avec son futur lecteur, elle lui explique ses choix. Elle place la thématique au-dessus de toute recherche stylistique trop poussée car son but est de se faire entendre par le plus grand nombre : « c’est à mon avis une des tâches essentielles de la littérature et ce qui la rend irremplaçable : surmonter cette solitude qui nous est commune à tous et qui cependant nous rend étrangers les uns aux autres ».23
21Mais le véritable écart entre la littérature existentialiste et celle des Nouveaux Romanciers s’exprime surtout dans leur fiction ; même dans ses romans, Simone de Beauvoir exprime sa contrariété vis-à-vis de cette nouvelle littérature considérée formaliste, en cachant derrière les mots de ses personnages, comme dans le cas de Paule dans Les Mandarins, une fine ironie :
- 24 J. Calderón, op. cit., p. 164, passim.
L’auteur place dans la bouche de Paule les paroles que Nathalie Sarraute a utilisées pour parler de son écriture : ni poèmes ni nouvelles, mais la recherche d’une forme inouïe. […] On retrouve la même idée exprimée une fois de plus par ce faux écrivain qu’est Paule : « En ce moment je suis à la recherche d’une forme, dit-elle, une forme neuve ; ce que Henri justement n’a jamais réussi à inventer ; ses romans sont mortellement classiques ».24
- 25 N. Sarraute, L’Ère du soupçon, cit., p. 8, passim.
- 26 Entre la vie et la mort est emblématique en ce sens : c’est un texte sur la mort sociale de l’écriv (...)
22Dans « Conversation et sous-conversation » Sarraute s’interroge sur les problèmes techniques qui surviennent dans la restitution d’une réalité nouvelle et souterraine. « Ce qui est à l’origine de nos gestes, de nos paroles, de nos pensées, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir […] de les communiquer au lecteur […] par des images qui en donnent des équivalents […] »25. Le langage, contrairement à ce qu’il est pour l’esthétique littéraire existentialiste, ne sert plus à véhiculer le sens mais devient le sens lui-même et le roman se révèle un questionnement continu autour de ses limites et de sa possibilité26. Mais l’attitude de Nathalie Sarraute face à la littérature engagée est bien dessinée surtout dans la dernière partie de L’Ère du soupçon : « Ce que voient les oiseaux ».
- 27 J. Calderón, op. cit., p. 166.
- 28 Ibidem.
- 29 N. Sarraute, L’Ère du soupçon, cit., p. 138-139, passim.
- 30 Ibid., p. 141.
23C’est au public des « chefs-d’œuvre consacrés » que Sarraute s’adresse, tout en cherchant à comprendre, ou plutôt à faire comprendre, que « la littérature réaliste et engagée est sclérosée par les procédés classiques qu’elle utilise et que sa mission de conscientiser les masses est vouée à l’échec »27. Sarraute sépare ainsi les réalistes – derrière qui se cachent ceux qui font du roman « une arme révolutionnaire »28, dont le seul but est celui de « saisir […] ce qui leur apparaît comme étant la réalité » et dont « le style n’est […] qu’un instrument ne pouvant avoir d’autre valeur que celle de servir à extraire et à serrer d’aussi près que possible la parcelle de réalité qu’il veut mettre au jour »29 – des nouveaux formalistes dont « la réalité n’est pas [la] principale affaire. Mais la forme, […] celle que d’autres ont inventée et dont une force magnétique les empêche de jamais pouvoir s’arracher »30.
- 31 Ibid., p. 148.
- 32 Ibidem.
24Ces deux factions sont représentatives des mutations littéraires de l’époque mais la confusion, nous dit Sarraute, est totale dès que l’on mélange la matière propre du roman au combat, aux conseils, à l’éducation morale et sociale ; en ce cas, l’on n’aurait plus que des produits hybrides qui sous les apparences du roman « accessible aux grandes masses »31, ne présentent qu’une « réalité pipée et tronquée, une pauvre et plate apparence […] »32.
25Il faut se détacher de ce que représentait la littérature dite réaliste ; l’artiste, dans l’ère du soupçon, prend conscience de l’impossibilité de décrire objectivement le monde sensible ; seule l’impression suscitée par cette réalité intéresse l’écrivain. Le temps du roman comme miroir que l’on promène le long d’un chemin est pour Sarraute définitivement révolu, parce qu’il n’y a pas de chemin à suivre et l’homme a perdu son miroir.
26L’auteure ne refuse pas de reconnaître en elle-même l’existence d’une littérature qui ait comme but la révolution mais
- 33 N. Sarraute, L’Ère du soupçon, cit., p. 149-150.
[…] il peut arriver aussi […] que des individus isolés, inadaptés, solitaires, morbidement accrochés à leur enfance et repliés sur eux-mêmes, cultivant un goût plus ou moins conscient pour une certaine forme d’échec, parviennent, en s’abandonnant à une obsession en apparence inutile, à arracher et à mettre au jour une parcelle de réalité encore inconnue.33
Violette Leduc et Jean Genet : les frères maudits de la littérature française
Ne me parle plus jamais de mes livres ; j’ai écrit pour sortir de prison, pas pour sauver la société ; j’ai sauvé ma peau en m’appliquant comme un bon écolier, voilà, c’est tout.
- 34 Propos cité par le Magazine Poly à l’occasion de la parution du récit de Tahar Ben Jelloun consacré (...)
J. Genet34
- 35 V. Leduc, L’Asphyxie, Paris, Gallimard, 1946.
- 36 Ead., La Folie en tête, Paris, Gallimard, 1970, p. 43.
- 37 J. Genet, Miracle de la rose, Décines, L’Arbalète, 1946.
- 38 L’épisode est raconté dans C. Jansiti, Violette Leduc, Paris, Grasset, 2013, p. 198.
27Le cas de Jean Genet et Violette Leduc présente un début tout à fait similaire à celui de Sarraute. Les deux font la connaissance du couple Sartre-Beauvoir pendant les années quarante du siècle dernier ; voleur l’un et bâtarde l’autre, ils se connaissent en 1946 après la publication de L’Asphyxie35 : « Qui est ce Jean Genet dont je n’avais rien lu, dont on n’avait rien publié ? Le mot voleur, accouplé à celui de poète, me déplaisait. L’étiquette étiolait la poésie »36. L’histoire de cette fraternité littéraire est racontée par Leduc dans le deuxième volet de son autobiographie, La Folie en tête, ainsi que dans son commentaire au Miracle de la rose37, qu’elle refuse de publier séparément à cause d’une petite dispute avec son auteur38.
- 39 Ibid., p. 157-158, passim.
La caissière des Deux-Magots m’a donné Miracle de la Rose de la part de Simone de Beauvoir. […] Il est fatigant, il est encombrant. Comment le porterais-je si je ne l’appuyais pas sur mon cœur ? Un livre à lire ; une croisière ; nous embarquons. Ce soir Miracle de la Rose pèse dans mon lit […] chaque page a la sérénité d’une feuille de buvard épais. Je palpe la bure d’un moine, je palpe du regard la prose sur la page. […] J’appuie mon coude sur l’oreiller, nous penchons, le livre et moi, du côté du mur, nous commençons à nous donner l’un à l’autre. Je tombe dans la lecture de Miracle de la Rose comme on tombe dans l’amour.39
- 40 Cfr. J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952. À ce propos, Tahar Ben (...)
28L’idée que Violette Leduc se fait de Genet rend justice à ce chantre de l’amour, trop longtemps caché derrière le portrait infidèle tracé par Jean-Paul Sartre dans son essai Saint Genet, comédien et martyr40 :
- 41 J.-P. Sartre, Saint Genet. Comédien et martyr, cit., p. 9, passim.
Genet s’apparente à cette famille d’esprits qu’on nomme aujourd’hui du nom barbare de « passéistes ». Un accident l’a buté sur un souvenir d’enfance et ce souvenir est devenu sacré ; dans ses premières années, un drame liturgique s’est joué, dont il a été officiant : il a connu le paradis et l’a perdu, il était enfant et on l’a chassé de son enfance. […] Genet a vécu et ne cesse de revivre cette période de sa vie comme si elle n’avait duré qu’un instant. Or qui dit « instant » dit instant fatal : […] on est encore ce qu’on va cesser d’être et déjà ce qu’on va devenir […].41
- 42 J. Genet, Journal du voleur, Paris, Gallimard, 1949, p. 97.
29D’après Sartre, le génie de l’auteur n’a rien à voir avec une prédisposition innée : il s’agit plutôt d’un choix, d’une nécessité de survie : « abandonné par ma famille il me semblait déjà naturel d’aggraver cela par l’amour des garçons et cet amour par le vol, et le vol par le crime ou la complaisance au crime. Ainsi refusai-je un monde qui m’avait refusé »42. En s’appuyant sur cette phrase, comme le fera plus tard Simone de Beauvoir dans la « Préface » de La Bâtarde, Sartre érige le monument existentiel de Genet pour en faire un symbole d’émancipation sociale.
- 43 J. Genet, Fragments… et autres textes, Paris, Gallimard, 1990, p. 13.
30Pour toute réponse, Genet s’élève contre la lecture du philosophe en lui reprochant sa tendance à plastifier les auteurs – « vous m’avez statufié. Je suis un autre. Il faut que cet autre trouve quelque chose à dire »43 –, à confondre la vie et l’œuvre, l’homme et l’écrivain. Le risque est celui d’ignorer l’œuvre de Genet, son développement esthétique, son usage de la langue, sa puissance romanesque.
- 44 Ibid., p. 98.
31Jean Genet a commencé à écrire ses romans dans sa tour d’ivoire représentée par l’univers de la prison, lieu où se déroule le Miracle de la Rose, espace protégé hors du monde – « au détenu la prison offre le même sentiment de sécurité qu’un palais royal à l’invité d’un roi »44 – où développer une littérature libre des préjugés et imprégnée d’amour et d’érotisme poétique.
- 45 J. Genet, Le Funambule, Paris, Gallimard, 1983, p. 16-17, passim.
Pour acquérir cette solitude absolue dont il a besoin pour réaliser son œuvre […] le poète veut s’exposer dans quelque posture qui sera pour lui la plus périlleuse. Cruellement il écarte tout curieux, tout ami, toute sollicitation qui tâcherait d’incliner son œuvre vers le monde. S’il veut, il peut s’y prendre ainsi : autour de lui, il lâche une odeur si nauséabonde, si noire, qu’il s’y trouve égaré, à demi asphyxié lui-même par elle. On le fuit. Il est seul. […] Voilà qui se meut dans un élément qui s’apparente à la mort, le désert.45
- 46 Ce jeu de sens entre la « Tour d’ivoire » et la « Tour d’y voir », m’a été gentiment suggéré par Fa (...)
32Le poète est seul. Mais la tour d’ivoire de Genet est différente ; elle est une tour d’y voir46 qui s’empare des trous de serrure, des tours de garde pour espionner un monde inaccessible et le rendre visible au lecteur, elle s’affirme dans une prise de position contre la société bourgeoise et dans la glorification de la laideur et de l’abjection. C’est en effet le style qui rend la prose genetienne unique en son genre. Nourrie de baroque, elle se sert d’une richesse de métaphores et d’allusions tirées du champ lexical de la mystique chrétienne.
- 47 A. Malgorn, Jean Genet. Portrait d’un marginal exemplaire, Paris, Gallimard, 2002, p. 34, passim.
- 48 J. Genet, Fragments… et autres textes, cit., p. 81-82.
33« Élégance, équilibre, sagesse, voilà ce qui émane de ce maniaque prodigieux. […] Cocteau se voulait seul. Genet était seul »47 et c’était sa manière unique d’être libre. « Soit, je refuse ma tendresse à la moitié du monde, je refuse de poursuivre l’ordre du monde, innocemment et maladroitement je me barre : ce sera la solitude. La stérilité va surgir et s’ériger en acte »48. Et il en fut ainsi.
- 49 A. Malgorn, op. cit., p. 45.
34Le Saint Genet de Sartre, dont le projet original était celui d’une longue préface aux Œuvres complètes de l’auteur, eut un effet castrateur sur la créativité de Genet, qui abandonne l’écriture romanesque après 1952 ; désormais, « sa légende personnelle que Genet voudrait aussi singulière et énigmatique que La Légende dorée, est utilisée pour servir les thèses sur la liberté de l’auteur de L’Être et le Néant »49.
35Après s’être débarrassé des maîtres – et cela concerne aussi Cocteau –, Genet entame la construction d’une personnalité littéraire indépendante, en s’adonnant prioritairement au projet d’une œuvre d’art dédiée au Beau et à la Mort, ayant comme source d’inspiration le poète Mallarmé.
- 50 J. Genet, Fragments… et autres textes, cit., p. 69.
36Fragments et ses écrits sur l’art de Rembrandt et Giacometti en sont le témoignage. Publié pour la première fois en 1954, Fragments représente l’esquisse d’une œuvre qui devait être conçue comme le testament esthétique de Genet : « Les pages qui vont suivre ne sont pas extraites d’un poème : elles devraient y conduire. C’en serait l’approche, encore très lointaine, s’il ne s’agissait d’un des nombreux brouillons d’un texte qui sera démarche lente, mesurée, vers le poème, justification de ce texte comme le texte le sera de ma vie »50.
37Atteignant la poésie, Genet écrit sa propre légende en réaffirmant son détachement du monde comparable à celui des artistes auxquels il consacre deux livres : Le Secret de Rembrandt, Ce qui reste d’un Rembrandt déchiré et L’Atelier de Alberto Giacometti.
- 51 A. Malgorn, op. cit., p. 58.
L’Atelier de Alberto Giacometti alterne, comme l’étude sur Rembrandt, plusieurs niveaux de lecture : une théorie de l’art, des souvenirs sur Giacometti et une série d’expériences esthétiques. Toutes ces expériences se résument en une seule, qui est l’expérience fondatrice de l’art : la conscience de la solitude. « Quiconque n’a jamais été émerveillé par cette solitude ne connaîtra pas la beauté ».51
38En 1964, Violette Leduc écrivait :
Douleurs et chagrins de Genet sont mes cantiques. Me voici soulevée comme Harcamone, me voici survolant mes malheurs majestueux, ses expériences fastueuses, ses rites, ses fêtes, ses métempsycoses, enfin l’alchimie de Genet quand il change des chaînes en bracelets de fleurs. Je ferme le livre, une moisson de bleu ciel prend la relève. Pourquoi des obscénités ? disais-je dans le temps. Je dis maintenant : pourquoi farder le mot bite puisque le mot se perd dans la myrrhe et l’encens de Genet. Chaque livre de lui est la commémoration de souffrances transfigurées. À sa grand-messe, j’arrive en avance pour être au premier rang.
- 52 V. Leduc, La Folie en tête, Paris, Gallimard, 1970, p. 161-162.
Je commençai d’écrire L’Affamée.52
39Cet extrait célèbre la naissance du culte de Genet de la part de Leduc, qui remplace la cellule de prison par son réduit dans le XIe arrondissement, théâtre de son activité littéraire.
- 53 Cfr. D. Tual, Le Temps dévoré, Paris, Fayard, 1980, p. 125.
40Leduc fait la connaissance de Jean Genet en 1946 ; à l’époque, elle faisait ses débuts en littérature, mais restait presque inconnue du grand public. C’était Simone de Beauvoir qui avait favorisé la rencontre, en constatant une remarquable ressemblance entre les deux auteurs, Simone de Beauvoir qui, quelques mois plus tôt, avait déniché « cette créature »53 qu’était Violette Leduc en lui permettant de publier chez Gallimard son premier roman, L’Asphyxie.
- 54 C. Jansiti, op. cit., p. 187, passim.
Hantés par leurs origines, Leduc et Genet ont fait de l’écriture l’espace où réinventer le monde. […] Tous deux ont célébré l’ordure, magnifié ce qui est repoussant, ennobli l’abject. Violette Leduc en inventant une langue qui lui appartient en propre : fragmentaire, dense d’élan poétique […] ; Jean Genet en se servant d’une langue classique, somptueuse, aux longues phrases déclamatoires, […] fourmillant de métaphores précieuses.54
- 55 Ibid., p. 238.
- 56 S. de Beauvoir, « Préface », dans V. Leduc, La Bâtarde, Paris, Gallimard, 1964, p. 10.
- 57 Ibidem.
- 58 N. C. Oppedahl, Violette Leduc : excroissance de l’existentialisme, thèse de master, sous la dir. d (...)
41Pour Simone de Beauvoir, Violette Leduc était son Genet à elle : par le biais d’une vie atypique et d’une écriture « sans ambages », Leduc pouvait non seulement démontrer que « Le Deuxième sexe vaut bien le premier »55 mais aussi qu’« une vie, c’est la reprise d’un destin par une liberté »56. Cette liberté gagnée par « une sincérité intrépide »57 transforme Leduc en une « excroissance de l’existentialisme »58, ce qui a longtemps influencé la réception de sa littérature.
- 59 C. Jansiti, op. cit., p. 145.
- 60 À l’exception du roman Le Taxi publié en 1971, tous les travaux de révision des manuscrits de Leduc (...)
42C’est avec L’Asphyxie – en lui conseillant de supprimer la partie finale dédiée à Maurice Sachs, qu’elle jugeait comme « un simple remplissage »59 – que Beauvoir commence son travail de normalisation de Leduc60. Comme l’a écrit Jansiti :
- 61 C. Jansiti, op. cit., p. 145, passim.
En plaçant à la fin du récit sa passion « impossible » pour un homosexuel, elle livrait la clé même de son enfance. Ces pages possèdent leur valeur littéraire et ne sont pas un simple « remplissage ». L’Asphyxie n’est pas seulement un récit de souvenirs d’enfance ; c’est la représentation d’une vision du monde où la violence, la domination sur les plus faibles se réalisent à travers un « pervertissement » de la sexualité […]. Mutilé de sa fin, et limité à des épisodes de l’enfance, le texte perdait sa fonction cathartique. Tout en gardant l’originalité du style, sa structure fragmentaire, le récit se place alors dans une lignée plus banale, plus conventionnelle, en quelque sorte plus proche de la conception existentialiste de la littérature.61
- 62 Pour l’analyse des rapprochements entre la figure du père et celle de Maurice Sachs dans L’Asphyxie(...)
43On perd de cette manière la circularité du texte qui s’ouvre avec le refus de l’amour paternel et qui aurait dû se terminer avec la figure de Maurice (Maurice Sachs), homme aimé mais homosexuel et pour qui la narratrice dessine des parallèles avec la figure du père62.
- 63 L’Asphyxie, inédit, collection privée.
44Dans un extrait tiré du manuscrit inédit de L’Asphyxie on peut lire : « voici que ce matin il réincarnait un Néron, un Néron d’antichambre. […] Il a embrassé mes cheveux et mes mains. On embrasse ainsi les mains et les cheveux des petits enfants. Je me suis éloignée. Sa pitié était insupportable »63 ; cette même pitié est attribuée au père dans la version publiée du texte :
- 64 V. Leduc, L’Apshyxie, Paris, Gallimard, 1946, p. 44-45, passim.
Il nous attendait boulevard Poterne, près d’une usine vide. Son maintien avait de la désinvolture. Je communiquais avec lui. Debout, un pied posé sur le banc du boulevard, le coude appuyé sur son genou, il fumait une cigarette. La rue était son salon, le banc une femme sur qui il se penchait. Il avait une pelisse qu’il négligeait. […]
- Vous méritez davantage.
Il disait cela avec une vraie douceur. Cette pitié m’humiliait pour ma mère.64
- 65 D. Bair, Simone de Beauvoir, Paris, Fayard, 1991, p. 449.
45En donnant une centralité au personnage de la mère dans L’Asphyxie, Simone de Beauvoir a transformé le texte en un récit d’enfance qui met en lumière une relation dramatique entre mère et fille, thématique très fortement ressentie par Beauvoir, que ce soit en raison de la relation avec sa propre mère, ou de l’étude sur la condition féminine qu’elle était en train d’écrire à ce moment-là. Violette Leduc devient en quelque sorte objet d’étude et d’expérimentation des théories beauvoiriennes sur la société et la littérature, comme le soutient Deidre Bair : « Violette Leduc alimenta aussi la machine de Beauvoir lancée à plein régime : une grande partie du chapitre sur les lesbiennes est fondée sur sa situation et ses expériences »65.
- 66 C. Jansiti, op. cit., p. 148.
46Comme dans le cas de Genet, c’est surtout la vie de l’auteure qui intéressait la philosophe pour qui écrire constituait une « manière d’affirmer sa révolte », contrairement à Leduc pour qui « la littérature représente bien plus. Elle est la vie même, la seule possible »66.
47Mais c’est à partir de 1958 que le martyre de l’écriture de Leduc commence.
- 67 Ibid., p. 323, passim.
Vers la fin de l’hiver 1958, Violette Leduc entreprend la rédaction de ce qui deviendra, six ans plus tard, La Bâtarde. Simone de Beauvoir est à l’origine de ce projet autobiographique. […] C’est Simone de Beauvoir qui m’a dit : « Il faut écrire à partir de votre naissance ». Je lui ai répondu : « vous, vous êtes célèbre, vous avez pu écrire votre biographie. Moi, je suis trop obscure, personne ne s’intéressera ». J’avais aussi la panique de ne me souvenir de rien.67
48Après l’échec de L’Affamée et la censure de Ravages, Simone de Beauvoir pousse Violette Leduc à écrire le premier volet de son autobiographie, La Bâtarde, afin qu’elle puisse « tout dire » en reprenant sa vie chronologiquement depuis sa naissance.
- 68 Ibid., p. 175.
49Dans un entretien accordé en 1995 à René de Ceccatty, Sarraute a déclaré : « Ce que j’ai trouvé admirable, c’est L’Affamée. L’Asphyxie n’était pas mal, mais un peu trop influencé par Jouhandeau. J’ai moins aimé La Bâtarde [...], qui tombait dans une vision plus banale »68. Cette vision banale dont parle Sarraute semble évoquer la construction plus équilibrée, voir plus en conformité avec les impératifs du genre autobiographique, que Beauvoir a voulu donner à l’écriture de Leduc et, par conséquent, témoigne que, tout en étant l’une des raisons, sinon la raison principale, de la notoriété de Leduc, l’influence de Beauvoir a freiné, à partir d’un certain moment, la créativité de Leduc.
- 69 A. I. Perilli, Contresquisses. Trois études sur Violette Leduc, Roma, Bulzoni, 1991, p. 49.
- 70 V. Leduc, La Chasse à l’amour, Paris, Gallimard, 1973, p. 235.
50« Comme Sartre avec son Saint Genet, ainsi Beauvoir célèbre sa “sainte Leduc” »69. En effet, cette expression se reflète dans un aspect particulier que la « Préface » de La Bâtarde et Saint-Genet ont en commun : l’interprétation fallacieuse de l’œuvre. L’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage principal, tout comme le patronage de Simone de Beauvoir ne suffisent pas à définir un texte comme La Bâtarde en tant qu’autobiographie. « Mon carnet, fermé jusqu’à demain après-midi. Comment écrire si j’oublie de vivre ? [...] mon autobiographie est une erreur. [...] Beauvoir me dit le contraire. Ce sera passionnant. Comment le sait-elle ? »70, écrit Leduc en 1972 dans La Chasse à l’amour.
- 71 C. Viollet, « Violette Leduc, une “sincérité intrépide” ? », dans Dalhousie French Studies, 47, 199 (...)
- 72 S. de Beauvoir, « Préface », cit., p. 134.
- 73 C. Viollet, art. cit., p. 136.
- 74 Cfr. F. Nietzsche, op.cit.
51En 1999, Catherine Viollet s’interroge sur la vision beauvoirienne de Leduc, remettant en cause, comme le titre de son article l’indique, cette sincérité intrépide tant vantée dans les discours autour du roman de Leduc. « S’il est indéniable que la notoriété de Beauvoir a facilité la rencontre du grand public avec La Bâtarde, il est moins évident que sa préface produise avec le temps certains effets pervers »71. Viollet souligne le fait qu’à travers l’analyse et la lecture des cahiers manuscrits de La Bâtarde, on prend conscience du problème autobiographique qui se pose quant à l’exactitude des souvenirs, à la certification de la vérité : « monter en épingle » le vécu, c’est ce que fait Leduc en écrivant, en disséquant les morceaux de vie, les « petits drames »72 qui avec le temps, dit-elle, sont devenus rien. « Si l’on s’en tient à La Bâtarde, écrit encore Viollet, Leduc est capable d’affirmer à la fois que “tout [y] est vrai”, et qu’elle y a inséré des “scènes romanesques” qui font que le récit n’est pas “une vraie autobiographie” »73 mais, en même temps, c’est comme si Leduc s’excusait auprès de son lecteur imaginaire pour l’insuffisance des preuves produites ou pour le fait que cette dimension d’écrivaine que Simone de Beauvoir avait atteinte avec ses Mémoires, elle ne l’atteindrait jamais. Leduc n’écrit pas pour communiquer comment « on devient ce que l’on est »74, elle écrit parce qu’elle ne peut pas s’en passer et, bien que sous le déguisement d’une autobiographie, elle re-propose la même histoire, la pierre du scandale, en mettant en sécurité le lecteur par une révision du texte et du langage en conformité avec les normes du genre.
- 75 Cf. J. L. Borges, Finzioni, tr. it. F. Lucentini, Torino, Einaudi, 1995.
- 76 Ph. Forest, Le Roman, le réel et autres essais, Nantes, Cécile Defaut, 2007, p. 21.
- 77 Ibid., p. 31.
52En conclusion, c’est surtout la littérature contemporaine qui a révélé les failles du système de définition du genre autobiographique ; mais les études post-lejeuniennes sur le genre s’inspirent, une fois de plus, de ce que les néo-avant-gardes ont laissé derrière elles, à savoir la conception du je et de la littérature à la première personne comme lieu de dépaysement et comme, pour reprendre une pensée de Borges, une alcôve terrifiante pour l’écrivain qui à la fois s’abrite et s’expose au danger du néant75. Philippe Forest, s’interrogeant sur la possibilité du roman, écrit que « le roman se trouve relégué dans les marges de la vraie vie, de la vie que la société considère comme vraie parce qu’elle assure son développement productif »76. Forest prend justement l’exemple du Nouveau Roman pour illustrer le refus du roman réaliste à la Balzac, un roman qui se voulait comme peinture fidèle de la réalité, en lui opposant la possibilité d’un roman dépourvu de toute fonction mimétique : « il ne s’agit plus, pour le texte, de représenter ou d’exprimer quoi que ce soit d’extérieur à lui mais de réfléchir infiniment sa propre intériorité. La seule aventure qui vaille est celle de l’écriture elle-même »77. C’est ce que Nathalie Sarraute, Jean Genet et Violette Leduc ont essayé de réaliser avec leurs écrits : ils ont habité leur tour d’ivoire en la remplissant de mots afin de pouvoir lui donner un sens, et enfin affirmer exister.
Notes
1 Cfr. F. Nietzsche, Ecce Homo. Comment on devient ce que l’on est, trad. fr. Henri Albert, Paris, La République des Lettres, 2024.
2 Définition donnée par G. F. Bonini et M-C. Jamet dans le manuel d’histoire littéraire Kaléiodoscope, Torino, Valmartina, 2006.
3 T. W. Adorno, Prismes, critique de la culture et société, Paris, Payot, 2003, p. 26.
4 M. Bousseyroux, « Quelle poésie après Auschwitz ? Paul Celan : l’expérience du vrai trou », dans L’en-je Lacanien, 14, 2010, p. 55-75, p. 59.
5 Ibidem.
6 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 27-28, passim.
7 Ibid., p. 29-30, passim.
8 Dans la première partie du volume, Sartre distingue le rôle du poète de celui du prosateur en confiant à ce dernier la mission de l’engagement.
9 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, cit., p. 25.
10 Ibid., p. 30-35, passim.
11 Ibid., p. 122.
12 Ibid., p. 129.
13 Ibidem.
14 J. Doillon, Nathalie Sarraute, « Un siècle d’écrivains », INA, 1995.
15 N. Sarraute, Pour un oui ou pour un non, Paris, Gallimard, 1982.
16 J. Calderón, « Simone de Beauvoir et Nathalie Sarraute : analyse d’un différend », dans Simone de Beauvoir Studies, 17, 2000-2001, p. 162-172, p. 162.
17 Ibidem.
18 N. Sarraute, Tropismes, Paris, Denoël, 1939.
19 N. Sarraute, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956.
20 J.-P. Sartre, « Préface », dans N. Sarraute, Portrait d’un inconnu, Paris, Gallimard, 1948, p. 3, passim.
21 C. Francis, F. Gontier, Les Écrits de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1979, p. 233.
22 On sait bien que Simone de Beauvoir n’est pas demeurée totalement insensible à l’influence esthétique des Néo-avant-gardes ; un exemple intéressant est représenté par les nouvelles qui composent La Femme rompue où l’auteure, à travers le Monologue de Muriel, nous offre un texte sans précédents dans la poétique beauvoirienne : « J’ai essayé de construire l’ensemble des sophismes, des vaticinations, des fuites par lesquels elle tente de se donner raison. Elle n’y parvient qu’en poussant jusqu’à la paraphrénie sa distorsion de la réalité. Pour récuser le jugement d’autrui, elle enveloppe dans sa haine le monde entier. Je voulais qu’à travers ce plaidoyer truqué le lecteur aperçut son vrai visage ». Et encore : « C’est dans le désarroi, la tristesse, quand on se sent brisé ou dépossédé de soi-même qu’on éprouve le besoin de se raconter », S. de Beauvoir, La femme rompue, Paris, Gallimard, 1967, quatrième de couverture. Voir aussi C. Francis, F. Gontier, op. cit., p. 231.
23 T. Martin, « Existe-t-il une théorie beauvoirienne de la littérature ? », communication au Congrès Théorie et critique littéraire chez Sartre et les Sartrien-ne-s, Séminaire littéraire des Armes de la Critique, mars 2017, p. 5, passim ; pour la citation voir S. de Beauvoir, Tout compte fait, Paris, Gallimard, « Folio », 1998, p. 169.
24 J. Calderón, op. cit., p. 164, passim.
25 N. Sarraute, L’Ère du soupçon, cit., p. 8, passim.
26 Entre la vie et la mort est emblématique en ce sens : c’est un texte sur la mort sociale de l’écrivain à cause de la réclusion forcée par l’écriture. Il y a quelqu’un qui parle, on a l’impression qu’il s’agit de l’écriture même. Sarraute nous fait entendre le déchirement de la feuille grâce à l’emploi de verbes qui renvoient à la sonorité de l’action : « J’arrache. Je froisse. Je jette » ; on comprend tout de suite qu’on est en face d’une littérature nouvelle, d’une littérature qui est en train de se faire. Le « faire » sartrien est, d’après Sarraute, une réflexion du langage sur le langage même. N. Sarraute, Entre la vie et la mort, Paris, Gallimard, 1973, p. 16.
27 J. Calderón, op. cit., p. 166.
28 Ibidem.
29 N. Sarraute, L’Ère du soupçon, cit., p. 138-139, passim.
30 Ibid., p. 141.
31 Ibid., p. 148.
32 Ibidem.
33 N. Sarraute, L’Ère du soupçon, cit., p. 149-150.
34 Propos cité par le Magazine Poly à l’occasion de la parution du récit de Tahar Ben Jelloun consacré à Genet : T. Ben Jelloun, Jean Genet, menteur sublime, Paris, Gallimard, 2010. Consulté le 12/11/2024, URL : https://www.poly.fr/l%E2%80%99enfant-terrible/.
35 V. Leduc, L’Asphyxie, Paris, Gallimard, 1946.
36 Ead., La Folie en tête, Paris, Gallimard, 1970, p. 43.
37 J. Genet, Miracle de la rose, Décines, L’Arbalète, 1946.
38 L’épisode est raconté dans C. Jansiti, Violette Leduc, Paris, Grasset, 2013, p. 198.
39 Ibid., p. 157-158, passim.
40 Cfr. J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952. À ce propos, Tahar Ben Jelloun écrit : « Je pense que celui qui a le plus essayé de saisir Genet et qui s’est le plus trompé aussi, c’est Sartre » ; il souligne justement la difficulté de définir un écrivain tel qu’était Jean Genet à l’époque, définition qui courait le risque, en outre, de confondre l’homme avec l’écrivain, la vie avec la fiction. Cfr. T. Ben Jelloun, « Jean Genet », dans Masques. Revue des homosexualités, 12, 1982, p. 27-28.
41 J.-P. Sartre, Saint Genet. Comédien et martyr, cit., p. 9, passim.
42 J. Genet, Journal du voleur, Paris, Gallimard, 1949, p. 97.
43 J. Genet, Fragments… et autres textes, Paris, Gallimard, 1990, p. 13.
44 Ibid., p. 98.
45 J. Genet, Le Funambule, Paris, Gallimard, 1983, p. 16-17, passim.
46 Ce jeu de sens entre la « Tour d’ivoire » et la « Tour d’y voir », m’a été gentiment suggéré par Fabrizio Impellizzeri.
47 A. Malgorn, Jean Genet. Portrait d’un marginal exemplaire, Paris, Gallimard, 2002, p. 34, passim.
48 J. Genet, Fragments… et autres textes, cit., p. 81-82.
49 A. Malgorn, op. cit., p. 45.
50 J. Genet, Fragments… et autres textes, cit., p. 69.
51 A. Malgorn, op. cit., p. 58.
52 V. Leduc, La Folie en tête, Paris, Gallimard, 1970, p. 161-162.
53 Cfr. D. Tual, Le Temps dévoré, Paris, Fayard, 1980, p. 125.
54 C. Jansiti, op. cit., p. 187, passim.
55 Ibid., p. 238.
56 S. de Beauvoir, « Préface », dans V. Leduc, La Bâtarde, Paris, Gallimard, 1964, p. 10.
57 Ibidem.
58 N. C. Oppedahl, Violette Leduc : excroissance de l’existentialisme, thèse de master, sous la dir. de M. Cheney-Curnow, University of Montana, 1976.
59 C. Jansiti, op. cit., p. 145.
60 À l’exception du roman Le Taxi publié en 1971, tous les travaux de révision des manuscrits de Leduc ont été effectués par Simone de Beauvoir. Des traces de ce minutieux travail de révision et, parfois, de censure sont bien visibles dans une partie des manuscrits conservés à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine et dans la dactylographie de Thérèse et Isabelle conservée au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France.
61 C. Jansiti, op. cit., p. 145, passim.
62 Pour l’analyse des rapprochements entre la figure du père et celle de Maurice Sachs dans L’Asphyxie voir L. Doni, Intertestualità nell’opera di Violette Leduc. Maurice Sachs, Jean Genet, Simone de Beauvoir, Torino, Miraggi, 2022.
63 L’Asphyxie, inédit, collection privée.
64 V. Leduc, L’Apshyxie, Paris, Gallimard, 1946, p. 44-45, passim.
65 D. Bair, Simone de Beauvoir, Paris, Fayard, 1991, p. 449.
66 C. Jansiti, op. cit., p. 148.
67 Ibid., p. 323, passim.
68 Ibid., p. 175.
69 A. I. Perilli, Contresquisses. Trois études sur Violette Leduc, Roma, Bulzoni, 1991, p. 49.
70 V. Leduc, La Chasse à l’amour, Paris, Gallimard, 1973, p. 235.
71 C. Viollet, « Violette Leduc, une “sincérité intrépide” ? », dans Dalhousie French Studies, 47, 1999, p. 133-142, p. 133.
72 S. de Beauvoir, « Préface », cit., p. 134.
73 C. Viollet, art. cit., p. 136.
74 Cfr. F. Nietzsche, op.cit.
75 Cf. J. L. Borges, Finzioni, tr. it. F. Lucentini, Torino, Einaudi, 1995.
76 Ph. Forest, Le Roman, le réel et autres essais, Nantes, Cécile Defaut, 2007, p. 21.
77 Ibid., p. 31.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Luana Doni, « Leduc/Genet/Sarraute : du parrainage existentialiste à la quête d’une autonomie du littéraire », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 14 | 2024, mis en ligne le 15 novembre 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/13562 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ozk
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page