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La tour d’ivoire: finalités, formes et mythes de l’autonomie du littéraire

La tour d’ivoire d’un mondain dans sa chambre. Proust était-il un écrivain isolé ?

The ivory tower of a Socialite in his Bedroom. Was Proust an Isolated Writer?
Matthieu Vernet

Résumés

Proust n’utilise que deux fois l’expression, révélée par Sainte-Beuve, « l’écrivain dans sa tour d’ivoire ». Ces deux occurrences surviennent au début et à la fin de sa vie littéraire et permettent d’avoir un aperçu de l’évolution de l’écrivain dans son rapport à l’écriture, dans la place qu’il doit occuper dans le monde et la société. Proust raille en effet dès le début des années 1890 l’image de la tour d’ivoire comme un mythe décadent, et le statut de l’artiste qui en dérive. À la fin de sa vie, dans un passage prévu pour Le Temps retrouvé, Proust souligne au contraire combien l’écrivain doit avoir affaire avec son temps et ne pas renoncer à se confronter avec l’Histoire, qu’il s’agisse de l’affaire Dreyfus ou de la Grande Guerre.

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Texte intégral

  • 1 E. Panofsky, « In Defence of the Ivory Tower », dans The Centennial Review of Arts & Science, I, 2, (...)

The phrase « He lives in an ivory tower » has come to be in the United States of America about the most insulting remark that can be passed without leading to an action for slander or libel. It combines the stigma of egotistical self-isolation (on account of the tower) with that of snobbery (on account of the ivory) and dreamy inefficiency (on account of both).1

  • 2 M. Proust, « Lettre à Reynaldo Hahn », dans Id., Correspondance, éd. Ph. Kolb, Paris, Plon, 1983, t (...)

1À lire ces mots – « isolement », « snobisme », « rêveuse inefficience » –, on croirait lister à grands traits l’idée que l’opinion se fait, ou s’est faite, de Proust au cours du XXe siècle. Il est facile, en effet, de voir en Proust un écrivain coupé des contingences du monde, de ses difficultés et des réalités de la vie. Lorsque l’académie Goncourt préféra À l’ombre des jeunes filles en fleurs aux Croix de bois de Dorgelès pour l’attribution de son prix en décembre 1919, on eut tôt fait d’intenter au romancier souffreteux et vivant de ses rentes le procès de son oisiveté et de sa vie mondaine menée loin du front et des souffrances de la guerre. Il est vrai, en tout cas, qu’en septembre 1910, Proust refait toute sa chambre à coucher pour la faire tapisser de liège et pour en faire « un petit bouschon »2, qui l’isole du bruit du monde et lui permet de vivre retranché sur son livre et sur l’écriture.

  • 3 R. Barthes, « Ça prend » [1979], dans Id., Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002, t. V, p. 654‑656.
  • 4 L. Foschini, Le Manteau de Proust. Histoire d’une obsession littéraire [2008], tr. it. D. Valin, Pa (...)

2L’automne de 1910 n’est pas une date anodine. Proust est désormais pleinement lancé dans l’écriture d’À la recherche du temps perdu. L’écriture de Contre Sainte-Beuve a amorcé la pompe romanesque et il vient de trouver une fin à son livre avec le « Bal de têtes » et ce qui deviendra Le Temps retrouvé. Il s’est enfin mis au travail et à un rythme de vie calé sur l’écriture. Disons que depuis le printemps de 1909, la mayonnaise « a pris », pour reprendre l’image de Barthes3. L’écrivain se consacre de plus en plus à son œuvre et réduit d’autant son activité sociale. La chambre de liège devient le symbole de cet isolement mais aussi l’une des conditions de la réussite de l’entreprise romanesque. D’ailleurs, jusqu’en 1917, Proust cesse pratiquement toute vie sociale, retiré qu’il est dans sa propre tour d’ivoire du boulevard Haussmann. C’est une mise à distance du monde nécessaire. Cela devient un reflet de son monde intérieur, un endroit qui reste hautement privé et que l’on ne saurait pénétrer sans le profaner. Jacques Guérin, grand collectionneur de manuscrits, l’avait sans doute pressenti malgré la légende qui entoure sa rencontre avec le monde de Proust4. Il dit en effet s’être rapproché de la nièce de Proust, Suzy, à la mort de Robert, le frère du romancier, pour lui acheter des manuscrits (quinze cahiers de brouillon ainsi que les placards Grasset de Du côté de chez Swann) ; il rapporte aussi qu’au hasard d’une visite chez un brocanteur de bas étage, il trouve dans un fouillis presque boueux des effets personnels de Proust, dont le lit et des éléments de sa chambre ; il en fit don en 1973 au musée Carnavalet, à la suite des célébrations du centenaire de la naissance de l’écrivain. Ce lieu n’est resté « sacré » probablement qu’un temps. Proust, lors de son retour dans le monde à partir de 1917, reçoit de nouveau dans sa chambre. Nombreux sont les témoignages des visiteurs du soir qui, au fil des années, contribueront à créer le mythe de l’écrivain dans sa tour, dans sa caverne ou dans sa chapelle, autant d’images qui isolent, radicalisent ou sacralisent la création.

3Dans le roman, c’est dans la chambre que tout se passe. C’est, en effet et d’abord, le lieu de la remémoration puisque c’est dans une chambre que commence À la recherche du temps perdu ; mais c’est aussi un lieu de rêveries, de plaisirs et de souffrance. Dans le roman, la réclusion de la chambre permet tous les possibles, toutes les intrigues. La chambre comme tour d’ivoire, dans son confort et son isolement, est nécessaire à l’économie du roman. C’est l’endroit où l’on revient toujours, l’endroit qui sert de cheville à l’intrigue ; c’est l’endroit où tout commence.

4Proust utilise peu l’expression, devenue un cliché romantique, comme par ironie, sous la plume de Sainte-Beuve. Par un fait surprenant, Proust l’emploie une première fois au début de sa vie d’écrivain puis une seconde fois à sa toute fin. L’un de ses premiers textes met précisément en scène une manière de tour d’ivoire qui annonce déjà bien des choses qui prendront du sens par la suite. Il s’agit d’un « Souvenir » paru dans la Revue blanche en 1893 et qui ne sera pas recueilli dans Les Plaisirs et les Jours. C’est le titre que lui donne Proust, laissant augurer d’une chronique autobiographique. Ces lignes fleurent l’air du temps ; on y retrouve les grands thèmes de l’inspiration décadente, du spleen à la volupté, de l’isolement à la synesthésie, du luxe à la religiosité.

  • 5 M. Proust, « Souvenir », dans Id., Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, éd. P. Clara (...)

Je passai l’année dernière quelque temps au Grand Hôtel de T..., situé à l’extrémité de la plage et qui regarde la mer. La fade exhalaison des cuisines et des eaux sales, la luxueuse banalité des tentures variant seule la grisâtre nudité des murs et complétant ce décor d’exil avaient incliné mon âme à une dépression presque morbide, quand, un jour de grand vent qui menaçait de devenir une tempête, traversant un couloir pour retourner à ma chambre, une odeur délicieuse et rare me fit arrêter net. Il m’était impossible de l’analyser, mais elle était si complexement et si richement florale, que des champs entiers, des champs florentins, je supposai, avaient dû être dénudés pour en composer quelques gouttes. La volupté était telle pour moi que je restai un très long espace de temps sans m’en aller ; par une porte à peine entrouverte et qui seule avait pu laisser passage à ce parfum je découvris une chambre, qui, rien qu’à la si peu apercevoir, donnait l’impression de la plus exquise personnalité. Au milieu même de cet écœurant hôtel comment un hôte avait-il pu sanctifier une si pure chapelle, raffiner un si merveilleux boudoir, isoler une tour d’ivoire et de parfums ? Un bruit de pas, invisibles du couloir, et d’ailleurs un respect presque religieux m’empêchaient d’ouvrir davantage la porte.5

  • 6 Ibid., p. 172.

5Le narrateur se met alors en quête d’en savoir plus sur les occupants de cette chambre. Il s’enquiert auprès du directeur de l’hôtel de leur identité mais celui-ci n’est capable que de lui révéler les pseudonymes qu’ils ont probablement dû lui donner. Il découvre, à force d’espionnage, leur prénom anglais, Violet et Clarence ; leurs domestiques disent toutefois les entendre parler le français « sans accent étranger », lors des repas qu’ils prennent dans « une chambre spéciale »6. Il n’y a pas de doute sur le fait que ces deux personnages cultivent volontairement une forme de secret, secret qu’alimente néanmoins aussi le mythe de la tour d’ivoire dans les yeux du jeune Proust.

  • 7 Ibid., p. 173.

Une seule fois je vis disparaître, en une fuite de lignes d’une telle expression spirituelle, d’une distinction si unique qu’elle reste pour moi une des plus hautes révélations de la beauté, une femme grande, la face détournée, la taille insaisissable dans un long manteau de laine brune et rose.
Quelques jours après, montant un escalier assez éloigné du corridor mystérieux, je sentis une faible odeur délicieuse, certainement la même que la première fois. Je me dirigeai vers le corridor et arrivé presque en face de la chambre je fus assourdi par la violence des parfums qui tonnaient comme des orgues avec un mesurable accroissement d’intensité de minute en minute. La chambre démeublée apparaissait comme éventrée par la porte grande ouverte. Une vingtaine de petites fioles brisées gisaient à terre et des taches humides souillaient le parquet. « Ils sont partis ce matin, me dit le domestique qui essuyait par terre, et pour que personne ne puisse se servir de leurs odeurs, comme ils ne pouvaient pas les remettre dans leurs malles à cause des choses qu’ils avaient achetées ici et qui les remplissaient, ils ont cassé les flacons. C’est du propre ! »7

6L’orgie à laquelle le couple s’est livré pour s’adonner à leur art sent là encore la décadence ; la chambre et les images de débauche nourrissent la dimension sexuelle de ce passage quand les parfums et l’assourdissement qu’ils provoquent rappellent la prégnance du schéma synesthésique. L’image d’un parfum sonore vient d’ailleurs d’À rebours dans lequel des Esseintes invente « un orgue à bouche », assemblage complexe de barils et de pistons qui s’apparentent à un orgue ; cet instrument transforme les mélodies des grands compositeurs en saveurs que des Esseintes joue dans sa bouche et dont il profite par le nez.

7Cette nouvelle de 1893 trouve une grande partie de son inspiration dans l’air du temps. Cela nous renseigne aussi sur ce qu’est la tour d’ivoire pour Proust en cette fin de XIXe siècle ; c’est un cliché qu’il lie à la décadence, à l’autonomie de l’art entendu, non pas forcément dans le sens que lui donne Mallarmé à la même époque, mais dans un sens plus littéral – ou simpliste – d’artistes qui se retirent du monde, se vivant en exilés, ou en bannis, lointain héritage de l’exil romantique. Proust raille en quelque sorte un rapport au monde et à l’écriture, et pointe aussi, et non sans ironie, l’activité magique, quasi alchimique, de ce qui se passe dans la tour d’ivoire et la manière mystique qu’ont les artistes de se considérer.

  • 8 M. Proust, Le Temps retrouvé, dans Id., À la recherche du temps perdu, J.-Y. Tadié (dir.), Paris, G (...)
  • 9 Ibid., p. 461.

8La seconde occurrence est de l’autre côté de la vie de Proust, dans un passage du Temps retrouvé écrit sans doute en 1919. Le narrateur s’interroge alors sur ce qui peut distraire l’écrivain et l’empêcher de s’adonner à la lecture de ce qu’il appelle son « livre intérieur »8. Parmi les exemples de diversions et de « divertissements », au sens que Pascal donne à ce mot, le narrateur met en avant les deux événements historiques qui contribuent à la composition d’À la recherche du temps perdu : l’affaire Dreyfus et la Grande Guerre. Ce sont ces deux événements majeurs qui sont évoqués pour condamner les « œuvres où il y a des théories »9 :

  • 10 Ibid., p. 460.

Je sentais que je n’aurais pas à m’embarrasser des diverses théories littéraires qui m’avaient un moment troublé – notamment celles que la critique avait développées au moment de l’affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à « faire sortir l’artiste de sa tour d’ivoire », et à traiter des sujets non frivoles ni sentimentaux, mais peignant de grands mouvements ouvriers, et, à défaut de foules, à tout le moins non plus d’insignifiants oisifs (« j’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez », disait Bloch), mais de nobles intellectuels, ou des héros.10

9Le réalisme, s’il peut participer, dans une certaine mesure du moins, d’un esthétisme désengagé, dans une revendication de l’autonomie de la littérature comme chez Flaubert, a historiquement partie liée avec l’engagement politique. Zola, l’un des principaux acteurs de l’affaire Dreyfus, en est l’un des exemples les plus éclatants ; mais c’est aussi le cas des Goncourt dans un roman comme Germinie Lacerteux (1865) – livre qui a marqué profondément Proust, et plus encore peut-être son adaptation théâtrale –, dont la préface, ainsi que l’apostrophe finale à Paris, assigne au roman, à la suite du Victor Hugo des Misérables, le devoir d’une extension du domaine de la représentation :

  • 11 J. et E. de Goncourt, « Préface », dans Id., Germinie Lacerteux, Paris, Flammarion, 1921, p. 6.

Aujourd’hui que le Roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine, aujourd’hui que le Roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. Vivant au XIXe siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on appelle « les basses classes » n’avaient pas droit au Roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire et des dédains d’auteurs qui ont fait jusqu’ici le silence sur l’âme et le cœur qu’il peut avoir. Nous nous sommes demandé s’il y avait encore, pour l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous sommes, des basses classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d’une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d’une littérature oubliée et d’une société disparue, la Tragédie, était définitivement morte ; si, dans un pays sans caste et sans aristocratie légales, les misères des petits et des pauvres parleraient à l’intérêt, à l’émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches.11

  • 12 M. Proust, Le Temps retrouvé, cit., p. 460.
  • 13 Ibidem.

10Les frères Goncourt cherchent à promouvoir une utilité sociale de la littérature. Les livres doivent faire œuvre utile, injonction qui a pour corollaire l’établissement d’une hiérarchie des sujets (les grands sujets, lourds d’enjeux politiques, s’opposant aux sujets frivoles), la peinture des « grands mouvements ouvriers » à celle des « insignifiants oisifs », des « inutiles ». Trois grands sujets sont identifiés : le peuple (« les foules », « les grands mouvements ouvriers ») ; les « nobles intellectuels » (le roman intellectuel ou le roman de l’artiste) et les « héros » (le roman de guerre)12. Quand le narrateur du Temps retrouvé se fait le critique des « théories », il faut surtout entendre une critique de la subordination idéologique de la littérature, au nom d’une catégorie morale, qui relève du savoir-vivre, ou de la distinction morale ; le tact ou la délicatesse (appréciation intuitive, fine, mesurée et sûre en matière de convenances, de goûts, d’usages), valeurs cardinales dans la famille du narrateur, célébrée et mise en application par sa mère et par sa grand-mère. C’est une question de tact pour l’écrivain de ne pas dire quoi penser à son lecteur. L’exemple que Proust prend est significativement emprunté au monde de l’enfance : « Ces théories [sur la tour d’ivoire] me paraissaient dénoter chez ceux qui les soutenaient une preuve d’infériorité, comme un enfant vraiment bien élevé qui entend des gens chez qui on l’a envoyé déjeuner dire : “Nous avouons tout, nous sommes francs” »13. Ce sont Bloch et sa famille qui incarnent avec le plus d’insistance cette indélicatesse, le même Bloch dont le narrateur rapportait précédemment une phrase qui emblématise la subordination de la littérature à l’idéologie : « “j’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez” ».

  • 14 Ibidem.

11Contre la hiérarchie des sujets, le narrateur pose l’égalité des sujets, en s’appuyant sur une comparaison avec l’anatomie : « un prosecteur peut aussi bien étudier [les lois] de l’anatomie sur le corps d’un imbécile que sur celui d’un homme de talent »14. Proust retourne l’argumentation des romanciers réalistes, dont on a vu un exemple dans la préface de Germinie Lacerteux, en affirmant à son tour l’égalité des sujets mais au profit cette fois-ci des oisifs et non pas du peuple. Si l’argument vaut dans un sens, il vaut aussi dans l’autre.

  • 15 M. Proust, « Romain Rolland », dans Id., Dossier du Contre Sainte-Beuve, dans Id., Essais, A. Compa (...)

12Proust ne condamne évidemment pas le réalisme en bloc. Il voue une grande admiration à Balzac et à Flaubert, à George Eliot et à Thomas Hardy, comme à Tolstoï, et ne dédaigne ni Zola ni les Goncourt ; sa cible n’est en aucune façon les grands réalistes, mais les doctrinaires qui établissent une confusion des ordres entre la littérature et la politique, entre la littérature et la morale. Sa cible principale ici est Romain Rolland, l’auteur de Jean-Christophe (1904-1912), roman de l’artiste, d’abord publié dans les Cahiers de la Quinzaine de Péguy, qui se veut un véhicule de la réconciliation franco-allemande (le protagoniste est un musicien allemand qui se lie d’amitié avec un Français et tombe amoureux de sa sœur, et qui vient s’installer à Paris). Romain Rolland, qui sera en 1923 le fondateur de la revue Europe, pacifiste puis antifasciste, proche du Parti communiste, incarne pendant la guerre l’une des principales voix s’opposant au conflit (Au-dessus de la mêlée, 1914-1915) – ce qui lui vaudra d’ailleurs l’obtention du prix Nobel de littérature en une époque où le prix était devenu internationaliste. Dans les années d’élaboration de la Recherche du temps perdu, c’est l’une des plus éminentes figures de l’idée de littérature engagée. Son nom n’est jamais cité dans le roman, mais les passages sur la tour d’ivoire dans Le Temps retrouvé reprennent en réalité un important fragment de Contre Sainte-Beuve, longtemps resté peu connu et intitulé par Proust : « Romain Rolland »15. S’y trouve la majeure partie des comparaisons et des arguments de 1919, à commencer par l’image de l’anatomiste.

  • 16 Ibid., p. 1101-1102.

Et parce que cette réalité véritable est intérieure, peut se dégager d’une impression commune, même frivole ou mondaine quand elle est à une certaine profondeur et libérée de ces apparences, pour cette raison je ne fais aucune différence entre l’art élevé, qui ne s’occupe pas que de l’amour, à nobles idées, et l’art immoral ou futile, ceux qui font la psychologie d’un savant ou d’un saint plutôt que d’un homme du monde. D’ailleurs dans tout ce qui est du caractère et des passions, des réflexes, il n’y a pas de différence ; le caractère est le même pour les deux, comme les poumons et les os, et le physiologiste pour démontrer les grandes lois de la circulation du sang ne se soucie pas que les viscères aient été extraits du corps d’un artiste ou d’un boutiquier.16

13Il y a bien une communauté de sujet entre Jean-Christophe et À la recherche du temps perdu. Il s’agit, dans les deux cas, de roman de la vocation artistique. Mais le cycle romanesque de Romain Rolland, en subordonnant la littérature à l’idéologie, reste à la surface des choses et se révèle être profondément « matérialiste », en dépit de ses déclarations d’intention spiritualistes :

  • 17 Ibidem.

Nous sentirons qu’un tel livre, même si à chaque page il flétrit l’art maniéré, l’art immoral, l’art matérialiste, est lui bien plus matérialiste car il ne descend même pas dans la région spirituelle d’où sont sorties des pages ne faisant que décrire des choses matérielles peut-être, mais avec ce talent qui est la preuve indéniable qu’elles viennent de l’esprit. […] [L]a seule manière pour qu’il y ait de l’esprit dans un livre ce n’est pas que l’esprit en soit le sujet mais l’ait fait.17

14Et le narrateur d’ajouter en marge de son brouillon :

  • 18 Ibidem.

Note : En outre il est aussi vain d’écrire spécialement pour le peuple que pour les enfants. Ce qui féconde un enfant ce n’est pas un livre d’enfantillages. Pourquoi croit-on qu’un ouvrier électricien a besoin que vous écriviez mal et parliez de la Révolution française pour vous comprendre ? D’abord c’est juste le contraire. Comme les Parisiens aiment à lire des voyages d’Océanie et les riches des récits de la vie des mineurs russes, le peuple aime autant lire des choses qui ne se rapportent pas à sa vie. De plus pourquoi faire cette barrière ? Un ouvrier (voir Halévy) peut être baudelairien.18

15L’art de Romain Rolland ne relève pas d’une authentique expérience esthétique dans la mesure où il ne cherche pas à déchiffrer le « livre intérieur », n’accepte pas la seule règle qui vaille, et qui définit « le sens artistique » : « la soumission à la réalité intérieure ».

  • 19 M. Proust, Le Temps retrouvé, cit., p. 460 et p. 470.
  • 20 Ch. Baudelaire, Les Paradis artificiels, dans Id., Œuvres complètes, A. Guyaux et A. Schellino (dir (...)

16La critique des œuvres « où il y a des théories » doit donc d’abord se comprendre comme un geste tactique de dégagement, une façon de légitimer un roman qui se donne, en apparence du moins, comme une galerie de portraits « d’insignifiants d’oisifs » et moins « de nobles intellectuels » que de « célibataires de l’art »19. Proust déjoue le mythe de la tour d’ivoire ; il s’intéresse à ce que Baudelaire appelait l’héroïsme de la vie moderne. Celui-ci brosse en effet, dans Les Paradis artificiels, un portrait‑robot de l’homme de son temps, celui qui n’est ni absolument banal, ni absolument exceptionnel ; c’est un homme de l’entre‑deux, de la moyenne, original sans l’être totalement, ou pour le dire avec ses mots : « je crois que j’ai rassemblé les éléments généraux les plus communs de l’homme sensible moderne, de ce que l’on pourrait appeler la forme banale de l’originalité »20. En s’intéressant aux insignifiants oisifs, Proust ne s’éloigne pas du monde et du réel, il l’épouse au contraire.

17Pour finir, je voudrais m’arrêter sur une petite note, que Proust consigne à la suite de son développement sur Romain Rolland ; cette note prend la forme d’un pense-bête :

  • 21 M. Proust, « Romain Rolland », cit., p. 1104.

Ne pas oublier : les livres sont l’œuvre de la solitude et les enfants du silence. Les enfants du silence ne doivent rien avoir de commun avec les enfants de la parole, les pensées nées du désir de dire quelque chose, d’un blâme, d’une opinion, [au lieu] d’une idée obscure.21

18Cette citation bien connue est intéressante à remettre dans son contexte d’écriture, et dans le prolongement de la réflexion sur Romain Rolland et sur la question de l’isolement de l’écrivain. Proust écrit ces phrases au moment où il fait installer chez lui les pans de liège dans sa chambre. Si ce memento doit se lire d’abord comme une première trace de ce que l’écrivain souhaite développer plus tard dans son roman, on ne peut pas non plus ne pas y voir une sorte de réconfort adressé à lui-même. Proust n’est pas un écrivain isolé ; il s’isole pour écrire mais a tout autant besoin de se nourrir du monde, du réel qui est la matière même de son écriture. Il est soucieux de parler au plus grand nombre et souhaite que son livre, qu’il veut accessible, soit lu par tous. Si tour d’ivoire ou chambre il y a chez Proust, celles-ci doivent être certes confortables, mais aussi centrales ; l’écrivain doit pouvoir y entrer et en sortir quand il le souhaite. La tour d’ivoire offre certes une position de surplomb que la chambre ne donne pas ostensiblement ; elle est cependant aussi une ouverture sur le monde, comme lorsque, dans La Prisonnière, le héros observe sous sa fenêtre le ballet des jeunes filles et la vie du boulevard. La tour d’ivoire ne saurait devenir, pour Proust, un mystère, un lieu où nul ne sait ce qu’il s’y trame, comme dans « Souvenir », mais un laboratoire qu’on expose et qui devient le cœur de son roman.

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Notes

1 E. Panofsky, « In Defence of the Ivory Tower », dans The Centennial Review of Arts & Science, I, 2, 1953, p. 111-122, p. 112.

2 M. Proust, « Lettre à Reynaldo Hahn », dans Id., Correspondance, éd. Ph. Kolb, Paris, Plon, 1983, t. X, p. 169.

3 R. Barthes, « Ça prend » [1979], dans Id., Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002, t. V, p. 654‑656.

4 L. Foschini, Le Manteau de Proust. Histoire d’une obsession littéraire [2008], tr. it. D. Valin, Paris, Quai Voltaire, 2012.

5 M. Proust, « Souvenir », dans Id., Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, éd. P. Clarac et Y. Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 171.

6 Ibid., p. 172.

7 Ibid., p. 173.

8 M. Proust, Le Temps retrouvé, dans Id., À la recherche du temps perdu, J.-Y. Tadié (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1991, t. IV, 1989, p. 458.

9 Ibid., p. 461.

10 Ibid., p. 460.

11 J. et E. de Goncourt, « Préface », dans Id., Germinie Lacerteux, Paris, Flammarion, 1921, p. 6.

12 M. Proust, Le Temps retrouvé, cit., p. 460.

13 Ibidem.

14 Ibidem.

15 M. Proust, « Romain Rolland », dans Id., Dossier du Contre Sainte-Beuve, dans Id., Essais, A. Compagnon (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021, p. 1101-1104, p. 1101-1102.

16 Ibid., p. 1101-1102.

17 Ibidem.

18 Ibidem.

19 M. Proust, Le Temps retrouvé, cit., p. 460 et p. 470.

20 Ch. Baudelaire, Les Paradis artificiels, dans Id., Œuvres complètes, A. Guyaux et A. Schellino (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2024, t. I, p. 1074.

21 M. Proust, « Romain Rolland », cit., p. 1104.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Matthieu Vernet, « La tour d’ivoire d’un mondain dans sa chambre. Proust était-il un écrivain isolé ? »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 14 | 2024, mis en ligne le 15 novembre 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/13485 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ozi

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