Régicide sur scène et logique sacrificielle : de la fortune des tragédies mythologiques à sujet tyrannicide après l’attentat de Damiens (1757)
Résumés
Dans un climat d’intenses luttes politiques entre clergé et Parlement, le 5 janvier 1757 Damiens tente de frapper à mort Louis XV. L’événement est d’une importance symbolique sans précédent, et malgré les tentatives du roi d’imposer le silence sur l’attentat, la scène tragique de la Comédie-Française revient incessamment sur le sujet : les nouveautés tragiques de la période thématisent le régicide, sous couvert d’Antiquité mythologique et en dépit des règles poétiques classiques, qui interdisent les meurtres sur scène et toute attaque contre les figures royales au théâtre. À travers l’analyse de l’Iphigénie en Tauride de La Touche, de l’Astarbé de Colardeau et de l’Hercule de Renout, et grâce à la comparaison de leur fortune scénique respective, nous tentons d’expliquer les raisons de cet engouement contradictoire pour le thème, en nous appuyant sur la théorie du sacrifice de René Girard qui éclaire les potentialités cachées derrière l’exploitation des sujets antiques et mythologiques en tragédie.
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néoclassique, régicide, Damiens (Robert-François), tragédie, mythe, Girard (René), sacrificeKeywords:
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- 1 Toute indication concernant le nombre de représentations se fonde sur les données du Projet des reg (...)
- 2 J.-N. Pascal, L’Autre Iphigénie, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 1997, p. 44-48 ; F (...)
1L’Iphigénie en Tauride de Claude Guimond de La Touche, créée à la Comédie-Française le 4 juin 1757, est, avec ses cent dix représentations1, l’un des plus grands succès tragiques du XVIIIe siècle. La pièce est aujourd’hui sortie des répertoires théâtraux, et la critique littéraire a plusieurs fois dénoncé sa nature engagée et la propagande des idéaux philosophiques à laquelle elle s’adonne, faiblesses qui affecteraient sa valeur littéraire et la réduiraient à n’être qu’un pur produit de son temps, en dehors duquel elle perd sa raison d’être2.
2En effet, La Touche modifie en partie la pièce d’Euripide. Iphigénie, sauvée par Diane lors de son sacrifice en Aulide, est devenue prêtresse en Tauride, où elle a la charge de sacrifier tout inconnu parce qu’un oracle a prédit au roi Thoas sa mort par une main étrangère. Poussés à leur tour par les dieux à se rendre en Tauride, Oreste et Pylade sont capturés ; Iphigénie se montre sensible à leur sort, mais elle ne peut sauver que l’un d’entre eux ; après le célèbre « combat d’amitié » durant lequel les deux compagnons veulent s’immoler pour se protéger mutuellement, Pylade prend la fuite, abandonnant Oreste à sa sœur qui ne le reconnaîtra qu’à l’acte IV. Thoas insiste cependant pour que le sacrifice ait lieu ; alors que tout semble perdu, Pylade revient soudainement et sauve son ami en poignardant le roi sur scène.
3Comme c’est prévisible, le thème du sacrifice humain est clairement infléchi afin de dénoncer les aberrations du fanatisme religieux et de la superstition. Pourtant, reléguant trop hâtivement Iphigénie en Tauride à son contexte de production et ne justifiant qu’ainsi son succès, les critiques semblent sous-estimer le fait que plusieurs obstacles s’opposaient à son triomphe.
- 3 F. M. Grimm, Correspondance littéraire, éd. M. Tourneux, Paris, Garnier Frères, 1878, t. III, p. 45 (...)
- 4 Voir J.-P. Perchellet, L’Héritage classique. La tragédie entre 1680 et 1814, Paris, Honoré Champion (...)
- 5 Voir L’Année littéraire, 1758, t. V, p. 99 : « Ce n’est donc pas cet assassinat en lui-même qui doi (...)
- 6 « Lettre de M. Yon à M. Fréron », dans L’Année littéraire, 1757, t. IV, p. 206-207. Dans sa parodie (...)
- 7 C. Collé, Journal et Mémoire, Paris, Didot, 1868, t. II, p. 101 : « Que reproche-t-on à ce malheure (...)
- 8 Ibidem. Voir aussi L’Année littéraire, 1758, t. V, p. 100.
4D’abord, son « engagement » n’est pas unanimement apprécié, y compris par des membres du parti éclairé aussi3. De même, la tragédie contrevient à plusieurs règles dramaturgiques « classiques », dont l’importance s’avère encore considérable à l’époque4. Si l’on ne se focalise que sur le dénouement, l’intervention de Pylade, condamnable en tant que deus ex machina proscrit par la poétique tragique5, déroge surtout à l’interdiction de représenter un meurtre sur scène : dans une lettre à l’Année littéraire, M. Yon, avocat de Paris, blâme Iphigénie car « l’affreux exemple d’un Roi poignardé parce qu’il soutient et protège la Religion de son pays » est d’autant plus insoutenable que « le coup qui renverse un Prince, en le privant du jour, est une image qui ne doit point souiller notre scène »6. Ce meurtre s’avère donc doublement problématique car Thoas, majoritairement absent dans la pièce et coupable « seulement » de respecter les injonctions divines7, ne montre pas d’attitudes tyranniques : pour en justifier l’assassinat, il faudrait ajouter « une douzaine ou une vingtaine de vers répandus dans la pièce, et qui peindront Thoas comme un monstre »8.
5Régicide représenté sur scène, donc, insuffisamment justifié par l’intrigue, d’un monarque pas réellement mauvais. Défauts importants, certes, mais que l’on pourrait ignorer en rappelant que le succès d’une œuvre ne dépend pas des critiques pointilleuses des rhétoriciens. Le Cid docet. Un autre écueil aurait pourtant porté préjudice à la réussite de la pièce. Commentant la lettre de Yon, Collé lui reproche durement qu’il semble sous-entendre qu’Iphigénie cache des « applications » à l’actualité :
- 9 C. Collé, op. cit., p. 105.
[…] que pendant deux pages il [M. Yon] fasse une application maligne et scélérate de ce coup de poignard à celui qu’a reçu Louis XV dans le mois de janvier, et qu’il dise expressément que cet attentat dans une tragédie est d’un mauvais exemple, et qu’il insiste là-dessus de la façon la plus noire et la plus odieuse, un trait pareil est encore plus d’un coquin que d’une bête.9
- 10 Au-delà des pages célèbres de M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, voir surtou (...)
- 11 J. W. Merrick, The Desacralization of the French Monarchy in the Eighteenth Century, Louisana, Loui (...)
- 12 Ibid., p. 51-77 ; B. de Negroni, Lectures interdites, Le travail des censeurs au XVIIIe siècle, Par (...)
- 13 Ibid., p. 162 : « Si tant de textes portant sur cette bulle ont fait l’objet d’une condamnation, c’ (...)
- 14 M. Cottret, Tuer le tyran ? Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 2009, p. 315-323.
- 15 Voir F. Gabriel, « An tyrannum opprimere fas sit ? Construction d’un lieu commun : la réception fra (...)
- 16 Nous renvoyons à l’article « Tyrannie », où Jaucourt hésite longuement sur la définition et la légi (...)
- 17 Voltaire, Lettre à Jean Robert Tronchin, 7 avril 1757, (D7227), dans Id., Correspondance, éd. T. Be (...)
6En effet, ce dénouement pouvait difficilement laisser indifférents les spectateurs qui, seulement six mois auparavant, le 5 janvier, avaient été bouleversés par la nouvelle de l’attentat de Robert-François Damiens contre Louis XV. Plusieurs études ont décrit les implications politiques, médiatiques et symboliques de cet acte10, qu’il faut considérer comme une étape fondamentale du processus de « désacralisation » de la monarchie française11 : après plusieurs décennies de troubles politiques et religieux, dus à la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 et à la proclamation de la Bulle Unigenitus Dei Filii en 1713, instrumentalisée par le clergé et le Parlement12, c’est en effet sur la légitimité de l’absolutisme que toute la société française commençait à s’interroger13. Même les philosophes, d’habitude réformistes et monarchiques, reconsidéraient de plus en plus les fondements du pouvoir royal14 ; et si les réflexions autour du droit au tyrannicide continuaient à être associées aux jésuites15, l’absence d’univocité que nous retrouvons à ce sujet dans l’Encyclopédie16 suggère que la remise en cause du système absolutiste avançait de manière transversale dans plusieurs milieux intellectuels. Le geste de Damiens doit donc être considéré comme le point d’éclatement des tensions qui traversent la société française en pleine révolution des Lumières, comme une réaction à ce que Voltaire appelle un vrai « mécontentement général »17.
- 18 P. Rétat, op. cit., p. 168.
- 19 Voir E. Dziembowski, Un nouveau patriotisme français, 1750-1770, Oxford, The Voltaire Foundation, « (...)
- 20 H. Clairon, Mémoires d’Hyppolite Clairon, et réflexions sur l’art dramatique, Paris, F. Buisson, 17 (...)
7La réaction des institutions ne s’est d’ailleurs pas fait attendre. Après quelques semaines de silence prudent, la reprise subite des polémiques pamphlétaires pousse Louis XV à promulguer, le 21 avril 1757, un décret qui interdit toute référence à Damiens18 et à redonner vigueur à la rhétorique patriotique qui, dès le début de la Guerre de Sept Ans, insistait sur la figure d’un roi père de ses sujets en recourant largement au pathétique19. Le lien entre régicide et parricide, lieu commun de la doctrine absolutiste, est ici réitéré avec force et, au-delà du ressenti de M. Yon, la décision de la Comédie-Française de mettre en scène Iphigénie demeure donc singulière. Comment la « Troupe des Comédiens du Roi » a-t-elle pu légitimer ce choix de programmation allant à l’encontre du décret royal ? Dans ses Mémoires, Mademoiselle Clairon nous rappelle que le dernier acte d’Iphigénie avait été entièrement réécrit par La Touche le matin de la première, en collaboration avec les acteurs20 : la troupe est donc activement responsable de la forme finale de la pièce, prenant le risque d’un dénouement contredisant les injonctions monarchiques.
8Se limiter à relever la nature « engagée » d’Iphigénie en Tauride s’avère donc problématique : pour des raisons poétiques, politiques et contextuelles, la tragédie aurait dû connaître un destin moins heureux. Il faut alors rechercher d’autres explications à son succès et envisager de repenser le rapport entre tragédie et idéologie éclairée, entre une scène qui n’est pas forcément une tribune et un public dont l’enthousiasme montre qu’il n’est pas simplement une masse à éduquer.
Les saisons 1756-1758
- 21 À l’affiche seulement seize fois pendant les dix saisons théâtrales précédentes (1746-1756), Athali (...)
9Réintégrer Iphigénie en Tauride dans le contexte de la programmation tragique des saisons 1756-1758 nous fait penser qu’elle n’est pas une anomalie. En ce qui concerne les reprises du répertoire, les registres de la Comédie-Française révèlent que l’Athalie de Racine, pièce où le régicide est central, revient avec succès sur les planches21. De même, si l’on exclut Adèle de Ponthieu de Pierre-Antoine de La Place, les nouveautés tragiques de ces deux saisons abordent toutes le régicide via des sujets mythologiques : l’Hercule de Jean-Julien-Constantin Renout est donnée le 28 février 1757 ; l’Iphigénie en Tauride débute le 4 juin ; l’Astarbé de Charles Pierre Colardeau est acceptée en mars 1757 et créée le 27 février 1758.
- 22 Voir Ch. Biet, Œdipe en monarchie, Paris, Klincksieck, 1994, p. 201-253 ; J. Weisgerber, La mort du (...)
- 23 Voir L. Bertrand, La Fin du classicisme et le retour à l’antique, Paris, Hachette, 1897.
- 24 Je me permets de renvoyer à D. M. Nicolosi, La Tragédie du XVIIIe siècle et le mythe grec, thèse so (...)
- 25 F. M. Grimm, Correspondance littéraire, cit., t. III, p. 358 : « Hercule a eu un sort moins heureux (...)
- 26 Ibid., p. 131 : « Il est arrivé à cette pièce ce que je n’ai point vu arriver depuis trente ans que (...)
- 27 Ibid., p. 96 : « Depuis vingt ans je n’ai pas vu applaudir avec cette fureur ; Mérope même ne l’a p (...)
10Nous constatons donc un vrai engouement collectif pour ce thème, qui trouve diverses explications. Bien que le régicide demeure toujours un sujet très délicat à traiter sous un régime monarchique, et plus encore sur une scène qui tente d’exorciser toute violence en la reléguant derrière les coulisses et en l’épurant à travers le langage et les récits, il reste tout de même parmi les sujets tragiques les plus fréquents, en raison de ses potentialités dramatiques et pour sa capacité à présenter, à travers ses cas limites et ses échanges dialogiques, une réflexion autour des droits et des limites de la souveraineté22. De même, nous avons démontré ailleurs que le recours aux sujet mythiques en tragédie, dans cette période dite du « retour à l’antique »23, permet de sublimer esthétiquement plusieurs questions fondamentales et irrésolues dans l’imaginaire collectif24. En dépit de la volonté royale, les débats qui traversent la société française en 1757 trouvent donc un écho sur scène ; cependant, comme M. Yon le rappelle, l’attentat a rendu cette fonction heuristique problématique. Il faut alors supposer que le rapport entre théâtre et actualité est moins référentiel que le résultat d’une transposition symbolique : le régicide, sujet indicible par excellence et, plus encore après Damiens, peut s’imposer sur scène s’il se fait figuration d’une problématique et d’ambitions qui dépassent ce thème particulier. Ce déplacement se perçoit dans les réactions du public : qu’il s’agisse de l’échec de l’Hercule, qui tombe à la première25, de l’enthousiasme des spectateurs lors de la deuxième représentation d’Astarbé26, ou du triomphe d’Iphigénie27, tous les commentateurs soulignent que les réactions du public sont particulièrement vives. Les spectateurs cautionnent-ils les actes de Damiens ? Il est impossible de le soutenir. En revanche, il faut imaginer que ces pièces ont réussi à frapper le public car elles ont donné voix à quelque chose qui outrepasse la référence à l’attentat ; si le théâtre est ce lieu où l’on donne voix et forme aux doutes et aux fluctuations idéologiques, il ne faut pas se demander pourquoi on représente sans cesse des régicides en 1757, mais comprendre quelles significations revêtent ces représentations.
Le sacrifice collectif du roi
11Prenons Astarbé de Colardeau. Pygmalion, tyran de Tyr, a tué sa femme et l’amant d’Astarbé pour faire de cette dernière sa reine ; pour se venger, elle le pousse à son tour à assassiner ses enfants, héritiers du trône. L’un des deux, Bacazar, réussit pourtant à se sauver et revient à Tyr réclamer le trône, également convoité par Zopire, chef des aristocrates. L’intrigue prend alors la forme d’une chaîne de complots : Bacazar et Zopire complotent séparément contre Astarbé, laquelle conspire contre Pygmalion. D’après la fable du Télémaque de Fénelon dont Colardeau s’inspire, Astarbé tue le roi et, une fois que Zopire reconnaît la légitimité de Bacazar, les deux héros renversent la reine, qui se suicide sur scène, cédant le royaume à son héritier légitime.
- 28 Voir N. Sclippa, La Loi du Père et les droits du cœur, Genève, Droz, 1993.
12Bien que l’intrigue ne le suggère point, la tragédie de Colardeau a plusieurs points de contact avec l’Iphigénie de La Touche. Il est en effet connu que, dans la rhétorique absolutiste, la figure du Roi fait partie d’une triade de concepts « sacrés » avec ceux de Père et de Dieu, d’où découle son autorité. Nous avons déjà dit que la réévaluation pathétique de la figure du Père opérée au XVIIIe siècle28 se reflète sur la rhétorique monarchique. Au contraire, dans la tradition dramaturgique occidentale en général et dans la tradition française classique en particulier, la figure paternelle est souvent porteuse d’instances régressives tandis que la victoire de la jeune génération est celle des valeurs nouvelles qui sont partagées par le public. Or, cette ambiguïté se fait jour de manière semblable dans les deux pièces.
13Dans Astarbé, Bacazar revient réclamer le trône usurpé par la reine, allant aussi à l’encontre de Pygmalion, qui incarne avec Astarbé le pôle négatif de la pièce. De même, le rêve d’Iphigénie qui ouvre la pièce de La Touche établit un parallèle entre Agamemnon et Thoas, unis dans le châtiment d’Oreste :
- 29 C. Guimond de La Touche, Iphigénie en Tauride, Paris, Duchesne, 1758, (I, 2), p. 9-10 (dorénavant I (...)
Iphigénie :
[…] Ornant son front de fleurs et du bandeau mortel,
Je le traîne en pleurant aux marches de l’Autel.
Le jeune infortuné, grands Dieux ! c’était mon frère.
Sorti du sein des morts, mon parricide Père
Semblait, brûlant encor de la soif de son sang,
Forcer ma main tremblante à lui percer le flanc.29
- 30 Diderot le commente ainsi : « Au diable la race de ces songeurs ! C’est une chose si peu naturelle (...)
14Ce songe est ici une invention poétique de l’auteur d’autant plus significative que ce procédé dramaturgique contredit la donnée mythologique et est de plus en plus critiqué au XVIIIe siècle30 ; les volontés de Thoas trouvent un équivalent dans celles du Père oppresseur. Dans les deux pièces, un Roi-Père despotique est donc le mobile de l’intrigue.
- 31 C.-P. Colardeau, Astarbé, Paris, Vve Bordelet, 1758, (III, 1-2), p. 39-46 (dorénavant AS).
15En même temps, la réévaluation pathétique impose que le Père soit toujours respecté : Pygmalion est plaint par son fils, qui le défend et n’accuse qu’Astarbé31 ; le caractère ambigu de Thoas s’explique par la même difficulté à charger le personnage qui incarne l’autorité politique et, par procuration, paternelle, de connotations négatives. Mais si cette dichotomie affecte toute la production tragique de la période – le genre ne prévoyant pas, au dénouement, de réconciliation comme pour la comédie –, elle s’avère cependant résolue dans les deux pièces à travers une stratégie semblable de transfert symbolique. De même que Thoas endosse les propos d’Agamemnon tout en étant un personnage distinct, leur superposition relevant de la projection onirique d’Iphigénie, Astarbé est, elle aussi, « contaminée » par Pygmalion :
- 32 AS, (I, 3), p. 11-12. C’est moi qui souligne.
Astarbé
Orcan, il [Pygmalion] m’inspira la fureur qui m’anime.
Et dans ses bras sanglants, j’ai respiré le crime.
Assise à ses côtés sur le Trône des Rois,
Je devins politique et barbare à la fois.
Enfin, que te dirai-je ? À ses destins unie,
Le cruel m’infecta de son fatal génie.32
pour assumer ensuite explicitement la fonction de Père-Roi et être finalement « dépassée » :
- 33 AS, (V, 5), p. 77-78. C’est moi qui souligne.
Bacazar
J’ai tremblé pour Leuxis, en tes fers retenue ;
Mais enfin, j’ai vaincu sans t’avoir combattue.
Je t’ai fait annoncer la Victoire et la Paix ;
Tu viens de nous ouvrir les portes du Palais.
Vers cet écueil caché les Dieux t’ont entraînée ;
Et c’est pour t’immoler que l’on t’a couronnée.33
Ne pouvant être représentés comme totalement coupables, les Rois-Pères se dédoublent, leur dimension oppressante se projetant sur des personnages qui les remplacent.
- 34 A. Vincent-Buffault, L’Exercice de l’amitié. Pour une histoire des pratiques amicales aux XVIIIe et (...)
16Pareillement, la prise en charge par les personnages jeunes de valeurs prônant un renouvellement impose qu’ils incarnent univoquement le pôle positif de la pièce. Si Bacazar est décrit comme l’emblème de la vertu – d’où son respect filial – et si la dispute touchante entre Oreste et Pylade montre l’importance qu’ils accordent à l’amitié, sujet « sacré » au siècle des Lumières34, nous assistons de manière plus subtile à un autre transfert : la main parricide ne peut pas être celle des enfants vertueux, et les régicides se concrétisent à travers Astarbé et Pylade. Afin que les revendications nouvelles demeurent recevables, le parricide ne peut se faire que de manière oblique, ses connotations négatives étant assumées par des sujets tiers.
- 35 R. Girard, La Violence et le Sacré [1972], Paris, Fayard, 2010.
17Suppression nécessaire au renouvellement, double substitution des victimes et des bourreaux, caractérisation ambiguë du « dépassant » et du « dépassé » : cette structure rappelle la théorie du sacrifice avancée par René Girard, selon laquelle, en simplifiant, tout rite religieux est un moyen de consolider les liens internes d’un groupe humain à travers l’expulsion ritualisée de la violence intestine qui pourrait l’affaiblir35. Pour éviter que les tensions (réelles, idéologiques et symboliques) au sein d’une communauté puissent conduire à son éclatement, elles sont toutes redirigées vers une seule victime, « un bouc émissaire », qui, se chargeant à travers des processus d’attribution analogique de « l’impureté » qui menace la collectivité, sera immolé lors d’un rituel qui se propose d’apaiser toute conflictualité ; et par un officiant, qui, afin que le cycle de violence soit interrompu, est lui aussi une figure liminaire, excentrique par rapport à la communauté. Tout sacrifice est alors à considérer comme la reproduction ritualisée du passage d’un état de confusion et de lutte à un ordre pacifié, marquant métaphoriquement le dépassement du « vieux monde » (violent, chaotique, problématique) vers l’instauration d’une nouvelle harmonie sociale.
- 36 IT, (IV, 3), p. 60-61.
- 37 AS, (I, 3), p. 8 : « Astarbé : Tu [Orcan] sais l’obscurité du rang où je suis née ; / Sans ambition (...)
- 38 R. Girard, op. cit., « Le sacrifice », p. 9-61.
- 39 F. M. Grimm, Correspondance littéraire, cit., p. 395 : « Thoas est en général un froid personnage ; (...)
- 40 R. Girard, op. cit., p. 157-165.
- 41 « Lettre de M. Yon à M. Fréron », cit., p. 207.
18Or, dans les deux pièces analysées, ce n’est en effet que lorsque les boucs émissaires (Astarbé et Thoas) se font projection de ce qui est à dépasser (les Pères aimés et régressifs, images des valeurs passées), que la société peut collectivement les sacrifier à travers « les autres », des officiants à la limite de la structure communautaire : Pylade, l’ami exclu du cycle de culpabilités et du système d’obligations qui structurent les liens entre les personnages, et que l’on croyait mort de surcroît36 ; Astarbé, la princesse soustraite violemment au monde social dans lequel elle entrait en vertu de son amour chaste et légitime37, et qui ne peut que se transformer en un instrument de cette violence, qu’elle dirige envers elle-même lors du suicide. La pertinence du lexique choisi par Colardeau est étonnante : la « contamination » qu’Astarbé dénonce, ainsi que l’explicitation par Bacazar de la stratégie de substitution (« Et c’est pour t’immoler que l’on t’a couronnée »), trouvent une correspondance transparente dans la théorie girardienne du rituel38. D’ailleurs, le fait que les personnages des deux tragédies fonctionnent en tant que remplaçants d’une communauté entière (ou, encore mieux, d’un état de la communauté entière) est confirmé par les commentateurs. Du côté de « ce qui est à dépasser », Diderot suggère de remplacer Thoas par le peuple, dont le fanatisme serait vaincu par le caractère exceptionnel d’Oreste39 : ici le roi-tyran, conformément aux études anthropologiques qui le comptent, lui aussi, parmi les sujets sacrifiables40, se fait l’emblème d’un état « antérieur » de la société, dont la tragédie marque l’abandon. Du côté de « ce qui dépasse », M. Yon écrit qu’il était préférable que le crime soit accompli par une « nation entière [et] par un complot unanime »41, argument typique des débats sur le tyrannicide, mais preuve de la dimension presque holistique du meurtre, la communauté entière accédant à un état rénové.
- 42 R. Bret-Vitoz, L’Espace et la Scène. Dramaturgie de la tragédie française, 1691-1759, Oxford, The V (...)
- 43 Les banquettes qui occupaient la scène de la Comédie-Française ne seront enlevées qu’en 1759. Voir (...)
19La présence de cette logique sacrificielle est-elle alors la cause de l’euphorie extraordinaire du public ? Dans les dernières scènes, en se révélant parmi ses sujets, Bacazar pousse la reine à se suicider dans « un spectacle offert au nouveau roi et au peuple rassemblés »42, mais aussi au milieu des spectateurs qui occupent les banquettes, positionnées entre l’avant-scène et le décor, et qui ferment le cercle autour de la victime immolée43.
- 44 AS, (V, 5-6), p. 76-80.
Scène V
Bacazar, Leuxis, Astarbé, Narbal, Zopire, Arsace, Troupe de Tyriens Gardes.
Le fond du Théâtre doit paraître rempli d’un gros de Tyriens, qui, en se développant, laisse voir Bacazar ; il s’avance vers les Gardes qui emmènent la Princesse et Zopire.
[…]
Bacazar, au Peuple.
Amis, et citoyens, […]
Mon Père par vos coups n’est point mort égorgé ;
Vous couronnez le Fils, et vous l’avez vengé.
[…]
Allons, et puissions-nous, dans le sein de la paix,
Oublier d’Astarbé le règne et les forfaits.44
- 45 R. Girard, op. cit., p. 430-440.
20Nous retrouvons dans ces mots la déculpabilisation de la communauté et l’annonce d’une nouvelle époque du royaume ; mais ce peuple à qui Bacazar s’adresse se confond avec le public, qui, protégé par le filtre imposé par la substitution sacrificielle et par la fiction théâtrale, participe de cette manière au relâchement cathartique propre à tout sacrifice et, a priori, à toute tragédie45. Les spectateurs étant doublement à l’abri de toute application explicite et dangereuse, les tensions qui traversent la moitié du XVIIIe siècle trouvent un écho sur scène pour y être enfin purgées dans le rituel collectif et laïque qui est celui du théâtre.
21Dans les deux pièces analysées, la fonction critique du genre tragique semble donc infléchie et renforcée par le processus de substitution symbolique prévu par le sacrifice rituel, auquel le public est appelé à participer sous couvert de la représentation scénique. Si notre interprétation est exacte, nous pouvons alors tenter d’expliquer l’échec de l’Hercule de Renout, la fortune différente d’Astarbé et d’Iphigénie (dix et cent dix représentations, respectivement), mais surtout proposer une redéfinition du rapport entre scène et salle que les pièces analysées prévoient et encouragent.
« Le parterre a trouvé un vernis de la morale des jésuites » : de l’insuccès de Renout
- 46 J.-J.-C. Renout, Hercule, Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, cote MS 210 (dorénavant MS 21 (...)
- 47 Ibid., p. 21-22 : « Hercule : Le front ceint de lauriers digne du diadème, / Doit me faire prétendr (...)
- 48 F.-M. Grimm, Correspondance littéraire, cit., p. 358-359.
- 49 Dans le Registre des assemblées R52_21, p. 99, lisons que « la pièce peut être jouée à son tour aux (...)
22Le sujet de l’Hercule de Renout, pièce jamais imprimée dont nous avons retrouvé le manuscrit du souffleur à la bibliothèque-musée de la Comédie-Française46, est tiré des Trachiniennes de Sophocle. L’auteur ajoute à l’intrigue amoureuse et à la jalousie de Déjanire le thème du tyrannicide, grâce à l’introduction du personnage d’Eurysthée, roi de Mycènes, absent du texte classique. Hercule revient en effet avec Philoctète pour saisir le trône de la ville, qu’il réclame en raison de ses mérites47 : en évoquant la nature tyrannique d’Eurysthée, cruel envers son peuple, les personnages débattent de la légitimité de ce remplacement violent. Bien que le régicide n’ait finalement pas lieu, le tyran étant chassé hors de la ville, et que la pièce se termine comme dans la source antique, Hercule mourant à cause de la tunique imprégnée du venin de Nessos, la tragédie présente un nombre très élevé de maximes qui, selon Grimm dans sa Correspondance littéraire, sont caractérisées « par un vernis de la morale des jésuites »48 car justifiant et légitimisant le tyrannicide de manière trop nette ; celles-ci, encore tolérables lors de l’acceptation de la pièce en novembre 175649, n’étaient cependant plus neutres un mois après l’attentat de Damiens :
- 50 MS 210, p. 39.
Eurysthée
Il faut que l’État tombe et périsse avant moi :
Le dernier Citoyen doit son sang à son Roi.
Déjanire
Oui, Seigneur, mais ce n’est qu’à son Roi légitime,
Et trahir un tyran, ne fut jamais un crime.50
- 51 Ibid., p. 70.
Hercule
Mais le monstre respire, et voilà la victime,
Dont le ciel soit jaloux pour expier le crime.
Je lui dois immoler un tyran odieux,
Non, il n’est point de sang plus agréable aux Dieux.51
- 52 La caractérisation négative d’Hercule est surtout perceptible à travers les reproches de Philoctète (...)
23Si les huées du public sont sans doute liées à ces contenus que l’actualité a rendu irrecevables, c’est probablement l’absence de toute substitution rituelle qui a causé l’échec de la pièce. Dans Hercule, le trône est disputé par deux personnages aussi négatifs l’un que l’autre52 ; tout principe de distinction symbolique s’avère inopérant et les deux forces opposées s’annulent au dénouement, le privant de tout exutoire : le tyran disparaît de la scène, la force appelée à le substituer succombe, et nous ne savons pas ce qui arrive à la ville de Mycènes après cet inutile massacre. Forte d’une tradition d’attribution de significations « autres » aux figures royales, la troupe procède à la mise en scène ; mais lorsque la logique du rituel s’estompe, la fable et les maximes d’Hercule valent pour ce qu’elles sont, à savoir une réflexion à découvert sur le tyrannicide dans son intolérable crudité.
Le retour du religieux
- 53 AS, (IV, 4-5), p. 63-66.
24Au-delà de leur qualité littéraire, nous pouvons aussi envisager une explication de la fortune différente d’Astarbé et d’Iphigénie. Dans Astarbé, la vertu « naturelle » de Bacazar est en soi suffisante pour déclencher et justifier le dépassement dialectique : dès que le jeune homme apparaît, Zopire se rallie à lui53, le peuple prend sa défense, les événements se précipitent vers leur heureuse conclusion – le sacre d’un roi légitime et juste ; dans cette tragédie de conspiration, la pureté du protagoniste prend, à elle seule, le dessus sur les intrigues. En revanche, grâce à son sujet, Iphigénie peut renforcer la portée de cette substitution en lui insufflant une dimension sacrée.
- 54 Nous renvoyons ici à une réplique d’Oreste, qui, juste après l’anagnorisis, synthétise bien la dial (...)
- 55 Ibid., p. 515 : « Dieux qui me punissez, qui m’avez fait coupable, / Eh bien, quel est l’exil que v (...)
25En effet, dans nos analyses du Roi-Père, nous n’avons pas encore pris en compte le troisième élément qui contribue à en infléchir l’épaisseur symbolique, à savoir Dieu. Évidemment, dans la tragédie à sujet mythologique, la nécessité de se conformer au polythéisme antique entraîne une manifestation diffractée de la volonté divine en plusieurs figures singulières ou en prophéties oraculaires ; sa fonction dramaturgique demeure néanmoins celle des deux figures qui lui sont corrélées, le monde divin se chargeant, comme pour les pères et pour les rois, d’une fonction répressive. Nous pouvons par exemple penser à l’Oreste de Voltaire, où les dieux s’opposent à la reconnaissance pathétique entre le héros et Électre, et où le matricide est présenté comme punition pour avoir violé cette interdiction54. Mais les dieux « moins cruels, moins barbares » que, dans la dernière réplique de la pièce, Oreste espère trouver en Tauride55, sont justement ceux de l’Iphigénie de La Touche, où ils sont eux aussi l’objet d’un dédoublement significatif.
- 56 IT, (I, 4), p. 14-15.
26En effet, si, d’un côté, l’oracle rendu à Thoas encourage le pouvoir royal-paternel à l’oppression, poussant au sacrifice indiscriminé des étrangers et d’Oreste, de l’autre, il prévoit et cautionne le meurtre du tyran, le processus de rénovation revêtant une dimension métaphysique. Toute la pièce se révèle imprégnée d’une sacralité « progressiste » : les divinités refusent le sang des sacrifices56 ; la mort de Thoas et la libération d’Oreste se réalisent sous l’égide d’Apollon, dont la fonction symbolique est évidente. Même le deus ex machina de Pylade devient justifiable, en tant que manifestation d’un dessein providentialiste.
- 57 IT, (V, 9), p. 88.
- 58 Il s’agit d’ailleurs d’un autre reproche fait par Fréron : « Iphigénie n’a point de caractère. Elle (...)
27La dernière réplique d’Iphigénie (« Ô bienfaits inouïs ! Je reconnais les Dieux / La loi de la nature est donc la loi des cieux »57), souvent évoquée comme preuve de la nature engagée de la tragédie, prend alors un sens plus profond : la pièce apparaît, bien sûr, comme une ratification de la légitimité du renouvellement, mais le mot « reconnaître » suggère que les personnages et les spectateurs, qui doutent pendant toute l’intrigue58, ne la perçoivent qu’au dénouement, lorsque les dieux confirment le besoin de seconder le « nouveau ». Mises en abyme par la fiction tragique, les valeurs religieuses du sacrifice et sa fonction de renforcement des liens sociaux sont pleinement promues par la tragédie : c’est à travers le rituel que la communauté récupère sa cohésion et la transpose sur un plan métaphysique ; et l’enthousiasme du public atteint une fureur plus étourdissante que dans le cas d’Astarbé, où la victoire de la vertu de Bacazar est perçue comme naturelle et presque inévitable. Finalement, dans Iphigénie, les spectateurs épris participent à une vraie rénovation épiphanique, trouvant une réponse transcendante et positive au « mécontentement général » qui domine cette année 1757.
Les Lumières sacrées
- 59 Par exemple, les Héraclides de Jean-François Marmontel. Voir D. M. Nicolosi, op. cit., p. 332-340.
28Le succès d’Iphigénie ne semble pas être lié seulement à sa nature propagandiste, mais, plus généralement, à la sacralisation de ses nouveautés idéologiques de matrice éclairée, processus qui, d’ailleurs, se retrouve aussi dans d’autres pièces de l’époque59. Plus spécifiquement, la réflexion sur les limites de la souveraineté absolue et le respect de l’individu par le pouvoir en dehors de tout abus politique et religieux, thèmes accompagnés dans la pièce par le corollaire de concepts qui les objectivent dans la rhétorique de l’époque (reconnaissance de la vertu pathétique et des lois naturelles), trouvent lors du dénouement sa caution ultime et sublime. Avant de conclure, il est alors possible d’ébaucher une réflexion nouvelle autour de la production tragique de cette seconde moitié du XVIIIe siècle.
- 60 R. Girard, op. cit., p. 63-104.
- 61 Ibid., p. 68-78.
29Bien que la « sacralisation » puisse apparaître comme une forme particulière et plus intense d’engagement propagandiste, la théorie du sacrifice nous offre des suggestions plus intéressantes. Dans son essai, René Girard insiste sur le concept de crise sacrificielle60 : le rituel étant parangon de l’ordre culturel, il le préserve par opposition au chaos de la non-culture où, tout étant égal, les volontés individuelles et collectives se trouvent toujours dans un état violemment conflictuel. Autrement dit : la tragédie, le genre qui donne le mieux forme et voix à cette crise61, serait la narration du passage du désordre potentiel, celui des positions équivalentes, à l’ordre restauré qui, grâce au rituel, retrouve ses droits et ses vérités.
- 62 Voir par exemple R. Mortier, Clartés et ombres du siècle des Lumières, Genève, Droz, 1969 ; Y. Dura (...)
- 63 J. Starobinski, Le Remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989, p. 55.
30Sans appliquer cette hypothèse à l’ensemble de la production tragique du XVIIIe siècle, il est cependant possible de relever de fortes analogies. Comme nous le savons62, la révolution des Lumières, bouleversant croyances et certitudes, frôle toujours le danger de tomber dans le relativisme, dans le trouble angoissant de l’absence de valeurs. Cela fait que « l’effritement du sacré institutionnel, l’impossibilité pour le discours théologique de continuer à valoir comme “concret et absolu” invitent la plupart des esprits à chercher de toute urgence des absolus substitutifs »63. Devant le risque potentiel d’une perte de signification, on sacralise les nouvelles perspectives : nos tragédies, qui décrivent justement le passage du désordre des positions égales et opposées à la victoire de l’ordre rénové, seraient donc moins un plaidoyer convaincu des idées éclairées, campant solidement « en dehors » de la représentation, qu’une manière de les mettre à l’épreuve « de l’intérieur », pour enfin y retrouver une confirmation ultime de leur validité. Celles-ci ne seraient donc pas le miroir des idées éclairées, mais des tentatives de les vérifier et de les élever au rang de vérité partagée ; l’adhésion des spectateurs serait d’autant plus forte que cet acte de remplacement, balayant d’un coup Rois, Pères et Dieux, est tellement frappant qu’il n’est pas exempt de doutes et de difficultés.
31Finalement, M. Yon ne peut pas voir que c’est seulement en souillant la scène, en donnant une forme concrète et nécessaire au « dépassement », que le théâtre peut transposer la crise dialectique des Lumières : l’éclipsement d’Astarbé et la victoire de Bacazar instaurent le royaume de la vertu manifeste, des droits enfin reconnus et respectés ; dans le dénouement triomphant d’Iphigénie, ce n’est pas seulement Pylade qui poignarde Thoas, mais une société dans son entier qui s’unit dans un acte de fondation culturelle, dans un sacrifice originel du « monde ancien » qui se propose d’ouvrir une nouvelle ère de certitudes. Thoas, qui n’a pas le caractère d’un Roi-Tyran, qui n’est pas Père, et qui suit des dieux désormais dépassés, assume toutes ces fonctions afin que, en tant que bouc émissaire, il soit sacrifié avec enthousiasme à un ordre nouveau, rendant celui-ci possible.
Notes
1 Toute indication concernant le nombre de représentations se fonde sur les données du Projet des registres de la Comédie-Française, URL : https://www.cfregisters.org/#!/.
2 J.-N. Pascal, L’Autre Iphigénie, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 1997, p. 44-48 ; F. Marchal-Ninosque, Images du sacrifice, 1670-1840, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 52-57, p. 54 : « Iphigénie en Tauride de Guimond de La Touche est, en 1757, une authentique tragédie des Lumières, qui a su renouveler le traditionnel lexique tragique et imposer durablement l’idée d’une utilisation militante de la scène » ; J. Brillaud, Sombres Lumières. Essai sur le retour à l’antique et la tragédie grecque au XVIIIe siècle, Laval, Presses universitaires de Laval, 2011, p. 118 : « Tout l’intérêt de l’Iphigénie en Tauride de 1757 […] est d’avoir su accorder tragédie “à l’antique” et théâtre engagé ».
3 F. M. Grimm, Correspondance littéraire, éd. M. Tourneux, Paris, Garnier Frères, 1878, t. III, p. 454-455 : « Ce n’est pas là Iphigénie, c’est une femme qui a nos maximes, nos préjugés, nos opinions, qui répète à tout propos nos lieux communs sur la bienfaisance, sur la superstition, sur les prêtres ».
4 Voir J.-P. Perchellet, L’Héritage classique. La tragédie entre 1680 et 1814, Paris, Honoré Champion, 2004.
5 Voir L’Année littéraire, 1758, t. V, p. 99 : « Ce n’est donc pas cet assassinat en lui-même qui doit être blâmé ; c’est la manière dont il est amené. Pylade vient là lorsqu’on s’y attend le moins ; il tombe des nues comme la machine la plus grossière ».
6 « Lettre de M. Yon à M. Fréron », dans L’Année littéraire, 1757, t. IV, p. 206-207. Dans sa parodie, Favart rappelle ironiquement qu’« [e]nsanglanter la Scène, oh ! c’est un peu trop fort », C. S. Favart, La petite Iphigénie, parodie de la grande, La Haye, Jean Neaulme, 1758, p. 35.
7 C. Collé, Journal et Mémoire, Paris, Didot, 1868, t. II, p. 101 : « Que reproche-t-on à ce malheureux roi ? Tout son crime consiste dans son obéissance aux dieux de son pays, qui lui ordonnent de leur immoler des victimes humaines, sous peine de perdre la vie et le trône ; il [y] a même un oracle précis qui lui commande ces horribles sacrifices ; après cela, peut-il paraître coupable de ces cruautés ? Il faudrait plutôt tuer les dieux que leurs dévots superstitieux ».
8 Ibidem. Voir aussi L’Année littéraire, 1758, t. V, p. 100.
9 C. Collé, op. cit., p. 105.
10 Au-delà des pages célèbres de M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, voir surtout P. Rétat (dir.), L’Attentat de Damiens. Discours sur l’événement au XVIIIe siècle, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1979 ; M. Cottret, « Damiens et l’image de Louis XV. Les faux-semblants du tyrannicide au tournant des Lumières », dans M. Ducroq et L. Ghermani (dir.), Le Prince, le despote, le tyran. Figures du souverain et Europe de la Renaissance aux Lumières, Paris, Honoré Champion, 2019, p. 229-245.
11 J. W. Merrick, The Desacralization of the French Monarchy in the Eighteenth Century, Louisana, Louisiana State University Press, 1990.
12 Ibid., p. 51-77 ; B. de Negroni, Lectures interdites, Le travail des censeurs au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1995, p. 106-162.
13 Ibid., p. 162 : « Si tant de textes portant sur cette bulle ont fait l’objet d’une condamnation, c’est qu’à travers les problèmes des droits respectifs des pouvoirs temporels et spirituels, des sanctions que peuvent exercer les évêques et les tribunaux ou les conséquences de l’organisation de l’ordre des jésuites se posent des questions politiques fondamentales ».
14 M. Cottret, Tuer le tyran ? Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 2009, p. 315-323.
15 Voir F. Gabriel, « An tyrannum opprimere fas sit ? Construction d’un lieu commun : la réception française du De Rege et regis institutione de Juan de Mariana (Tolède, 1599) », dans P.-A. Fabre et C. Maire (dir.), Les Antijésuites. Discours, figures et lieux de l’antijésuitisme à l’époque moderne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 241-263.
16 Nous renvoyons à l’article « Tyrannie », où Jaucourt hésite longuement sur la définition et la légitimité du tyrannicide, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neufchâtel, Faulche, 1751-1772, t. XVI, 1765, p. 785a-786b.
17 Voltaire, Lettre à Jean Robert Tronchin, 7 avril 1757, (D7227), dans Id., Correspondance, éd. T. Besterman, Oxford, The Voltaire Foundation, 1971, t. XVIII, p. 14.
18 P. Rétat, op. cit., p. 168.
19 Voir E. Dziembowski, Un nouveau patriotisme français, 1750-1770, Oxford, The Voltaire Foundation, « SVEC », 1998, p. 423-486.
20 H. Clairon, Mémoires d’Hyppolite Clairon, et réflexions sur l’art dramatique, Paris, F. Buisson, 1798, p. 132-133 : « Cependant le jour même où nous devions donner la première représentation de cette pièce, à la répétition que nous en fîmes le matin, nous trouvâmes tant de défauts dans le cinquième acte que nous prîmes sur nous de demander à l’auteur le changement de la catastrophe, et de cent et quelques vers, lui promettant de ne point nous séparer et d’apprendre tout ce qu’il voudrait faire. Il était près d’une heure : cet acte fut refait en entier, appris, répété ; on leva la toile à cinq heures et demie, et la pièce eut le plus grand succès ».
21 À l’affiche seulement seize fois pendant les dix saisons théâtrales précédentes (1746-1756), Athalie sera jouée quinze fois pendant les saisons 1756-1759.
22 Voir Ch. Biet, Œdipe en monarchie, Paris, Klincksieck, 1994, p. 201-253 ; J. Weisgerber, La mort du prince. Le régicide dans la tragédie européenne du XVIIe siècle, Bruxelles, Peter Lang, 2006.
23 Voir L. Bertrand, La Fin du classicisme et le retour à l’antique, Paris, Hachette, 1897.
24 Je me permets de renvoyer à D. M. Nicolosi, La Tragédie du XVIIIe siècle et le mythe grec, thèse sous la dir. de G. Iotti et P. Frantz, Université de Pise - Lettres Sorbonne Université, 2020.
25 F. M. Grimm, Correspondance littéraire, cit., t. III, p. 358 : « Hercule a eu un sort moins heureux, on pouvait le siffler dès le premier acte, on n’a cependant commencé qu’au troisième. Il est vrai que les ris et les huées du parterre n’ont plus cessé pendant le quatrième et le cinquième jusqu’à la mort de cet infortuné Hercule ». C. Collé, op. cit., t. II, p. 70-71 : « Depuis que les gardes françaises sont établies aux Comédiens, je n’ai point vu de pièce tomber avec plus de bruit et de tumulte ».
26 Ibid., p. 131 : « Il est arrivé à cette pièce ce que je n’ai point vu arriver depuis trente ans que je vais au théâtre ; je veux dire de tomber à la première représentation, et de se relever à la seconde. […] La salle a toujours été remplie, et la salle entière a applaudi avec fureur ; ce n’était point quelques mains payées pour cela ».
27 Ibid., p. 96 : « Depuis vingt ans je n’ai pas vu applaudir avec cette fureur ; Mérope même ne l’a point autant été. On demanda l’auteur, comme à la tragédie de Voltaire ; mais avec encore plus d’acharnement et de violence ». Fréron rapporte qu’Iphigénie « fut reçue avec des battements de mains et de pieds qui tenaient de la fureur », L’Année littéraire, 1758, t. V, p. 75.
28 Voir N. Sclippa, La Loi du Père et les droits du cœur, Genève, Droz, 1993.
29 C. Guimond de La Touche, Iphigénie en Tauride, Paris, Duchesne, 1758, (I, 2), p. 9-10 (dorénavant IT).
30 Diderot le commente ainsi : « Au diable la race de ces songeurs ! C’est une chose si peu naturelle qu’un songe ! Que ce soit un épisode dans une pièce, à la bonne heure ; mais qu’un auteur n’en fasse jamais l’exposition de son sujet », F. M. Grimm, Correspondance littéraire, cit., p. 395.
31 C.-P. Colardeau, Astarbé, Paris, Vve Bordelet, 1758, (III, 1-2), p. 39-46 (dorénavant AS).
32 AS, (I, 3), p. 11-12. C’est moi qui souligne.
33 AS, (V, 5), p. 77-78. C’est moi qui souligne.
34 A. Vincent-Buffault, L’Exercice de l’amitié. Pour une histoire des pratiques amicales aux XVIIIe et au XIXe siècles, Paris, Seuil, 1995.
35 R. Girard, La Violence et le Sacré [1972], Paris, Fayard, 2010.
36 IT, (IV, 3), p. 60-61.
37 AS, (I, 3), p. 8 : « Astarbé : Tu [Orcan] sais l’obscurité du rang où je suis née ; / Sans ambition, libre, et du trône éloignée / Encore dans l’âge, ou fait pour les illusions / Notre cœur méconnaît les grandes passions : / J’aimais ; heureuse alors, glorieuse, contente / Mon orgueil se bornait au vain titre d’amante ; / Les Dieux allaient m’unir au sort de mon époux, / Et les flambeaux de l’hymen craillaient déjà pour nous, / Quand au lit du tyran, malgré moi réservée, / Des bras de mon amant je me vis enlevée ».
38 R. Girard, op. cit., « Le sacrifice », p. 9-61.
39 F. M. Grimm, Correspondance littéraire, cit., p. 395 : « Thoas est en général un froid personnage ; il fallait y substituer le peuple : et avoir le courage de faire paraître sur la scène ce peuple, l’effet aurait été bien autre ».
40 R. Girard, op. cit., p. 157-165.
41 « Lettre de M. Yon à M. Fréron », cit., p. 207.
42 R. Bret-Vitoz, L’Espace et la Scène. Dramaturgie de la tragédie française, 1691-1759, Oxford, The Voltaire Foundation, « SVEC », 2008, p. 267-268.
43 Les banquettes qui occupaient la scène de la Comédie-Française ne seront enlevées qu’en 1759. Voir ibid., p. 130-135.
44 AS, (V, 5-6), p. 76-80.
45 R. Girard, op. cit., p. 430-440.
46 J.-J.-C. Renout, Hercule, Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, cote MS 210 (dorénavant MS 210).
47 Ibid., p. 21-22 : « Hercule : Le front ceint de lauriers digne du diadème, / Doit me faire prétendre à la grandeur suprême […] / Je sais que sur vous seul la loi de la naissance / De vos droits et des miens réunit la puissance ; / Mais ce fut pour un temps ».
48 F.-M. Grimm, Correspondance littéraire, cit., p. 358-359.
49 Dans le Registre des assemblées R52_21, p. 99, lisons que « la pièce peut être jouée à son tour aux conditions qu’il [Rénout] la conformera aux observations qu’on lui a faites sur la scène du quatrième acte entre Iole, Déjanire et Hercule ». Aucune référence n’est donc faite aux maximes « jésuitiques », que la troupe ne trouve évidemment pas problématiques.
50 MS 210, p. 39.
51 Ibid., p. 70.
52 La caractérisation négative d’Hercule est surtout perceptible à travers les reproches de Philoctète. Voir par exemple : « Philoctète : Des coupables voilà l’ordinaire langage ; / Brûlants pour la vertu d’un stérile désir, / Bientôt éteint, s’il faut qu’elle coûte un soupir », ibid., p. 31.
53 AS, (IV, 4-5), p. 63-66.
54 Nous renvoyons ici à une réplique d’Oreste, qui, juste après l’anagnorisis, synthétise bien la dialectique propre à la tragédie voltairienne : « Oreste, en l’embrassant : Le ciel menace en vain, la nature l’emporte ; / Un dieu me retenait ; mais Électre est plus forte », Voltaire, Oreste, éd. D. H. Jory, dans Id., Les Œuvres complètes de Voltaire, Oxford, The Voltaire Foundation, 1968-2022, t. 31a, 1992, (IV, 5), p. 487.
55 Ibid., p. 515 : « Dieux qui me punissez, qui m’avez fait coupable, / Eh bien, quel est l’exil que vous me destinez ? / Quel est le nouveau crime où vous me condamnez ? / Parlez… Vous prononcez le nom de la Tauride ; / J’y cours, j’y vais trouver la prêtresse homicide / Qui n’offre que du sang à des dieux en courroux, / À des dieux moins cruels, moins barbares que vous ».
56 IT, (I, 4), p. 14-15.
57 IT, (V, 9), p. 88.
58 Il s’agit d’ailleurs d’un autre reproche fait par Fréron : « Iphigénie n’a point de caractère. Elle flotte incertaine entre la religion de la Tauride et la pitié qui parle à son cœur ; elle écoute tantôt la voix du Ciel, tantôt celle de la nature. […] Cette irrésolution est bien peinte dans ses discours », L’Année littéraire, 1758, t. V, p. 80.
59 Par exemple, les Héraclides de Jean-François Marmontel. Voir D. M. Nicolosi, op. cit., p. 332-340.
60 R. Girard, op. cit., p. 63-104.
61 Ibid., p. 68-78.
62 Voir par exemple R. Mortier, Clartés et ombres du siècle des Lumières, Genève, Droz, 1969 ; Y. Durand, L’Ordre du monde. Idéal politique et valeurs sociales en France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 2001.
63 J. Starobinski, Le Remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989, p. 55.
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Référence électronique
Dario Maria Nicolosi, « Régicide sur scène et logique sacrificielle : de la fortune des tragédies mythologiques à sujet tyrannicide après l’attentat de Damiens (1757) », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 14 | 2024, mis en ligne le 15 novembre 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/13318 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12oz5
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