Du haut de leurs mansardes : le motif de l’isolement chez Baudelaire et Xavier de Maistre
Résumés
Le poème de Charles Baudelaire intitulé « Paysage » (Les Fleurs du Mal, LXXXVI) présente de singulières analogies avec l’Expédition nocturne autour de ma chambre (1825) de Xavier de Maistre : le lieu choisi par le protagoniste pour s’isoler (une mansarde), la contemplation du paysage urbain et du ciel étoilé, le rôle de l’imagination et de la rêverie. Les documents dont on dispose ne permettent pas d’affirmer que Baudelaire a lu l’Expédition nocturne. En pratique, la comparaison intertextuelle entre les deux ouvrages met en lumière les différences entre les deux écrivains, qui correspondent en grande partie à celles entre leurs époques.
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Mots-clés :
Baudelaire (Charles), Maistre (Xavier de), isolement, imagination, intertextualité, tour d’ivoireKeywords:
Baudelaire (Charles), Maistre (Xavier de), isolation, imagination, intertextuality, ivory towerTexte intégral
- 1 Sur la genèse de la deuxième édition des Fleurs du Mal, voir R. D. E. Burton, Baudelaire in 1859 : (...)
1Une mansarde n’est pas exactement une tour, surtout pas d’ivoire, mais elle peut fournir à un artiste l’isolement dont il a besoin pour se consacrer pleinement à la création. C’est ce que nous apprend Baudelaire, dans son poème intitulé « Paysage », publié dans la revue Le Présent en 1857 avec le titre « Paysage parisien » et placé au début des Tableaux parisiens, subdivision des Fleurs du Mal créée dans l’édition de 18611 :
- 2 Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », (...)
Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers, écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.
Il est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre,
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon cœur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.2
- 3 Pour une analyse approfondie de « Paysage », voir M. Richter, Baudelaire. Les Fleurs du Mal. Lectur (...)
- 4 « Je me souviens d’avoir quelquefois trempé gaiement mon pain dans mon lait, assis auprès de ma fen (...)
- 5 « Sans prendre garde à l’ouragan / Qui fouettait mes vitres fermées / Moi, j’ai fait Émaux et Camée (...)
2Cette suite de vingt-six alexandrins à rimes plates évoque une scène de la vie de bohème, au milieu de laquelle on voit un poète accoudé à sa lucarne, contemplant la ville au-dessous de lui et le ciel au-dessus, et se livrant au plaisir de créer des mondes imaginaires, après avoir fermé la porte (et la fenêtre) au nez de la réalité3. Parmi les écrivains de la génération précédant celle de l’auteur, on peut identifier quelques-uns des modèles qu’il peut, consciemment ou non, avoir imités. Le paysage parisien décrit au début n’est pas sans rappeler le passage de la Peau de chagrin de Balzac dans lequel Raphaël, le personnage principal, observe la capitale depuis son modeste appartement4. En outre, l’image du poète penché sur son bureau, indifférent à l’« Émeute » qui sévit au dehors, nous fait songer à Théophile Gautier composant Émaux et Camées pendant les journées dramatiques de 18485.
- 6 Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, cit., t. I, p. 669.
- 7 La biographie la plus complète de Xavier de Maistre demeure celle d’A. Berthier, Xavier de Maistre. (...)
- 8 Ces textes, la plupart inachevés, ont été publiés dans le volume des Œuvres inédites de Xavier de M (...)
- 9 Voyage autour de ma chambre ; Expédition nocturne autour de ma chambre ; Le Lépreux de la cité d’Ao (...)
- 10 D. Sangsue, Le Récit excentrique. Gautier – De Maistre – Nerval – Nodier, Paris, Corti, 1987.
3Prolongeant cette approche intertextuelle, nous mettrons en lumière d’intéressants points de contact entre Baudelaire et Xavier de Maistre, le frère cadet du plus célèbre Joseph : ce dernier est le philosophe savoyard qui, avec Edgar Allan Poe, a appris à raisonner à l’auteur des Fleurs du Mal, comme il l’avoue lui-même dans un fragment intitulé « Fusées »6. C’est de lui que Baudelaire a tiré sa vision pessimiste de la nature humaine (ce qui explique une certaine méfiance envers les idéaux démocratiques), ainsi que le concept théologique de la Réversibilité, qui lui a inspiré le poème homonyme. Beaucoup moins connu que Joseph de Maistre, Xavier nécessite sans doute quelques mots de présentation7. Dans le monument aux deux frères qui se dresse devant le château des Ducs de Savoie, à Chambéry, la statue de Xavier est placée en contrebas, ce qui la fait sembler un peu plus petite. De façon similaire, l’histoire littéraire le classe dans la catégorie des minores. En effet, la bibliographie critique sur son œuvre est encore assez limitée et son corpus est modeste, sur le plan quantitatif. Xavier n’était pas du tout un écrivain à plein temps : sa profession fut longtemps celle d’officier, d’abord de l’armée du Royaume de Sardaigne, plus tard de celle de l’Empire Russe. Ses loisirs se partageaient entre la littérature, la peinture et les sciences, notamment la physique et la chimie des couleurs. Par conséquent, ses ouvrages proprement littéraires correspondent, à l’exception de quelques brefs disiecta8 aussi bien en prose qu’en vers, aux cinq titres que l’écrivain lui-même a publiés, en 1825, dans le volume de ses Œuvres complètes9. Les deux textes sur lesquels s’est focalisée l’attention de la plupart des spécialistes appartiennent au genre du récit « excentrique », selon la définition de Daniel Sangsue10, dans la mesure où les digressions l’emportent largement sur la narration proprement dite : il s’agit du Voyage autour de ma chambre (publié en 1795) et de l’Expédition nocturne autour de ma chambre (parue en 1825). La création du premier coïncide avec quarante-deux jours d’arrêts, infligés en 1790 à cause d’un duel, que Xavier passe dans son appartement turinois avec son serviteur Joannetti et sa petite chienne Rosine. Pour tromper l’ennui, l’auteur amorce un voyage intérieur, où alternent souvenirs, rêveries et méditations, qu’il rapporte en quarante-deux brefs ou très brefs chapitres, dans un style rapide, vif, parfois pétillant, proche de celui de la conversation galante. Neuf ans après, Xavier se retrouve à Turin après s’être longtemps battu contre les Français. La ville a été occupée par les Autrichiens, la Savoie a été annexée à la France, il n’a plus de maison, il n’a plus d’emploi : il décide donc de suivre les troupes du général Souvarov jusqu’en Russie, qui sera sa seconde patrie. La veille de son départ, il s’accorde le plaisir d’une nuit consacrée à la rêverie, à la réflexion, à la contemplation du ciel : c’est ce qu’il nomme son « expédition nocturne ». La chambre où elle a lieu est une mansarde située Rue de la Providence, qui s’appelle aujourd’hui Via XX Settembre. C’est justement sur l’Expédition nocturne autour de ma chambre que nous nous arrêterons.
4Le premier trait en commun avec « Paysage » est le cadre où se trouve le personnage principal. En réalité, à la différence de Baudelaire, qui évoque justement une mansarde, Xavier n’a pas recours à ce mot pour désigner sa chambre. Néanmoins, on comprend très bien de quoi il s’agit, si on lit le passage où l’auteur la compare à l’espace où a eu lieu son premier Voyage, et en décrit le toit en pente :
- 11 X. de Maistre, Expédition nocturne autour de ma chambre (1825), dans Id., Œuvres complètes du Comte (...)
Il serait inutile de parler des dimensions de ma nouvelle chambre. Elle ressemble si fort à la première, qu’on s’y méprendrait au premier coup d’œil, si, par une précaution de l’architecte, le plafond ne s’inclinait obliquement du côté de la rue, et ne laissait au toit la direction qu’exigent les lois de l’hydraulique pour l’écoulement de la pluie.11
- 12 Il s’agit, naturellement, du quatrième des poèmes des Fleurs du Mal ayant ce titre : « […] l’Espéra (...)
- 13 ŒC, p. 129
- 14 ŒC, p. 137.
5Malgré ses connaissances en matière de physique (auxquelles il fait allusion dans le passage que l’on vient de citer), Xavier ne s’est pas encore familiarisé avec ce genre de toiture, si bien qu’en se promenant dans sa pièce il se cogne la tête contre le plafond, comme la chauve-souris de « Spleen »12. Le choc est si violent qu’il provoque la fuite des « moineaux qui [dorment] sur les tuiles »13, mais en même temps il réveille l’inspiration de l’écrivain et lui permet de poursuivre la composition d’une épître en vers qu’il n’avait qu’amorcée : il en remplit « deux pages en moins d’une heure »14. Si Baudelaire désigne sa mansarde comme un lieu idéal pour « composer chastement [s]es églogues », pour Xavier de Maistre cet endroit aussi s’avère favorable, même si d’une manière un peu traumatisante, à la création poétique.
6L’auteur de l’Expédition nocturne continue la description de sa petite chambre en s’arrêtant sur la fenêtre, qui se trouve dans une position presque perpendiculaire par rapport à son lit et ne lui laisse voir que le ciel :
- 15 ŒC, p. 124-125.
Semblable à ces navigateurs qui, perdus sur le vaste Océan, ne voient plus que le ciel et la mer, je ne voyais que le ciel et ma chambre, et les objets extérieurs les plus voisins sur lesquels pouvaient se porter mes regards étaient la lune et l’étoile du matin ; ce qui me mettait dans un rapport immédiat avec le ciel, et donnait à mes pensées un vol élevé qu’elles n’auraient jamais eu si j’avais choisi mon logement au rez-de-chaussée.15
- 16 ŒC, p. 185.
7Xavier couche « auprès du ciel », comme le font les astrologues et comme l’auteur des Fleurs du Mal voudrait le faire et, ainsi que ce dernier, il profite de sa position pour admirer le paysage de la ville. Les situations respectives de ces auteurs sont pourtant différentes : Baudelaire peut s’accouder commodément à sa fenêtre « les deux mains au menton », tandis que Xavier, après avoir atteint la lucarne grâce à une petite échelle, passe une partie de la soirée à califourchon sur le rebord, ce qui est aussi dangereux que peu confortable (« Les fenêtres, en général, n’ayant pas été primitivement inventées pour la nouvelle destination que je leur ai donnée, les architectes qui les construisent négligent de leur donner la forme commode et arrondie d’une selle anglaise »16). Le panorama est aussi un peu différent. Le Paris de Baudelaire est déjà entré dans l’ère de l’industrie, et le regard du poète peut embrasser un faubourg ouvrier avec ses usines et leurs tuyaux. Le Turin de Xavier est encore bien loin de devenir la capitale italienne de l’automobile et les clochers des églises gardent à eux seuls le rôle de « mâts de la cité ». Pourtant, ce sont justement les clochers qui représentent un trait d’union entre les deux textes. Comme l’auteur de « Paysage », aussi celui de l’Expédition nocturne écoute « leurs hymnes solennels » et sa rêverie devient une méditation sur le temps, dont l’existence même est mise en question :
- 17 ŒC, p. 197.
L’horloge du clocher de Saint-Philippe sonna lentement minuit. Je comptai l’un après l’autre chaque tintement de la cloche, et le dernier m’arracha un soupir. « Voilà donc, me dis-je, un jour qui vient de se détacher de ma vie, et, quoique les vibrations décroissantes du son de l’airain frémissent encore à mon oreille, la partie de mon voyage qui a précédé minuit est déjà tout aussi loin de moi que le voyage d’Ulysse et celui de Jason. Dans cet abyme du passé, les instants et les siècles ont la même longueur ; et l’avenir a-t-il plus de réalité ? » Ce sont deux néants entre lesquels je me trouve en équilibre comme sur le tranchant d’une lame.17
8De l’étendue des toits, le regard des deux écrivains se lève vers le ciel, vers les « grands ciels qui font rêver d’éternité » autant Baudelaire que Xavier :
- 18 ŒC, p. 141-142.
Spectateur éphémère d’un spectacle éternel, l’homme lève un instant les yeux vers le ciel et les renferme pour toujours ; mais, pendant cet instant rapide qui lui est accordé, de tous les points du ciel et depuis les bornes de l’univers, un rayon consolateur part de chaque monde, et vient frapper ses regards, pour lui annoncer qu’il existe un rapport entre l’immensité et lui, et qu’il est associé à l’éternité.18
- 19 Sur la représentation littéraire de la notion d’infini entre le XVIIIe et le XIXe siècle voir L. So (...)
- 20 ŒC, p. 146.
- 21 ŒC, p. 148.
9Outre l’infini dans le temps, la contemplation du ciel étoilé suggère à Xavier l’idée de l’infini dans l’espace19 : « Après la dernière étoile, – dit-il – j’en imagine encore une autre, qui ne saurait non plus être la dernière »20. L’écrivain synthétise sa vision dans le plus court des chapitres de son ouvrage, le seizième, intitulé « Système du monde » : « Je crois donc que l’espace étant infini, la création l’est aussi, et que Dieu a créé dans son éternité une infinité de mondes dans l’immensité de l’espace »21. Les rêves d’éternité de Baudelaire semblent trouver là, par avance, un développement philosophique de la part d’un auteur dont l’esprit, malgré ce que le titre de ce court passage suggère, était loin d’être systématique.
- 22 ŒC, p. 182.
10De la contemplation du firmament dans sa totalité, les deux auteurs passent à celle des astres. Le poète chante la douceur de « voir naître/L’étoile dans l’azur » ; le prosateur aperçoit « l’étoile polaire sur le faîte de [sa] maison »22 et se sent envahir par une « extase délicieuse », une sensation encore plus forte que celle qu’éprouve Baudelaire. Ravi, il adresse à l’étoile sa prière, celle d’un homme égaré dans l’existence et dans le monde :
- 23 ŒC, p. 182-183.
Astre brillant ! […] toi qui seul, immobile dans les cieux, veilles depuis le jour de la création sur une moitié de la terre ! toi qui diriges le navigateur sur les déserts de l’océan, et dont un seul regard a souvent rendu l’espoir et la vie au matelot pressé par la tempête ! si jamais, lorsqu’une nuit sereine m’a permis de contempler le ciel, je n’ai manqué de te chercher parmi tes compagnes, assiste-moi, lumière céleste ! Hélas ! la terre m’abandonne : sois aujourd’hui mon conseil et mon guide, apprends-moi qu’elle est la région du globe où je dois me fixer !23
11Puisque l’étoile polaire indique le nord, Xavier décide de se diriger vers la Russie, où il s’installera pour le restant de sa vie, et où il fera la connaissance de Sophie, la femme qui sera son épouse. Cette rencontre lui est annoncée, un peu plus tard, par une vision, une femme qui porte une étoile sur son front, la même étoile qu’il vient de supplier :
- 24 ŒC, p. 194.
Tandis que je la contemplais […] je vis briller l’étoile polaire entre les boucles de sa chevelure noire, que soulevait le vent du nord, et au même instant des paroles consolatrices se firent entendre. Que dis-je ? des paroles ! c’était l’expression mystérieuse de la pensée céleste qui dévoilait l’avenir à mon intelligence, tandis que mes sens étaient enchaînés par le sommeil ; c’était une communication prophétique de l’astre favorable que je venais d’invoquer […].24
- 25 Xavier épousa Sof’ja Ivanovna Zagriajskaia en 1813. Sur les vicissitudes de son existence voir (out (...)
12Ce passage renvoie (encore une fois) aux astrologues évoqués au deuxième vers de « Paysage », dans la mesure où Xavier tire de la contemplation de l’étoile polaire une prophétie pour son avenir. Naturellement, la promesse de l’apparition ne se réalisera pas du jour au lendemain : l’auteur devra attendre plus d’une une douzaine d’années, pendant lesquelles il participera à des campagnes militaires. Il lui arrivera aussi de gagner sa vie en faisant les portraits de quelques aristocrates russes25. Toutefois, la dernière nuit turinoise de Xavier ménage une pause au milieu des orages de l’Histoire, qui rappelle, d’une certaine manière, la mansarde qui est décrite dans « Paysage » comme un abri contre lequel l’émeute tempête vainement.
- 26 Voir A. Niderst, « Galanterie de Verlaine », dans E. Schulze-Busacker et V. Fortunati (dir.), Par l (...)
- 27 ŒC, p. 160.
13La présence de ces analogies nous semble remarquable et suffirait à démontrer la proximité des deux textes. Il y a toutefois encore un aspect sur lequel il vaut la peine de s’arrêter, à savoir le rôle de l’imagination. Le poète s’enferme dans sa mansarde pour créer, « avec [s]a volonté », un univers féerique, où les jets d’eau sanglotent doucement et les oiseaux chantent tout le temps, une espèce de jardin rococo qui rappelle de près les Fêtes galantes de Watteau et de Verlaine26. Quant à Xavier, il n’invente rien moins qu’une « nouvelle méthode de faire l’amour »27, c’est-à-dire d’aimer, qui consiste, au fond, à s’imaginer les histoires que l’on voudrait vivre. Le narrateur de l’Expédition nocturne nous en fournit quelques exemples : il persuade une veuve indienne à renoncer au suicide, sauve du poignard de son père la malheureuse Virginie (l’héroïne de la tragédie homonyme de Vittorio Alfieri tirée de Tite-Live), fait sortir d’un tombeau une vestale condamnée à y être enterrée vivante. Les avantages de cette méthode sont, à son avis, nombreux : elle permet d’aimer à la fois toutes les femmes de tous les pays et de toutes les époques, en évitant les inconvénients des liaisons réelles, c’est-à-dire les inquiétudes, les troubles, les déceptions, les ridicules. En somme, cette espèce de Dom Juan rêveur crée, « avec [s]a volonté », une atmosphère tiède et rassurante, beaucoup plus agréable que les « pensers brûlants » des amoureux du monde réel (et de l’auteur de « Paysage », avant leur métamorphose poétique).
- 28 Ch. Baudelaire, « L’Esprit et le style de M. Villemain », dans Id., Œuvres complètes, cit., t. II, (...)
- 29 Id., Œuvres complètes, cit., t. I, p. 994.
- 30 X. de Maistre, Voyage autour de ma chambre, éd. F. Lotterie, Paris, Flammarion, « GF », 2003, p. 48 (...)
14La question que pose cette comparaison, comme toutes celles qui mettent en lumière un certain nombre d’analogies entre des œuvres et des auteurs, est aussi prévisible qu’incontournable : est-ce que Charles Baudelaire a lu Xavier de Maistre ? Dans les écrits qui nous sont parvenus il ne cite qu’une fois son prénom, à côté de celui du frère, dans un article où il critique un professeur de la Sorbonne, Abel-François Villemain (« Sa manière de juger Joseph de Maistre et Xavier de Maistre. Le professeur servile, au lieu de rendre justice philosophique à Joseph de Maistre, fait sa cour à l’insipide jeunesse du quartier Latin »28). Dans la Correspondance du poète il n’y a aucune référence ni à Xavier ni à ses œuvres. On ne peut pas exclure que, vu sa connaissance de l’aîné, il ait connu aussi le cadet : autrement dit, le manque d’une citation explicite ne constitue pas un alibi contre l’hypothèse d’une « appropriation littéraire » de la part de Baudelaire, et il se peut que de nouvelles recherches fournissent des résultats inattendus. Nous remarquons cependant que dans la première version de « Paysage », celle qui a été publiée dans Le Présent, il y a un passage qui peut évoquer l’autre ouvrage « excentrique » de Xavier de Maistre, le Voyage autour de ma chambre. Le poète, après avoir proclamé son indifférence envers l’émeute, ajoute : « [je] ne bougerai plus de l’antique fauteuil »29. Xavier juge que le fauteuil est le moyen de transport le plus commode pour les voyages intérieurs et, pour en faire l’éloge, il le situe, ainsi que Baudelaire, dans un contexte hivernal : « C’est un excellent meuble qu’un fauteuil ; il est surtout de la dernière utilité pour tout homme méditatif. Dans les longues soirées d’hiver, il est quelquefois doux, et toujours prudent de s’y étendre mollement, loin du fracas des assemblées nombreuses »30.
- 31 C’est ce que confirment quelques passages tirés de la correspondance de l’écrivain : « J’ai aussi c (...)
- 32 Ch. Baudelaire, « Au lecteur », v. 33, dans Id., Œuvres complètes, cit., t. I, p. 6.
- 33 Id., « Hymne à la beauté », v. 28, dans Id., Œuvres complètes, cit., t. I, p. 25.
- 34 Id., « L’Invitation au voyage », v. 14, dans Id., Œuvres complètes, cit., t. I, p. 53.
- 35 A. Gide, Journal, éd. Éric Marty, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, t. I, p. (...)
- 36 Sur l’expression littéraire de la subjectivité dans la période entre le XVIIIe et le XIXe siècle vo (...)
- 37 Voir H. Friedrich, La Struttura della lirica moderna, Milan, Garzanti, 1971, p. 34-59.
15Toutefois, l’enjeu d’une telle lecture intertextuelle est moins de découvrir des sources, des influences, des dettes, que de mettre en relief, par contraste, les traits spécifiques des œuvres et des auteurs qui font l’objet de la comparaison. Nous avons passé en revue les ressemblances entre « Paysage » et l’Expédition nocturne : quelles sont, alors, leurs différences fondamentales ? En premier lieu, cette œuvre de Xavier de Maistre est, à quelques licences près, le rapport d’une expérience vécue, ainsi que le Voyage autour de ma chambre, dont l’Expédition nocturne représente la suite, comme le voulait l’auteur lui-même31. Pour ce qui concerne « Paysage », la situation décrite semble n’être qu’une fantaisie : le poème débute avec « Je veux », qui exprime une intention, non pas un état de choses. En outre (et c’est le plus important), la « nouvelle méthode de faire l’amour » que propose Xavier s’inscrit dans un art de vivre qui est l’un des thèmes du Voyage autour de ma chambre, où l’imagination est mise en valeur, ainsi que la méditation et le souvenir, comme un remède efficace, réel, contre l’ennui, c’est-à-dire contre ce que Baudelaire identifie comme le « plus laid, [le] plus méchant, [le] plus immonde »32 des ennemis de l’homme. Dans la vision baudelairienne, pourtant, l’ennui ne peut être guéri que par la contemplation de la beauté, la seule qui puisse rendre « L’univers moins hideux et les instants moins lourds »33, une contemplation qui se réalise dans l’art, notamment dans la poésie. C’est pourquoi l’évocation d’un paysage idyllique dans « Paysage » peut être lue comme une allégorie de la poétique de son auteur, de son idée de l’art non pas comme l’imitation de la réalité, mais comme la création d’un autre monde, dans lequel « tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté »34, le célèbre refrain de « L’Invitation au voyage » où André Gide découvrit « la parfaite définition de l’œuvre d’art »35. D’ailleurs, la distance entre les deux écrivains correspond à la distance entre leurs époques. Leurs mansardes sont bien loin l’une de l’autre, car ce qui les sépare, c’est un écart temporel, donc esthétique : le romantisme et le post-romantisme, Théophile Gautier et l’art pour l’art. Xavier peut être considéré comme l’un des écrivains du Moi du tournant des Lumières36, car son Voyage et son Expédition appartiennent, dans une large mesure, au genre du journal intime. Le chef-d’œuvre de Baudelaire, au contraire, se place au-delà de la vision romantique du recueil de poèmes comme d’une sorte de journal en vers37 ; le Je qui prend souvent la parole ne correspond plus (ou ne correspond qu’en partie) au Moi biographique de l’auteur.
16Pour conclure, s’il existe réellement un rapport entre ces deux ouvrages, c’est un rapport de transposition, de réécriture : l’écrivain savoyard a fourni des matériaux (thèmes, motifs, images…) avec lesquels le poète français a bâti son édifice. Si l’auteur des Fleurs du Mal a lu Xavier de Maistre, il l’a transformé en Baudelaire.
Notes
1 Sur la genèse de la deuxième édition des Fleurs du Mal, voir R. D. E. Burton, Baudelaire in 1859 : A Study in the Sources of Poetic Creativity, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
2 Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, t. I, p. 82.
3 Pour une analyse approfondie de « Paysage », voir M. Richter, Baudelaire. Les Fleurs du Mal. Lecture intégrale, Genève, Slatkine, 2001, p. 880-891.
4 « Je me souviens d’avoir quelquefois trempé gaiement mon pain dans mon lait, assis auprès de ma fenêtre en y respirant l’air, en laissant planer mes yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoise, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes. Si d’abord cette vue me parut monotone, j’y découvris bientôt de singulières beautés. […] Enfin, les poétiques et fugitifs effets du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pétillements du soleil, le silence et les magies de la nuit, les mystères de l’aurore, les fumées de chaque cheminée, tous les accidents de cette singulière nature, devenus familiers pour moi, me divertissaient », H. de Balzac, La Peau de chagrin, éd. M. Allem, Paris, Garnier, 1967, p. 99-100.
5 « Sans prendre garde à l’ouragan / Qui fouettait mes vitres fermées / Moi, j’ai fait Émaux et Camées », Th. Gautier, « Préface », v. 4-6, dans Id., Émaux et Camées, éd. C. Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1981, p. 25.
6 Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, cit., t. I, p. 669.
7 La biographie la plus complète de Xavier de Maistre demeure celle d’A. Berthier, Xavier de Maistre. Étude biographique et littéraire [1920], Genève-Paris, Slatkine Reprints, 1984.
8 Ces textes, la plupart inachevés, ont été publiés dans le volume des Œuvres inédites de Xavier de Maistre, éd. E. Réaume, Paris, Lemerre, 1877.
9 Voyage autour de ma chambre ; Expédition nocturne autour de ma chambre ; Le Lépreux de la cité d’Aoste ; Les Prisonniers du Caucase ; La Jeune Sibérienne.
10 D. Sangsue, Le Récit excentrique. Gautier – De Maistre – Nerval – Nodier, Paris, Corti, 1987.
11 X. de Maistre, Expédition nocturne autour de ma chambre (1825), dans Id., Œuvres complètes du Comte Xavier de Maistre, Paris, Charpentier, 1844, p. 124 (dorénavant ŒC).
12 Il s’agit, naturellement, du quatrième des poèmes des Fleurs du Mal ayant ce titre : « […] l’Espérance, comme une chauve-souris / S’en va battant les murs de son aile timide / Et se cognant la tête à des plafonds pourris » (v. 6-8, dans Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, cit., t. I, p. 75).
13 ŒC, p. 129
14 ŒC, p. 137.
15 ŒC, p. 124-125.
16 ŒC, p. 185.
17 ŒC, p. 197.
18 ŒC, p. 141-142.
19 Sur la représentation littéraire de la notion d’infini entre le XVIIIe et le XIXe siècle voir L. Sozzi, « Verso l’Infinito », dans Id., Da Metastasio a Leopardi. Armonie e dissonanze letterarie italo-francesi, Florence, Olschki, 2007, p. 323-360.
20 ŒC, p. 146.
21 ŒC, p. 148.
22 ŒC, p. 182.
23 ŒC, p. 182-183.
24 ŒC, p. 194.
25 Xavier épousa Sof’ja Ivanovna Zagriajskaia en 1813. Sur les vicissitudes de son existence voir (outre A. Berthier, op. cit.) X. de Maistre, Lettres à sa famille, éd. G. de Maistre, Clermont-Ferrand, Paleo, 2005-2006.
26 Voir A. Niderst, « Galanterie de Verlaine », dans E. Schulze-Busacker et V. Fortunati (dir.), Par les siècles et par les genres. Mélanges en l’honneur de Giorgetto Giorgi, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 491-494.
27 ŒC, p. 160.
28 Ch. Baudelaire, « L’Esprit et le style de M. Villemain », dans Id., Œuvres complètes, cit., t. II, p. 195.
29 Id., Œuvres complètes, cit., t. I, p. 994.
30 X. de Maistre, Voyage autour de ma chambre, éd. F. Lotterie, Paris, Flammarion, « GF », 2003, p. 48.
31 C’est ce que confirment quelques passages tirés de la correspondance de l’écrivain : « J’ai aussi commencé le deuxième volume du Voyage », Lettre à sa famille, cit., t. I, p. 60 ; « [J’ai] mandé hier par un courrier mes intentions à l’égard du Voyage autour de ma chambre, auquel j’ai ajouté une seconde partie, intitulée : Expédition nocturne etc. » (ibid., p. 223) ; « L’ambassadeur a désiré entendre lire la seconde partie du Voyage autour de ma chambre » (ibid., p. 234). Voir aussi V. Fortunati, Xavier de Maistre, Via della Provvidenza. Proposta per un percorso di lettura, Pise, ETS, 2022, p. 29-43.
32 Ch. Baudelaire, « Au lecteur », v. 33, dans Id., Œuvres complètes, cit., t. I, p. 6.
33 Id., « Hymne à la beauté », v. 28, dans Id., Œuvres complètes, cit., t. I, p. 25.
34 Id., « L’Invitation au voyage », v. 14, dans Id., Œuvres complètes, cit., t. I, p. 53.
35 A. Gide, Journal, éd. Éric Marty, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, t. I, p. 1085. Cf. G. Macchia, Baudelaire e la poetica della malinconia [1946], Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1961, p. 33.
36 Sur l’expression littéraire de la subjectivité dans la période entre le XVIIIe et le XIXe siècle voir S. Carpentari Messina (dir.), Metamorfosi dei Lumi. Esperienze dell’Io e creazione letteraria tra Sette e Ottocento, Alexandrie, Edizioni dell’Orso, 2000.
37 Voir H. Friedrich, La Struttura della lirica moderna, Milan, Garzanti, 1971, p. 34-59.
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Référence électronique
Vittorio Fortunati, « Du haut de leurs mansardes : le motif de l’isolement chez Baudelaire et Xavier de Maistre », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 14 | 2024, mis en ligne le 15 novembre 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/13188 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12oyy
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