Apollinaire, ou la double tentation de la solitude et de l’autre
Résumés
Sensible aux divers appels du passé (la culture classique, le Moyen Âge, la poésie symboliste) et du présent (l’avant-garde, la presse, la publicité), Apollinaire nous révèle, tout au long de sa production, une grande richesse non exempte d’ambiguïtés. Outre le célèbre antagonisme entre l’Ordre et l’Aventure, une autre contradiction évidente concerne le public auquel il s’adresse : si certains de ses poèmes sont très accessibles et empreints de musicalité, dans d’autres cas, il semble écrire uniquement pour des lecteurs cultivés. Apollinaire souligne souvent sa condition de poète-prophète et la solitude de sa quête, tout en assumant, paradoxalement, un rôle de médiateur culturel à travers de nombreux articles sur la contemporanéité. L’étude présentée ici tente d’analyser ces contradictions, en particulier celle entre la recherche de l’approbation d’autrui (la tentation de l’autre) et l’exigence d’intimité (la tour d’ivoire).
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Mots-clés :
Apollinaire (Guillaume), poésie, critique, lisibilité, hermétisme, autonomie du littérairePlan
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Déclarations et contradictions
1À partir des vers célèbres de « La Jolie Rousse », tout le monde sait qu’Apollinaire, à la fin de sa vie, considérait avoir servi non seulement dans l’armée, mais aussi dans le parti de l’Aventure, par opposition au parti de l’Ordre.
- 2 « J’ai la volonté d’être un poète nouveau et autant dans la forme que dans le fond mais au rebours (...)
- 3 D. Delbreil, « Préface » à Dictionnaire Apollinaire, D. Delbreil (dir.), Paris, Honoré Champion, 20 (...)
2On sait également que cette prise de position, aussi péremptoire qu’elle puisse paraître, correspond moins à un refus radical du passé et de la tradition, qu’à un désir de souligner la nouveauté et l’actualité de ses recherches dans divers domaines : poésie, roman, théâtre. En d’autres termes, Apollinaire choisit, dans « La Jolie Rousse », une image qu’il veut donner de lui-même, une image qui peut-être le résume bien, liée à l’expérimentation, à l’essai, à l’enthousiasme ; mais aussi une image qui masque les traits spécifiques de son identité littéraire : le respect profond et l’admiration pour la poésie ancienne (les troubadours, Villon, Malherbe, La Fontaine2) et pour la poésie du XIXe siècle, avec une prédilection particulière pour les symbolistes, à quoi il faut ajouter – comme le note Daniel Delbreil – le choix de maintenir « la forme versifiée et rimée comme forme dominante » de sa poésie3.
3L’adhésion inconditionnelle au parti de l’« aventure », dans « La Jolie Rousse », n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’aptitude du poète à épouser totalement une idée dans un texte, même si ailleurs dans son œuvre il montre une duplicité, voire une ambiguïté face au même sujet. Un certain éclectisme et même un esprit de clownerie sont des éléments essentiels pour comprendre la fonction qu’il attribue à la littérature et son rapport avec les lecteurs. C’est la raison pour laquelle on rencontre fréquemment, en se déplaçant dans son œuvre, une difficulté à tracer des lignes de continuité ou de cohérence.
- 4 Ibid., p. X.
- 5 « L’ampleur et l’acuité des contradictions ».
- 6 « C’est souvent de la force de ses contradictions internes que naît l’intensité [de sa] poésie [... (...)
4Pour citer encore Daniel Delbreil, l’œuvre d’Apollinaire est « abondante et multiforme »4. Mais à côté de cette multiplicité et de cette richesse, on remarque des contradictions internes. Sergio Solmi, dans son introduction à l’édition italienne des Poesie d’Apollinaire, parue chez Guanda en 1963, constatait déjà la « ampiezza e acuità delle contraddizioni »5. Et il ajoutait : « è spesso dalla forza delle sue interne contraddizioni che nasce l’intensità [della sua] poesia […]. Di cui ci sorprende, per prima cosa, la coesistenza d’una estrema complessità e di una estrema semplicità »6.
- 7 « Aux influences les plus hétérogènes ».
- 8 « L’extrême simplicité [...] dans le rendu poétique, extraordinairement immédiat ».
5À propos de cette complexité, Sergio Solmi précise sa position en se référant d’abord à la biographie même d’Apollinaire, mais surtout à la variété de son bagage culturel, ouvert « alle influenze più eterogenee »7. Une complexité à laquelle Solmi oppose l’« estrema semplicità […] nella resa poetica, straordinariamente immediata »8.
- 9 M. Raymond, De Baudelaire au Surréalisme, Paris, Corti, 1940, p. 230.
6Il me semble pourtant qu’on pourrait discuter sur ce dernier point. Parce que cette « extrême simplicité » dans l’expression, on peut la retrouver dans de nombreux poèmes. Comme l’écrivait dans les années trente Marcel Raymond : « C’est ici qu’opère le charme magique d’Apollinaire. Deux mots lui suffisent, les plus simples, pour créer une atmosphère »9. Mais dans d’autres cas, la simplicité cède la place d’une façon contradictoire (exactement au sens où l’entend Sergio Solmi) à une difficulté, sinon à un hermétisme, qui pose beaucoup de problèmes aux lecteurs, même les plus expérimentés.
Entre lisibilité et hermétisme
7La présence de nombreuses zones d’ombre, dans les poèmes d’Apollinaire, c’est-à-dire de mots isolés, de vers ou de strophes entières qui brouillent la lecture, est un phénomène qui mérite une réflexion ultérieure. Et cela, précisément par rapport à une lisibilité trop souvent tenue pour acquise, et généralement reconnue par la majorité du public à partir de quelques textes très populaires.
- 10 J. Gojard, « De la lisibilité d’Alcools », dans Cahiers de l’Association internationale des études (...)
- 11 Ibid., p. 440.
- 12 Ibidem.
- 13 Ibid., p. 441.
8Le problème de la lisibilité d’Apollinaire, et en particulier d’Alcools, a été étudié par Jacqueline Gojard dans un article paru il y a près de trente ans10. Conformément à la perspective qu’on veut ici proposer, Jacqueline Gojard part du constat préliminaire que le recueil comporte des textes « limpides » et d’autres qu’elle qualifie d’« opaques ». Le premier cas est illustré par des poèmes « qui sont si simples qu’ils sont connus des enfants dès l’école primaire »11. Un exemple est fourni avec « Saltimbanques », petit poème où « tous les mots [ou presque] appartiennent au langage usuel », et dont le titre « annonce avec la plus grande simplicité le sujet du poème »12. Bien évidemment, dans ce texte, on peut déceler de nombreuses références possibles à d’autres poèmes d’Apollinaire, à sa biographie (la vie errante de sa jeunesse), et surtout à l’univers des acrobates de Picasso. Néanmoins la prosodie est simple, la syntaxe élémentaire, et par conséquent « tous les critères de lisibilité sont donc réunis : cohérence, clarté, simplicité du message »13. Jacqueline Gojard mentionne d’autres poèmes
- 14 Ibid., p. 442.
courts, très chantants, de la veine élégiaque : poèmes d’inspiration rhénane, comme « Mai », « Nuit rhénane », « Automne », ou poèmes de fin d’amour, comme « Marie » ou « Le Pont Mirabeau ». En dépit de difficultés ponctuelles concernant le lexique, la syntaxe, les images ou la prosodie, tous ces textes sont globalement très lisibles, [et révèlent] des procédés rhétoriques très simples.14
9La question de la lisibilité, c’est-à-dire du degré d’ouverture à un public qui ne se compose pas seulement de lettrés, est étroitement liée au problème théorique de l’autonomie du littéraire. Dans de nombreux poèmes, ou plus généralement dans les œuvres où Apollinaire s’adresse à un public aussi large que possible (conférences, articles sur la peinture, etc.), en exprimant clairement et directement ses pensées et ses sentiments, on perçoit une aspiration à sortir de la tour d’ivoire (typiquement symboliste), pour communiquer ouvertement avec une bonne partie de la société française. À côté de sa production en vers, le poète offre des suggestions culturelles, des occasions de réflexion et de renouveau, des témoignages très personnels, en réponse aux sollicitations du monde environnant. La littérature, dans tous ces cas, devient pour lui un circuit ouvert, simultanément recevant et donnant, qui crée les conditions d’une relation réelle avec tous ceux qui vont le lire et ne sont pas nécessairement des experts en poésie ou des littéraires de profession.
- 15 M. Décaudin, Alcools de Guillaume Apollinaire, Paris, Gallimard, « Foliothèque », p. 199-203.
10Quelque chose de différent se produit dans les cas où Apollinaire, peut-être à cause de l’influence exercée sur lui par Mallarmé et les symbolistes, ou peut-être aussi en raison de sa propre personnalité, manifeste l’intention de circonscrire considérablement l’horizon de ses lecteurs, en particulier en poésie, en créant des difficultés au niveau linguistique et, plus encore, dans les références culturelles et intertextuelles. Pour ne prendre que le cas d’Alcools, Michel Décaudin a identifié 83 mots rares ou difficiles (de « aémère » à « violine »), et 61 mots du lexique de la mythologie, de l’histoire et de la géographie15.
11Pour les poèmes qui révèlent clairement l’empreinte symboliste, par exemple « Palais » ou « Merlin et la vieille femme », outre la difficulté propre à l’écriture qui constitue le modèle, s’ajoute le fait qu’il s’agit de parodies. Ces poèmes se caractérisent par un second degré (celui de la parodie) qui s’applique à un style particulier (celui du symbolisme), lui-même déjà méta-poétique. Même si Apollinaire conçoit ces poèmes comme des textes où manifester, d’une façon assez ludique, son ascendance culturelle en même temps que la distance prise par rapport à elle, il semble difficile de penser à une forme plus extrême, et par conséquent élitiste, d’exercice savant appliqué à un genre, la poésie, dont le public est déjà somme toute assez restreint.
- 16 H. Scepi, « “Un lyrisme neuf” : le cas des “Fiançailles” dans Alcools d’Apollinaire », dans S. Patr (...)
12La polysémie joue un rôle important dans ce processus, comme en témoigne par exemple le titre du poème « Palais », qui fait allusion aussi bien à l’édifice, voire à un ouvrage architectural aux proportions importantes, qu’à la partie supérieure interne de la bouche, qui sert pour manger et pour proférer la parole. À côté de mots polysémiques ou érudits, de mots qui entravent ou du moins compliquent parfois la lecture, Jacqueline Gojard souligne encore la présence, dans Alcools, de poèmes entiers « hermétiques ». C’est le cas du « Brasier » et des « Fiançailles ». Nous savons que la difficulté de lecture de ces textes est liée à une refondation, sur le plan de sa poétique, qu’Apollinaire entame brusquement en 1908, année de leur composition. Refondation débouchant sur un « lyrisme neuf », voire un « lyrisme requalifié » qui, selon une analyse récente d’Henri Scepi, correspond à un « geste de rupture » et de renouvellement du langage impliquant « une sorte d’héroïsation du poète et de ses fonctions »16.
- 17 J. Gojard, art. cit., p. 444.
13Mais pour revenir à l’étude de Jacqueline Gojard, examinons un exemple évident d’une lisibilité variable à l’intérieur d’un même texte : « La Chanson du Mal-Aimé », dont les manuels scolaires ou les anthologies ne donnent que des extraits, appartenant en réalité à un ensemble complexe, qui inclut par ailleurs trois parties intermédiaires très différentes par leur ton et leur style. Jacqueline Gojard mentionne en particulier la strophe 39, où « il arrive que les difficultés lexicales, les images insolites greffées sur des références érudites, les acrobaties syntaxiques ou prosodiques et les jeux de parodie se combinent pour rendre le texte opaque »17 :
- 18 ŒP, p. 55.
Mort d’immortels argyraspides
La neige aux boucliers d’argent
Fuit les dendrophores livides
Du printemps cher aux pauvres gens
Qui resourient les yeux humides18
- 19 J. Gojard, art. cit., p. 444.
- 20 ŒP, p. 104.
14Puisque la strophe, avec ces mots qui sont un calque du grec ancien (argyraspides, dendrophores), « transpose dans une allégorie guerrière le retour du printemps après l’hiver »19, l’écart avec un vers comme : « Oh ! l’automne l’automne a fait mourir l’été » (c’est le poème intitulé justement « L’Automne »)20 est évident. Mais, quant à la lisibilité, on peut aussi comparer cette strophe à une autre, prise un peu au hasard dans la première partie du poème :
- 21 ŒP, p. 47.
Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir21
15Face à une telle disproportion, il faut convenir avec Jacqueline Gojard que : « Dans ces conditions le pacte de lecture devient ambigu ». Mais, en considérant ces phénomènes à l’intérieur du recueil dans sa totalité, Gojard affirme aussi : « La lisibilité de l’ensemble n’est pourtant pas compromise si l’on voit dans ces écarts la marque d’une écriture qui actualise simultanément toutes ses virtualités et toutes celles de son époque ».
- 22 « Délicat et violent, sarcastique et pathétique, bouffon et mélancolique, populaire et très raffiné (...)
16Il s’agit d’une conclusion, relative à Alcools, qui semble renforcer la thèse selon laquelle les contradictions – qu’elles soient latentes ou manifestes, qu’elles touchent au style sur le plan lexical ou sur le plan, plus incertain, de l’expression sincère ou parodique – sont précisément l’une des causes premières de l’originalité, du dynamisme et de l’intensité de cette écriture. Et puisque on a mentionné Sergio Solmi, on peut citer encore un critique et traducteur italien d’Apollinaire de la moitié du siècle dernier : Diego Valeri, qui dans un article publié en 1952, parlait du poète « delicato e violento, sarcastico e patetico, buffonesco e malinconico, popolaresco e raffinatissimo »22. Il s’agit donc de quatre axes différents, sur lesquels s’articule le même principe de la contradiction insoluble.
17La contradiction, et peut-être même l’hésitation entre une poésie « populaire » et une poésie « très raffinée », est chez Apollinaire le signe d’un questionnement sur son rôle d’écrivain par rapport à un public qui, à ses yeux, peut s’élargir, englobant non seulement la communauté des gens des lettres mais aussi les lecteurs les plus disparates. Dans l’une des Lettres à sa marraine, on relève un passage, par ailleurs assez célèbre, d’où il ressort qu’il était très conscient du caractère élitiste de sa poésie, même s’il aurait souhaité être lu par des personnes de diverses nationalités et origines culturelles :
- 23 G. Apollinaire, Lettres à sa marraine, cit., p. 53.
Moi je n’espère pas plus de 7 amateurs de mon œuvre mais je les souhaite de sexe et de nationalité différents et aussi bien d’état : je voudrais qu’aimassent mes vers un boxeur nègre et américain, une impératrice de Chine, un journaliste boche, un peintre espagnol, une jeune femme de bonne race française, une jeune paysanne italienne et un officier anglais des Indes.23
L’activité de critique : subjectivité et promotion culturelle
- 24 P. Caizergues et M. Décaudin, « Préface », dans G. Apollinaire, Œuvres en prose complètes, Paris, G (...)
18Si l’on laisse un instant de côté la production poétique pour se tourner vers l’activité de critique et de journaliste, on constate qu’Apollinaire a pris très au sérieux ces formes d’écriture, même s’il a cultivé la même liberté et, dans plusieurs cas, la même inconstance et la même désinvolture, en se moquant des contraintes du genre, avec le même goût de l’humour qui se manifeste dans beaucoup de ses poèmes. C’est la raison pour laquelle Michel Décaudin et Pierre Caizergues, en préfaçant les 1 500 pages qui constituent le deuxième tome des Œuvres en prose pour la Pléiade (Écrits sur l’art, Critique littéraire), soulignent que cette partie de l’œuvre d’Apollinaire est « inséparable de la poésie »24. Il n’y a donc rien d’étonnant dans le fait qu’à l’occasion d’un article ou d’une conférence, par exemple la conférence intitulée « La Phalange nouvelle » (1908), Apollinaire s’éloigne très souvent de son propos initial, qui serait d’attirer l’attention d’un plus vaste public sur les poètes ou les artistes émergents, pour souligner son jugement personnel, formulé d’une manière histrionique et provocante. L’ironie, qu’il réserve aux mêmes poètes qu’il devrait encourager et applaudir, est poussée aux limites de la dérision :
- 25 Ibid., p. 885-886.
Je ne vous connais pas tous [jeunes poètes], et, pardonnez-moi, mes inconnus, si mon ouïe n’a pas été assez fine pour percevoir le divin concert de vos voix lointaines. Pardonnez-moi, vous qui souffrez et qu’on ne console pas ; pardonnez-moi, vous qu’on ne comprend pas, vous qu’on ne veut pas comprendre.25
- 26 P. Read, « Apollinaire défend le tombeau d’Oscar Wilde », dans Que Vlo-Ve ?, 3, 2, 1991, p. 47.
- 27 M. Boisson, « Apollinaire critique littéraire », dans M. Décaudin (dir.), Apollinaire en son temps, (...)
19Pour ne pas se méprendre, il faut préciser que la critique d’Apollinaire est, dans la plupart des cas, une critique d’accueil bienveillante. La « réputation d’Apollinaire en tant que défenseur de la liberté d’expression »26 n’est nullement en cause. Mais c’est avant tout sa propre liberté – liberté d’opinion, liberté d’écriture – qu’il veut défendre. C’est en raison de cette liberté, qui consiste d’abord à ne pas tenir compte des doctrines esthétiques de son temps, que sa critique (particulièrement Les Méditations esthétiques et Les Peintres cubistes) fut quelquefois attaquée par d’autres critiques. Comme l’écrit Madeleine Boisson, notre poète, qui fut pigiste à ses débuts, puis journaliste, « refuse [en tant que critique] tous les présupposés politiques, religieux et morales »27.
- 28 P. Née, « Critique d’art », dans Dictionnaire Apollinaire, cit., p. 246.
20Même « s’il est devenu critique d’art par vocation »28, même s’il s’intéresse sincèrement à ce qui se fait de nouveau dans l’art et dans la littérature, en promouvant des peintres et des poètes qu’il considère méconnus, il ne perd pas l’occasion d’affirmer sa vision personnelle. À ce propos, Daniel Delbreil observe :
- 29 D. Delbreil, « Critique littéraire », dans Dictionnaire Apollinaire, cit., p. 261.
Apollinaire assume une écriture critique subjective : subjective par ses choix, ses sélections, ses oublis délibérés : subjective aussi par ses engagements, et très personnelle par ses modes d’expression et sa démarche. […] Il ne craint pas, dans certains cas, d’afficher fermement ses préférences, ses admirations, ses partis pris ; dans d’autres circonstances, il manie l’ambiguïté ou l’humour.29
21À partir de ce constat relatif aux « engagements » liés à la subjectivité, voire au goût personnel de l’écrivain et de l’homme, on peut se demander si le concept même d’engagement, ou plus simplement de médiation culturelle, qui s’applique à Apollinaire lorsqu’il entreprend de faire connaître les peintres, les poètes et les romanciers à un public plus vaste, n’est pas remis en cause, ou même obscurci, par le fait que souvent il semble intéressé surtout à se promouvoir lui-même.
Les avant-gardes et les langues (et cultures) autres
- 30 B. Mouchet, « Le lyrisme dans les textes critiques et théoriques d’Apollinaire », dans Revue d’Hist (...)
- 31 Ibidem.
22Nous retrouvons cette contradiction dans ses rapports avec tous les mouvements d’avant-garde. Son manifeste « L’Antitradition futuriste » constitue, de ce point de vue, un cas emblématique. Dans une étude toute récente, Bastien Mouchet voit dans ce texte un autre exemple d’ironie : c’est-à-dire une attitude lyrique, et par cela subjective, à l’intérieur d’un genre, le manifeste, qui se présente généralement comme prescriptif, et qui tend donc à une certaine objectivité. Apollinaire, qui semble adhérer au futurisme italien pour en réalité s’en démarquer, montre ainsi une ambiguïté justifiée par la volonté de se situer à la fois « en dedans et en dehors de la tradition et des écoles »30. Ce manifeste, qui questionne les limites de la subjectivité poétique, devient pour Apollinaire, selon la formule très pertinente de Bastien Mouchet, « une agrégation de contradictions auctoriales »31.
- 32 Ibid., p. 50.
23Et pourtant, à travers ces « contradictions » et ces déguisements, on peut deviner un trait authentique et très cohérent dans la perspective choisie par Apollinaire. Parce que, s’il est vrai qu’il adopte ici, comme ailleurs, un masque, c’est qu’il ressent la nécessité urgente pour lui de créer un contact, et même de le renforcer dans le temps, avec les milieux littéraires italiens et européens. Comme l’écrit encore Mouchet : « Apollinaire désire pouvoir s’adresser à tous les artistes, qu’ils se revendiquent ou non des avant-gardes, en adoptant leurs langages et leurs façons de penser »32. Ce qui revient à dire qu’Apollinaire adopte les autres (les artistes, les poètes, leurs idées) pour être adopté à son tour.
- 33 F. Bruera, « Apollinaire et l’italien, ou le vertige de la métamorphose », dans Revue d’Histoire li (...)
24Dans cette perspective il faut considérer aussi son plurilinguisme, un aspect sur lequel s’est penchée récemment Franca Bruera, dont on connaît les importants travaux sur les rapports d’Apollinaire avec l’avant-garde et notamment avec les écrivains italiens. Franca Bruera part du constat que notre poète a toujours cultivé activement un polyglottisme qui se révèle « prioritaire dans l’espace expérimental de [son] écriture »33. Il écrit souvent en italien à ses amis italiens, en discutant d’art et de littérature.
- 34 Ibid., p. 96.
En s’attribuant ce rôle de passeur de culture en mesure d’entrer aisément dans les deux systèmes linguistiques et culturels italien et français, Apollinaire a certainement saisi l’occasion de faire de la langue italienne un lieu de partage de notions et d’émotions, ainsi qu’un espace d’identification mutuelle et d’empathie censé tisser des liens professionnels, culturels et émotionnels de plus en plus forts avec sa propre langue d’origine.34
- 35 Ibid., p. 94.
25Ces liens, qu’Apollinaire établit et développe avec ses correspondants italiens, ne représentent qu’une partie de ses diverses « pérégrinations entre les langues »35. Mais en raison de son histoire personnelle, il attribue à l’italien une valeur particulière, dans la mesure où cette langue, qui émerge quelquefois à l’intérieur de ses textes littéraires, lui permet de revenir sur la question fondamentale de son identité, qui est toujours suspendue entre les forces opposées de l’assimilation (à une culture, à une nation) et de la fuite en avant, dans une recherche inépuisable de nouveaux langages et terrains d’expression.
La double tentation
26Pour tirer maintenant quelques conclusions, même s’il reste difficile de se prononcer d’une façon univoque sur la fonction qu’Apollinaire attribue à son métier d’écrivain et à son rôle de poète (au-delà de ses déclarations et d’une praxis littéraire d’où émergent, nous l’avons vu, beaucoup de motifs contradictoires), on peut néanmoins déceler des démarches et des trajectoires qui se répètent et relient les divers domaines que nous avons jusqu’ici considérés.
27On observe un double mouvement, voire une double tentation. D’un côté, une démarche d’Apollinaire vers l’extérieur, pour se montrer, pour se faire connaître et reconnaître : une vive détermination de sa part, une conviction qui se transforme parfois en une pleine confiance, dans la quête d’une approbation externe. Son aspiration, au-delà des genres littéraires pratiqués (poésie, roman, théâtre, critique, journalisme), est d’atteindre et de percevoir nettement un accueil non seulement positif, mais aussi affectueux. En d’autres termes, il espère trouver une convergence de motifs à la fois esthétiques et spirituels. C’est l’impression qui se dégage, par exemple, de « L’Esprit nouveau et les poètes », texte dans lequel Apollinaire semble tout autant soucieux d’indiquer les termes de sa poétique, fondée sur la surprise, que de la rendre acceptable et inoffensive au regard de l’héritage des classiques français, avec leur « solide bon sens » et leur « esprit critique assuré ». En s’adressant au public des hommes de lettres, mais aussi aux lecteurs ordinaires, il semble toujours chercher des affinités qui lui garantissent une bienveillance. On se souvient de l’appel à la clémence dans les vers cités de « La Jolie Rousse » : « Soyez indulgents… ». Dans sa quête d’approbation, par cette chasse au consensus qui passe aussi par les voies (opposées) de la provocation et de la tendresse, Apollinaire revendique une sorte de droit à exister : une reconnaissance intimement liée à ses origines et à son histoire personnelle d’apatride.
- 36 À côté des nombreux passages textuels où la solitude apparaît empreinte de mélancolie, il en est d’ (...)
28Et pourtant, on observe aussi en lui un mouvement opposé de repli, de défense presque pudique, destiné à protéger son univers intérieur et sa solitude. Une solitude qui, pas seulement par rapport au thème amoureux, est évoquée très souvent dans sa poésie36. À cet égard, Apollinaire peut parfois donner l’impression de vouloir tourner le dos au monde, en se révélant hermétique quant au style, insaisissable quant aux idées, et presque détaché de toute appartenance à un univers, celui des gens de lettres, qu’il souhaite pourtant conquérir. Ce deuxième type de mouvement correspond à une accumulation riche et féconde d’images énigmatiques, de solutions formelles inattendues, sans compter un large recours aux références culturelles les plus disparates.
29C’est peut-être en raison de ces deux mouvements contradictoires qu’on a souvent l’impression qu’Apollinaire ne se livre presque jamais entièrement au lecteur. Dans les rares cas où il le fait, il contredit rapidement cette ouverture par l’ironie, ou par quelques jeux formels difficiles, se retranchant systématiquement pour défendre de toutes ses forces sa liberté et son autonomie face aux éventuelles critiques.
- 37 J. Burgos, « Poétique », dans Dictionnaire Apollinaire, cit., p. 824.
- 38 Ibid., p. 825.
30Si l’on imagine une tour d’ivoire comme un lieu physique, on peut sans difficulté affirmer qu’Apollinaire, en tant que paladin de l’aventure, poussé vers l’action littéraire par sa quête continuelle de l’autre, n’aurait jamais accepté d’y vivre. Mais on constaterait simultanément que ce lieu protégé lui aurait convenu à plusieurs reprises. Prototype de l’écrivain qui vit pleinement la société de son époque – la contemporanéité technique, industrielle, artistique et même politique –, il aime raconter le présent, exprimer son point de vue, impliquer les autres et être impliqué. Comme le dit très justement Jean Burgos, sa poétique « se caractérise d’abord par la dénonciation de la réalité en place ; une réalité dont le poète, certes, entend bien ne pas se séparer »37. Mais, poursuit encore Burgos, « ce créateur de réalité » qu’est Apollinaire, « [affirme aussi] la distance que, par l’écriture, le poète maintient entre le monde et lui »38. Voilà précisément la contradiction, ou si l’on préfère l’ambivalence, qu’on a cherché à analyser, et qui reste pour l’instant une question ouverte.
Notes
1 G. Apollinaire, Œuvres poétiques, éd. M. Adéma et M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 313 (dorénavant ŒP).
2 « J’ai la volonté d’être un poète nouveau et autant dans la forme que dans le fond mais au rebours de quelques modernes non fondés en leur art j’ai le goût profond des grandes époques, c’est vous dire que j’honore infiniment le Grand Siècle et particulièrement dans ceux qu’avec raison on appelle les classiques. Et fervent de Racine, de La Fontaine j’ai pour Malherbe et pour Maynard l’admiration qui convient à ces merveilleux versificateurs », G. Apollinaire, Lettres à sa marraine, Paris, Gallimard, 1951, p. 25.
3 D. Delbreil, « Préface » à Dictionnaire Apollinaire, D. Delbreil (dir.), Paris, Honoré Champion, 2020, p. XXVIII.
4 Ibid., p. X.
5 « L’ampleur et l’acuité des contradictions ».
6 « C’est souvent de la force de ses contradictions internes que naît l’intensité [de sa] poésie [...]. Ce qui nous surprend, tout d’abord, c’est en elle la coexistence d’une extrême complexité et d’une extrême simplicité », G. Apollinaire, Poesie, éd. S. Solmi, tr. it. M. Pasi, Parma, Guanda, 1963, p. VIII.
7 « Aux influences les plus hétérogènes ».
8 « L’extrême simplicité [...] dans le rendu poétique, extraordinairement immédiat ».
9 M. Raymond, De Baudelaire au Surréalisme, Paris, Corti, 1940, p. 230.
10 J. Gojard, « De la lisibilité d’Alcools », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 47, 1995, p. 439-453.
11 Ibid., p. 440.
12 Ibidem.
13 Ibid., p. 441.
14 Ibid., p. 442.
15 M. Décaudin, Alcools de Guillaume Apollinaire, Paris, Gallimard, « Foliothèque », p. 199-203.
16 H. Scepi, « “Un lyrisme neuf” : le cas des “Fiançailles” dans Alcools d’Apollinaire », dans S. Patron (dir.), Problèmes d’Alcools, dans Fabula / Les colloques, 2012, consulté le 15/02/2024, URL : https://www.fabula.org/colloques/document1692.php .
17 J. Gojard, art. cit., p. 444.
18 ŒP, p. 55.
19 J. Gojard, art. cit., p. 444.
20 ŒP, p. 104.
21 ŒP, p. 47.
22 « Délicat et violent, sarcastique et pathétique, bouffon et mélancolique, populaire et très raffiné », D. Valeri, « Apollinaire vivente », dans L’Approdo, 3, 1952, p. 73.
23 G. Apollinaire, Lettres à sa marraine, cit., p. 53.
24 P. Caizergues et M. Décaudin, « Préface », dans G. Apollinaire, Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. II, p. XII.
25 Ibid., p. 885-886.
26 P. Read, « Apollinaire défend le tombeau d’Oscar Wilde », dans Que Vlo-Ve ?, 3, 2, 1991, p. 47.
27 M. Boisson, « Apollinaire critique littéraire », dans M. Décaudin (dir.), Apollinaire en son temps, Paris, Publications de la Sorbonne Nouvelle, 1990, p. 40.
28 P. Née, « Critique d’art », dans Dictionnaire Apollinaire, cit., p. 246.
29 D. Delbreil, « Critique littéraire », dans Dictionnaire Apollinaire, cit., p. 261.
30 B. Mouchet, « Le lyrisme dans les textes critiques et théoriques d’Apollinaire », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, 121, 1, 2021 p. 51.
31 Ibidem.
32 Ibid., p. 50.
33 F. Bruera, « Apollinaire et l’italien, ou le vertige de la métamorphose », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, 121, 1, 2021 p. 92.
34 Ibid., p. 96.
35 Ibid., p. 94.
36 À côté des nombreux passages textuels où la solitude apparaît empreinte de mélancolie, il en est d’autres où elle est associée à une connotation positive, notamment en relation avec le travail intellectuel et la création poétique. C’est le cas de ces vers de « À la Santé » : « Nous sommes seuls dans ma cellule / Belle clarté Chère raison » (VI, v. 7-8, ŒP, p. 145). Mais des exemples pourraient également être cités des « Fiançailles », ou d’autres poèmes d’Alcools et de Calligrammes. Dans « Les Collines », Apollinaire décrit son isolement (en tant que poète-prophète) comme un état de grâce atteint par le détachement : « Je me suis enfin détaché / De toutes choses naturelles » (v. 86-87, ŒP, p. 173). Et dans « À l’Italie » : « […] comme toi j’aime à penser seul » (v. 62, ŒP, p. 276).
37 J. Burgos, « Poétique », dans Dictionnaire Apollinaire, cit., p. 824.
38 Ibid., p. 825.
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Référence électronique
Luca Bevilacqua, « Apollinaire, ou la double tentation de la solitude et de l’autre », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 14 | 2024, mis en ligne le 15 novembre 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/12910 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12oyq
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