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Notes d’une lectrice

A reader’s notes
Gabriella Bosco

Résumés

L’article rend compte du phénomène de la redécouverte d’Irène Némirovsky vu à travers les yeux d’une lectrice particulière : une journaliste-chercheuse chargée de présenter, dans les pages du quotidien italien avec lequel elle collaborait, tous les romans d’Irène publiés après Suite française, ce qui déclencha la série des reprises éditoriales. Dans la première partie, l’article relate les rencontres avec les deux filles de l’écrivaine qui eurent lieu à vingt ans d’écart, pour des entretiens concernant leur mère et son œuvre. Dans la deuxième partie sont présentées quelques caractéristiques des romans d’Irène Némirovsky, qui permirent d’écrire ces comptes rendus d’un point de vue de journaliste, en choisissant à chaque fois un élément devenant la marque spécifique d’une puissance expressive constante.

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Texte intégral

1J’ai eu la chance de vivre les années de la redécouverte d’Irène Némirovsky étant correspondante culturelle pour un grand quotidien italien.

2J’ai donc pu rendre compte des différentes étapes de cette redécouverte, chargée par le journal dont j’étais collaboratrice d’écrire des articles à chaque nouvelle sortie de l’un de ses romans. C’est la raison pour laquelle, quand les amis Fiorentino et Lussone m’ont fait l’honneur de me proposer de participer à cet important colloque, j’ai tout de suite pensé que je pourrais témoigner et raconter mon expérience de lectrice en première ligne, si je puis dire.

3De plus, mon aventure journalistique concernant Irène Némirovsky s’est étendue dans le temps d’une manière particulièrement significative, ponctuée par deux rencontres exceptionnelles, très éloignées l’une de l’autre et liées cependant, au-delà des années et dialoguant presque entre elles, un peu comme si, à travers moi et répondant à mes questions, les deux personnes en question avaient voulu se dire des choses.

  • 1 I. Némirovsky, Il ballo, tr. it. M. Belardetti, Milano, Feltrinelli, 1989 ; au moment de la redécou (...)
  • 2 Ead., Le mosche d’autunno, tr. it. L. Prato Caruso, Milano, Feltrinelli, 1989 ; tr. it. G. Cillario (...)
  • 3 Ead., David Golder, Paris, Grasset, 1929 ; Paris, Grasset, 2005.
  • 4 Ead., La Vie de Tchekov, Paris, Albin Michel, 1946 ; Ead., La Vie de Tchekhov, Paris, Albin Michel, (...)

4Je suis en effet allée rencontrer, à vingt ans de distance, les deux filles d’Irène Némirovsky. D’abord, j’ai été envoyée pour un entretien chez la fille cadette, Élisabeth Gille, qui n’avait que cinq ans au moment de l’arrestation de ses parents. Pour moi c’est un souvenir précieux, je réalisais alors mes premiers entretiens, j’étais toute jeune, doctorante à Paris, j’écrivais des articles pour payer mes études. Cette première rencontre a donc eu lieu avant que la véritable histoire de la redécouverte ne commence. Ce qui motivait cet entretien, c’était la parution chez Feltrinelli du Ballo dans la traduction de Margherita Belardetti1, et de Le mosche d’autunno dans la traduction de Leonella Prato Caruso (le titre changera en 2007, dans la traduction de Gabriella Cillario pour Adelphi, prenant la forme d’une comparaison, Come le mosche d’autunno)2. J’étais donc allée faire la connaissance d’Élisabeth Gille dans la maison d’édition où elle travaillait. Sans que je ne lui demande rien, elle m’avait dit tout de suite, m’accueillant dans son bureau, qu’elle n’avait pas de souvenirs de sa mère. « Quand elle est morte j’avais cinq ans ». C’est à travers ses livres qu’elle l’avait connue, me dit-elle, puis elle commença à me raconter l’histoire du premier roman, David Golder, le manuscrit envoyé par sa mère à Grasset – elle n’avait alors que 26 ans – sans nom sur l’enveloppe, la recherche qui s’ensuivit de la part de l’éditeur par le biais d’annonces parues dans les journaux, et sa surprise quand il avait découvert que c’était une jeune fille3. Il avait cru qu’il s’agissait d’un auteur déjà célèbre, qui cachait son identité en raison de ce que le roman relatait. Il ne pouvait pas croire qu’une jeune fille fût à ce point au fait des mécanismes sociaux et de leur dureté. Élisabeth Gille me dit que pour ce roman-là, sa mère avait été assimilée à Zola. Mais que les critiques avaient parlé aussi de Colette d’une part, de Joyce d’autre part, comme des lectures qui avaient pu influencer Irène. Elle me parla de deux groupes de romans, les romans russes qu’elle disait préférer, pour lesquels on pouvait voir en Zola un inspirateur, mais aussi et surtout en Tchekhov, très lu et très apprécié par Irène, qui en écrivit d’ailleurs une biographie4 ; et les romans français, se déroulant dans le milieu de la bourgeoisie parisienne des années trente, qu’elle considérait plus brillants mais moins profonds et pour lesquels on pouvait évoquer le modèle de Colette, mais dans lesquels elle préférait voir l’inspiration de Maupassant, pour le ton. Quant à Joyce, elle déclara que c’était faux : « dans les romans de ma mère il n’y a pas de monologue intérieur ». Et d’ajouter : « Je parlerais plutôt de Fitzgerald ». Elle avait aussi évoqué Schnitzler, en raison de la grande économie de moyens, de l’essentialité de l’écriture de sa mère. « Une essentialité qui cependant n’exclut jamais la dimension du rêve ». Elle me dit que le caractère le plus original des romans de sa mère, elle le voyait dans ce mélange parfaitement dosé d’une précision toute française et d’une dimension brumeuse typiquement russe. Les Mouches d’automne était pour elle l’exemple le plus efficace de cela, et c’était aussi le livre de sa mère qu’elle préférait, car, d’après elle, le plus nostalgique, le plus poétique. Alors que, dans Le Bal, publié tout de suite après David Golder, c’était l’autre registre qui dominait, celui de la dureté. Elle avait donc parlé, évoquant Le Bal, du rapport très difficile entre Irène et sa mère :

Chaque fois que dans un de ses romans il est question d’un rapport mère-fille, c’est de souffrance, de solitude, d’exclusion qu’il s’agit, ce que sa mère lui infligea, une femme terrible qui mourut à l’âge de 102 ans et qui ne voulut plus de sa fille dès qu’elle la considéra une menace pour sa beauté, sa jeunesse. Quand je voulus la connaître, devenue adulte, et l’appelai pour la rencontrer, elle me répondit qu’elle n’avait jamais eu une fille s’appelant Irène et n’accepta pas de me voir.

  • 5 Ead., Un déjeuner en septembre, dans La Revue de Paris, 1er mai 1933.

5La conversation avait porté ensuite sur la redécouverte. Elle m’annonça que les romans de sa mère allaient être traduits dans beaucoup de pays, les Anglais seulement ne s’y étaient pas encore vraiment intéressés en raison, selon elle, du retard des Américains, qui avaient tiré des films de ses livres, notamment du Bal – réalisé en 1931, avec Danielle Darrieux dans ce qui est son premier rôle, le film était d’un Américain bien que d’origine autrichienne, Wilhelm Thiele – mais les Américains, pour le moment, n’étaient pas encore intéressés à la lire. Elle avait terminé en formulant le souhait que l’on traduise aussi les nouvelles d’Irène, et elle m’avait parlé en particulier de celle qu’elle considérait comme un petit chef-d’œuvre, Un déjeuner en septembre5.

  • 6 O. Philipponnat, P. Lienhardt, La Vita di Irène Némirovsky, tr. it. G. Cillario, Milano, Adelphi, 2 (...)
  • 7 I. Némirovsky, Suite française, Paris, Le grand livre du mois, 2004 (prix Renaudot).
  • 8 Ead., Suite francese, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2005.
  • 9 Ead., David Golder, tr. it. M. Belardetti, Milano, Adelphi, 2006.
  • 10 Ead., Jezabel, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2007 [Jézabel, Paris, Albin Michel, 193 (...)
  • 11 Ead., I cani e i lupi, tr. it. M. Di Leo, Milano, Adelphi, 2008 [Les Chiens et les Loups, dans Grin (...)
  • 12 Ead., Il calore del sangue, tr. it. A. Berello, Milano, Adelphi, 2008 [Chaleur du sang, Paris, Deno (...)
  • 13 Ead., I doni della vita, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2009 [Les Biens de ce monde, (...)
  • 14 Ead., Un bambino prodigio, tr. it. V. Lucattini Vogelmann, Firenze, La Giuntina, 1995 [publié par I (...)

6Denise Epstein, je la rencontrai vingt ans après. J’allai la voir à Toulouse, où elle habitait. Entre temps sa sœur Élisabeth était décédée. C’était à l’occasion de la traduction par Graziella Cillario, pour Adelphi, de la biographie d’Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt6. Entre-temps il y avait eu la publication de Suite française7, tout ce que cette publication avait comporté, et la reprise un à un de presque tous les romans d’Irène Némirovsky dont j’avais eu à rendre compte pour les lecteurs italiens. Après Suite francese en 2005 dans la traduction de Laura Frausin Guarino8, paraissaient David Golder en 2006 dans la traduction de Margherita Belardetti9, Jézabel en 2007, traduit lui aussi par Laura Frausin Guarino10, en 2008 I cani e i lupi dans la traduction de Marina Di Leo11, toujours en 2008 Il calore del sangue traduit par Alessandra Berello12, et en 2009 I doni della vita, encore une fois traduit par Laura Frausin Guarino13 ; notons que La Giuntina avait publié, dès 1995, bien avant la redécouverte de l’écrivaine, Un bambino prodigio, dans la traduction de Vanna Lucattini Vogelmann, avec une introduction d’Élisabeth Gille14.

7« Quand on apprend qu’on peut avoir ses parents à 8 heures et qu’à 8 heures 5 on peut les avoir perdus pour toujours, on regarde la vie différemment ». C’est la première phrase que Denise Epstein me dit après m’avoir accueillie dans son appartement ensoleillé et m’avoir demandé de m’asseoir à côté d’elle. Et aussi : « Un jour ma fille m’a dit que si elle avait appris quelque chose de moi, c’était à vivre dans le présent, parce que d’une minute à l’autre tout peut se renverser ».

8Denise Epstein avait alors quatre-vingts ans. Elle était trois fois mère et cinq fois grand-mère. Elle, elle avait treize ans ce jour de juillet 1942 où « maman » avait été arrêtée.

9Et elle me parla tout de suite de la valise, devenue célèbre, que sa mère leur avait laissée en partant, à elle et à Élisabeth, lourde valise dont les deux sœurs ne se séparèrent jamais, le seul lien physique avec leur mère qui leur était resté. Un grand poids, à traîner, quand elles devaient continuellement se déplacer, mais aussi un gage, une promesse. Elle m’avait dit que le travail du deuil, l’élaboration du traumatisme de la perte, avait dû passer par cette valise ; un travail dur, à la limite de l’impossible. Quelques jours après Denise Epstein allait partir à Mantoue, c’était la fin du mois d’août 2009, elle devait se rendre au Festivaletteratura, justement pour la présentation de la biographie de sa mère. Elle prit tout le temps nécessaire pour tout me raconter, avec générosité, de sa voix de forte fumeuse. D’abord avec une émotion qu’elle ne retint pas au sujet d’Élisabeth qui était morte en 1996. Je lui avais raconté ma rencontre avec elle, à une époque où la publication de Suite française n’avait même pas encore été envisagée.

10Parlant de sa sœur, Denise Epstein m’avait dit qu’elles avaient réagi chacune à leur manière. « Toute souffrance est individuelle », avait-elle dit.

  • 15 É. Gille, Le Mirador : mémoires rêvées, Paris, Les Presses de la Renaissance, 1992 [Mirador. Irène (...)

Élisabeth avait refusé le passé, pour elle c’était du béton armé. Elle n’en parlait jamais. J’ai accepté qu’elle refuse. Mais je n’ai jamais cru qu’elle puisse n’avoir aucun souvenir, comme elle disait. Elle avait quand même cinq ans, elle avait reçu des gestes de tendresse. Mais elle ne pouvait pas les retrouver. Il lui a fallu un temps très long. Puis un soir c’est son fils qui lui a demandé. Et alors elle a accepté que je lui raconte nos parents. Ce soir-là nous avons bu beaucoup de vodka et nous avons pleuré beaucoup. C’est à partir de là que Le Mirador est né, le très beau livre d’Élisabeth sur notre mère.15

11Denise Epstein était triste que sa sœur n’ait pas pu voir Suite française publiée. « Elle connaissait le livre, mais nous ne pensions pas en faire quelque chose, nous le considérions incomplet, même si maman avait mis le mot fin à la fin de Dolce, le deuxième des cinq romans dont l’ensemble aurait dû être composé ».

  • 16 Museum of Jewish Heritage, Woman of Letters: Irène Némirovsky and Suite Française, September 24, 20 (...)

12Le manuscrit était dans la valise. Parler de la valise était encore difficile pour Denise Epstein. Elle me raconta qu’à l’exposition sur Irène Némirovsky organisée au Musée du Patrimoine Juif de New York, qui se terminait à ce moment-là et qui avait duré six mois de plus que prévu16, on l’avait mise sous verre, dans une vitrine. « C’est sûrement une valise qui a eu une longue histoire », m’avait-elle dit,

elle était à mon grand-père, il y avait ses chiffres à l’intérieur. Il voyageait beaucoup, il l’avait achetée à Londres, elle est doublée en tissu vert et elle est capitonnée à l’intérieur. Ce devait être une boîte à chapeaux à l’origine, elle est carrée. Mais si je pense aux coups de pieds que je lui ai donnés quand j’avais à la traîner dans tous ces endroits sinistres de notre fuite, la revoir à présent sous verre ça me fait un drôle d’effet.

13Elle contenait le classeur en cuir, à l’intérieur duquel il y avait le manuscrit de Suite française. Denise Epstein me raconta que ce classeur, ce cahier-là, c’était l’objet qu’elle avait le plus vu entre les mains de sa mère. Elle me dit qu’elle avait besoin de le caresser, souvent, de le tenir dans ses mains à son tour. Mais que la décision d’en transcrire le contenu n’était venue qu’après, un jour où le lave-linge avait inondé son appartement. L’eau avait risqué d’abîmer ces précieux documents et c’est alors que Denise et Élisabeth convinrent qu’il fallait les mettre en lieu sûr et optèrent pour donner le tout à l’Imec. Mais Denise se dit qu’elle ne pourrait pas se séparer du manuscrit de Suite française sans l’avoir recopié. « Je m’y suis mise », m’expliqua-t-elle. Un travail qui dura deux ans et demi, à l’aide d’une loupe lumineuse pour déchiffrer la graphie de sa mère, qui est minuscule. Elle en parlait comme d’un travail dur à double titre, mais dont elle était très fière. Elle me dit que ce qui s’ensuivit, la publication, le Prix Renaudot, la traduction dans trente-huit pays, « ça avait été une belle victoire ». « Je n’aime pas parler de revanche », me dit-elle. « Je préfère parler de victoire ». « Où qu’elle soit en ce moment, maman doit avoir ri aux éclats en apprenant la nouvelle du prix ». De son vivant elle n’en avait pas eu, de prix, en raison du fait, ils avaient dit, qu’elle n’était pas française.

14Pour ce qui est du travail de transcription, Denise Epstein parla de difficulté physique, puisqu’il s’agissait d’un manuscrit très compliqué. Elle dit avoir respecté scrupuleusement ce que « maman » avait écrit : « Les fautes… il y avait des fautes. Maman les aurait corrigées ? Nous ne pouvons pas le savoir ». Mais elle parla aussi de difficulté, de travail douloureux, dans la mesure où elle connaissait tous les personnages du livre, et transcrivant tout, mot à mot, elle revivait ce qui s’était passé. Elle me dit qu’elle ne serait plus capable de recommencer, mais qu’elle ne regrettait pas le mal qu’elle s’était donné. Elle avait fait tout cela, tout ce qu’elle avait pu, contre l’oubli de ce qui était arrivé.

15La dernière partie de l’entretien tourna autour des accusations d’antisémitisme adressées à sa mère. Elle en était furieuse : « Maman écrit sur un milieu social qu’elle a bien connu, mais elle est également cruelle quand elle parle de la bourgeoisie française ou bien d’une mère. Il n’y a rien d’antisémite en elle. Les accusations viennent de gens qui ont mal lu ses livres ».

16Elle parla aussi du choix de sa mère de baptiser ses deux filles. Elle aussi l’avait fait avec ses enfants, pour les protéger. À ce sujet Denise Epstein dit avoir été très critiquée par les juifs américains : « Maintenant que je les connais mieux, je comprends : ils n’ont aucune idée de ce qui s’est passé ici. Qui n’a pas perdu ses parents de cette manière-là ne peut pas savoir. Il y a trois semaines, quelqu’un m’a dit : c’est de l’histoire passée. C’est fou, ça ».

  • 17 D. Epstein, Survivre et vivre, Paris, Denoël, 2008 [Sopravvivere e vivere, tr. it. F. Bergamasco, M (...)

17Denise Epstein me parla encore de Survivre et vivre, le livre autobiographique qu’elle venait d’écrire17, où elle affirme avoir repris contact avec sa mère en copiant le manuscrit de Suite française, mais elle me dit aussi que livrant Suite française au monde elle avait vécu une sorte de perte ultérieure. « Je me suis beaucoup interrogée, par rapport à maman. La livrant, la remettant aux gens, qu’allait-il me rester d’elle, qui puisse n’être qu’à moi ? ».

18Il y avait quand même quelque chose : « Les petits noms qu’elle employait pour nous appeler. Ceux-là, je les ai gardés pour moi ».

19J’en viens maintenant à mon deuxième point, c’est-à-dire aux notes de lecture annoncées dans le titre de ma communication.

20Afin de la préparer au mieux, j’ai donc relu les articles que j’ai écrits à partir de 2005 au sujet de chacun des romans publiés en Italie, essentiellement par Adelphi. Ce que j’ai constaté c’est la mise en place d’un parcours progressif. De la naissance d’une amitié, si je puis dire. Lecteurs et lectrices du supplément littéraire où je présentais tour à tour les romans d’Irène n’en avaient jamais assez. Et c’est comme si chaque fois ils et elles voulaient qu’on leur raconte à nouveau l’histoire dans ses moindres détails, les circonstances, les anecdotes. C’est ce que le directeur du journal me demandait. En même temps, ce dont je me suis rendu compte, en reprenant les notes que je couchais sur le papier lorsque je lisais ces romans, c’est d’une part l’essentialité dont m’avait parlé Élisabeth Gille, d’autre part que j’avais la possibilité immédiate d’isoler un élément sur lequel construire mon article et qui correspond à une qualité toute particulière de l’écriture d’Irène Némirovsky. Voici quelques exemples.

21En ce qui concerne David Golder, il s’agissait d’un objet, le portefeuille du protagoniste, le vieux banquier malade. En fait, le véritable protagoniste du roman, c’est lui, le portefeuille. Il vit presque une vie autonome, et c’est autour de lui que les faits racontés s’organisent.

22Pour Jézabel, ce qui saute aux yeux c’est une extraordinaire maîtrise du point de vue de la structure. Gladys Eysenach est d’emblée présentée au tribunal comme une meurtrière, et seulement par la suite analysée sous toutes les coutures, ce qui fait que le premier chapitre se trouve à son tour transformé a posteriori, et en le relisant à la fin une seconde fois, il apparaît sous un jour complètement nouveau, presque comme si, pendant que je tournais les pages du roman, Irène l’avait réécrit.

23Dans Les Chiens et les Loups, I cani e i lupi, l’élément caractéristique est celui d’une écriture en même temps épique et intime. Là, il y a un personnage féminin, Ada Sinner, présenté au cours du récit – traversant les faits historiques – comme s’il s’agissait d’un personnage multiple, comme s’il y avait un grand nombre d’Ada vivant toutes en même temps à l’intérieur du même personnage. Et puis, à un moment donné, c’est-à-dire au moment de l’accouchement, c’est comme si toutes les Ada se réunissaient en elle, la rendant pleinement consciente de son être. Et derrière cet être adulte il y a bien entendu l’image d’Irène, devenue consciente de la trahison que la France lui infligerait en la livrant aux assassins, mais en même temps confiante en la valeur de son écriture (en tant que témoignage).

24Il calore del sangue, à son tour, est construit à la manière d’une énigme et le dévoilement, tout à la fin, contient en filigrane le scénario de la tragédie imminente.

25Dans I doni della vita, Les Biens de ce monde en français, le mécanisme qu’Irène Némirovsky met en route est celui en vertu duquel la petite bourgeoisie française, solide et inébranlable, ne se laisse déstabiliser par rien et avance impunément contre vents et marées, il suffit qu’on lui laisse le temps de le faire. Assumant aussi, néanmoins, la nécessité du changement, se montrant donc capable d’une forme d’adaptabilité, propre à la perpétuation des privilèges.

26Un enfant prodige est l’histoire lucide d’une parabole : celle d’un talent précoce, d’abord exalté à l’intérieur du ghetto, ensuite ruiné par la stupidité bourgeoise.

  • 18 I. Némirovsky, L’affare Kurilov, tr. it. M. Di Leo, Milano, Adelphi, 2009 [L’Affaire Courilof, Pari (...)

27Je passe maintenant à L’Affare Kurilov18. Là, l’élément qui m’avait marquée, au point d’en faire le cœur de mon article, c’était le passage à la première personne pour raconter l’histoire du protagoniste, né en Sibérie de parents tous les deux déportés politiques, et chargé par le comité révolutionnaire, en 1903, de tuer à Saint-Pétersbourg Courilof, ministre du Tsar Nicolas II. La première personne permet à Irène d’entrer dans la peau de son personnage et de le soustraire à son geste, lui offrant dans la fiction une vie différente.

  • 19 Ead., Due, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2010 [Deux, Paris, Albin Michel, 1939 ; Par (...)

28Il y a aussi Due19, (premier) roman d’amour d’Irène Némirovsky dont elle dit qu’elle y avait un peu trop ronronné, et qu’elle se préférait « plus noire ». Le « deux » du titre est un double indice. Cela fait référence, bien sûr, aux deux personnages principaux, Antoine et Marianne, adolescents au début et qui finissent par se marier. Mais deux sont aussi les directions dans lesquelles le livre peut être lu. Horizontalement, c’est une histoire de résignation, le mariage vu comme un compromis, l’abandon des rêves, l’acceptation de l’idée qu’il faut s’inventer une légende – le couple légitime – pour se présenter au monde tout en sachant qu’elle est fausse. Verticalement par contre, en profondeur, c’est un roman qui hurle son contenu fulgurant de préfiguration. Il y a un peu d’Irène dans tous ses personnages, les désespérés qui n’arrivent plus à vivre, mais aussi les rationnels qui choisissent de survivre. Comme si elle savait très bien que le temps pour elle serait bref et qu’elle devait vivre tout en même temps, révolte et sagesse, cynisme et compréhension, dans un seul récit de soi, bien que fragmenté en beaucoup de voix différentes.

  • 20 Ead., Il malinteso, tr. it. M. di Leo, Milano, Adelphi, 2010 [première publication en volume : Le M (...)

29Il malinteso, le premier roman à être publié dans une revue en février 1926, dans Les Œuvres Libres – Irène n’avait que 23 ans (David Golder viendrait trois ans après) – est atypique20. Depuis la côte atlantique où le roman commence, puis à Paris où a lieu l’éducation sentimentale des deux protagonistes, le parcours proposé est celui d’un zoom cinématographique sur une manière de vivre, une manière d’entendre les choses, une manière de réagir. Et derrière la caméra se tient Irène, habillée à la française bien sûr mais tout à fait elle-même, et unique, dans le mouvement de la caméra. Le bonheur non reconnu à temps et donc impossible à vivre, le malentendu du titre, est le pivot autobiographique du livre, comme le disent les biographes. Mais aussi, déjà, une préfiguration.

  • 21 Ead., Il vino della solitudine, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2011 [Le Vin de solitu (...)

30Le roman le plus ouvertement autobiographique toutefois est Il vino della solitudine21, avec Hélène qui fait écho à Irène ne serait-ce qu’en raison de son nom, et son parcours d’émancipation après la douleur de la perte de sa nounou. La dynamique du positionnement de la protagoniste par rapport à sa mère, et le conflit douloureux qui en dérive, explique – mettant en lumière la culpabilité dévastatrice engendrée par le sentiment de la haine – l’ambivalence d’Irène Némirovsky à l’égard du monde juif auquel elle appartient. Seulement une fille, en effet, peut détester sa mère à ce point.

  • 22 Ead., Il Signore delle anime, tr. it. M. Di Leo, Milano, Adelphi, 2011 [paru en feuilleton dans la (...)

31Dans Il signore delle anime22, le rejet social à l’endroit du protagoniste se double d’une diversité raciale. Pour survivre à l’exclusion, il s’invente le métier de chasseur d’âmes. Les troubles psychiques dont souffre la haute société deviennent son pain quotidien. Repoussé en tant que médecin des corps, il arrive à se frayer un chemin exploitant son plus grand ennemi, devenant « maître des âmes » et offrant à ses riches patients le placebo inestimable de « la sublimation du Moi ». C’est un pacte avec le diable que le sien, qu’il accepte tout en sachant ce que cela va lui coûter. Dario Asfar en effet n’en sortira pas indemne. Irène Némirovsky ressentait sur sa nuque le souffle de la tragédie. Le Maître des âmes est le portrait de sa peur.

  • 23 Ead., I falò dell’autunno, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2012 [Les Feux de l’automne(...)

32Un mot encore, cette fois sur I falò dell’autunno, dernier roman écrit entre 1941 et 1942, publié posthume en 1957, et reconstruit grâce au travail philologique de Teresa Lussone23. C’est peut-être le plus noir d’Irène Némirovsky. Composé de trois parties, chacune étant dominée par une image. Dans la première partie, le rêve des anges du protagoniste qui, en 1918, après avoir été en permission, repart au front et croit que les anges lui annoncent sa mort. Par contre, ils lui disent que ce n’est que le départ pour l’ignominie. Dans la deuxième partie, le protagoniste est transformé en gigolo et là, l’image est celle d’un coffre qui contient ses souvenirs, mais des souvenirs délavés. La dernière partie voit Bernard au seuil de la Seconde Guerre mondiale, mari et père, complètement détruit en tant qu’homme ; l’image est celle de l’avion, l’un de ses trois fils va être aviateur et il va en mourir, parce qu’il ne veut pas répéter les erreurs de son père. Les feux de l’automne, l’image du titre, sont les feux qui dévastent tout, les feux de la bourgeoisie.

  • 24 Ead., Nascita di una rivoluzione, tr. it. M. Capuano, Roma, Castelvecchi, 2012 [avec une préface d’ (...)

33Pour finir, une dernière image. Une nouvelle d’Irène s’intitule Naissance d’une révolution. Sous-titre : Scènes vues par une petite-fille. Publiée pour la première fois dans Le Figaro littéraire en 193824. La petite-fille est la petite Irène, qui, ayant vu ces scènes, une fois devenue adulte les écrit. L’image est celle de son regard perçant qui, depuis l’enfance, est à l’origine de son écriture. Une écriture puissante.

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Notes

1 I. Némirovsky, Il ballo, tr. it. M. Belardetti, Milano, Feltrinelli, 1989 ; au moment de la redécouverte : Milano, Adelphi, 2005 [Le Bal, dans Les Œuvres Libres sous le pseudonyme de Pierre Nerey, 1929 ; Paris, Grasset, 1930 ; Paris, Grasset, 2005].

2 Ead., Le mosche d’autunno, tr. it. L. Prato Caruso, Milano, Feltrinelli, 1989 ; tr. it. G. Cillario, Milano, Adelphi, 2007 [Les Mouches d’automne, Paris, Simon Kra, 1931 ; Paris, Grasset, 2007].

3 Ead., David Golder, Paris, Grasset, 1929 ; Paris, Grasset, 2005.

4 Ead., La Vie de Tchekov, Paris, Albin Michel, 1946 ; Ead., La Vie de Tchekhov, Paris, Albin Michel, 2005.

5 Ead., Un déjeuner en septembre, dans La Revue de Paris, 1er mai 1933.

6 O. Philipponnat, P. Lienhardt, La Vita di Irène Némirovsky, tr. it. G. Cillario, Milano, Adelphi, 2009 [O. Philipponnat, P. Lienhardt, La Vie d’Irène Némirovsky, Paris, Grasset/Denoël, 2007].

7 I. Némirovsky, Suite française, Paris, Le grand livre du mois, 2004 (prix Renaudot).

8 Ead., Suite francese, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2005.

9 Ead., David Golder, tr. it. M. Belardetti, Milano, Adelphi, 2006.

10 Ead., Jezabel, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2007 [Jézabel, Paris, Albin Michel, 1936 ; Paris, Albin Michel, 2005].

11 Ead., I cani e i lupi, tr. it. M. Di Leo, Milano, Adelphi, 2008 [Les Chiens et les Loups, dans Gringoire, 1939 ; Albin Michel, 1940 ; Paris, Albin Michel, 2004].

12 Ead., Il calore del sangue, tr. it. A. Berello, Milano, Adelphi, 2008 [Chaleur du sang, Paris, Denoël, 2007].

13 Ead., I doni della vita, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2009 [Les Biens de ce monde, Paris, Albin Michel, 1947 ; Paris, Albin Michel, 2005].

14 Ead., Un bambino prodigio, tr. it. V. Lucattini Vogelmann, Firenze, La Giuntina, 1995 [publié par Irène Némirovsky, dans Les Œuvres Libres en 1927, avec le titre L’Enfant génial ; ensuite devenu Un enfant prodige, Paris, Gallimard, 1992].

15 É. Gille, Le Mirador : mémoires rêvées, Paris, Les Presses de la Renaissance, 1992 [Mirador. Irène Némirovsky, mia madre, tr. it. M. Ferrara et G. Lauro, Roma, Fazi Editore, 2011].

16 Museum of Jewish Heritage, Woman of Letters: Irène Némirovsky and Suite Française, September 24, 2008 – August 30, 2009.

17 D. Epstein, Survivre et vivre, Paris, Denoël, 2008 [Sopravvivere e vivere, tr. it. F. Bergamasco, Milano, Adelphi, 2010].

18 I. Némirovsky, L’affare Kurilov, tr. it. M. Di Leo, Milano, Adelphi, 2009 [L’Affaire Courilof, Paris, Grasset, 1933 ; Paris, Grasset, 2008].

19 Ead., Due, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2010 [Deux, Paris, Albin Michel, 1939 ; Paris, Albin Michel, 2011].

20 Ead., Il malinteso, tr. it. M. di Leo, Milano, Adelphi, 2010 [première publication en volume : Le Malentendu : roman inédit, Paris, Fayard, 1930 ; Paris, Denoël, 2010].

21 Ead., Il vino della solitudine, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2011 [Le Vin de solitude, en feuilleton dans La Revue de Paris, mars 1935 ; quelques mois après : Paris, Albin Michel, 1935 ; Paris, Albin Michel, 2006].

22 Ead., Il Signore delle anime, tr. it. M. Di Leo, Milano, Adelphi, 2011 [paru en feuilleton dans la revue Gringoire avec le titre Les Échelles du Levant ; en volume, avec une préface d’O. Philipponnat et de P. Lienhardt, Le Maître des âmes, Paris, Denoël, 2005].

23 Ead., I falò dell’autunno, tr. it. L. Frausin Guarino, Milano, Adelphi, 2012 [Les Feux de l’automne, Paris, Albin Michel, 1957 ; Paris, Albin Michel, 2005].

24 Ead., Nascita di una rivoluzione, tr. it. M. Capuano, Roma, Castelvecchi, 2012 [avec une préface d’O. Philipponnat, précédé de Les Mouches d’automne et de La Niania, Paris, Grasset, 2007].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gabriella Bosco, « Notes d’une lectrice »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 14 novembre 2023, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/11623 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.11623

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Gabriella Bosco

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