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Némirovsky lit Maurois : un texte en langue russe méconnu des Français

Némirovsky reads Maurois: a Russian text unknown to the French
Marco Caratozzolo

Résumés

En 1931, Irène Némirovsky publie, dans une revue littéraire de l’émigration russe appelée Čisla, un compte rendu critique de la biographie de Turgenev écrite par André Maurois. Ce compte rendu nous semble important justement parce qu’il est écrit en russe. Nous proposons le texte de cette revue en traduction française, avec une introduction et un commentaire.

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Texte intégral

Le texte

  • 1 En 2008, Mariâ Rubins soutient que le compte rendu a été écrit en russe par l’auteure et ajoute une (...)
  • 2 O. Philipponnat, P. Lienhardt, La Vie d’Irène Némirovsky, Paris, Grasset/Denoël, 2007, p. 131.
  • 3 I. Némirovsky, Lettres d’une vie, éd. O. Philipponnat, Paris, Denoël, 2021, p. 234.
  • 4 Čisla, 1, 1930, p. 246.
  • 5 [s.n.], « Irina Nemirovskaâ », dans Poslednie novosti, 1 mai 1931, p. 4.
  • 6 Û. M., « Nevernyji svet », dans Vozroždenie, 14 février 1935, p. 4.

1Le texte d’Irène Némirovsky que nous proposons en traduction française, revêt une importance particulière, d’une part parce qu’il a été publié dans Čisla, l’une des revues littéraires de l’émigration russe les plus renommées parmi celles qui ont paru en France et d’autre part, parce que, comme le soutiennent certains spécialistes de l’œuvre de Némirovsky1, il a été écrit en russe, contredisant ainsi des témoignages plus ou moins connus, selon lesquels elle n’écrirait pas dans sa langue maternelle. Dans leur biographie, Philipponnat et Lienhardt rappellent l’interview où elle prétend n’avoir « écrit en russe que des rédactions scolaires »2 : il s’agit d’une affirmation qu’ils contestent, mais que confirme Némirovsky elle-même lorsqu’en février 1939, l’écrivain émigré Mark Višnâk lui demande un texte écrit en russe pour Russkie zapiski, revue que Némirovsky connaît et apprécie. Elle répond en français et décline l’offre, précisant ce qui suit : « mon russe est malheureusement très faible, ce qui vous expliquera l’impossibilité dans laquelle je me trouve de vous donner, comme vous le demandez, un ouvrage en russe »3. C’est justement parce qu’elle écrit en français que nous pouvons comprendre pourquoi ses compatriotes, tout en appréciant ses œuvres, se montrent distants et parfois ironiques à son égard, preuves en sont certains dénominatifs récurrents dans la presse russe : « Gospoža Nemirovskaâ »4 (Madame Némirovskaâ) ou « notre compatriote de vingt-quatre ans qui écrit en français »5, ou encore « transfuge » (perebežčik)6. Bien qu’elle en rédige une première ébauche en français, il est donc plausible d’affirmer que le texte que nous présentons a en réalité été écrit en russe par Némirovsky et donné tel quel à la rédaction de Čisla, comme nous pouvons également déduire du vocabulaire peu recherché et de la grande simplicité syntaxique, deux traits manifestes de ceux qui écrivent dans une langue qu’ils n’ont plus l’habitude de pratiquer.

  • 7 Quelques passages ont été traduits et cités par Rubins dans « Figures de l’émigré dans les écrits d (...)
  • 8 M. Rubins, « Irèn Nemirovski. Strategii interpretacii », cit.
  • 9 Ibidem.
  • 10 Il est également intéressant que Némirovsky déclare dans une interview de 1940 que « son écriture é (...)

2C’est précisément parce qu’elle est publiée en russe que cette critique d’Irène Némirovsky est un texte encore méconnu du public français7. La critique paraît en 1931 dans Čisla et est mentionnée pour la première fois par Mariâ Rubins dans l’un de ses premiers articles sur l’œuvre de l’écrivaine8, dans lequel elle met en évidence deux faits saillants : le premier est que cette dernière suit dans les années 1930 l’évolution du « genre de la biographie littéraire, qui fleurit dans la littérature française et russe »9. Ainsi, lorsqu’elle s’apprête à publier sa Vie de Tchekhov en 1939, elle a déjà fait de nombreuses lectures qui s’inscrivent dans ce genre littéraire : quoique jugé assez superficiel, le volume de Maurois dont elle fait la chronique doit certainement être considéré comme une référence importante dans la connaissance du genre de la biographie romancée de la part de Némirovsky. Second élément : malgré le fait que « dès ses débuts, [elle] a délibérément construit sa réputation d’écrivaine française », s’évertuant à s’intégrer à l’élite littéraire de son pays d’accueil, elle ne perd nullement le contact avec son pays d’origine et son peuple, ni ne les évite10. En effet, comme le souligne Mariâ Rubins, Némirovsky « participe à la vie de la diaspora russe, assiste à des bals russes, à des soirées littéraires, voit des amis russes », mais, surtout, elle a des connaissances dans les milieux littéraires russes ; la critique du livre de Maurois publiée ici en est une confirmation supplémentaire.

  • 11 Voir les deux bibliographies avec la liste complète des articles sur la littérature et la culture p (...)
  • 12 N.F. [Û. Fel’zen], « David Golder », Čisla, 1, 1930, p. 247.

3Comme nous l’avons souligné, l’intérêt de la presse russe de l’émigration pour Némirovsky n’est pas comparable à celui du public français, et ses compatriotes, qui la considèrent comme une « écrivaine française », ne suivent pas ses succès avec le même enthousiasme que celui qu’ils manifestent pour les auteurs qui écrivent en russe. Et pourtant, comme nous l’exposerons en détail dans un travail à venir, c’est précisément en 1930-1931 que le nom de Némirovsky commence à revenir avec une certaine fréquence dans la presse russe parisienne. En effet, il est bon de souligner qu’avant ces années-là, aucun compte rendu consacré à l’écrivaine ne paraît dans le principal quotidien de l’émigration, Poslednie novosti11, comme si l’histoire professionnelle de Némirovsky commençait avec son roman le plus célèbre, David Golder : dans cette perspective, la seule critique de l’une de ses œuvres parues dans Čisla, dans le tout premier numéro daté de 1930, retient particulièrement notre attention. L’auteur, qui signe « N. F. » mais sous lequel se cache vraisemblablement Ûrij Fel’zen (1894-1943), écrivain russe d’origine juive, ne s’attarde pas seulement sur le roman David Golder, mais souligne la valeur du « charmant récit épargné par le succès », Le Malentendu, qui est, selon lui, « écrit avec moins de brio, mais plus vif, plus convaincant et en quelque sorte plus proche de la vraie nature humaine »12. On peut donc dire que le seuil des années 1930 a été la période la plus intéressante pour la reconnaissance de Némirovsky dans la presse russe, et le texte que nous présentons ci-dessous le confirme.

  • 13 M. Deroyer, « Irène Némirovsky et le cinéma. Entretien avec l’auteur de David Golder et Le bal », d (...)
  • 14 L’entretien est également évoqué dans : ibid., p. 298.

4La renommée de l’écrivaine auprès de ses compatriotes s’accroît également après la sortie du film inspiré de David Golder, largement diffusé et salué par la critique. Dans ces années-là, la presse de l’émigration suit également avec une certaine attention les nouveautés éditoriales et cinématographiques françaises et transmet d’ordinaire au public russe les informations les plus marquantes parues dans la presse locale. Ainsi, l’interview que Némirovsky accorde à Michelle Deroyer pour l’hebdomadaire français Pour vous en avril 193113, dans lequel elle parle de sa passion pour le cinéma et de sa façon de « penser en images », est republié dans Poslednie novosti au début du mois de mai, sous une forme plus concise mais aussi plus suggestive14.

La source

  • 15 Dans une lettre de Georgij Adamovič envoyée à Fel’zen de 1939, on peut lire : « Je me demande ce qu (...)

5Čisla était une revue de littérature, d’art et de culture qui paraissait, bien que de façon irrégulière, tous les quatre mois, puis chaque année entre 1930 et 1934, pour un total de dix numéros. La rédaction était située dans le quinzième arrondissement et les principaux animateurs de la revue étaient l’orientaliste russe Irma de Manciarli (1898-1950), qui avait déjà participé activement à la revue de la Société théosophique, Cahiers de l’étoile, et le poète Nikolaj Ocup (1894-1958). Ûrij Fel’zen, quant à lui, était le secrétaire de la revue des trois premiers numéros, et il a été remplacé, pour les numéros suivants, par le poète Lazar’ Kel’berin (1907-1975), juif originaire de Kiev lui aussi, mais qui n’était pas tout à fait opposé, semble-t-il, aux agissements d’Hitler15. La parution de cette revue s’est interrompue en 1934, à la suite d’un désaccord entre les rédacteurs et le nouveau propriétaire, l’ingénieur Aleksandr Burov (1870-1957), lui aussi d’origine juive. Le onzième volume, qui était déjà prêt, n’est jamais sorti.

  • 16 [s.a.], « Žurnal Volâ Rossii v pismah V.B. Sosinskogo B.A. Sluckomu », dans Vstreči s prošlym. Vypu (...)
  • 17 Voir mon article « Irène Némirovsky et la “génération inaperçue” des écrivains russes de Paris : un (...)
  • 18 Voir à ce sujet l’étude classique et inégalée d’A. Castoldi, Il testo drogato, Torino, Einaudi, 199 (...)

6Čisla était très appréciée du public pour différentes raisons. Cette revue est considérée, d’abord, comme le meilleur périodique de la première émigration, au même titre (comme le suggère l’écrivain Vadim Sosinskij dans une lettre au poète Sluckij)16 que la revue illustrée Apollon, qui réunissait les auteurs pétersbourgeois du symbolisme tardif. En effet, outre les textes, les illustrations, dont certaines sont réalisées par des artistes majeurs tels que Chagall, Larionov et Gončarova, sont très populaires. Mais cette publication présente surtout les grands écrivains de la première vague d’émigration et les artistes de la nouvelle génération comme Gazdanov, Poplavskij, Červinskaâ, Fel’zen et Varšavskij lui-même, qui invente le terme de « génération inaperçue »17. Le Roman avec Cocaïne d’Ageev, une œuvre particulièrement importante dans le sous-genre du « texte drogué »18, a également vu le jour dans Čisla. La présence d’un milieu littéraire aussi diversifié et dynamique, marqué par une présence non négligeable d’écrivains d’origine juive, ne peut qu’avoir attiré l’attention d’Irène Némirovsky, même si les relations qu’elle a peut-être entretenues avec certains d’entre eux restent à prouver.

Irène Némirovsky et André Maurois

  • 19 Voir surtout le chapitre « A Russian soul » dans A. Kershaw, op. cit., p. 68-69, et le chapitre VII (...)
  • 20 A. Kershaw, op. cit., p. 78.
  • 21 Dans une étude de l’œuvre d’Andreï Makine, j’ai appliqué les mêmes catégories pour définir son « en (...)
  • 22 A. Kershaw, op. cit., p. 78.

7Le thème de la maturation du genre de la biographie littéraire dans la poétique d’Irène Némirovsky a été exploré19 et justifie aussi pleinement l’intérêt de l’écrivaine pour le texte de Maurois, qui était, de ce point de vue, l’un des auteurs les plus connus. Dans l’œuvre de l’écrivaine, ce thème croise la question de l’entre-deux-langues, qui doit ici être définie comme un déséquilibre entre son âme slave (un « résidu passif », selon l’expression heureuse de Kershaw)20 et son identité française, à laquelle Némirovsky tenait particulièrement. Cependant21, il en ressort un désaccord entre le « chaos » slave qui caractérise l’âme de l’écrivaine, dépourvue d’ordre et de mesure, et le « cosmos occidental » (ou pour mieux dire, son esprit latin), qui détermine des caractéristiques opposées, étant donné que dans l’œuvre de Némirovsky « est français la mesure, la clarté, la logique, en somme toutes les qualités que devait posséder le discours latin »22. C’est pourquoi, dans sa critique de Maurois, l’auteure déplore l’incapacité du biographe français à comprendre pleinement Turgenev :

  • 23 Voir infra.

Il est plutôt difficile d’évaluer un écrivain si l’on ne connaît ni sa langue ni son pays, surtout si le pays apparaît aux yeux des Français « aussi archaïque et étrange que la Russie des années quarante »23.

  • 24 A. Kershaw, op. cit., p. 79.
  • 25 Ibid., p. 80.
  • 26 I. Némirovsky, La Vie de Tchekhov, dans Ead., Œuvres complètes, Paris, Librairie générale Française (...)

8C’est pourtant une critique que Némirovsky adresse à Maurois avec une intention très constructive, et on pourrait même penser qu’elle ne s’adresse pas seulement à l’écrivain d’Elbeuf, mais aussi à elle-même, puisque en se préparant à l’écriture de La Vie de Tchekhov, l’auteure mène (peut-être avec l’éditeur, Grasset dans son cas aussi) une réflexion sur le public qui lira cette biographie. Et ce public a un certain penchant pour la vie des grands auteurs, lorsqu’il a l’occasion d’entrer en contact avec des lieux et des contextes que l’on peut qualifier d’exotiques, quoique décrits de façon conventionnelle. À la lumière de ces considérations, il est clair que l’écrivaine ne peut éviter d’écrire sa propre œuvre avec les mêmes caractéristiques qu’elle stigmatise chez Maurois, étant donné que, et Kershaw le souligne de nouveau, « sa propre écriture biographique tend à renforcer plutôt qu’à contester les stéréotypes de l’identité nationale »24. Cela explique également pourquoi, bien que Némirovsky reproche à Maurois un usage excessif de stéréotypes et une poétisation exagérée des lieux réels, elle-même recourt à des descriptions « exotiques, divertissantes et pittoresques »25 dans plusieurs passages de la biographie de Čehov, lorsqu’elle décrit par exemple au chapitre V l’atelier du père de l’écrivain26, ou plus encore, quand elle décrit la steppe russe, située, non sans une touche de fantaisie, juste à l’extérieur de la ville de Taganrog :

  • 27 Ibid., p. 716.

Aux faubourgs commençait la steppe. Ces vastes étendues de terre, sans une montagne, sans une forêt, étaient traversées par les vents violents venus de l’Est, de l’Asie. L’hiver, ils étaient chargés de neige ; l’été, ils soufflaient en tempêtes brûlantes.27

  • 28 M.-L. Cenedese, « A romanced biography », cit., p. 2.

9La lecture que Némirovsky fait de Maurois peut donc nous aider à définir l’approche du genre pour lequel elle a « une prédilection »28, c’est-à-dire les écrits biographiques et, plus particulièrement, de la biographie fictive. Et ce, malgré la grande différence qu’il y a entre le Turgenev de Maurois et le Čehov de Némirovsky. Le premier est en effet structuré en quatre chapitres, qui correspondent plus ou moins aux conférences données par l’auteur ; il s’agit donc d’une œuvre conçue sur un texte préexistant, alors que la biographie de Némirovsky s’avère plus longue, composée de chapitres très brefs et émaillée de fréquents dialogues. Cependant, ce sont moins les analogies entre les deux textes qui importent, que le fait que cette vie de Turgenev constitue, sinon le premier, du moins l’un des premiers textes que Némirovsky aborde lorsqu’elle caresse l’idée d’écrire une biographie fictive sur la Russie et les Russes. Le lien avec le livre de Némirovsky est donc à chercher du côté du style, car La Vie de Tchekhov a une approche différente.

Irina Nemirovskaâ, « André Maurois. Tourguéniev. Grasset 1931 [compte rendu] », dans Čisla, 5, 1931, p. 248-250

  • 29 Les conférences de Maurois à la Société des Conférences ont eu lieu au printemps 1930. L’auteur ajo (...)
  • 30 « Il est impossible, en quatre conférences, de traiter des sujets aussi complexes que la vie de Tou (...)

10André Maurois a publié en un volume quatre conférences sur Turgenev, qu’il a données au printemps 1930 à la Société des Conférences29. Dans une courte note qui précède le livre, il souligne que ces conférences ont juste été un peu remaniées, et qu’elles ne peuvent en aucun cas « épuiser un sujet aussi complexe que la vie de Tourguéniev, l’histoire de la Russie contemporaine et l’analyse critique de ses œuvres »30.

  • 31 Les réflexions de Maurois sur Dickens, qui proviennent également de conférences données par l’écriv (...)

11« Ce travail, quoique soigneusement écrit, n’est qu’une ébauche », dit-il. Et en effet, le lecteur russe sera frappé et déçu par le jugement quelque peu superficiel, impétueux et général porté sur l’homme et sur son œuvre ; il aura l’impression que les raisons ne sont pas seulement celles que Maurois lui-même invoque. Dans certaines de ses « esquisses anglaises », par exemple sur Dickens31, Maurois pénètre plus profondément dans l’âme de l’écrivain anglais, par rapport à ce qu’il fait dans celle de l’écrivain russe, et pourtant, là aussi, sous la forme d’un essai relativement court. Il y a probablement des difficultés presque insurmontables à évaluer correctement un écrivain si l’on ne connaît ni sa langue ni son pays, surtout si le pays apparaît à un Français aussi archaïque et étrange que la Russie des années quarante.

  • 32 « Varvara Petrovna Loutovinov, jeune fille aux goûts masculins, montait à cheval, chassait à courre (...)
  • 33 L’auteur de la revue cite ce passage de Maurois : « Moscou était alors une ville d’une extraordinai (...)

12Avec tout le soin et la précision d’un biographe et d’un critique, Maurois décrit le régime politique, la société et les gens de l’époque, et certains types russes, tels que la mère de Turgenev, sont dépeints avec beaucoup de clarté et de vivacité32. Mais lorsqu’il essaie d’aller plus loin, dans le domaine de l’âme, il y a un sentiment de timidité, une sorte de peur de l’inconnu. De même, il décrit les paysages de manière maladroite et froide, contrairement à ses paysages anglais, clairs et vivants. « Moscou était une ville exceptionnellement poétique »33, écrit-il, et s’ensuivent quelques phrases qui ne sauraient donner à quiconque une véritable idée de ce qu’est Moscou. C’est inévitable, mais cela nuit à la compréhension d’un écrivain comme Turgenev.

13Il est étrange que Maurois ait choisi comme sujet de recherche Turgenev, qui est beaucoup moins aimé en France que Tolstoï ou Dostoïevski, même si, ou peut-être précisément parce que Turgenev est plus accessible aux Français que ces derniers. Turgenev, un Européen, ne suscite pas chez les Français le sentiment puissant de vivre dans un autre pays que leur donnent Tolstoï et, en particulier, Dostoïevski. Mais Turgenev a eu, et a toujours, une grande influence dans les pays anglo-saxons, et Maurois voit beaucoup de choses d’un point de vue anglais.

  • 34 À la fin du chapitre I (ibid., p. 84-87), Maurois cite (pas en entier et sans en donner les détails (...)
  • 35 Dans la « Note » susmentionnée, l’auteur du volume écrit que parmi les sources les plus importantes (...)

14Les trois premières parties du livre décrivent très précisément la vie de Turgenev: Maurois cite quelques lettres de Turgenev à Pisarev, traduites en français pour la première fois34. Les deux dernières sections sont consacrées à une analyse de l’art et de la philosophie de Turgenev. Il est intéressant de noter que Maurois partage l’admiration d’un autre critique français, Edmond Jaloux, pour Rudin35 : tous deux lui font une place de premier choix dans la production de Turgenev, et tous deux le considèrent comme l’un des premiers types littéraires qui ait été dépeint d’une manière nouvelle, très proche de celle de Proust, c’est-à-dire non pas comme un tout, immobile, mais comme quelque chose de varié, de versatile et, même pour l’auteur, d’incertain dans ses motivations.

  • 36 A. Maurois, Ariel ou la vie de Shelley, Paris, Grasset, 1923.

15En général, pour tout ce qui concerne la technique d’écriture, l’art, le contour des types, Maurois est, comme toujours, un critique au flair vif et profond. Au début du livre, il semble avoir une sorte de sympathie désinvolte et quelque peu moqueuse pour le « bon Moscovite ». Il adopte volontiers un ton légèrement ironique, – le même que celui avec lequel il écrit sur Shelley dans son livre prémonitoire Ariel, or the Life of Shelley36 –, mais peu à peu il est comme charmé et désarmé par la simplicité de cette image et trouve un ton sérieux, touchant par sa sincérité et sa bonne volonté.

16À cette sincérité et à cette bonhomie ne manque que la compréhension totale que ressent, même sans l’analyser, chaque Russe, avec ce charme mêlé de pureté, de mélancolie et de tendresse, que nous appelons : « Tourguénievien ».

17Mais cela, seul le lecteur russe pourra le ressentir. Pour les autres, le livre restera un bel exemple de critique, et les lecteurs des deux nations apprécieront à la fois son ton particulier, l’esprit tranquille et l’optimisme artistique et courageux d’André Maurois.

18Irina Nemirovskaâ

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Notes

1 En 2008, Mariâ Rubins soutient que le compte rendu a été écrit en russe par l’auteure et ajoute une série de données confirmant qu’il s’agit d’un texte important dans le parcours qui mène l’écrivaine à la composition de La Vie de Tchekhov (M. Rubins, « Irèn Nemirovski. Strateguii interpretacii », dans Novyj žurnal, 253, 2008, version web consultée le 31/01/2023, URL : https://magazines.gorky.media/nj/2008/253/iren-nemirovski-strategii-integraczii.html). Dans son livre sur Némirovsky de 2010, Angela Kershaw affirme que le compte rendu « a été publié dans la revue émigrée Čisla, réfutant la déclaration ultérieure de Némirovsky selon laquelle toutes ses œuvres de maturité étaient en français, et suggérant qu’elle a eu au moins quelques contacts avec les écrivains émigrés à Paris, quelles que soient les différences d’approche esthétique ». Kershaw signale également que parmi les notes inédites de Némirovsky déposées à l’IMEC, il existe une ébauche en français de cette critique, contenue dans le dossier consacré à « La Vie amoureuse de Pouchkine » (A. Kershaw, Before Auschwitz. Irène Némirovsky and the Cultural Landscape of Inter-war France, Routledge, New York, 2010, p. 79). En 2018, Marta-Laura Cenedese reprend le sujet dans un article (« A “Romanced Biography” : Irène Némirovsky’s La Vie de Tchekhov », dans Itinéraires, 1, 2017, p. 1-15) inclus par la suite dans sa monographie consacrée à l’influence de la littérature russe sur l’œuvre de Némirovsky : elle confirme l’existence de la version française de la critique à Tourguéniev de Maurois et soutient que l’écrivaine « l’a retravaillée et traduite en russe avec l’aide de son mari » (M.-L. Cenedese, Irène Némirovsky’s Russian influences. Tolstoy, Dostoevsky and Chekhov, London, Palgrave Macmillan, « Palgrave Studies in Modern European Literature », 2021, p. 177). Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons du russe et de l’anglais tout au long de l’article. À l’exception des citations, où le texte reproduit la source originale, pour la transcription des noms russes en français on emploie ici la translittération scientifique ISO 9 dans la variante adoptée par le catalogue de la Bibliothèque nationale de France.

2 O. Philipponnat, P. Lienhardt, La Vie d’Irène Némirovsky, Paris, Grasset/Denoël, 2007, p. 131.

3 I. Némirovsky, Lettres d’une vie, éd. O. Philipponnat, Paris, Denoël, 2021, p. 234.

4 Čisla, 1, 1930, p. 246.

5 [s.n.], « Irina Nemirovskaâ », dans Poslednie novosti, 1 mai 1931, p. 4.

6 Û. M., « Nevernyji svet », dans Vozroždenie, 14 février 1935, p. 4.

7 Quelques passages ont été traduits et cités par Rubins dans « Figures de l’émigré dans les écrits d’Irène Némirovsky », dans C. Kraus, T. Victoroff (dir.), Figures de l’émigré russe en France au XIXe et XXe siècle : fiction et réalité, Amsterdam, Rodopi, 2012, p. 377-392.

8 M. Rubins, « Irèn Nemirovski. Strategii interpretacii », cit.

9 Ibidem.

10 Il est également intéressant que Némirovsky déclare dans une interview de 1940 que « son écriture était française dans sa forme, même si elle avait un contenu slave, et dit qu’elle désirait, espérait et croyait qu’elle était un écrivain français plutôt que russe » (A. Kershaw, op. cit., p. 77).

11 Voir les deux bibliographies avec la liste complète des articles sur la littérature et la culture publiés dans le quotidien Poslednie novosti entre 1920 et 1929 : N. Simbirceva, T. Petrova, « Stat’i o literature i kul’ture v gazete Poslednie novosti (Pariž 1920-1940) », dans Literaturavedčeskij žournal, 18, 2004, p. 289-369 [1920-1925] ; 19, 2005, p. 260-426 [1926-1929].

12 N.F. [Û. Fel’zen], « David Golder », Čisla, 1, 1930, p. 247.

13 M. Deroyer, « Irène Némirovsky et le cinéma. Entretien avec l’auteur de David Golder et Le bal », dans Pour vous, 124, 2 avril 1931, p. 4. L’interview est republié en guise d’annexe dans la biographie de O. Philipponnat et de P. Lienhardt, op. cit., p. 544-547.

14 L’entretien est également évoqué dans : ibid., p. 298.

15 Dans une lettre de Georgij Adamovič envoyée à Fel’zen de 1939, on peut lire : « Je me demande ce que pensent les admirateurs d’Hitler, et en particulier Kel’berin, qui tremblait pour lui en tant que chevalier de l’idée blanche. Tout est tellement abominable, stupide et sale que c’en est physiquement pénible. J’envie les gens qui vivent quelque part à Ceylan » (L. L’vov, Pila, lûbila, plakala i pela… Poetessa v pautine tainoj vojny, consulté le 26/6/2023, URL : https://www.svoboda.org/a/29137057.html).

16 [s.a.], « Žurnal Volâ Rossii v pismah V.B. Sosinskogo B.A. Sluckomu », dans Vstreči s prošlym. Vypusk 10, Moskva, Rosspen, 2004, p. 371.

17 Voir mon article « Irène Némirovsky et la “génération inaperçue” des écrivains russes de Paris : une prise de distance mutuelle ? » dans ce même numéro de la revue.

18 Voir à ce sujet l’étude classique et inégalée d’A. Castoldi, Il testo drogato, Torino, Einaudi, 1994.

19 Voir surtout le chapitre « A Russian soul » dans A. Kershaw, op. cit., p. 68-69, et le chapitre VIII de la monographie déjà mentionnée de M.-L. Cenedese, Irène Némirovsky’s Russian influences, cit., p. 157-182.

20 A. Kershaw, op. cit., p. 78.

21 Dans une étude de l’œuvre d’Andreï Makine, j’ai appliqué les mêmes catégories pour définir son « entre-deux-langues ». Voir M. Caratozzolo, « Andreï Makine : langue russe, parole française », dans M. L. Clément, M. Caratozzolo (dir.), Le Monde selon Andreï Makine, Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes, 2011, p. 73-90.

22 A. Kershaw, op. cit., p. 78.

23 Voir infra.

24 A. Kershaw, op. cit., p. 79.

25 Ibid., p. 80.

26 I. Némirovsky, La Vie de Tchekhov, dans Ead., Œuvres complètes, Paris, Librairie générale Française, « La Pochothèque », 2011, t. II, p. 726-729.

27 Ibid., p. 716.

28 M.-L. Cenedese, « A romanced biography », cit., p. 2.

29 Les conférences de Maurois à la Société des Conférences ont eu lieu au printemps 1930. L’auteur ajoute dans la note introductive de son ouvrage : « À l’exception de quelques additions, je n’en ai pas modifié le texte. Mais j’ai développé et divisé en deux parties la quatrième conférence, qui était la plus importante à mes yeux » (A. Maurois, « Note », dans Id., Tourguéniev, Paris, Grasset, 2004, p. 9). À la fin de la note, l’auteur écrit que « quant à la vie de Tourguéniev, j’espère que l’excellente biographie de M. Yarmolinsky sera un jour traduite » (ibid., p. 10).

30 « Il est impossible, en quatre conférences, de traiter des sujets aussi complexes que la vie de Tourguéniev, l’histoire de la Russie de son temps, l’analyse critique de ses œuvres. Je prie donc le lecteur de ne considérer ce travail, bien qu’il ait été fait avec soin, que comme une esquisse » (ibidem).

31 Les réflexions de Maurois sur Dickens, qui proviennent également de conférences données par l’écrivain à la Société des Conférences, ont été publiées pour la première fois, séparément, dans la Revue hebdomadaire (13, 1927, p. 387-412 ; 14, 1927, p. 38-64 ; 15, 1927, p. 152-178 ; 16, 1927, p. 338-365), et la même année dans un volume, toujours chez Grasset : A. Maurois, Un essai sur Dickens, Paris, Grasset, 1927.

32 « Varvara Petrovna Loutovinov, jeune fille aux goûts masculins, montait à cheval, chassait à courre et à tir, et battait les hommes au billard. Elle était instruite et même douée d’un goût littéraire assez fin. […] Elle avait de beaux yeux, un menton énergique, mais un nez trop large, qui devint bleu. Passionnée, autoritaire, elle eût désiré être aimée, mais ne plaisait guère. À la ville voisine de Spasskoie, elle rencontra un bel officier de cuirassiers, Serge Ivanovitch Tourguéniev. Elle avait six ans de plus que lui, mais décida qu’elle l’épouserait. Ce fut elle qui fit toutes les avances » (A. Maurois, Tourguéniev, cit., p. 18-19).

33 L’auteur de la revue cite ce passage de Maurois : « Moscou était alors une ville d’une extraordinaire poésie. L’hiver, sur la neige blanche des rues, on n’entendait que le pas ouaté des chevaux et le chuchotement des traîneaux » (ibid., p. 22).

34 À la fin du chapitre I (ibid., p. 84-87), Maurois cite (pas en entier et sans en donner les détails) trois lettres de la correspondance entre Turgenev et le jeune critique Pisarev, écrites en 1867, concernant l’opinion du critique sur le roman Fumée de Turgenev (la lettre de l’écrivain au critique date du 22 mai, la réponse de ce dernier du 30 mai et la lettre ultérieure de Turgenev du 4 juin).

35 Dans la « Note » susmentionnée, l’auteur du volume écrit que parmi les sources les plus importantes qu’il a consultées, on trouve « la préface d’Edmond Jaloux pour Dimitri Roudine [dans : I. Tourguéniev, Dimitri Roudine ; Journal d’un homme de trop ; Trois rencontres, Paris, Stock-Delamain, 1922] » (ibid., p. 9). D’ailleurs, Maurois écrit : « Pour son coup d’essai, il avait écrit un chef-d’œuvre. Dmitri Roudine représente, dans la technique du roman, un modèle qui, jusqu’à présent, n’a guère été dépassé et qui, même si on le compare aux plus grands, à Balzac, à Stendhal, à Tolstoï, demeure entièrement original » (ibid., p. 54).

36 A. Maurois, Ariel ou la vie de Shelley, Paris, Grasset, 1923.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marco Caratozzolo, « Némirovsky lit Maurois : un texte en langue russe méconnu des Français »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/11579 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.11579

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Marco Caratozzolo

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