« Sujet Némirovsky » : questions et réflexions d’un biographe
Résumés
En deux décennies, l’œuvre d’Irène Némirovsky a acquis le statut de classique du xxe siècle. Mais c’est le destin tragique de la romancière et les conditions spectaculaires de sa redécouverte, plus que son renom, qui ont suscité l’intérêt de la recherche. Comment combiner l’empathie pour l’autrice de Suite française avec la distance critique exigée du chercheur ? Quelle part la connivence doit-elle occuper et quel rôle peut-elle jouer dans le « pacte biographique » ? La présente contribution interroge la nature ambiguë du travail biographique, dont l’objet fuyant doit néanmoins se façonner avec les outils de la recherche scientifique.
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- 1 G. Chérau, « Irène Némirovsky et son œuvre », dans L’Intransigeant, 23 octobre 1933.
- 2 R. Lalou, Histoire de la littérature française contemporaine, Paris, Presses Universitaires de Fran (...)
- 3 C. Wardi, Le Juif dans le roman français. 1933-1948, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1973.
- 4 N. D. Thau, Romans de l’impossible identité. Être juif en Europe occidentale (1918-1940), Berne, Éd (...)
1Si la critique est loin d’avoir ignoré l’œuvre d’Irène Némirovsky de son vivant, peu d’exégèses lui avaient été consacrées avant la parution posthume de Suite française en 2004. La première, en 1933, était due à Gaston Chérau1, dont elle n’avait cessé de briguer les conseils et l’amitié. La seconde n’occupe que deux pages de l’Histoire de la littérature française contemporaine de René Lalou2, parue en 1946 : à cette date, aucun doute ne pouvait subsister sur la mort de la romancière à Auschwitz ; l’hommage rendu par Lalou ne permit toutefois pas d’accrocher durablement son portrait dans la grande galerie des lettres françaises, pas plus que de l’ancrer dans les programmes scolaires ou universitaires. Il fallut attendre longtemps avant que deux études plus substantielles, autant que confidentielles, lui soient consacrées : celles de Charlotte Wardi3 et de Norman David Thau4, en 1973 et 2001. Encore n’envisageaient-elles l’œuvre d’Irène Némirovsky que sous l’aspect des représentations de la judéité.
- 5 O. Strasnoy, Le Bal, livret de Matthew Jocelyn, Opéra de Hambourg, 7 mars 2010.
2Vingt ans après Suite française, les études némirovskyennes sont au contraire florissantes, principalement en France, aux États-Unis et en Italie, où la plupart de ses œuvres ont été traduites. Le néologisme « némirovskyen » est le plus éloquent témoignage de cette tardive fortune. Et le présent colloque, organisé à l’initiative de Teresa M. Lussone, est une nouvelle manifestation de la curiosité suscitée par l’œuvre et la vie d’Irène Némirovsky, dont, depuis 2004, se sont également emparés le cinéma, la télévision, le roman graphique, le théâtre, le ballet et même l’opéra5. Il y a désormais fort à parier que cet intérêt ne retombera plus, quoique aucun texte inédit ou introuvable n’attende encore d’être divulgué.
- 6 I. Némirovsky, Le Vin de solitude, Paris, Albin Michel, 1935 ; désormais dans Ead., Œuvres complète (...)
3Il aura donc fallu moins de vingt ans pour qu’Irène Némirovsky devienne un « classique ». Bien des raisons peuvent expliquer cet engouement. L’une, et non la moindre, est que l’on se résout mal à l’abandonner. La valise contenant le manuscrit de Suite française, dont ses filles ne reprirent possession qu’en 1956 après la mort de leur ancienne gouvernante, est devenue le symbole même de l’abandon qui est un des motifs de son œuvre, en particulier de l’autobiographique Vin de solitude dont l’héroïne se sent « l’état d’âme d’une malle oubliée à la consigne »6.
4Chez la plupart des chercheurs, on observe ainsi à divers degrés une confusion entre l’intérêt pour l’œuvre et l’empathie pour la figure d’une romancière abandonnée à son sort par le régime de Vichy, puis ensevelie par l’oubli. Même les plus rigoureux s’aventurent à l’appeler « Irène », familiarité inconcevable avec une Simone de Beauvoir, une Marguerite Duras ou une Annie Ernaux. Il paraît légitime de se demander dans quelle mesure cet attachement, aussi sincère et justifié soit-il, est susceptible de fausser la distance critique, le flegme et l’objectivité requis et attendus d’un chercheur et, tout autant, d’un biographe. Devraient-ils se méfier d’un élan de sympathie susceptible d’embuer leur regard ? Serait-ce au contraire un outil d’appréciation ? Tel est le paradoxe : le biographe d’Irène Némirovsky se sent deux responsabilités ; celle, morale, de ne pas maltraiter une romancière rendue à ses lecteurs après un long arrachement ; et celle, intellectuelle, de ne dissimuler aucun aspect de sa vie ou de son œuvre, dût-il jeter une ombre sur son image.
- 7 Quatrième de couverture de Suite française, Paris, Denoël, 2004.
5Commençons par rappeler quelle était la situation d’Irène Némirovsky dans le paysage littéraire en 2004, avant la parution retentissante de Suite française. À cette date, n’étaient aisément disponibles en librairie que les œuvres qui l’avaient jadis rendue célèbre, David Golder et Le Bal. Une biographie, Le Mirador (1992), lui avait été consacrée par sa fille cadette Élisabeth Gille, laquelle convenait d’avoir eu recours à l’imagination pour combler des lacunes qui resteraient béantes jusqu’à la découverte de nombreux manuscrits et brouillons, en 2005, dans les archives de l’éditeur Albin Michel. Trois importantes œuvres posthumes, La Vie de Tchekhov (1946), Les Biens de ce monde (1947) et Les Feux de l’automne (1957), n’avaient jamais été rééditées. En publiant Suite française en 2004, les éditions Denoël n’imaginaient certes pas réhabiliter l’œuvre romanesque d’Irène Némirovsky, mais plutôt mettre à disposition du public « un pan à vif de notre mémoire »7, d’autant plus que ses aspects non fictionnels étaient mis en relief par une longue annexe constituée des notes marginales de l’autrice et d’extraits de sa correspondance. L’inachèvement de Suite française était présenté et perçu comme l’épilogue d’un destin irréparable, relevant de l’Histoire non moins que de la littérature. Nous savons ce qu’il en est : le manuscrit de Suite française n’est pas « inachevé » ; c’est une version princeps, aboutie, des deux premiers livres d’un roman censé en compter cinq, dont le projet est quasi sans équivalent à cette période : transmuter l’Histoire immédiate en fiction simultanée. « À tort ou à raison, je crois que c’est ce qui doit distinguer l’art de notre temps de celui des autres, c’est que nous sculptons l’instantané, nous travaillons sur des choses brûlantes », précisait-elle dans ses « Notes pour Captivité », en mars 1942. La question demeure de savoir dans quelle mesure la conscience qu’avait Irène Némirovsky d’écrire ainsi son chef-d’œuvre a diminué celle du danger qu’elle courait, autrement dit si la romancière a mis la femme en péril ; comme celle de savoir si, sans ce roman qu’elle destinait à la curiosité des « gens en [19]52 ou 2052 », sa postérité serait aussi fermement assurée, à telle enseigne qu’elle réunit les contributeurs du présent colloque.
- 8 O. Philipponnat, « La symphonie inachevée d’Irène Némirovsky », dans Parutions.com, 29 septembre 20 (...)
6J’ai joué, dans cette riche et longue histoire posthume, un rôle particulier auquel je n’étais pas préparé. Il m’a été d’autant moins possible de m’en détacher que, depuis la mort de Denise Epstein en avril 2013, j’assume la sauvegarde du droit moral de sa mère, en lien étroit avec son fils Nicolas Dauplé. Je dois ici évoquer les circonstances où fut conçu le projet d’écrire la biographie d’Irène Némirovsky. En août 2004, je venais de lire David Golder et Le Bal et ne savais rien de leur autrice. Tandis qu’allait paraître chez Grasset notre biographie de Roger Stéphane, mon coauteur Patrick Lienhardt et moi-même cherchions un nouveau sujet d’étude. Nous ignorions qu’un roman posthume était sous presse, dont un heureux hasard me mit en main un exemplaire promotionnel. Le compte rendu que j’en fis eut l’heur, je l’appris ensuite, de plaire à Denise Epstein, car c’était l’un des premiers à paraître8. Nous avons vite compris qu’il serait impossible d’entreprendre ce chantier biographique sans son assentiment et sans son aide. Je l’approchai lors d’une rencontre publique et, quelques jours plus tard, fus invité à lui présenter notre projet chez un de ses amis, à Paris. Elle n’avait encore tenu en main aucun volume de Suite française, dont elle devait le jour même recevoir ses exemplaires d’Olivier Rubinstein, directeur des éditions Denoël.
7Trois mois plus tard, Patrick Lienhardt et moi-même passions quelques jours chez Denise Epstein, à Toulouse, recueillant longuement son témoignage et numérisant quantité de documents et de photos qu’elle s’apprêtait à remettre à l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine (Imec), gardien des archives Némirovsky. Une relation de confiance et bientôt d’amitié, voire de complicité, s’est nouée, consacrée par le tutoiement et renforcée au cours de cette même année 2005 par le déchiffrement des quatre boîtes de manuscrits retrouvées dans les combles d’Albin Michel, dont elle eut la primeur et qui, pour la première fois, offraient de saisissants aperçus sur les années russes d’Irène Némirovsky, les moins documentées jusqu’alors. Ce fut, pour Denise Epstein, l’occasion de découvertes émouvantes. Par la suite, j’ai pu l’accompagner en voyage à Londres, Hambourg, Reykjavik, Moscou, Kyiv et Lviv (à l’occasion de la traduction du Vin de solitude en ukrainien) et, à sa demande, préparer l’exposition du Mémorial de la Shoah en 2010 et l’édition des Œuvres complètes en 2011. Nos longues conversations se sont interrompues après ma dernière visite, en mars 2013. Ce jour-là, elle voulut s’assurer, avant de quitter ce monde, qu’elle ne m’avait rien laissé ignorer des documents qu’elle détenait encore.
8Mes relations d’amitié avec Denise Epstein et de troublante intimité avec sa mère, par le truchement d’écrits privés que j’étais sans doute le premier à lire depuis 1942, la rencontre des rares et derniers témoins de sa vie (Samuel Chymisz, survivant du convoi de déportés n°6 ; Élisabeth Zehrfuss, secrétaire de la Revue hebdomadaire ; Mme Ronsin, jeune réfugiée à Issy-l’Évêque sous l’Occupation) ont fait que ce qu’il est convenu d’appeler le « pacte biographique » a pris la forme d’un contrat moral aux versants opposés : ne rien cacher de mes découvertes à Denise Epstein, fussent-elles déplaisantes ; mais n’en rien cacher non plus au public, parvenir à exprimer des réserves ou des doutes sans nuire à la qualité d’une amitié trop précieuse pour être contrariée. Voici trois exemples de ce dilemme.
- 9 Id., « Les “ambiguïtés” d’Irène Némirovsky », dans La Vie des idées, 22 décembre 2009, consulté le (...)
- 10 A. Kershaw (1971-2018), Before Auschwitz. Irène Némirovsky and the Cultural Landscape of Inter-war (...)
9En m’engageant dans ce chantier biographique en 2004, je n’imaginais pas devoir répondre, au cours des années suivantes, aux mêmes questions biaisées sur la « haine de soi juive » d’Irène Némirovsky et sur la présence de clichés antisémites dans certaines de ses œuvres. En 2009, je décidai d’aborder frontalement cette question dans un article intitulé « Les ambiguïtés d’Irène Némirovsky »9, compte rendu d’un essai clairvoyant de la regrettée Angela Kershaw10. Denise Epstein ne me le reprocha pas, mais elle fut blessée par ce titre que l’éditeur avait préféré à mon premier choix, « Irène Némirovsky ou les aventures de la réception ». Je ne pus, en guise de réparation, qu’imposer des guillemets de part et d’autre du mot « ambiguïtés ».
10Autre arbitrage : lorsque, préparant l’exposition au Mémorial de la Shoah, à Paris, je découvris au dos d’une page du journal de travail du Charlatan cette mention : « Il a raison, Céline. J’aime bien Bagatelles ». Outre les interprétations possibles de ce jugement déconcertant, la tentation cette fois ne fut pas de taire cette trouvaille, au risque de devoir un jour m’en justifier, mais d’attendre pour cela la parution des Œuvres complètes, afin de mieux la contextualiser et d’épargner à Denise Epstein l’exhibition de ce document dans le cadre d’une exposition qui lui tenait tant à cœur.
11En 2005, déjà, j’avais été confronté à une difficulté similaire en découvrant la mention par Irène Némirovsky, dans le journal de travail du Vin de solitude, d’un « viol » qu’elle aurait subi lorsqu’elle était étudiante. Impossible d’ignorer ce biographème crucial, clé de compréhension indispensable de L’Ennemie et du Bal ; mais il ne me fut pas agréable d’appeler Denise Epstein le soir même pour le lui apprendre. La vérité m’oblige à dire qu’elle n’en fut pas surprise.
- 11 F. Lefèvre, « Une heure avec Stefan Zweig », dans Les Nouvelles littéraires, 28 avril 1928.
- 12 R. Rolland, « Préface », dans S. Zweig, Amok ou le fou de malaise, tr. fr. A. Hella et O. Bournac, (...)
- 13 M. Proust, Le Côté de Guermantes, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1920, p. 189.
12Ces relations d’amitié et de confiance furent donc à la fois une chance, car elles me donnaient accès à des documents et des éclairages irremplaçables ; et un écueil, car je risquais sans cesse de poser sur la mère le regard de la fille, gardienne d’une mémoire sacrée. Comment, sous ce regard, écrire librement ? Pour me rassurer, j’ai pu m’en remettre à l’opinion d’un éminent devancier, Stefan Zweig, dont les biographies démontrent avec éclat qu’une sympathie manifeste est un sésame pour accéder au cœur des personnalités dont on s’efforce de restituer le destin. Zweig était convaincu qu’entre le biographe et son sujet devait exister « une profonde intimité », allant dans son cas jusqu’à la projection. Et d’ajouter : « Seules, les biographies qui sont le fruit d’un long amour resteront : toutes les autres passeront »11. Romain Rolland, autre biographe, l’avait bien compris, qui écrivait en 1927 : « On a dit que la sympathie est la clef de la connaissance. Cela est vrai pour Zweig. Et vrai aussi le contraire : que la connaissance est la clef de la sympathie »12. Proust déjà était d’avis que la méthode scientifique – en particulier la sociologie – n’était d’aucun secours à qui prétend sonder les caractères : « Les niais s’imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l’âme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que c’est en descendant en profondeur dans une individualité qu’ils auraient une chance de comprendre ces phénomènes »13. Comment, sans s’approcher de son sujet, discerner en effet les ressorts intimes de son être, de sa psyché ? Et quel meilleur moyen, à cette fin, que de rechercher avec lui une forme d’intimité ?
- 14 R. Rolland, Lettre à Stefan Zweig, 28 décembre 1918, dans S. Zweig et R. Rolland, Correspondance 19 (...)
- 15 Je renvoie, sur cette question, à mon article : O. Philipponnat, « Irène Némirovsky et le catholici (...)
13Irène Némirovsky elle-même a emprunté cette voie. N’a-t-elle pas privilégié ce que l’on pourrait appeler l’« approche sympathique » dans son unique biographie, La Vie de Tchekhov ? Ni romancé ni scientifique, dépourvu du lourd appareil de notes dont Zweig se méfiait plus que tout, ce récit est avant tout un exercice d’affinité. Mais l’affinité ne risque-t-elle pas de conduire le biographe à déformer les faits pour se propager à ses lecteurs ? de l’incliner à l’indulgence ? Rolland en avait fait le reproche à Zweig, son biographe, dont la « tendre piété » lui avait dissimulé le caractère « sentimental et passionné »14 du jeune homme qu’il avait été. Ainsi, il est indéniable que, considérée d’un œil extérieur, la conversion d’Irène Némirovsky au catholicisme, en février 1939, a constitué un reniement catégorique de sa judéité ; mais seul l’accès à ses écrits intimes ou privés nous révèle l’anxiété et les aspirations spirituelles qui ne rendent pas moins intelligible cet événement dont la source s’origine dans le secret de sa conscience15.
- 16 « La déplaisante vérité au sujet d’une nouvelle héroïne littéraire », R. Franklin, « Scandale Franç (...)
- 17 « Au début de la guerre, elle s’était montrée ardemment patriote et antiallemande, non qu’elle déte (...)
- 18 A. Malraux, Les Conquérants, Paris, Gallimard, 1928, p. 56.
- 19 S. Zweig, Marie-Antoinette, tr. fr. A. Hella, Paris, Grasset, 1933, p. 506.
14En d’autres termes, l’obligation d’une biographie est-elle l’exactitude, fût-elle chimérique, ou la sensibilité, fût-elle trompeuse ? Est-ce d’être véridique ou d’être vrai ? S’agit-il d’autopsier un corpus ou de le ramener à la vie ? Examen clinique ou prestidigitation ? Distance et proximité : comment parvenir à cet équilibre ? Questions au cœur du travail biographique et que j’ai pu toucher du doigt lorsque, en 2007, la traduction américaine de Suite française donna lieu à de violentes polémiques. L’édition anglaise du roman, apprenait-on, aurait sciemment tenté de dissimuler ce que Ruth Franklin, dans The New Republic, appelait « the nasty truth about a new Literary Heroine »16 : à savoir le présumé tropisme antisémite d’Irène Némirovsky, flagrant dans David Golder, brandi comme pièce à conviction. Certains parurent même surpris que Suite française, entièrement pensé avant les premiers convois de la mort, ne fît nulle mention des persécutions antijuives – ce qui d’ailleurs est faux, puisque le mot « antisémitisme » y figure en toutes lettres, au chapitre 9 de Dolce17. Qu’importe : Irène Némirovsky avait trahi ses promesses symboliques, de victime elle devenait coupable. Cette déplaisante controverse a fait long feu, mais la parution simultanée de La Vie d’Irène Némirovsky me valut aussitôt, outre-Atlantique et par contrecoup en France, des reproches quant à l’indulgente complaisance dont j’aurais fait preuve. Peu importait la masse de documents collectés et traités en presque trois années de recherches, il semblait qu’on eût moins attendu mes lumières qu’une condamnation sans autre forme de procès. Le fait est que j’ai endossé la robe d’avocat, convaincu avec André Malraux que « juger, c’est, de toute évidence, ne pas comprendre, puisque si l’on comprenait, on ne pourrait plus juger »18. J’en déduisais que défendre, c’est comprendre. Un avocat doit entrer dans les raisons de son client jusque dans l’erreur (et l’on notera que, dans Suite française, tous les personnages ont leurs raisons, quels que soient leurs torts). Seul le jury des lecteurs est fondé à juger sur pièces, en son âme et conscience. « Rendre humainement compréhensible », telle était l’objectif de Stefan Zweig en écrivant la vie de la reine Marie-Antoinette (1932), tâche autrement moins simple que de crier à l’inceste, puis de bâtir un échafaud19.
15Auteur de biographies, j’ai toujours choisi d’aller à la rencontre de mon sujet sans idées préconçues, comme on se rend à un premier rendez-vous. C’est d’ailleurs pourquoi, sitôt lu, je me suis empressé de refermer Le Mirador d’Élisabeth Gille, que je n’ai jamais plus rouvert, afin de ne pas en subir l’attraction. Je souhaitais aborder Irène Némirovsky avec humilité, circonspection s’il le fallait, mais sans défiance. Et avec modestie : à l’intersection de lignes fuyantes, l’objet biographique se dérobe comme la cible à la flèche de Zénon, qui toujours s’en approche et jamais ne l’atteint. Comment prétendre offrir le fidèle reflet d’une vie entière ? Comment construire pareil édifice sur la base de sources par nature lacunaires, éparpillées – ainsi de la correspondance d’Irène Némirovsky, en partie détruite ou perdue – et autres déchets aléatoires d’une existence, vestiges érodés par l’oubli ? Une seule réponse : collecter le plus grand nombre de biographèmes. Plus un puzzle a de pièces, moins celles qui manquent empêchent de l’assembler.
- 20 Cité par R. Ellmann, « Freud et la biographie littéraire », dans Diogène, 139, juillet-août 1987, p (...)
16Atteindre l’objectivité, l’exhaustivité, l’exactitude, il n’y fallait pas compter : catégories non pertinentes pour la biographie, aussi vrai qu’un tableau n’est pas une photographie. Autant de peintres, autant de portraits. Qu’on lise et compare, pour s’en convaincre, les travaux si différents, voire incompatibles, consacrés à Irène Némirovsky par Jonathan Weiss, Susan R. Suleiman et par moi-même. Sigmund Freud l’écrivait sans ambages à Arnold Zweig en 1936 : « Pour faire une biographie, il faut s’empêtrer dans un tas de mensonges, de dissimulations, d’hypocrisies, de fausses couleurs, ou même feindre de comprendre pour cacher son ignorance, car la vérité en matière biographique est inaccessible »20. La vanité de l’exercice, son illusoire scientificité rendent en réalité oiseux tout scrupule sur l’excessive proximité auteur/sujet : une distance plus grande ne la rendrait pas moins fallacieuse, voire controuvée. Tout l’art – tout l’artifice – consiste ici à coaguler des éléments épars pour leur donner forme humaine.
- 21 « Carnet mondain », dans La Gazette de Biarritz, 24 septembre 1928, p. 2.
- 22 « Pour l’essentiel, l’homme est ce qu’il cache : un misérable petit tas de secrets », A. Malraux, L (...)
17Je songe parfois au visage qu’aurait offert mon travail si, en 2005, n’avaient surgi de l’oubli les journaux de travail d’Irène Némirovsky, truffés de notations autobiographiques couvrant la quasi-totalité de son existence. Et combien de fois la découverte de lettres ou de textes inconnus – La Niania en 2007, Rois d’une heure en 2014, rarissime exemple de non-fiction dans sa production – est-elle venue déranger l’ordonnancement de sa biobibliographie ? De même, en 2022, la publication d’inédits de Louis-Ferdinand Céline a contraint ses biographes à corriger leurs perspectives. On multiplierait de tels exemples : l’apparition, au gré de la numérisation de la presse collaborationniste par le site Retronews de la Bibliothèque nationale de France, d’échos antisémites visant directement Irène Némirovsky ; ou bien cette liste invraisemblable d’invités de Léon et Fanny Némirovsky, en septembre 1928 à Biarritz21, cinq mois seulement avant la parution de la première version du Bal dans Les Œuvres libres, qui m’aurait permis de l’ancrer dans une réalité. Oui, toute biographie est spéculation, espoir, incertitude. Chacun sait, s’il devait en faire les frais, qu’il n’aurait guère de chance de s’y reconnaître, ayant eu soin de balayer au préalable son « misérable petit tas de secrets »22. N’est-ce pas du reste le principe même de l’autobiographie et de toute Confession, que de beaucoup avouer pour mieux dissimuler ?
- 23 P. Bourdieu, « L’illusion biographique », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, 1 (...)
- 24 S. Zweig, « L’Histoire, cette poétesse », dans Neues Wiener Tagblatt, 22 novembre 1931 ; puis dans (...)
18De ces difficultés, Élisabeth Gille, biographe et fille d’Irène Némirovsky, était doublement consciente. Il n’est pas indifférent qu’elle ait nommé « biographie rêvée » celle qu’elle consacra à sa mère. On serait tenté de deviner dans son titre, Le Mirador, la métaphore d’un paradoxe : distanciation et adoration mêlées. Peut-être aussi mirage, au sens où « l’illusion biographique », selon Pierre Bourdieu, résulte d’une construction abstraite, confusion de la vie avec « le récit cohérent d’une séquence signifiante et orientée d’événements »23. Limité dans ses ambitions, le biographe doit se jurer de réduire autant que possible la part du rêve et de l’obscurité, sans pouvoir ni souhaiter l’exclure. Dire comme Zweig : « Nescio, ici je ne connais pas la vérité, je ne veux pas décider »24. L’ignorance est sa bonne foi.
- 25 A. Maurois, Aspects de la biographie [1928], Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 2005, p. 183.
- 26 I. Némirovsky, Lettre à G. Chérau, 11 février 1935, dans Ead., Lettres d’une vie, éd. O. Philipponn (...)
19Le biographe, cet impressionniste, envie les instruments précis de la recherche littéraire. Il a tort. On n’attend de lui ni biopsie ni fiche signalétique. Son art est fragile et subjectif, c’est ainsi. Il « ne peut avoir pour objet la vérité […], mélange confus d’actions, de pensées, de sentiments, très souvent contradictoires », écrivait en 1928 André Maurois dans Aspects de la biographie25. Le fruit de son travail rappelle ces portraits de Paléanthropes numériquement reconstitués à partir de fragments osseux : impossible d’estimer leur véracité, mais ils offrent une prise à la vue. L’exégèse est stimulée de se voir rappeler par la biographie que l’œuvre d’un écrivain n’est pas un isolat, mais le produit d’un être de chair et de sang, avec ses bonheurs et ses insuffisances. L’ambition du biographe littéraire, en définitive, ne peut consister qu’à bâtir un récit qui peut en valoir d’autres, mais susceptible d’éclairer divers aspects et incidences biographiques de l’œuvre considérée comme production. Son travail serait vain s’il se bornait à l’esquisse, à laquelle ses moyens paraissent le réduire. Si c’est un leurre, qu’au moins ce leurre guide vers l’œuvre. Car c’est l’œuvre d’Irène Némirovsky qui nous intéresse à sa vie, non sa vie qui nous rend curieux de son œuvre. Plus qu’aucune autre, la sienne a tout à gagner de l’approche biographique, ses journaux de travail ayant montré l’importance du substrat autobiographique qui souvent les suscite, à commencer par Le Vin de solitude, ce « roman presque autobiographique que l’on écrit toujours, fatalement, tôt ou tard »26.
20Jean-Jacques Bernard, dans sa préface à La Vie de Tchekov (1946), regrettait que trop de biographes détournent le regard de l’essentiel – l’œuvre – pour s’intéresser à l’anecdotique – les aléas d’une vie :
- 27 J.-J. Bernard, « Avant-Propos », dans I. Némirovsky, La Vie de Tchekov, Paris, Albin Michel, 1946, (...)
Il y a dans bien des biographies, dans bien des mémoires, une part d’indiscrétion, et même d’indécence. Comme si le biographe éprouvait un secret plaisir à démonter l’idole, à découvrir le petit homme qui se cache souvent sous le manteau du génie. Jeu facile. Le génie cache mille faiblesses. Elles sont sa rançon, elles sont sa souffrance. Mais il se nourrit de ces faiblesses. C’est l’engrais dont il tire parfois ses meilleurs fruits. Le biographe, qui, fréquemment, n’est lui-même qu’un petit homme, a une tendance instinctive à montrer l’engrais plus que les fruits.27
21Faisons nôtre cette mise en garde.
Notes
1 G. Chérau, « Irène Némirovsky et son œuvre », dans L’Intransigeant, 23 octobre 1933.
2 R. Lalou, Histoire de la littérature française contemporaine, Paris, Presses Universitaires de France, 1946, t. II, p. 606-607.
3 C. Wardi, Le Juif dans le roman français. 1933-1948, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1973.
4 N. D. Thau, Romans de l’impossible identité. Être juif en Europe occidentale (1918-1940), Berne, Éditions Peter Lang, « Contacts », 2001.
5 O. Strasnoy, Le Bal, livret de Matthew Jocelyn, Opéra de Hambourg, 7 mars 2010.
6 I. Némirovsky, Le Vin de solitude, Paris, Albin Michel, 1935 ; désormais dans Ead., Œuvres complètes, éd. O. Philipponnat, Paris, Librairie générale française, « La Pochothèque », 2011, t. I, p. 1226.
7 Quatrième de couverture de Suite française, Paris, Denoël, 2004.
8 O. Philipponnat, « La symphonie inachevée d’Irène Némirovsky », dans Parutions.com, 29 septembre 2004, consulté le 12/07/2023, URL : https://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=15&srid=162&ida=5040.
9 Id., « Les “ambiguïtés” d’Irène Némirovsky », dans La Vie des idées, 22 décembre 2009, consulté le 12/07/2023, URL : https://laviedesidees.fr/Les-ambiguites-d-Irene-Nemirovsky.
10 A. Kershaw (1971-2018), Before Auschwitz. Irène Némirovsky and the Cultural Landscape of Inter-war France, New York/Oxon, Routledge, 2009.
11 F. Lefèvre, « Une heure avec Stefan Zweig », dans Les Nouvelles littéraires, 28 avril 1928.
12 R. Rolland, « Préface », dans S. Zweig, Amok ou le fou de malaise, tr. fr. A. Hella et O. Bournac, Paris, Librairie Stock, 1927, p. 5-12, p. 8.
13 M. Proust, Le Côté de Guermantes, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1920, p. 189.
14 R. Rolland, Lettre à Stefan Zweig, 28 décembre 1918, dans S. Zweig et R. Rolland, Correspondance 1910-1919, éd. J.-Y. Brancy, Paris, Albin Michel, 2014, p. 528-534.
15 Je renvoie, sur cette question, à mon article : O. Philipponnat, « Irène Némirovsky et le catholicisme : “un effort vers la pitié” ? », dans Approches, 180, 2019, p. 115-130.
16 « La déplaisante vérité au sujet d’une nouvelle héroïne littéraire », R. Franklin, « Scandale Française », dans The New Republic, 30 janvier 2008.
17 « Au début de la guerre, elle s’était montrée ardemment patriote et antiallemande, non qu’elle détestât les Allemands plus que les autres étrangers (elle les englobait tous dans un même sentiment d’aversion, de défiance et de dédain), mais il y avait dans le patriotisme et dans la germanophobie, comme d’ailleurs dans l’antisémitisme et plus tard, dans la dévotion au maréchal Pétain, quelque chose de théâtral qui la faisait vibrer », I. Némirovsky, Dolce, dans Ead., Œuvres complètes, cit., t. II, p. 1733.
18 A. Malraux, Les Conquérants, Paris, Gallimard, 1928, p. 56.
19 S. Zweig, Marie-Antoinette, tr. fr. A. Hella, Paris, Grasset, 1933, p. 506.
20 Cité par R. Ellmann, « Freud et la biographie littéraire », dans Diogène, 139, juillet-août 1987, p. 73-88, p. 77.
21 « Carnet mondain », dans La Gazette de Biarritz, 24 septembre 1928, p. 2.
22 « Pour l’essentiel, l’homme est ce qu’il cache : un misérable petit tas de secrets », A. Malraux, La Lutte avec l’Ange, Lausanne et Yverdon, Éditions du Haut-Pays, 1943, p. 67.
23 P. Bourdieu, « L’illusion biographique », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, 1986, p. 69-72.
24 S. Zweig, « L’Histoire, cette poétesse », dans Neues Wiener Tagblatt, 22 novembre 1931 ; puis dans Id., Derniers messages, tr. fr. A. Hella, Paris/Neuchâtel, V. Attinger, 1949 ; puis Paris, Bartillat, 2012, p. 131-151.
25 A. Maurois, Aspects de la biographie [1928], Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 2005, p. 183.
26 I. Némirovsky, Lettre à G. Chérau, 11 février 1935, dans Ead., Lettres d’une vie, éd. O. Philipponnat, Paris, Denoël, 2021, p. 174.
27 J.-J. Bernard, « Avant-Propos », dans I. Némirovsky, La Vie de Tchekov, Paris, Albin Michel, 1946, p. 5-13, p. 11.
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Référence électronique
Olivier Philipponnat, « « Sujet Némirovsky » : questions et réflexions d’un biographe », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/11495 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.11495
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