Femmes au miroir. Dramaturgies du Bal
Résumés
L’article analyse les mises en scène du Bal, écrit par Némirovsky entre un chapitre et l’autre de David Golder, avec lequel il présente quelques points communs, à commencer par la représentation d’une famille juive. Comme le suggère le titre, tout tourne autour du bal qui aurait dû consacrer les aspirations de la famille, mais qui va précipiter, au contraire, sa défaite sociale. Il s’agit d’un texte dans lequel la théâtralité potentielle des textes de Némirovsky s’avère particulièrement évidente, en témoigne la présence de certains effets théâtraux, tels que des phrases qui tiennent lieu de didascalies. Après une brève observation de la mise en scène de Lemoine en 2013, dans laquelle prédominent les aspects comico-grotesques, l’article se penche sur la mise en scène de Bergamasco en 2015, où l’accent est mis sur la violence des sentiments et de la rivalité mère-fille.
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- 1 « J’ai écrit Le Bal entre deux chapitres de David Golder, ou plus exactement, comme je venais de re (...)
- 2 « Il sortit en poussant violemment la porte derrière lui. Les girandoles en cristal de la cheminée, (...)
1La rédaction du Bal se situe entre deux chapitres de David Golder, roman d’Irène Némirovsky interrompu de façon impromptue dans la seconde moitié de l’année 19281. Un lien sonore unit ces deux textes. Une porte qui claque violemment, dans un geste éminemment théâtral, signale l’apparition impétueuse de Rosine Kampf : son entrée provoque un courant d’air qui fait tinter les pendeloques en cristal du lustre, de même que David, lorsqu’il annonce son départ imminent2. Le Bal reprend également, avec concision, les thèmes de David Golder. Monsieur Kampf, d’extraction sociale très modeste, a fait fortune en jouant en bourse. Sa femme Rosine est une ancienne dactylographe, dont la seule préoccupation est de cacher son âge et ses origines. Dans le bal est supposé se concrétiser le succès du couple, succès qui a besoin, pour être complet, d’une consécration mondaine. Le bal constitue le grand événement — longuement préparé et qui tourne finalement au fiasco — autour duquel se cristallisent les désirs des deux personnages. Rite bourgeois s’il en est, le bal revêt une double connotation symbolique : si, pour les parents, il prend la forme d’un rite de passage vers la reconnaissance mondaine, pour leur fille unique, Antoinette, il représente à l’inverse le franchissement du seuil qui sépare l’adolescence de l’âge adulte.
2Dans Le Bal, par rapport à David Golder, Némirovsky se focalise strictement sur le rapport mère-fille. Antoinette, que sa mère écarte de la fête, fait obstacle à la réalisation du rêve de ses parents. Son regard lucide et impitoyable dévoile leur irrémédiable médiocrité. Elle les punira, en jetant dans la Seine les invitations au bal qu’elle aurait dû apporter au bureau de poste. Son geste impulsif mène la famille à la catastrophe : le bal sera désert, la mère châtiée et humiliée, le père ridiculisé. Dans la perspective d’une adaptation théâtrale, la trame se prête à deux options interprétatives possibles.
3D’une part, Némirovsky se livre à une critique des habitudes du temps, et offre une représentation grotesque de la soif d’ennoblissement des deux parvenus qui ne parviennent à réunir, pour le bal, que de vieilles prostituées, quelques hommes entretenus et autres arrivistes, autant de personnages qui leur ressemblent en tous points. En arrière-plan, se fait jour le petit monde des juifs russes de Paris, qui ont obtenu des succès économiques enviables, sans avoir pu, pour autant, se faire une place dans les milieux mondains. Ces nouveaux riches voient se confirmer leur condamnation à être exclus du « monde » parisien de la Belle Époque. Les lois de la mondanité ne sont pas complètement différentes, en fin de compte, de celles du ghetto qu’ils ont fui, croyant qu’il suffirait de renier leur foi pour effacer leurs origines. Ridicules et méchants, les époux Kampf peuvent être assimilés, à cet égard, aux personnages d’un vaudeville : leur stupidité les place dans la sphère de l’absurde, dans cette mécanicité caricaturale typique des héros gauches et hagards de Feydeau — qui annoncent en quelque sorte les personnages de Beckett — auxquels on n’accorde même pas une commisération condescendante.
- 3 Ce rapprochement a été fait, à propos de David Golder, par O. Philipponnat et P. Lienhardt, La Vie (...)
4D’autre part, le récit est également une forme de réélaboration, à travers l’écriture, de l’un des thèmes centraux de la vie et de la prose de Némirovsky : la confrontation, violente, agressive, impitoyable avec la figure maternelle. Cet aspect déplace l’intrigue sur un autre plan, non plus grotesque mais plutôt dramatique, aux contenus plus inquiétants, que l’on pourrait rapprocher des œuvres contemporaines d’Henry Bernstein3.
- 4 Parmi ses toutes premières œuvres il faut citer, en effet, quatre saynètes qui forment un petit cyc (...)
5On peut parler d’une théâtralité potentielle de l’écriture de Némirovsky : thèmes, personnages et intrigues ont beaucoup en commun avec les modèles dramaturgiques en vigueur sur les scènes de l’époque. Ce rapprochement est également favorisé par la théâtralité intrinsèque du style de l’écrivaine : dans la première phase de sa production littéraire, ce penchant à la dramatisation s’avère particulièrement patent4. Les parties dialoguées, vives et mordantes, priment sur les parties descriptives, qui donnent très peu d’indications et se concentrent sur les mouvements, sur les entrées et les sorties des personnages. La présentation des personnages, qui se fait au présent, tient lieu de didascalies. Ainsi, pour Antoinette :
- 5 I. Némirovsky, Le Bal, cit., p. 13.
Quatorze ans, les seins qui poussent sous la robe étroite d’écolière, et qui blessent et gênent le corps faible, enfantin… les grands pieds et ces longues flûtes avec des mains rouges au bout, des doigts tâchés d’encre, et qui deviendront un jour les plus beaux bras du monde, qui sait ? … une nuque fragile, des cheveux courts, sans couleurs, secs et légers…5
- 6 Nous renvoyons au travail de Cinzia Bigliosi, qui a reconstruit, de façon exhaustive, le rapport en (...)
6La structure de la phrase, si semblable à la didascalie théâtrale, révèle également l’intérêt de Némirovsky pour le cinéma. Pour paraphraser l’un de ses titres, Film parlé, on pourrait parler de « roman parlé ». Entre théâtre et cinéma, Némirovsky opta résolument pour le second, plus intéressant aux yeux d’une artiste ouverte à l’expérimentation et, en même temps, en quête de succès et de popularité immédiate. La dramatisation des textes de Némirovsky ne semblerait donc requérir qu’une transcription des dialogues. Le théâtre et le cinéma de l’époque surent profiter de cette prédisposition. Les meilleures preuves sont à chercher, dans cette période, du côté du cinéma. Le premier roman à passer d’un genre à l’autre, fut, en 1930, soit un an après sa publication, David Golder, remanié par Ferdinand Nozière et représenté au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Juste après eut lieu la transposition cinématographique de Julien Duvivier, qui, dans sa version italienne, adopta le titre plus didactique de Le beffe della vita, et fut présentée à la Mostra de Venise en 1932. Le Bal devint en 1931 un film dirigé par Wilhelm Thiele, avec Danielle Darrieux, âgée alors de quatorze ans, dans le rôle d’Antoinette. La version italienne eut pour titre Alle porte del gran mondo, non sans pécher, peut-être, par excès interprétatif là encore6.
- 7 La pièce fut représentée en janvier 2023, au Théâtre de la Huchette, et obtint un grand succès.
- 8 Voir J. Rouché, L’Art théâtral moderne, Paris, Cornély, 1910. Directeur de la Nouvelle Revue França (...)
7La vie théâtrale des romans de Némirovsy fut cependant brève et subordonnée au succès littéraire de l’écrivaine. À la différence de ce qui se produisait dans le cinéma, où les scénaristes s’inspiraient souvent de trames littéraires déjà éprouvées, les dramaturges les plus avancés du théâtre français des années 1920 et 1930 s’efforçaient de prendre leurs distances avec la pratique habituelle des adaptations théâtrales de romans du XIXe siècle. Cette praxis — qui avait permis aux écrivains naturalistes de donner une nouvelle dignité artistique à la scène, en rénovant, par le biais de la transposition théâtrale des romans de Zola, le répertoire usé du drame bourgeois et du vaudeville de pur divertissement — avait connu son plus haut degré d’élaboration dans le travail que Copeau avait réalisé sur les Frères Karamazov7. Copeau lui-même s’était immédiatement éloigné de cette expérience : la recherche théâtrale allait dans le sens de l’autonomie totale du théâtre à l’endroit de la littéralité du texte, se concentrant plutôt sur la mise en scène, sur la performance et sur le jeu des acteurs8.
- 9 La première adaptation, chronologiquement parlant, ressort en réalité au théâtral musical : un livr (...)
8La redécouverte des œuvres de Némirovsky au début du XXe siècle a surtout concerné, à l’inverse, le théâtre, et Le Bal compte parmi celles qui ont suscité le plus d’intérêt9. Au théâtre, le récit de Némirovsky, en raison de la spécificité de sa thématique féminine, a surtout été l’objet de prédilection d’artistes femmes — actrices et dramaturges — qui l’ont réélaboré, avec des résultats très personnels.
9Les transpositions théâtrales reflètent cette double interprétation à laquelle on a fait allusion précédemment. Le texte peut facilement virer soit vers le vaudeville, soit vers une forme de tragique propre au XXe siècle qui se déporte vers la sphère de l’intime, de « la chambre à coucher », sur le modèle de Strindberg.
10De ces deux voies, c’est la première que choisit Virginie Lemoine, qui, en 2013, a tiré du Bal une pièce sur laquelle elle a travaillé pendant quatre ans, avec le précieux soutien de Denise Epstein, fille d’Irène Némirovsky. Lemoine met en scène un spectacle dans lequel Le Bal devient une satire grinçante des mœurs, le genre préféré de cette actrice, qui s’est spécialisée dans un répertoire brillant, en équilibre entre humour et comédie sophistiquée.
11Lemoine applique la lunette déformante du grotesque à un modèle de représentation traditionnelle : tous les personnages sont recréés à travers une typification de nature proprement comique. Le maquillage, les postures disgracieuses, la récurrence des ambiances offrent une vision dégradée et décomposée de la famille Kampf. Ces juifs enrichis et vulgaires sont mus par des instincts brutaux, dans lesquels l’ambition sociale se mêle à l’avidité et au plaisir de l’ostentation. La gestuelle imposée aux acteurs est caricaturale, comme le décor et les costumes, qui reconstituent un climat bourgeois opulent mais inélégant. La focalisation est celle d’Antoinette et de son trouble adolescent, elle qui veut devenir une femme, n’ayant pour seul modèle, pour le moins contradictoire, une mère qui réprouve systématiquement le désir de sa fille de prendre part au bal. En ce sens, la mise en scène met en valeur le thème du conflit générationnel. Comme la grande tradition comique le prescrit, cette mère dominatrice et répressive entrave le bonheur de sa fille par pur égoïsme. Les sentiments de Rosine naissent d’une pulsion refoulée : la rivalité à l’égard de la jeunesse qui fleurit chez Antoinette alors qu’elle se fane chez elle. Avec le sadisme diabolique des fils mal-aimés, Antoinette se rebelle et inflige à sa mère une punition, qui, loin d’être une leçon morale, échoue à remettre de l’ordre dans la famille en crise — comme le prévoit la tradition comique — et se configure plutôt comme une vengeance dont la conséquence est, inexorablement, l’infortune.
12La dimension comico-grotesque qui caractérise la mise en scène de Lemoine se traduit dans une opposition entre deux modèles féminins, qui correspondent à deux époques de la vie, mais liée par une même aridité morale. Une telle lecture demeure fonctionnelle dans un spectacle dans lequel l’humour naît d’un mécanisme théâtral des plus conventionnels : le rire provient du sens de supériorité que le public éprouve vis-à-vis de personnages arrogants, coupables d’avoir confondu l’apparence et la substance, comme les précieuses ridicules de la cruelle farce moliéresque.
13Une mise en scène conçue de la sorte, qui privilégie le côté comique, doit nécessairement se borner à n’effleurer qu’en partie — la partie conforme à la convention du théâtre léger choisi par la metteuse en scène — la complexité multiforme du conflit mère-fille. L’affrontement générationnel ne se joue pas, en effet, seulement sur l’opposition entre un modèle de féminité maladivement accrochée à une beauté fugace et un autre, aux antipodes, cueilli à son éclosion. Dans la métamorphose de la jeune fille en femme il y a un passage qui prévoit aussi une identification contradictoire et troublante avec le corps de la mère, pris constamment pour modèle de référence.
- 10 Précédé par une étude préparatoire présentée au cours d’un festival en 2013, Il ballo. Récit de scè (...)
- 11 E. Quaglia, « Rappresentare : Némirovsky fra narrativa e teatro », dans Itinera, 17, 2019, p. 99-10 (...)
14C’est à l’exploration en profondeur de ce contenu ambigu et de la coïncidence des destins féminins qui sont impliqués que s’est intéressée, quant à elle, Sonia Bergamasco, qui, en 2015, monte à son tour une adaptation de l’œuvre, Il ballo, dont elle est aussi l’interprète10. La mise en regard du texte de Némirovsky et du scénario a déjà été effectuée par Elena Quaglia11. Nous nous arrêterons donc sur ce type particulier de réécriture au second niveau que suppose la mise en scène. Dans certains passages, en effet, le spectacle, dans son rendu visuel, plus sensible au regard qu’à l’oreille du spectateur, se détache du scénario, créant de nouveaux signifiés. L’actrice elle-même nous a suggéré qu’elle avait pour principal guide le spectacle, dans lequel viennent s’intégrer des variations nées sur scène.
15À l’opposé de Lemoine, Bergamasco choisit un espace vide, un seul corps, le sien, et une seule voix, la sienne, parfois hors champ, pour donner vie aux cinq personnages du texte d’origine. Pour une actrice qui s’est formée à l’école de Carmelo Bene, un corps et une voix suffisent à eux seuls au spectacle. Le passage d’un rôle à l’autre se fait par les changements soudains de tonalités, qui varient des graves aux aigus, des chuchotements aux hurlements. L’incarnation des rôles par un seul acteur se reflète dans le décor : les mots (tout à fait fidèles au texte littéraire) s’appuient, comme pour souligner leur signification, sur un nombre réduit d’objets essentiels qui ont une valeur à la fois pratique et symbolique, due à la métamorphose constante des signes qu’ils émettent. La voix hors champ est celle d’Antoinette, à qui est confié le « récit de scène » : c’est ainsi que l’artiste définit sa réécriture du texte.
- 12 « La beauté est vérité, la vérité beauté », Il Ballo, scénario, p. 2. Le texte du scénario se base (...)
16Lorsque le public pénètre dans la salle, l’actrice se trouve déjà sur scène, « assoupie » comme les mots, et l’action commence, peu de minutes après, avec une citation extratextuelle qui équivaut à une épigraphe : « Bellezza è verità, verità è bellezza »12.
- 13 Ibidem.
17Assise sur un « divanetto snello e basso, con braccioli », une « banquette mince et basse, pourvue d’accoudoirs »13, l’actrice lit, dans une revue qui s’appelle Il ballo, les fameux vers de Keats qui unissent beauté et vérité en un seul signifié. Un viatique ironique pour une histoire construite sur le mensonge social et familial. La dormeuse qui se trouve au centre de la scène renvoie elle aussi à un autre texte, cette fois figuratif : les postures que prend Antoinette, âgée de quatorze ans, telle que l’a imaginée Bergamasco, sont une référence explicite aux toiles de Balthus. Comme dans les intérieurs inquiétants de l’artiste, le divan est un lieu de rêveries morbides et régressives et accueille alternativement, dans la scène dépouillée que Bergamasco imagine, la mère et la fille : lieu d’autoérotisme, pour Antoinette, et d’exhibition pour Rosine, c’est l’un des centres optiques du spectacle et il renvoie explicitement au divan freudien.
- 14 Dans un entretien, Sonia Bergamasco a raconté qu’elle était partie de l’habit blanc qu’elle porte s (...)
18Le costume que l’actrice portera tout au long du spectacle est unique, un vêtement de bal de couleur blanche, très simple mais élégant14, que complète une paire de chaussures à talons hauts, qui, au cours de la représentation, sont mises et enlevées, parfois brandies comme des objets contondants. De même que le costume de scène comme habit du soir, pour la mère, mais aussi comme tunique virginale, uniforme de jeune écolière ou pyjama pour la fille, la chaussure revêt une double valeur symbolique. C’est une référence au bal, pour Rosine, qui l’enfile en s’admirant sensuellement, mais elle se transforme en un corps maternel quand elle passe dans les mains de la fille, qui la serre entre ses bras, comme un objet de transition. Bergamasco renferme, dans ce simple geste enfantin, la frustration d’Antoinette, privée dans le même temps d’affection maternelle et de fête.
- 15 « Feindre, c’est se connaître — jeu d’acteur, jeu de scène […]. À l’intérieur de la chambre des fan (...)
19À côté de la banquette, un second élément est investi d’une grande valeur symbolique : le miroir. Dans ses notes de mise en scène, Bergamasco déclare que l’obsession pour cet objet est née d’un vers de Pessoa : « Je suis comme une salle peuplée d’innombrables et fantastiques miroirs, qui gauchissent en reflets mensongers une seule réalité antérieure, qui ne se trouve en aucun d’eux, et pourtant se trouve en tous »15.
20Nul parallèle ni analogie entre les deux écrivains, précise Bergamasco : le thème du miroir est plutôt pour elle le symbole de son propre art, une métaphore du jeu d’acteur lui-même. La trame du Bal, avec ce double féminin, se prête à un défi personnel et théâtral.
- 16 Ibidem.
Fingere è conoscersi – gioco d’attore, gioco di scena. […] Dentro la stanza dei fantasmi – gioco degli sguardi e sortilegio della fiaba – c’è anche e soprattutto per me, il desiderio di condividere una storia – che è teatro – e prima ancora l’amore per la lettura, scrigno silenzioso di tutte le voci e principio e motore dell’eros.16
- 17 « […] le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’an (...)
21Au début de l’action, du divan l’actrice se déplace donc vers un cercle de lumière projeté sur le sol, sur lequel elle s’agenouille, adoptant une posture tout à fait similaire à celle évoquée dans la référence au Caravage ci-après. Sur le bord de cette lumière elle se penche et s’admire : elle s’incarne dans la jeune Antoinette, elle se regarde et s’appelle par son nom, dans une tentative de faire coïncider prénom et image, de recomposer une identité encore indéfinie, propre à l’adolescence. La référence à la phase lacanienne du miroir est explicite : reconnaissant enfin le corps reflété comme le sien, le sujet réalise sa séparation du corps maternel, vivant ce détachement avec angoisse17.
22Les miroirs envahissent en effet la scène.
- 18 Il Ballo, scénario, p. 3. « Miroirs (voilés). / Une salle peuplée de miroirs (pareils à des urnes b (...)
Specchi (velati).
Una sala di specchi (come urne bianche verticali e orizzontali)
Cimitero fantastico
Una donna (ragazza, donna, vecchia) ripercorre lo spazio in cerca delle voci, dei corpi, della storia.
Ridice la sua storia. La ricorda e la riscopre.
Balthus, le sue fanciulle morbose e inquietanti
Caravaggio, Narciso allo specchio.18
23Pour les adultes aussi, et pas seulement pour Antoinette, le miroir est le lieu où, de façon illusoire, des psychologies instables, comme celles des parents — de la mère surtout —, tentent une difficile recomposition.
- 19 Ibid., p. 4. « Je me relève, je dévoile un autre miroir, "j’essaie" la mère, je deviens la mère, me (...)
24Au début les miroirs sont dissimulés par des bâches en plastique, qui seront progressivement ôtées au fil de l’action. Chaque dévoilement signale l’apparition d’un nouveau personnage, reconnaissable au changement de registre vocal de l’actrice : « Mi rialzo, scopro un altro specchio, “provo” la madre, divento la madre, coprendomi con il velo come fosse uno scialle (una sola spalla) »19.
25Au cours du spectacle, l’actrice solitaire se tourne vers ces objets, rétablissant grâce à cette trouvaille scénographique la simulation d’un dialogue autrement impossible.
26Les bâches déchirées seront par ailleurs réutilisées moyennant un changement de sens : enveloppant le corps de l’actrice, elles deviennent un turban, un habit du soir, une traîne pour Rosine, et elles redeviennent plastique mortel lorsqu’Antoinette se sert de l’une d’elles pour enserrer son visage, essayant de se suicider par étouffement quand elle évoque sa mort, due au malheur qui l’accable, et celle de ses parents, en guise de punition.
Mi rigiro al pubblico, il velo stretto sul viso, tortura.
Vorrei morire. Dio fammi morire… Santa Vergine perché mi hai fatto nascere in mezzo a loro, puniscili, ti prego puniscili e poi muoio contenta… […] Felice… Felice… preferirei essere morta e sotterrata… Sporchi egoisti… Sono io che voglio vivere, io, io, sono giovane io. Mi derubano, si prendono la mia parte di felicità sulla terra…
- 21 Ibid., p. 19. « Apprends, ma petite, que je commence seulement à vivre, MOI, tu entends, MOI, et qu (...)
27Le désir de la mère et celui de la fille coïncident : apparaître, se sentir admirées, se sentir aimées, éprouver les joies de l’éros. Pour Rosine, comme pour Antoinette, ce bal est un début : « Sappi, mia cara che io, IO comincio soltanto adesso a vivere, capisci, IO, e non ho intenzione di avere tra i piedi una figlia da marito »21.
28L’action du reflet/dévoilement renferme l’une des significations les plus intenses du spectacle, qui reprend là un contenu fort du texte d’origine. Rosine est attirée et obsédée dans le même temps. Se font jour deux autres références intertextuelles grandement évocatrices. La première suggère le « miroir, mon beau miroir » de la perfide belle-mère de Blanche-Neige, sorte d’archétype sanguinaire dont cette mère jalouse descend. La seconde renvoie au diabolique Dorian Gray d’Oscar Wilde. Bergamasco développe, au point d’en imprégner le spectacle dans son entier, une scène du récit que Némirovsky place juste après le bal raté. Enfermée dans sa chambre, après avoir donné les dernières instructions, Rosine se regarde dans le miroir pendant qu’elle se prépare, et elle voit tomber, à cet instant, l’illusion sur sa propre personne, qui la caractérise depuis le début. Dans une sorte de prolepse du désastre final, Rosine aperçoit sur son visage une beauté flétrie, que masque un excès de fards et de diamants.
- 22 I. Némirovsky, Le Bal, cit., p. 386-387.
Elle commença à farder minutieusement son visage ; d’abord une couche épaisse de crème qu’elle malaxait de deux mains, puis le rouge liquide sur les joues, le noir sur les cils, la petite ligne légère qui allongeait les paupières vers les tempes, la poudre… […] Brusquement elle saisit de ses doigts serrés un cheveu blanc sur la tempe ; elle l’arracha avec une grimace violente. […] Et maintenant, c’était la dernière chance, les dernières années avant la vieillesse, la vraie, sans remèdes, l’irréparable. […] Les bijoux… Elle en avait un coffre plein… […] Elle mit son grand collier de perles à deux rangs, toutes ses bagues, à chaque bras des bracelets de diamants énormes qui les emprisonnaient jusqu’aux coudes ; puis elle fixa à son corsage un grand pendentif orné de saphirs, de rubis et d’émeraudes. Elle rutilait, elle étincelait comme une châsse.22
29Ce moment de vérité atteint son point culminant à la fin de la performance de Bergamasco : telle une « Cendrillon démente », Rosine se meut entre les miroirs, elle joue, en la mimant, la réception qui n’a jamais eu lieu, et elle disparaît sous les yeux du public, récupérant les chaussures et les bâches pêle-mêle, boitant, trébuchant sur celles qui sont étalées par terre, et dans lesquelles elle se drape comme dans une espèce de suaire, reproduisant le geste suicidaire déjà esquissé par Antoinette.
- 23 Il Ballo, scénario, p. 33. « Je joue seule le texte de la réception, je récupère les chaussures et (...)
Recito il ricevimento da sola, recupero scarpe e veli alla rinfusa, poi perdo una scarpa e zoppico, incespico nei veli. Piango, inciampo, crollo. Mi guardo mi ammiro voglio amarmi, consolarmi, ridere fingere e piano piano tutto si rompe. Piango allo specchio, inciampo, crollo. Fagotto avvolto nella plastica, a terra.23
- 24 Ibid., p. 34. « Je lis, m’identifiant graduellement et m’émouvant sincèrement de notre histoire ».
30Bergamasco insiste sur la coïncidence et sur la superposition qui se crée entre les deux femmes. Avec un renversement, Rosine, fragile et sans défense, passe le témoin à Antoinette, qui lit dans le livre de Némirovsky, qu’elle tient dans ses mains, une phrase qui est prononcée par la mère dans le texte : « Leggo, immedesimandomi gradualmente e commuovendomi sinceramente della nostra storia »24.
31À travers un acte d’identification vertigineuse, émouvante, silencieusement salvatrice, dans ce seul je, mère et fille se rencontrent : c’est un acte fragile de recomposition, la tentative de comprendre les raisons de l’autre, de devenir mère de sa propre mère, brisant les chaînes de la haine et de la compétition qui condamne les femmes à une enfance pérenne. Le théâtre de la vanité mis en place par Bergamasco ressemble à une fantaisie infantile trouble et régressive, à un jeu de poupées et de travestissement et culmine sur le petit sourire final sinistre qu’Antoinette adresse à Rosine.
Sorrido da lettrice, ma tra le lacrime. Era l’attimo impercettibile in cui si incrociavano sul cammino della vita, e l’una stava per spiccare il volo, mentre l’altra si avviava a sprofondare nell’ombra. Ma non lo sapevano. Eppure Antoinette dolcemente ripeté : Povera mamma.
Notes
1 « J’ai écrit Le Bal entre deux chapitres de David Golder, ou plus exactement, comme je venais de refaire pour la troisième fois le récit de la première crise d’angine de poitrine de David Golder en wagon-lit. Cela ne marchait pas du tout, et je ne pouvais plus voir mon roman. Un jour, sur le pont Alexandre-III, j’avais remarqué une fillette, accoudée au parapet, qui regardait couler l’eau, tandis que la personne qui l’accompagnait et qui semblait une gouvernante anglaise attendait avec une fièvre visible quelqu’un qui ne venait pas. La petite fille avait un air malheureux et dur qui me frappa. J’imaginais, en la regardant, toutes sortes d’histoires. Le Bal en est une », I. Némirovsky, Prière d’insérer, dans O. Philipponnat, P. Lienhardt, La Vie d’Irène Némirovsky, Paris, Grasset/Denoël, 2007, p. 199.
2 « Il sortit en poussant violemment la porte derrière lui. Les girandoles en cristal de la cheminée, agitées par le courant d’air, sonnèrent dans le silence avec un petit bruit pressé, argentin », I. Némirovsky, David Golder, dans Ead., Œuvres complètes, éd. O. Philipponnat, Paris, Librairie Générale Française, « La Pochothèque », 2011, t. I, p. 486 ; « Mme Kampf entra dans la salle d’études en fermant si brusquement la porte derrière elle que le lustre de cristal sonna, de toutes ses pendeloques agitées par le courant d’air, avec un bruit pur et léger de grelot », Ead., Le Bal, dans Œuvres complètes, cit., p. 357.
3 Ce rapprochement a été fait, à propos de David Golder, par O. Philipponnat et P. Lienhardt, La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 192. Des passions comme la vengeance et la cruauté donnent lieu à d’efficaces intrigues théâtrales, ce qui explique le naturel avec lequel les trames romanesques de Némirovsky se prêtent aux transpositions sur les planches.
4 Parmi ses toutes premières œuvres il faut citer, en effet, quatre saynètes qui forment un petit cycle dans lequel un même personnage féminin, la jeune et désinvolte Nonoche, est la protagoniste récurrente de situations variées : Nonoche chez l’extra lucide, Nonoche au Louvre, Nonoche au vert, Nonoche au ciné. La première a été publiée dans la revue « Fantasio » le 1er août 1921 sous le pseudonyme de Topsy (I. Némirovsky, Œuvres complètes, cit., t. I, p. 49-76).
5 I. Némirovsky, Le Bal, cit., p. 13.
6 Nous renvoyons au travail de Cinzia Bigliosi, qui a reconstruit, de façon exhaustive, le rapport entre l’écrivaine et le grand écran : C. Bigliosi, « Irène Némirovsky e la tentazione del grande schermo », dans Itinera, 17, 2019, p. 108-114.
7 La pièce fut représentée en janvier 2023, au Théâtre de la Huchette, et obtint un grand succès.
8 Voir J. Rouché, L’Art théâtral moderne, Paris, Cornély, 1910. Directeur de la Nouvelle Revue Française, Jacques Copeau fit traduire en français l’ouvrage fondamental de Gordon Craig, On the Art of Theatre publié en 1911 (De l’art du théâtre, tr. fr. G. Séligmann-Lui, introduction de J. Rouché, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1920). Voir enfin J. Copeau, Le Théâtre populaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1941.
9 La première adaptation, chronologiquement parlant, ressort en réalité au théâtral musical : un livret d’opéra composé par Matthiew Jocelyn pour Oscar Strasnoy, compositeur du Bal, mélodrame en un acte pour orchestre et solistes mis en scène à l’Opéra de Hambourg. En 2017, Jézabel est adapté par Maddalena Mazzocut-Mis et Sofia Pelczer. C’est cette même œuvre que Paolo Valerio choisit, à partir d’une adaptation de Francesco Niccolini, pour le Teatro Mercadante de Naples.
10 Précédé par une étude préparatoire présentée au cours d’un festival en 2013, Il ballo. Récit de scène pensé et interprété par Sonia Bergamasco. Librement tiré du Bal d’Irène Némirovsky, il est mis en scène à Milan, au Teatro Franco Parenti, le 5 mars 2015. Nous avons pu consulter le scénario (dorénavant « scénario ») grâce à la metteuse en scène, que nous remercions ici. Sonia Bergamasco a répété l’expérience de la transposition d’œuvres littéraires françaises, dans une perspective féminine là encore, mettant en scène, deux années plus tard, Louise et Renée, tiré des Mémoires de deux jeunes mariées de Balzac (Milan, Piccolo Teatro, 21 mars 2017). Le spectacle obtint des critiques très favorables (voir URL : https://soniabergamasco.it, consulté le 25/07/2023).
11 E. Quaglia, « Rappresentare : Némirovsky fra narrativa e teatro », dans Itinera, 17, 2019, p. 99-107.
12 « La beauté est vérité, la vérité beauté », Il Ballo, scénario, p. 2. Le texte du scénario se base sur la traduction de Margherita Belardetti (Adelphi, 2005). C’est nous qui traduisons, en reprenant, lorsque c’était possible, le texte original de Némirovsky.
13 Ibidem.
14 Dans un entretien, Sonia Bergamasco a raconté qu’elle était partie de l’habit blanc qu’elle porte sur scène, trouvé par hasard dans un atelier de couture. Le blanc est une référence à la biographie de Némirovsky ; si l’on en croit Olivier Philipponat, la mère de l’écrivaine nourrissait une sorte d’obsession pour le blanc : « la coquetterie maladive et le goût des toilettes immaculées », O. Philipponat et P. Lienhardt, La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 45.
15 « Feindre, c’est se connaître — jeu d’acteur, jeu de scène […]. À l’intérieur de la chambre des fantasmes — jeu de regards et sortilège de fable —, il y a aussi et surtout pour moi, le désir de partager une histoire — qui est théâtre — et encore avant, l’amour de la lecture, écrin silencieux de toutes les voix et principe moteur de l’éros », Note sul Ballo, consulté le 19/03/2023, URL : www.soniabergamasco.it. Pour la traduction de Fernando Pessoa, Lettres, pages de journal et pensées sur moi et les autres, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 170.
16 Ibidem.
17 « […] le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation, – et qui pour le sujet, pris au leurre de l’identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité – à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental», J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », dans Revue Française de Psychanalyse, 4, 1949, p. 449-455, p. 452-453.
18 Il Ballo, scénario, p. 3. « Miroirs (voilés). / Une salle peuplée de miroirs (pareils à des urnes blanches verticales et horizontales). / Cimetière fantastique / Une femme (jeune fille, femme, vieille) parcourt l’espace à la recherche des voix, des corps, de l’histoire. / Elle redit son histoire. Elle se la remémore et la redécouvre. / Balthus, ses filles morbides et inquiétantes. / Caravaggio, Narcisse au miroir ».
19 Ibid., p. 4. « Je me relève, je dévoile un autre miroir, "j’essaie" la mère, je deviens la mère, me couvrant du voile comme si c’était une écharpe (une seule épaule) ».
20 Ibid., p. 20. « Je me retourne vers le public, le voile ceint autour du visage, torture. // Je voudrais mourir. Mon Dieu, faites que je meure... Sainte Vierge, pourquoi m’avez-vous fait naître parmi eux, punissez-les, je vous en supplie, Punissez-les une fois, et puis, je veux bien mourir... Heureux... heureux... j’aimerais mieux être morte au fond de la terre... Sales égoïstes ; c’est moi qui veux vivre, moi, moi, je suis jeune, moi. Ils me volent, ils volent ma part de bonheur sur la terre... // Je déchire le voile pour découvrir ma bouche ».
21 Ibid., p. 19. « Apprends, ma petite, que je commence seulement à vivre, MOI, tu entends, MOI, et que je n’ai pas l’intention de m’embarrasser de sitôt d’une fille à marier... ».
22 I. Némirovsky, Le Bal, cit., p. 386-387.
23 Il Ballo, scénario, p. 33. « Je joue seule le texte de la réception, je récupère les chaussures et les voiles pêle-mêle, puis je perds une chaussure et je boite, je me prends les pieds dans les voiles. Je pleure, je trébuche, je m’écroule. Je me regarde je m’admire je veux m’aimer, me consoler, rire, faire semblant et peu à peu tout se brise. Je pleure devant le miroir, je trébuche, je m’écroule. Fagot enveloppé de plastique, par terre ».
24 Ibid., p. 34. « Je lis, m’identifiant graduellement et m’émouvant sincèrement de notre histoire ».
25 Ibid., p. 34. « Je souris en lectrice, mais entre les larmes. C’était la seconde, l’éclair insaisissable où “sur le chemin de la vie” elles se croisaient, et l’une allait monter, et l’autre s’enfoncer dans l’ombre. Mais elles ne le savaient pas. Cependant Antoinette répéta doucement : Ma pauvre maman... ».
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Référence électronique
Maria Grazia Porcelli, « Femmes au miroir. Dramaturgies du Bal », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/11419 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.11419
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