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Le point sur

« Par Irène Némirovsky, pour Irène Némirovsky » : les jeux de miroir du biographique

From Irène Némirovsky, to Irène Némirovsky: biographical mirror games
Elena Quaglia

Résumés

Cet article analyse l’écriture du roman Le Vin de solitude, dont la dimension autobiographique est mise en évidence par le procédé de transposition mis en œuvre par l’auteure, depuis les brouillons jusqu’au texte définitif. L’étude des journaux de travail de Némirovsky, conservés à l’IMEC, permet en effet de mettre en lumière les biographèmes inscrits dans le roman. L’avant-texte, le texte et les intertextes constituent ainsi un réseau très complexe à travers lequel la romancière explore les difficultés d’une enfance privée de l’amour maternel.

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Texte intégral

  • 1 I. Némirovksy, Lettre à Gaston Chérau, 11 février 1935, dans Fonds Gaston Chérau, Correspondance, B (...)
  • 2 Y. Baudelle, « Du vécu dans le roman : esquisse d’une poétique de la transposition », dans D. Viart (...)

1La critique némirovskienne a été indéniablement conditionnée par le discours sur la vie de l’auteure, ce qui était inévitable lors de la redécouverte posthume de son œuvre en 2004. Aujourd’hui, à quelques années de distance, il est possible de se concentrer de manière plus objective sur le poids effectif de l’élément biographique dans sa production littéraire. Notamment, Le Vin de solitude constitue un focus idéal pour l’analyse, car Némirovsky considère cette œuvre, dans une lettre à Gaston Chérau, comme « le roman presque autobiographique que l’on écrit toujours, fatalement, tôt ou tard »1. Cette définition générique ambiguë, soulignée dans la lettre manuscrite, montre bien l’indécision de Némirovsky quant à la quantité de biographèmes qu’elle voulait transposer dans son livre et aux modalités de cette transposition. Ce procédé, dont le fonctionnement a été théorisé par Yves Baudelle2, est assez évident à l’examen des « journaux de travail » de l’auteure. Il s’agit de notes manuscrites dans lesquelles se mêlent l’élaboration du texte, sa genèse, mais aussi une sorte de métacognition autour de cette genèse, parfois profondément intime, comme le montre d’ailleurs l’auto-dédicace inscrite au revers du classeur qu’Irène commence à utiliser lors de l’écriture du Vin de solitude : « Par Irène Némirosvky, pour Irène Némirovsky ».

Roman ou autobiographie ?

  • 3 Archives IMEC, Fonds Némirovsky, IMEC ALM 2998.9, Le Vin de solitude : brouillon et journal d’écrit (...)
  • 4 C. Viollet, « Le Vin de solitude d’Irène Némirovsky : journal de genèse », dans Genesis, 39, 2014, (...)

2Les brouillons du roman attestent en effet des indécisions de la part de Némirovsky quant à la teneur autobiographique de son histoire : « Dire seulement la vérité (autant que c’est possible dans la fiction naturellement) ou romancer ? Et si oui, dans quelle proportion ? […] voilà le hic de ce roman-ci, voilà la difficulté »3. Le choix du nom de sa protagoniste est l’un des indicateurs les plus explicites de cette difficulté propre à la forme hybride du roman autobiographique, comme le souligne aussi Catherine Viollet, qui, à propos des ébauches du Vin de solitude, parle justement de « l’ambivalence d’une écriture tendue entre deux pôles considérés comme antagonistes : autobiographie et fiction »4.

  • 5 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, mais aussi Id., L’Autobiographie en Fra (...)
  • 6 « Quel dommage s’il faut changer les noms » écrit Némirovsky dans le brouillon (ALM 2998.8, Le Vin (...)

3L’identité nominale entre l’auteure et le personnage est en effet l’un des critères centraux pour la définition de l’autobiographie chez Lejeune5, tandis que, dans le cas du roman autobiographique, une telle identité est normalement exclue6. Némirovsky, au bout de sa recherche d’un nom pour son héroïne, choisit de suggérer une proximité entre elle-même et son personnage, grâce à l’assonance entre Irène et Hélène :

  • 7 ALM 2998.8.

Elisabeth ou Daisy. Non, pas Elisabeth. Un joli nom Anglais, de ces noms que l’on fabriquait dans les familles chics, ou français. Milène. Ginette. Loulou. […] Betsy, Marie […]. Plutôt Daisy ou Margaret (un peu trop de Marguerite dans ma production). Jenny ? Non, c’est plutôt dans le genre Irène qu’il faudrait chercher. Hélène serait « dans le ton ».7

  • 8 I. Némirovsky, Le Sortilège, dans Gringoire, 1er février 1940, désormais dans Ead., Œuvres complète (...)

4Une seule fois, dans la production littéraire de Némirovsky, l’héroïne s’appelle Irène : c’est dans la nouvelle Le Sortilège, parue en 19408. Il y a donc identité (pré)nominale entre auteure et personnage. Il s’agit de surcroît d’un récit homodiégétique, ce qui est assez rare dans la production de Némirovsky. Nous serions donc face à une nouvelle autobiographique, qui puise justement dans le même matériau que Le Vin de Solitude : les souvenirs de l’enfance de l’auteure en Ukraine.

  • 9 V. Marin la Meslée, « Le roman familial d’Irène Némirovsky », avec « Un extrait du journal de trava (...)

5Dans les premières phases de l’élaboration du roman autobiographique, c’est seulement le nom d’Irène qui change, alors que celui des parents renvoie directement à la famille Némirovsky, comme en témoigne cet extrait du journal de travail dans lequel c’est la grand-mère qui parle : « Prends, Prenez, Léon… (Boris) prenez… Prends Léon, et toi, Fanny, prends, et toi, mon Hélène chérie… »9. Dans cette citation on voit que le nom fictif et le nom réel du père coexistent, sans que le second ait encore été occulté : le procédé de transposition est en train de se faire, avec toutes les hésitations qu’il implique.

  • 10 Y. Baudelle, « Du vécu dans le roman », cit., p. 82.

6La difficulté dans l’écriture du roman autobiographique consiste justement pour la romancière à filtrer ses souvenirs pour en tirer un objet esthétique. En ce qui concerne la dimension « empirique » définie par Baudelle10, les données autobiographiques sont peu modifiées dans leur transposition romanesque : les lieux conservent leur authenticité dans le roman, de même que certains souvenirs et quelques personnages, comme la nourrice de Némirovsky, surnommée Zezelle.

  • 11 ALM 2998.8.
  • 12 Ibidem, souligné dans les notes manuscrites.

7Némirovsky semble donc osciller entre la volonté de restituer ses souvenirs dans leur authenticité et celle de laisser plus de place à la veine romanesque : « Enfin, la vie… Pourquoi pas ? rien ne me retient, et rien, après tout, ne vaut ses propres souvenirs. […] Peut-être plus sage de faire un roman simplement avec les souvenirs d’enfance. [….] Mais si j’en fais un roman, je l’abîme et je le limite »11. L’auteure se rend compte de la richesse de son expérience autobiographique qu’elle voudrait raconter dans son texte, mais elle réfléchit aussi au fait qu’il s’agit d’un matériau à modeler : « ce qui serait vraiment le plus sage, c’est essayer de raconter l’enfance […] avec tout le pittoresque et la vérité qu’elle contient et une part d’artifice indispensable »12.

  • 13 Ibidem.
  • 14 Voir pour le modèle symphonique dans Le Vin de solitude et généralement dans l’œuvre de Némirovsky (...)
  • 15 ALM 2998.8. La phrase est citée aussi par O. Philipponnat et P. Lienhardt, La Vie d’Irène Némirovsk (...)
  • 16 Ibidem.
  • 17 Ibidem.

8Pourquoi cet artifice serait-il indispensable ? L’auteure semble s’apercevoir que l’acte même de mettre une vie en récit, de l’insérer dans une structure romanesque classique, oblige à lui donner une forme et un ordre qui n’appartiennent pas à la réalité : « Un véritable passé palpitant […] cela ne vaut pas toutes les imaginations ? Le malheur c’est que la vie ne conclut pas, ne dénoue pas. Et j’éprouve un plaisir sadique à arrondir, dénouer, faire un vrai roman »13. Cependant, même en restant proche d’une conception classique du roman, Némirovsky comprend qu’un récit de vie trop structuré relèverait d’un artifice rhétorique : elle veut se rapprocher de son enfance tout en l’objectivant et en en faisant aussi un récit universel. Le modèle symphonique14, avec sa structure à la fois dissonante et harmonique est la solution qu’elle adopte, avec un leitmotiv qui parcourt tout le roman, une sorte de loi générale : « Je crois que l’idée directrice doit être la suivante – et tout doit venir se ranger autour : On ne pardonne pas son enfance »15. Cette idée directrice plonge ses racines, de manière très claire, dans l’enfance de l’auteure et, notamment dans une « haine qui ne veut pas mourir, que ni les réflexions, ni l’amour, ni le bonheur, ne peuvent apaiser »16, c’est-à-dire la haine envers la mère. Irène se confesse en effet dans le journal : « ma mère, je ferai son portrait et ce sera pire que Rosine et tous les autres portraits »17. Les brouillons du Vin de solitude révèlent ainsi comment la figure maternelle hante les œuvres de Némirovsky dès ses débuts littéraires, comme le montre la référence à Rosine, la mère de la protagoniste du Bal, l’une de ses œuvres de jeunesse ; quelques années plus tard, dans son roman autobiographique de 1936, Irène semble vouloir enfin régler ses comptes avec sa mère, ce qu’elle fera encore une fois, de manière définitive, dans Jézabel.

L’enfance dans la glace

9Le portrait de la mère n’est pas seulement un objet de réflexion dans les brouillons, mais aussi dans le texte définitif du roman : tout se passe comme si un métadiscours implicite rappelait au lecteur les enjeux de la représentation du vécu en littérature et prolongeait le métadiscours qui hante les journaux de travail. Dans un passage du roman, un homme affirme avoir connu Bella, la mère d’Hélène, quand elle était petite. L’héroïne n’a pas envie que l’enfance de sa mère soit évoquée :

  • 18 I. Némirovsky, Le Vin de solitude, cit., p. 1211.

Hélène revit en esprit le portrait de sa mère enfant […]. Mais elle chassa cette image loin d’elle : songer que sa mère avait été une petite fille comme les autres et avait même le droit de reprocher quelque chose à ses parents, elle aussi, introduisait trop de nuances dans un portrait sommaire et violent qu’Hélène avait longuement formé dans le secret de son cœur.18

10Dans ce passage, Irène Némirovsky semble soumettre au lecteur les réflexions qu’elle a forcément dû se faire au cours de l’élaboration d’un roman portant sur son enfance. Sa mère aussi avait-elle été une enfant, et avait-elle été aussi malheureuse qu’elle ? Finalement, la romancière décide d’écarter ce genre de considérations qui pourraient être indulgentes envers sa mère, pour faire d’elle « un portrait sommaire et violent », qui cède très peu à la pitié, même quand la focalisation porte sur Bella.

  • 19 Ibid., p. 1189.

11Une allusion à l’autoportrait est également présente lorsque Hélène, au cours d’une querelle entre ses parents, essaie de s’isoler et imagine être à la bataille de Wagram, dont elle a lu le récit dans son livre préféré de l’époque, Le Mémorial de Sainte-Hélène. Toute prise par ses rêveries, l’enfant se voit dans un miroir et ne se reconnaît pas : « Dans l’armoire à glace elle vit, sans la reconnaître, une petite fille de huit ans vêtue d’une robe bleue et d’un grand tablier blanc, au visage pâle, hébété par la violence de sa vie intérieure »19. Némirovsky semble ici mettre en abyme son étonnement face à l’image d’elle-même enfant, image qu’elle fait revivre dans ses souvenirs. La romancière met ainsi en place un jeu de miroirs dans lequel le « je » adulte et le « je » enfant se font face, par l’intermédiaire du personnage d’Hélène qui se regarde dans la glace.

12L’évocation de l’enfance et du rapport tourmenté avec la mère, centrale dans la conception du Vin de solitude, se superpose parfois à une inquiétude vis-à-vis d’un atavisme héréditaire, suggérant une analogie entre le discours autour de la figure maternelle et l’ambiguïté de Némirovsky face à l’héritage juif. C’est encore une fois une image dans le miroir qui permet à l’héroïne une réflexion sur le thème des liens de sang :

  • 20 Ibid., p. 1132-1133.

J’ai passé ma vie à me battre contre un sang odieux, mais il est en moi. Il coule en moi, songeât-elle […], et si je n’apprends pas à me vaincre, ce sang âcre et maudit sera le plus fort… Elle se souvint de la glace dans l’ombre de la chambre, chez Max, où son visage lui était apparu, tandis qu’elle se laissait embrasser. Un visage effrayant, voluptueux, triomphant, qui lui avait rappelé dans un éclair les traits de sa mère, jeune…20

  • 21 S. R. Suleiman, « Famille, langue, identité : la venue à l’écriture dans Le Vin de solitude », dans (...)
  • 22 Ibid., p. 74.

13Dans le reflet du miroir il ne faut pas seulement voir une correspondance entre Hélène et Irène, mais aussi entre la mère et la fille, tant dans la fiction que dans la réalité. La haine à l’endroit de la mère laisse ici la place à la peur de lui ressembler, selon un atavisme du sang : le miroir permet ainsi de relier le personnage fictif et la romancière sous le signe d’un rapport à la fois d’éloignement et de rapprochement inquiétant avec la figure maternelle. La problématique de l’héritage national et linguistique et de l’héritage familial se rejoignent ainsi dans la figure maternelle, comme le souligne également Susan Suleiman21 : l’absence d’un chez-soi, d’une maison, d’une patrie se relie directement à l’absence d’affection maternelle. Mais il serait peut-être aussi possible de tisser un lien entre l’atavisme de l’héritage maternel et l’héritage de la judéité. Si Susan Suleiman associe ces deux « nœuds psychiques et affectifs difficiles à vivre »22 en tant que deux sources centrales de la créativité némirovskienne, il faut aussi remarquer que la judéité se transmet, selon la loi talmudique, par voie matrilinéaire.

Se retrouver dans la littérature

  • 23 ALM 2998.8.
  • 24 I. Némirovsky, Le Vin de solitude, cit., p. 1178.
  • 25 « Après avoir lu “Le Cercle de Famille” il faut se garder de mal composer exprès » et « je voudrais (...)
  • 26 Némirovsky avait lu la biographie de Tourguéniev écrite par Maurois (Grasset, 1931), mais l’avait c (...)

14Dans les brouillons, Némirovsky est bien consciente d’« inventer une autre moi comme un miroir »23 et ce travail de transposition autobiographique se laisse entrevoir dans le roman également par la référence plus ou moins directe à d’autres textes littéraires, qui servent de modèles ou d’anti-modèles génériques. C’est par exemple le cas du roman Le Cercle de famille de Maurois : « Enfin, le grand-père d’Hélène fermait le cercle de famille »24. Preuve en sont les brouillons ; Némirovsky avait effectivement lu le roman de Maurois lors de l’élaboration de son texte, à l’intrigue d’ailleurs très semblable, sauf pour le dénouement25. Par cette référence implicite, Némirovsky se confronte donc avec un écrivain juif, qui suit cependant une trajectoire assez différente de la sienne : Maurois est en effet né Herzog et issu d’une famille de juifs alsaciens ; ensuite, il a rejoint les rangs de l’Académie française et a changé de nom alors qu’Irène n’avait choisi de franciser que son prénom. Il devait surtout sa renommée à ses biographies, lues également par Némirovsky26. La romancière manie, de manière similaire, un matériau biographique, mais elle reconstruit pour sa part l’image de sa propre enfance, en la teintant de romanesque.

  • 27 I. Némirovsky, Le Vin de solitude, cit., p. 1301.

15Dans un autre passage, Max, le jeune amant de Bella, s’adresse à cette dernière, en faisant allusion à un personnage tragique : « Au moins autrefois vous étiez dure à vous-même autant qu’aux autres !... Cela avait une espèce de séduction, dit-il plus bas : dans mon cœur, je vous appelais Médée… »27. Le personnage de Médée est ici convoqué pour son pouvoir de fascination presque incantatoire lequel lui a permis de séduire Jason, mais il faut rappeler qu’elle constitue l’archétype de la mauvaise mère, prête à tuer ses enfants sous le coup de la fureur passionnelle. Pour décrire Bella et, indirectement, Fanny, Némirovsky se sert d’un modèle tragique, mais elle s’en détourne, parce qu’Hélène, comme elle-même, ne sera pas victime jusqu’au bout de l’égoïsme de sa mère. La mère meurtrière est donc l’une des figurations romanesques de Fanny. Elle sera reprise par l’auteure dans Jézabel, un roman qui affiche dès le titre son lien avec le genre tragique, à travers l’évocation du personnage biblique de la femme tyrannique, mentionné dans l’Athalie de Racine lors du célèbre songe d’Athalie.

16Irène Némirovsky fait donc référence dans son roman autobiographique à d’autres genres littéraires pour mieux s’en détourner, mettant en valeur la spécificité de son texte, dans lequel le romanesque se mêle biographique de manière presque inextricable.

Biographèmes épars

  • 28 Ead., David Golder, dans ŒC I, p. 401-549, p. 549.

17Le lien entre le roman et l’autobiographie, patent lorsque l’on examine les brouillons du Vin de solitude, permet de jeter une lumière nouvelle sur d’autres textes de Némirovsky. Tout se passe comme si certains biographèmes étaient parsemés dans toute l’œuvre de l’auteure, émergeant de manière souvent semblable dans plusieurs textes de fiction. C’est par exemple le cas de nombreux personnages masculins qui se révèlent tous inspirés du père d’Irène. Dans David Golder, le protagoniste se souvient plusieurs fois de sa vie d’enfant pauvre, dans une ville de l’est. Ce sont aussi les dernières images qu’il entrevoit avant de mourir : « Et, à la fin, il ne demeura plus rien qu’un bout de rue sombre, avec une boutique éclairée, une rue de son enfance, une chandelle collée derrière une vitre gelée, le soir »28. Les mêmes images, en particulier celles des rues obscures et de la chandelle contre la fenêtre, se font jour dans Le Vin de solitude, même si le père de l’héroïne les évoque spontanément et joyeusement alors que chez Golder elles semblent relever d’un inconscient refoulé :

  • 29 Ead., Le Vin de solitude, cit., p. 1319.

Lorsque Karol avait gagné au cercle, il était joyeux et malicieux comme un enfant ; il racontait des souvenirs de son enfance libre et misérable ; Hélène écoutait comme si son sang reconnaissait ces récits. En fermant les yeux, il lui semblait qu’elle-même avait vécu dans ces rues noires, joué dans la boue ou la poussière, dormi au fond d’une de ces petites boutiques basses dont parlait son père et où, en hiver, on mettait une chandelle allumée devant la fenêtre pour faire fondre la glace.29

  • 30 V. Marin la Meslée, art. cit., p. 97.

18Le lien de sang entre Hélène et son père, qui rattache l’enfant à un passé perdu, à des lieux lointains, à d’autres conditions de vie, a une matrice fortement autobiographique, comme le dévoilent les brouillons du roman : « Mon malheureux papa... Le seul, dont j’aie senti que je suis sortie, mon sang, mon âme inquiète, ma force et ma faiblesse »30. Le sang, cet élément central dans l’œuvre de Némirovsky, est ici posé comme l’indicateur sémantique d’un transfert générationnel, qui, à partir de la vie de l’auteure, est mis en scène aussi dans les romans.

19David Golder et Boris Karol seraient ainsi deux versions du portrait de Léon, le père d’Irène, un juif pauvre qui avait construit sa carrière à partir de rien et auquel elle se sentait très liée mais aussi irrémédiablement étrangère, à cause de la façon dont elle avait été élevée. La figure paternelle est ainsi emblématique, dans les œuvres de Némirovsky, de son propre rapport problématique avec ses origines juives, entre attachement et éloignement, entre tendresse et détachement.

20Le père d’Irène semble ensuite s’incarner dans Dario Asfar, le protagoniste du roman de 1939, Le Maître des âmes. Dans ses brouillons, comme d’habitude, Némirovsky reconstitue la vie antérieure de ses personnages : si, dans le roman achevé, la ville d’origine de Dario est « un petit port auprès de la mer Noire », dans les brouillons on apprend qu’il vient d’Odessa, comme le père de Némirovsky. Cet air de famille est présent aussi dans le roman, encore une fois grâce à l’image du bout de chandelle laissé par Clara contre la fenêtre comme signal destiné à son amant :

  • 31 I. Némirovsky, Le Maître des âmes, dans ŒC II, p. 201-383, p. 264.

Elle allumait une chandelle et, à sa lueur, commençait à préparer ses leçons pour le lendemain. […] La chandelle fumait, la chambre était froide et obscure […]. Lorsque les parents s’étaient couchés dans leur chambre, à l’étage du dessus, Clara portait la bougie sur l’établi, la poussait près de la fenêtre, afin que la faible lumière fût visible du dehors […]. Dario, lui, rôdait dans les rues, attendant le signal.31

21Cette image lie le personnage de Dario Asfar à ceux de David Golder et de Boris Karol dans Le Vin de Solitude, et ainsi, indirectement, au père de la romancière.

22Cependant, le personnage de Dario ne se rattache pas seulement à la vie de Némirovsky en raison de ses origines, proches de l’histoire familiale de la romancière, mais aussi en raison des sentiments d’étrangeté et du déracinement qu’il éprouve, même après qu’il a réussi socialement et économiquement : en cela c’est l’auteure elle-même qui se faufile derrière le portrait de son protagoniste. Dans les brouillons, alors qu’elle essaie de dresser le portrait de Dario et de dépeindre sa honte, enfant, face aux « légitimes », elle en arrive à des réflexions qui ressortissent assez clairement de la sphère personnelle :

  • 32 Enfants de la nuit (ou Le Charlatan), cf. ALM 2999.2, brouillon et journal d’écriture 2/2, fol. non (...)

La sensibilité vive de l’enfant, qui par l’école et par les livres d’enfant, sait qu’ailleurs d’autres vivent banalement, et qui les envie de tout son cœur. […] Comme on imagine vivement, douloureusement, tous ces biens qui vous manquent : une maison commode et belle, une chambre d’enfant, un jardin. Je vois, la lampe éclairant la table de travail, une bonne mère, des sœurs etc. Qui dira les ravages que peuvent faire Little Women ? Et Dav. Cop. ne console pas, mais fait peur, on imagine croit que l’on tout pourrait donc être pire encore…32

23Ces considérations font penser à un passage du Vin de solitude dans lequel Hélène est en train de faire ses devoirs d’allemand : dans son livre d’étude est décrite l’image d’une famille idéale, très éloignée de ce qu’elle voit chez elle. C’est par les livres qu’elle fait l’apprentissage de sa différence et qu’elle mûrit la conscience du malheur de son enfance : il s’agit de livres tels que Little Women de Louisa May Alcott, dans lequel la représentation de la vie familiale s’avère assez idyllique. Même l’histoire d’un enfant malchanceux comme David Copperfield, à l’inverse, n’est pas en mesure de la consoler.

24L’identité d’écrivain de Némirovsky semble donc se constituer au fil de l’œuvre dans un dialogue constant avec l’expérience vécue par l’auteure, qui se révèle, surtout à la lumière de la lecture des brouillons, l’un des fondements de son inspiration. Nous assistons à un jeu de miroirs entre textes, avant-textes et intertextes, qui permet à la fois de montrer et de masquer les biographèmes. Ce mécanisme conduit l’auteure à mener une sorte d’autoanalyse tout en écrivant ses romans. Les journaux de travail de l’auteure constituent, en ce sens, une véritable mine d’or pour le chercheur voulant étudier l’œuvre de Némirovsky, à ce jour encore partiellement inexplorée et qui pourra faire l’objet de recherches à venir.

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Notes

1 I. Némirovksy, Lettre à Gaston Chérau, 11 février 1935, dans Fonds Gaston Chérau, Correspondance, Bibliothèque de l’Arsenal MS15621, souligné dans le manuscrit. Ce fonds manuscrit contient 26 lettres écrites par Némirovsky à Chérau, du 3 mai 1930 au 12 avril 1936. Cette lettre a été récemment publiée avec le reste de la correspondance de l’auteur par les soins d’O. Philipponnat (I. Némirovsky. Lettres d’une vie, éd. O. Philipponnat, Paris, Denoël, 2021, p. 175-6).

2 Y. Baudelle, « Du vécu dans le roman : esquisse d’une poétique de la transposition », dans D. Viart (dir.), « Paradoxes du biographique », dans Revue des sciences humaines, 263, 2001, p. 75-101.

3 Archives IMEC, Fonds Némirovsky, IMEC ALM 2998.9, Le Vin de solitude : brouillon et journal d’écriture 1/2, f.n.n. Désormais toutes les références manuscrites proviennent des archives IMEC.

4 C. Viollet, « Le Vin de solitude d’Irène Némirovsky : journal de genèse », dans Genesis, 39, 2014, p. 171-182, p. 175.

5 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, mais aussi Id., L’Autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971 ; Id., Je est un autre, Paris, Seuil, 1980 et Id., Moi aussi, Paris, Seuil, 1986.

6 « Quel dommage s’il faut changer les noms » écrit Némirovsky dans le brouillon (ALM 2998.8, Le Vin de solitude : Projets et brouillons, 29 fol. non numérotés dont 9 numérisés); voir aussi O. Philipponnat, P. Lienhardt, La Vie d’Irène Némirovsky, Paris, Denoël, 2007, p. 91. En ce qui concerne notamment le roman autobiographique, en plus des œuvres déjà citées, voir Y. Baudelle, « Du roman autobiographique : problèmes de la transposition fictionnelle », dans Protée, 31, 1, 2003, p. 7-26 ; Ph. Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004 et C. Grisi, Il romanzo autobiografico. Un genere letterario tra opera e autore, Roma, Carocci, 2011.

7 ALM 2998.8.

8 I. Némirovsky, Le Sortilège, dans Gringoire, 1er février 1940, désormais dans Ead., Œuvres complètes, éd. O. Philipponnat, Paris, Librairie Générale Française, « La pochothèque », 2011, t. II, p. 467-481. Dorénavant, pour les deux volumes qui composent l’ouvrage, nous abrégerons comme suit : ŒC I et ŒC II.

9 V. Marin la Meslée, « Le roman familial d’Irène Némirovsky », avec « Un extrait du journal de travail du Vin de solitude », dans Le Magazine littéraire, 454, 2006, p. 96-97, p. 97.

10 Y. Baudelle, « Du vécu dans le roman », cit., p. 82.

11 ALM 2998.8.

12 Ibidem, souligné dans les notes manuscrites.

13 Ibidem.

14 Voir pour le modèle symphonique dans Le Vin de solitude et généralement dans l’œuvre de Némirovsky le bel article d’O. Philipponnat, « “Un ordre différent, plus puissant et plus beau”. Irène Némirovsky et le modèle symphonique » dans Dossier critique, David Golder, Le Vin de solitude et Suite française d’Irène Némirovsky, Études réunies par P. Renard et Y. Baudelle, dans Roman 20/50, 54, 2012, p. 75-86.

15 ALM 2998.8. La phrase est citée aussi par O. Philipponnat et P. Lienhardt, La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 239. Des affirmations similaires reviennent plusieurs fois dans les brouillons : « malgré la vengeance, malgré la satisfaction, malgré l’humiliation de cette femme, il reste toujours au cœur une blessure : on ne guérit pas de son enfance » ; « ni l’amour, ni le bonheur, ne peuvent apaiser. On ne guérit pas de son enfance… » ; « il faut une idée dominante. Elle n’est pas extraordinairement neuve, mais elle est vraie : on ne pardonne pas son enfance », cf. toujours ALM 2998.8. Cette idée dominante revient dans le roman : « on ne pardonne pas une enfance gâchée », voir I. Némirovsky, Le Vin de solitude, dans ŒC I, p. 1176-1364, p. 1318.

16 Ibidem.

17 Ibidem.

18 I. Némirovsky, Le Vin de solitude, cit., p. 1211.

19 Ibid., p. 1189.

20 Ibid., p. 1132-1133.

21 S. R. Suleiman, « Famille, langue, identité : la venue à l’écriture dans Le Vin de solitude », dans Roman 20/50, 54, 2012, p. 57-74. Suleiman fait ici allusion au texte écrit par Hélène aux marges de son cahier d’exercices d’allemand, un texte écrit contre sa mère dans lequel elle dévoile la relation que celle-ci entretient avec Max. La mère serait ainsi une « source de rage et de haine », mais aussi une « source de création », une création qui se ferait dans la véritable langue maternelle d’Hélène (et de Némirovsky), le français. Cependant, comme Suleiman elle-même le remarque, « le roman entier donne l’impression d’être en quelque sorte “en traduction” » (p. 67) : on ne peut donc pas avoir la certitude qu’Hélène écrive son texte en français, parce qu’il n’y a aucune précision à ce sujet; peut-être l’écrit-elle en allemand, ce qui serait assez logique dans un cahier d’exercices.

22 Ibid., p. 74.

23 ALM 2998.8.

24 I. Némirovsky, Le Vin de solitude, cit., p. 1178.

25 « Après avoir lu “Le Cercle de Famille” il faut se garder de mal composer exprès » et « je voudrais quelque chose de plus symbolique et moins “cercle de famille”. La haine, oui, la vengeance, oui, la réconciliation, non, mais la compréhension et la pitié oui », (cf. ALM 2998.8). Sur le rapport avec Maurois et le modèle du roman de formation voir également T. M. Lussone, « Le pur et l’obscur : Le Vin de solitude ou la symphonie de la jeune fille en devenir » dans le dossier Le Roman de formation au féminin dans ce même numéro de la Revue italienne d’études françaises.

26 Némirovsky avait lu la biographie de Tourguéniev écrite par Maurois (Grasset, 1931), mais l’avait critiquée dans ses notes manuscrites : elle parle en effet d’un travail « fait avec scrupule, mais forcément superficiel à cause de la difficulté d’un français qui veut décrire l’âme profonde d’un russe » (cf. NMR 7.3, Notes pour La Vie amoureuse de Pouchkine et notes de travail, cité par A. Kershaw, Before Auschwitz, Irène Némirovsky and the Cultural Landscape of Inter-war France, London, Routledge, p. 79). Némirovsky, auteur de biographies comme Maurois (voir I. Némirovsky, La Vie de Tchékhov, Paris, Albin Michel, 1946), choisit dans Le Vin de solitude de suivre la voie du roman autobiographique.

27 I. Némirovsky, Le Vin de solitude, cit., p. 1301.

28 Ead., David Golder, dans ŒC I, p. 401-549, p. 549.

29 Ead., Le Vin de solitude, cit., p. 1319.

30 V. Marin la Meslée, art. cit., p. 97.

31 I. Némirovsky, Le Maître des âmes, dans ŒC II, p. 201-383, p. 264.

32 Enfants de la nuit (ou Le Charlatan), cf. ALM 2999.2, brouillon et journal d’écriture 2/2, fol. non numérotés, note du 21 juin 1938.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Elena Quaglia, « « Par Irène Némirovsky, pour Irène Némirovsky » : les jeux de miroir du biographique »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/11288 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.11288

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Elena Quaglia

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