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« Confusion de Babylone », ou la langue française au service de l’édification de la paix

“Confusion de Babylone”, or French language to build peace
Rosa Cetro
Référence(s) :

Lev’ L’vovič Tolstoï, « Confusion de Babylone », chapitre 8 de l’essai La suppression des guerres et l’édification de la paix, p. 24-25, Archivio Centrale di Stato, Rome, Carteggio ordinario (1922-1943), SPD CO f.538.157.

Résumés

Dans le chapitre 8 de l’essai La suppression des guerres et l’édification de la paix, Lev L’vovič Tolstoï explique dans quelle mesure le français pourrait remplir la fonction de langue universelle, dans l’objectif d’améliorer la communication entre les peuples et de créer la paix sur la terre.

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Texte intégral

Mise en contexte : un (autre) russe « à la cour de Mussolini »

  • 1 Il s’agit du dossier qui abrite la correspondance ordinaire de l’ancien chef de l’État. La référenc (...)
  • 2 Cité dans la lettre jointe au tapuscrit. Archivio Centrale di Stato, Rome, Carteggio ordinario (192 (...)

1« Confusion de Babylone » est le titre du huitième chapitre d’un essai en langue française intitulé La suppression des guerres et l’édification de la paix (sous-titre : Étude sur l’origine de la guerre et des moyens de la supprimer) de Lev L’vovič Tolstoï (1869-1945), fils du célèbre écrivain Lev Nikolaevič Tolstoï. Le texte est conservé aux Archives Centrales de l’État italien de Rome dans le « Carteggio ordinario »1 du Secrétariat particulier du Duce sous forme de tapuscrit : l’auteur l’envoya à Mussolini depuis Uppsala (Suède) accompagné d’une lettre datée du 10 mai 1942. Dans celle-ci, Tolstoï priait le chef du gouvernement italien « de parcourir cet ouvrage, quand il vous sera possible et, si vous le trouverez utile, de le faire publier maintenant ou plus tard à Milan ou ailleurs ». Il va même plus loin, en lui demandant aussi « une préface en deux lignes, à peu près suivante : “J’ai lu le livre de Tolstoï et je pense, que beaucoup de ses idées sont justes et pourraient être utiles, quand le moment de l’organisation de la paix sera venu” »2.

2Ce n’était pas la première fois que Lev L’vovič Tolstoï écrivait à Mussolini, mais ce sera la dernière. Les lettres contenues dans ce dossier montrent plusieurs tentatives de se mettre en contact avec le Duce : la correspondance a sans doute commencé en décembre 1932, quand il lui envoya un article sans titre sur la Russie, suivi en 1935 d’une copie tapuscrite de son livre La vérité sur mon père, publié à Paris en 1923. Pendant les années de sa correspondance avec Mussolini, Tolstoï vivait en France, mais cherchait à s’installer à Rome, où vivait sa sœur, Tat’jana L’vovna Suchotina, chez qui il séjournait de temps en temps. L’écriture n’était cependant pas son occupation principale : il se consacrait en effet à plein temps à la sculpture, qu’il avait apprise chez son maître, Auguste Rodin, et ce fut justement cet art qui lui permit d’entrer en contact avec le chef du gouvernement italien et même d’être subventionné par celui-ci. En mars 1936, lors d’un séjour à Rome, Tolstoï lui fit parvenir la photo d’un buste le représentant, réalisé uniquement à partir de photos, dont la qualité fut très appréciée. Il arriva enfin à être reçu par Mussolini, le 13 avril 1936, et à percevoir une somme de 2000 lires pour ce buste en bronze. En octobre de la même année, le sculpteur envoya une nouvelle proposition de « travail artistique » afin d’obtenir un financement de 7000 lires : il s’agissait cette fois-ci de réaliser les bustes des parents du Duce. Cette nouvelle requête fut également acceptée. L’indigence dans laquelle vivait le sculpteur le poussa à proposer ses services en d’autres occasions : en 1937, il demanda à être embauché en qualité de sculpteur et dessinateur sur les chantiers de l’Exposition universelle de 1941, pour lesquels il n’obtint qu’un refus. Les lettres contenues dans le dossier témoignent aussi de la requête d’une pension « de 750 ou même 500 lires par mois » en 1938, qui aurait reçu un avis favorable. Toutefois, il n’est pas possible d’établir avec certitude si cette pension mensuelle fut effectivement versée à l’auteur.

  • 3 Nous traduisons de l’italien « condotto con intenti pacifisti, di nessun interesse pratico e di dub (...)
  • 4 Nous citerons à cet égard le chapitre 10, consacré aux différentes formes d’État, dans lequel les d (...)
  • 5 Le chapitre 12 est intitulé « Nationalisme et patriotisme, facteurs des guerres ».

3Contrairement aux travaux de sculpture, l’essai philosophique envoyé à Mussolini ne rencontra pas la faveur de celui-ci ni de son entourage : on considérait que l’ouvrage était « mené avec des intentions pacifistes, sans aucun intérêt pratique et d’une valeur douteuse du point de vue scientifique »3. La sévérité de ce jugement ne doit pas nous étonner. Malgré certaines prises de position de l’auteur potentiellement partageables par le régime fasciste4, nous supposons que son refus de la guerre, du nationalisme et du patriotisme5, ainsi que le caractère utopiste de l’essai, lui ont sans doute valu cet avis négatif en vue d’une publication.

L’essai La suppression des guerres et l’édification de la paix

4Le tapuscrit ne fournit aucune indication sur la date de composition de l’ouvrage : on ne peut donc pas savoir quand il a été écrit. Ce qui semble certain, en revanche, est que la rédaction de l’essai ne fut pas linéaire. L’auteur laisse clairement entendre qu’il y a eu une interruption entre son « premier effort » et la conclusion de l’ouvrage. Au vu des indices temporels parsemés dans le texte, l’on pourrait cependant supposer que la rédaction a débuté dans les années 1930, avant d’être reprise et conclue au début des années 1940.

  • 6 Toujours inédit dans sa version originale, le texte a fait l’objet d’une traduction en italien par (...)

5L’essai se compose de 24 chapitres précédés d’une préface et suivis d’une conclusion6. Tout au long du texte, l’auteur s’interroge sur les causes profondes de la guerre et sur les solutions à adopter pour se libérer définitivement de ce fléau. Choqué par l’expérience de la Grande Guerre, pendant laquelle il avait prêté secours aux blessés en Pologne dans les rangs de la Croix Rouge, il remet en question le pacifisme professé par son père auquel il avait adhéré pendant sa jeunesse. La figure du grand écrivain russe est, par ailleurs, évoquée au fil des pages, parfois de façon critique.

6Lev L’vovič Tolstoï voit la faiblesse morale comme la cause principale des guerres et attribue l’échec des solutions entreprises afin d’empêcher la naissance de nouveaux conflits – notamment, les conventions de La Haye ou la création de la Ligue des Nations – au fait que la question n’aurait pas été étudiée du point de vue moral. D’après lui, la décadence morale frapperait tout particulièrement les démocraties occidentales : on observe par exemple de nombreuses références à la société française de l’Entre-deux-guerres, dont l’auteur critique âprement les représentants politiques, dépourvus de « science » morale.

  • 7 Il consacre le chapitre 14 de l’essai à ce sujet.

7Il s’agit donc de placer l’action morale au centre de la vie pour redresser les sociétés contemporaines de la décadence et pour créer de façon durable la paix sur terre. Cette morale ne saurait toutefois être reconduite à une matrice religieuse, laquelle est indépendante de toute confession. Morale qui s’oppose avec force au matérialisme, que l’auteur rejette fermement. À ses yeux, à la base de l’échec de l’expérience du bolchévisme russe, il y aurait justement le matérialisme. De même, il n’hésite pas à condamner l’engouement d’autres intellectuels pour celui-ci : il démantèle ainsi les thèses de H. G. Wells ou de de Clarence K. Streit, auteurs respectifs de The Fate of Homo Sapiens et Union Now, deux livres publiés en 1939 qui abordent le problème de la paix d’un point de vue clairement matérialiste. Au-delà de ses contemporains, l’auteur se pose en dialogue constant avec d’autres penseurs, y compris de l’Antiquité, comme Confucius ou Platon, en arrivant à proposer l’instauration d’une Ligue des Penseurs7, qui remplacerait de façon efficace la défaillante Ligue des Nations, qui n’a pas pu empêcher le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

8Il serait toutefois erroné de penser que la question morale est abordée exclusivement d’un point de vue théorique. Tolstoï adopte une approche globale de ce sujet, comme en témoigne le long chapitre 9, intitulé « Maladie », où il livre au lecteur des conseils de santé et de bien-être – concernant le sport, l’alimentation, le sommeil, etc. –, que l’on peut attribuer à sa formation de médecin.

  • 8 L. L’vovič Tolstoï, La suppression des guerres et l’édification de la paix, SPD CO f.538.157, p. 10 (...)

9C’est vers la fin de l’ouvrage que ressort cependant la nature utopiste de l’essai : le chapitre 22, divisé en nombreux sous-chapitres, expose de façon détaillée le projet du Congrès moral mondial, une nouvelle organisation du monde imaginée par l’auteur. Dans ce nouvel ordre mondial, « tous les peuples de races et de nations différentes parleraient à la perfection la langue française à côté de leur langue maternelle, ce qui contribuerait immensément à leur union »8. C’est justement dans le chapitre 8, « Confusion de Babylone », que l’auteur explique sa prédilection pour la langue française en tant que « langue universelle ».

Une déclinaison originale de l’idéologie linguistique du « génie de la langue française »

10Le débat autour d’une langue auxiliaire internationale vouée à faciliter les échanges entre les êtres humains ne date certainement pas du XXe siècle. Bon nombre de philosophes se sont penchés sur la question à l’époque moderne, comme Bacon, Pascal, Descartes, Leibniz ou Locke.

  • 9 G. Flechia, La lingua internazionale, Schio, Arti Grafiche, 1909.
  • 10  « […] L’ideale di una lingua intesa a facilitare lo scambio del pensiero […] non poteva ragionevol (...)

11Les premières années du siècle dernier ont été marquées par un vif retour de ce débat, comme en témoigne la conférence donnée à Schio (Italie) le 9 mai 1909 par Giuseppe Flechia, membre-fondateur de la Société internationale de Dialectologie romane de Bruxelles9. L’actualité du débat autour de la langue internationale s’expliquerait, d’après lui, par la résurgence d’idéaux humanitaires, d’appels à la paix et à la solidarité internationale, ainsi que par les progrès scientifiques et techniques10. Il ne fait aucun doute que l’engouement pour les langues auxiliaires artificielles développées dans la seconde moitié du XIXe siècle – notamment, le volapük et l’esperanto – a contribué de façon considérable à relancer la discussion lors des décennies suivantes. Flechia, à l’instar d’autres linguistes contemporains, se prononce contre les langues artificielles, qui suivraient une tendance inverse à celle des langues naturelles, les premières allant dans le sens d’une simplification, les deuxièmes portées à la complexification de par leur nature.

  • 11 Flechia cite à cet égard « i delegati dell’Unione internazionale delle Accademie riunitasi a Parigi (...)

12Le choix d’une langue artificielle ne constitue qu’un volet de la question de la langue internationale, car, au cours des mêmes années, on se demande aussi quelle langue vivante pourrait être élue à cette fonction, une fois exclues les langues mortes, inaptes à exprimer les nouvelles réalités techniques. Des raisons éminemment politiques ont amené les « délégués officiels » de sociétés savantes11 à émettre un avis négatif sur l’adoption d’une langue vivante en tant que langue internationale, craignant la prééminence d’un État sur tous les autres. Malgré ce constat, Flechia estime que la future langue internationale sera inévitablement une langue vivante. Reste à savoir si cette dernière sera l’anglais ou le français, les deux jouissant déjà, à l’époque, d’une diffusion internationale et d’un nombre conséquent de locuteurs à travers le monde.

13C’est dans une tout autre cadre que, quelques décennies plus tard, Lev’ L’vovič Tolstoï prend position sur cette question. La Seconde Guerre mondiale est en cours et, bien qu’il soit en Suède, les échos du conflit lui parviennent grâce à la radio, qui transmet les déclarations des représentants politiques dans leurs langues respectives. Ce brouhaha l’a sans doute poussé à imaginer un monde en paix où les êtres humains, outre leur langue maternelle, parleraient une langue commune, grâce à laquelle ils s’entendraient mieux. Il prend à ce propos l’exemple des États-Unis, où la langue anglaise a selon lui accompli une uniformisation s’orientant vers la compréhension mutuelle. On comprendra aisément que cet exemple est tout à fait anodin, ignorant la complexité et la richesse linguistiques du territoire américain, même dans l’espace étasunien, tout comme on comprend que les données fournies par l’auteur sur le nombre des langues existant dans le monde ne sont pas précises.

  • 12 A. Boudreau, « Idéologie linguistique », dans Langage et Société. Dictionnaire de la Sociolinguisti (...)
  • 13 J.-L. Chiss, « Syntaxe, énonciation et spécificité du français : la place de Charles Bally », dans (...)

14Lev L’vovič Tolstoï n’était pas linguiste, mais il était résolument polyglotte : outre le russe, sa langue maternelle, il parlait aussi l’anglais, le suédois et le français. Ce dernier était pour lui une langue de prédilection, au point de la proposer comme apte à remplir la fonction de langue universelle. On observe ici le retour de l’idéologie linguistique du génie de la langue française, éclairée sous un jour nouveau. Comme le rappelle Annette Boudreau dans le Dictionnaire de la sociolinguistique, « les idéologies linguistiques ont autant à voir avec le politique qu’avec la langue, c’est-à-dire qu’elles servent des intérêts nationaux » : à titre d’exemple, elle cite la construction du lien « naturel » entre langue et nation en France aux XVIe et XVIIe siècles12. Soucieux de s’affranchir des influences extérieures – notamment, de l’Antiquité latine mais aussi de l’Italie – les grammairiens du XVIIe et aussi du XVIIIe siècle proclament la supériorité de la langue française, son « génie », en s’appuyant principalement sur un argument syntaxique, à savoir celui de l’ordre naturel de la phrase. Contrairement à la phrase latine, bien plus libre quant à l’ordre des constituants, la phrase française, avec son ordre Sujet-Verbe-Objet, reflèterait parfaitement l’ordre de la pensée. C’est ce que démontrent Louis Le Laboureur dans son ouvrage Avantages de la langue française sur la langue latine (1669) ou François Charpentier dans son De l’excellence de la langue française (1683). Bien que ces dissertations ne manquent pas d’arguments phonétiques ou morphologiques – comme la douceur articulatoire du français ou la diversité des syllabes finales –, « l’insistance est mise sur la construction qui suit l’ordre de la pensée : c’est la linéarité en progression comme règle logique et intellectuelle qui définirait le français »13.

15Le débat autour des spécificités du français, jamais interrompu au fil des siècles, connaît des développements intéressants dans les premières décennies du XXe siècle avec les travaux de Charles Bally, marqués par un souci franchement pédagogique.

16Les arguments avancés par Tolstoï dans son exaltation de la langue française semblent néanmoins originaux. Exception faite de la « précision parfaite », déjà évoquée par d’autres auteurs, son choix de la langue française s’explique, d’un côté, par des raisons historiques, à savoir la descendance de la civilisation latine ancienne, et de l’autre côté, par une conviction personnelle de nature didactique. Il souligne en effet une attitude plus positive dans l’apprentissage du français de la part de ceux que l’on appellerait aujourd’hui « des locuteurs allophones » par rapport à l’apprentissage de l’anglais. En faveur de cet argument, il prend l’exemple des populations des colonies françaises sur le continent africain, « les nègres d’Afrique ». L’empire colonial français est ainsi vu comme un « laboratoire linguistique » où la langue de Molière est apprise de façon profonde et de bon gré.

17L’indication méthodologique fournie dans le paragraphe précédant l’illustration du choix du français est digne d’intérêt car plutôt innovatrice pour l’époque : l’auteur devine, avec quelques décennies d’avance, le potentiel des médias – dans ce cas, la radio – pour un apprentissage des langues allant dans le sens de la pratique courante.

18Dans le dernier paragraphe du chapitre, Tolstoï consacre aussi quelques mots aux langues artificielles comme l’esperanto, dont il exclut l’emploi en tant que langue universelle pour deux raisons principales : la pauvreté de ces systèmes linguistiques et le faible nombre de locuteurs par rapport à d’autres langues vivantes.

19Malgré les propos quelques peu simplistes avancés par l’auteur, nous pouvons affirmer que « Confusion de Babylone » constitue néanmoins une déclinaison originale de l’idéologie linguistique du génie de la langue française, non limitée à une seule nation mais au service de l’humanité entière et de la plus noble des causes : la paix sur la terre.

« Confusion de Babylone »

  • 14 La dernière partie de la phrase, « et notre chef, le plus sage et le plus grand de tous les peuples (...)

20Un soir après dix heures, pendant la guerre de 1940, j’avais tourné un peu vite le bouton de la radio quand, tout à coup j’entendis en l’espace de quelques secondes, une quinzaine de voix d’hommes et de femmes qui toutes à la fois criaient, comme des fous en langues différentes.
Où étais-je et de quoi s’agissait-il ?
C’était la propagande politique, des mensonges, des calomnies, de la forfanterie de la plus basse espèce.
« Nous avons tué tant et tant d’hommes, hurlaient les uns ; coulé tant et tant de milliers de tonnages de vaisseaux, incendié tant de villes, détruit tant de richesses ».
« Ne les croyez pas – criaient d’autres encore plus fort –, ils vous trompent, leurs bombes ne nous font aucun dégât. C’est nous qui serons les vainqueurs. Nous avons des armes secrètes, nous avons déjà occupé tant et tant de pays, incendié tant et tant de villes, tué tant et tant d’hommes. C’est nous qui mettrons l’ordre et établirons la paix en Europe et dans le monde entier ! ».
« Allons donc, – annonçaient des voix lointaines – tous ces messieurs et ces peuples européens sont arriérés de mille ans, laissons-les se battre et s’affaiblir réciproquement, c’est nous qui les aurons tous avec notre idéologie parfaite et notre chef, le plus sage et le plus grand de tous les peuples ! »14.
Cette cacophonie abominable en langues diverses, dont quelques-unes m’étaient familières, me blessa l’oreille et le cœur à un tel point que vite je fermai la radio et me précipitai hors de la maison dans les bois d’alentour, pour me calmer les nerfs.
Si, au moins, pensai-je, tous ces fous parlaient la même langue, peut-être alors se comprendraient-ils un peu mieux ! Et ma pensée s’arrêta sur la “Confusion de Babylone” moderne qui, certainement, et dans une large mesure, contribue à rendre les peuples étrangers les uns aux autres. Si tous les hommes avaient appris, dès leur enfance, à parler outre leur langue maternelle, une autre même langue vivante, ils auraient infiniment plus de possibilités de se connaître et de s’entendre.
Il existe sur la terre plus de 2.700 langues différentes, sans compter les dialectes. Aux Indes, on en parle plus de 180, en Europe, 56, en Russie, quelques dizaines. Mais aux États-Unis où vivent en paix une quantité de races et de nations différentes, la même langue anglaise a contribué énormément à la fusion de toutes en une seule. De plus en plus, elle devient une race américaine définie. Pourquoi des conditions analogues ne pourraient-elles pas être créées dans le monde entier ? La différence des langues dans le monde est un problème des plus graves, un mal ancien et chronique qui ne pourra jamais disparaître sans un effort commun des peuples. Il faudrait élaborer une convention internationale qui déciderait de mettre fin à cette anomalie universelle, et introduire une langue vivante commune et obligatoire dans toutes les écoles du monde, à côté de la langue maternelle. Cette langue devrait être enseignée à fond et d’une manière pratique, afin que les élèves puissent toute leur vie la parler et l’écrire couramment. La radio serait dans ce but un excellent moyen.
Je pense personnellement que la langue française qui est d’une précision parfaite, qui dérive directement de la civilisation latine ancienne, serait la langue à choisir. Il est intéressant de noter que les peuples apprennent le français plus profondément et avec plus de bonne volonté que, par exemple, l’anglais. Même les nègres d’Afrique parlent le français mieux que les indigènes des colonies anglaises ne parlent l’anglais.
Une langue internationale nouvelle et artificielle comme l’esperanto, n’a pas d’avenir, à cause de sa pauvreté en comparaison des langues vivantes et aussi parce que des millions d’hommes les parlent déjà.

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Notes

1 Il s’agit du dossier qui abrite la correspondance ordinaire de l’ancien chef de l’État. La référence précise du tapuscrit tolstoïen et de la lettre d’accompagnement est la suivante : La Suppression des guerres et l’édification de la paix, Archivio Centrale di Stato, Rome, Carteggio ordinario (1922-1943), SPD CO f.538.157.

2 Cité dans la lettre jointe au tapuscrit. Archivio Centrale di Stato, Rome, Carteggio ordinario (1922-1943), SPD CO f.538.157.

3 Nous traduisons de l’italien « condotto con intenti pacifisti, di nessun interesse pratico e di dubbio valore dal punto di vista scientifico » : G. Giuliano, « I russi alla “corte” di Mussolini », dans A. D’Amelia et C. Diddi (dir.), Archivio Russo-Italiano V. Russi in Italia – Russko-ital’janskij Archiv V. Russkie v Italii, 2009, Salerno, Europa Orientalis, p. 303-323, p. 320. C’est à ce même article que nous empruntons l’expression « un russe à la cour de Mussolini » : l’autrice y décrit et y retrace, à partir de la correspondance du Duce, les tentatives de différents exilés russes vivant en Italie ou en Europe de se mettre en contact avec celui-ci afin d’en obtenir des bénéfices économiques.

4 Nous citerons à cet égard le chapitre 10, consacré aux différentes formes d’État, dans lequel les démocraties libérales ne sont pas considérées comme étant meilleures que les régimes totalitaires de l’Allemagne, de l’Italie ou du Japon, et le chapitre 13, dans lequel Tolstoï se prononce contre les mariages mixtes et la conséquente « union des races ».

5 Le chapitre 12 est intitulé « Nationalisme et patriotisme, facteurs des guerres ».

6 Toujours inédit dans sa version originale, le texte a fait l’objet d’une traduction en italien par nos soins : Lev L’vovič Tolstoj, L’abolizione delle guerre e l’edificazione della pace, trad. it. R. Cetro, postface de C. Cadamagnani, Nardò, Besa Muci editore, 2023.

7 Il consacre le chapitre 14 de l’essai à ce sujet.

8 L. L’vovič Tolstoï, La suppression des guerres et l’édification de la paix, SPD CO f.538.157, p. 109.

9 G. Flechia, La lingua internazionale, Schio, Arti Grafiche, 1909.

10  « […] L’ideale di una lingua intesa a facilitare lo scambio del pensiero […] non poteva ragionevolmente non affacciarsi – direi quasi imporsi – ai nostri giorni, in questo splendido rifiorire di ideali umanitari, in questo anelare degli spiriti alla pace e alla solidarietà internazionale, in questo meraviglioso ravvicinamento dei popoli dacchè [sic] l’elettricità e il vapore, distruggendo le distanze, ci vengono ogni giorno più dimostrando come ragione e sentimento, operando di conserva, concorrano a un medesimo fine superbamente grandioso : quello di promuovere ed affrettare l’affiatamento e la fusione di tutti gli uomini in una sola e grande famiglia ideale », G. Flechia, op. cit., p. 3.

11 Flechia cite à cet égard « i delegati dell’Unione internazionale delle Accademie riunitasi a Parigi nel 1900 » ainsi que « [i]l Congresso francese pel progresso delle scienze, tenutosi a Grenoble nell’agosto del 1904 », ibid., p. 6.

12 A. Boudreau, « Idéologie linguistique », dans Langage et Société. Dictionnaire de la Sociolinguistique, Hors-Série 1, 2021, p. 171-174, p. 172.

13 J.-L. Chiss, « Syntaxe, énonciation et spécificité du français : la place de Charles Bally », dans H. Meschonnic (dir.), Et le génie des langues ?, Saint Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2000, p. 67-77, p. 71.

14 La dernière partie de la phrase, « et notre chef, le plus sage et le plus grand de tous les peuples ! », semble avoir été effacée dans le tapuscrit par des « x », mais nous avons décidé de la retranscrire quand même.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rosa Cetro, « « Confusion de Babylone », ou la langue française au service de l’édification de la paix »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/11235 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.11235

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Rosa Cetro

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