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« Nouvelles pour temps de guerre et après » : le style documentaire dans les nouvelles de guerre d’Irène Némirovsky

“Nouvelles pour temps de guerre et après”: the documentary style in Irène Némirovsky’s short stories
Christelle Reggiani

Résumés

Réfugiée à Issy-l’Évêque, en Saône-et-Loire, où elle est partie retrouver ses deux filles au début du mois de mai 1940, Irène Némirovsky a composé pendant la guerre vingt-sept nouvelles, dont certaines empruntent des chemins de traverse qu’elle a jusqu’alors peu fréquentés ; dans cette optique, on s’attachera à la manière dont, avant Suite française, l’écriture de Némirovsky se renouvelle lorsqu’elle prend, d’une façon ou d’une autre, la guerre pour objet.

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Texte intégral

  • 1 Cité par Olivier Philipponnat dans sa notice de M. Rose, La Peur, Les Cartes et Destinées, dans I. (...)
  • 2 Sur ces aspects biographiques, voir S. R. Suleiman, La Question Némirovsky : Vie, mort et héritage (...)
  • 3 I. Némirovsky, « Journal d’Issy-l’Évêque », 6 juin 1940, cité par O. Philipponnat, dans ŒC II, p. 8 (...)

1Réfugiée à Issy-l’Évêque, en Saône-et-Loire, où elle est partie retrouver ses deux filles au début du mois de mai 1940, Irène Némirovsky rassemble dans son journal de travail une série de « projets de nouvelles pour temps de guerre et après »1. Son mari Michel Epstein (qui les rejoindra en juin) ayant été licencié par la Banque des Pays du Nord, la subsistance du foyer repose désormais entièrement sur le travail de l’écrivaine2, qui note le 6 juin dans son journal : « Je sens bien qu’il faudrait faire une ou deux nouvelles, tant qu’on peut encore – peut-être – les placer, mais… incertitude, inquiétude, angoisse partout : la guerre, Michel, la petite, les petites, l’argent, l’avenir »3.

  • 4 Ead., « Journal d’Issy-l’Évêque », 29 octobre 1940, cité par O. Philipponnat, dans ŒC II p. 859.

2Pour les textes comme pour les êtres, il s’agit bien, dans un espace social dont Paris constitue le principal pôle d’attraction, de trouver sa place – soit un lieu d’accueil, support de publication ou refuge auquel conduirait un chemin de salut : « Si je savais trouver un chemin seulement pour me tirer d’affaire, et les miens avec moi. Impossible de croire que Paris est perdu pour moi »4. Mais l’idée même de « nouvelles pour temps de guerre » suffit à l’indiquer, c’est avant tout d’un espace-temps qu’il est alors question, le resserrement de la nouvelle donnant sa forme la plus nette à l’imaginaire, à la fois spatial et temporel, de la ligne de crête, devenant point de bascule, propre à l’entrée dans la guerre ; dans les termes de Némirovsky :

  • 5 Ead., La Nuit en wagon [1939], dans ŒC II, p. 389.

C’était la première nuit de la guerre. Dans les guerres et les révolutions, rien de plus extravagant que ces premiers instants où l’on est précipité d’une vie dans une autre, le souffle coupé, comme on tomberait tout habillé du haut d’un pont dans une rivière profonde, sans comprendre ce qui vous arrive, en conservant au cœur un absurde espoir.5

  • 6 Ces textes figurent dans le deuxième volume des Œuvres complètes : La Nuit en wagon (1939) ; Comme (...)
  • 7 L’expression, empruntée au discours social du temps, figure dans plusieurs nouvelles (voir par exem (...)
  • 8 En relèvent notamment …Et je l’aime encore, Le Départ pour la fête, La Confidente, L’Inconnue, L’Og (...)

3De fait, Irène Némirovsky a composé pendant la guerre vingt-sept nouvelles6, parmi lesquelles certaines empruntent des chemins de traverse divertissant à proprement parler la lecture dans plusieurs ailleurs, jusqu’ici peu fréquentés : altérité ontologique du fantastique, ponctuellement réfractée dans le dépaysement psychique du rêve (Le Sortilège, Les Revenants), mémoire de l’« autre guerre »7, la Première, dont l’évidente différence condamne cette confrontation à la vanité (En raison des circonstances, L’Autre Jeune Fille, L’Honnête Homme, L’Inconnu). Ces évasions littéraires, qui coexistent du reste avec la poursuite de la veine psychologique, le cas échéant mondaine8, centrale dans la tradition européenne, ne manquent certainement pas d’intérêt, mais on choisira de s’attacher ici à la manière dont, avant Suite française, l’écriture de Némirovsky se renouvelle lorsqu’elle prend, d’une façon ou d’une autre, la guerre pour objet – en donnant ainsi à l’ensemble des « nouvelles pour temps de guerre » des contours assez larges pour englober aussi bien des textes écrits et publiés à l’automne 1939.

Écrire la guerre

4Ces six nouvelles – La Nuit en wagon (1939), Comme de grands enfants (1939), Le Spectateur (1939), M. Rose (1940), La Peur (1940) et Destinées (1940) – témoignent en effet d’un tournant documentaire qui ne tient pas seulement au choix délibéré de référents actuels, relevant de l’histoire immédiate, mais encore à la manière dont l’écriture fictionnelle négocie avec ces aspects factuels.

  • 9 Voir A. James, The Documentary Imagination in Twentieth-Century French Literature : Writing with Fa (...)

5Au-delà de la matière historique, qui permet d’ordonner ces textes selon la chronologie de la guerre – de son début, qui donne leur ancrage à La Nuit en wagon, Comme de grands enfants et Le Spectateur, à l’invasion allemande du 10 mai 1940 (Destinées, La Peur) et à l’exode de juin (M. Rose) –, nous retiendra ainsi la manière dont l’écriture mobilise divers documents, eux-mêmes d’ailleurs de nature langagière puisqu’ils ressortissent en l’occurrence au discours de la presse. De fait, les événements en quoi consiste l’actualité étant alors principalement construits par le biais de ce prisme-là, l’invention fictionnelle « pour temps de guerre » se nourrit de faits divers, de dates, de noms propres, de citations – autant d’énoncés, d’ampleur très variable, que l’« imagination documentaire »9 de Némirovsky ne peut qu’emprunter, plus ou moins directement, au discours des journaux ou de la radio.

6Dans l’espace restreint d’un article, on devra se contenter d’un bref florilège de ces insertions, présentées selon leur proximité croissante avec tel document (à l’inverse de la typologie proposée par Alison James).

  • 10 Ibid., p. 26.
  • 11 O. Philipponnat, Notice de M. Rose, La Peur, Les Cartes et Destinées, dans ŒC II, p. 859.
  • 12 I. Némirovsky, La Peur, dans ŒC II, p. 878-879.

7Relève d’abord de la « fiction documentée »10 réaliste ou naturaliste – dont le modèle est resté constamment actif pour Némirovsky – le fait divers réécrit dans La Peur, donné comme « authentique » par Olivier Philipponnat11 : un ancien combattant sorti « guetter les parachutistes » ennemis se pend « aux branches d’un orme » lorsqu’il comprend qu’il vient de tuer son voisin et ami, qui avait eu la même idée que lui12.

  • 13 A. James, op. cit., p. 29.
  • 14 I. Némirovsky, La Nuit en wagon, dans ŒC II, p. 394. Le nom de Greta Garbo s’associera dans L’Ogres (...)
  • 15 Ead., La Nuit en wagon, dans ŒC II, p. 396. De même, quelques pages plus loin : « — Il faut attendr (...)
  • 16 Ead., Le Spectateur, dans ŒC II, p. 449.

8On rapportera ensuite la reprise de dates, de noms propres – à l’époque diffusés par la presse écrite ou la radio – et de fragments du discours social à une « transcription documentaire » ne conservant de ces documents que leur forme textuelle13 ; ainsi de la date du 10 mai 1940 qui ouvre Destinées, des « boucles à la Garbo »14 de Marthe dans La Nuit en wagon ou encore de titres – de chromos (« “Le départ du militaire” », dans la même nouvelle15 ) ou d’actualités cinématographiques (« “Le premier navire neutre torpillé dans cette guerre !” », à la fin du Spectateur16) –, autant d’énoncés qui ne se contentent pas d’assurer l’ancrage référentiel de la fiction mais constituent aussi, à chaque fois, l’écho d’un certain discours social.

  • 17 A. James, op. cit., p. 28-29.

9Enfin, on s’arrêtera sur le très remarquable (parce qu’unique) essai de « collage documentaire »17 inséré dans Le Spectateur, dont le texte reproduit en effet un titre de journal :

  • 18 I. Némirovsky, Le Spectateur, dans ŒC II, p. 441.

22 AOÛT 1939, L’AGENCE OFFICIELLE DNB
COMMUNIQUE : LE GOUVERNEMENT DU REICH
ET LE GOUVERNEMENT SOVIÉTIQUE ONT DÉCIDÉ
DE CONCLURE ENTRE EUX
UN PACTE DE NON-AGRESSION.18

  • 19 Ibid., p. 442.
  • 20 L’interprétation du lecteur est d’ailleurs assez précisément guidée sur ce point, l’image ayant d’a (...)

10Le fac-similé a beau demeurer inabouti – comme c’est du reste généralement le cas – et la rupture typographique représenter en même temps une forme d’incorporation, l’irruption du document n’en déchire pas moins la compacité de la page de prose narrative pour mieux exposer, et peut-être dire ainsi à défaut de pouvoir le raconter, le naufrage du monde de l’entre-deux-guerres que figure, la partie valant manifestement pour le tout, celui du paquebot « neutre »19 où Hugo Grayer s’est embarqué pour fuir la guerre20.

11Ce cadre une fois posé, on s’attachera à présent aux conséquences proprement stylistiques de telles insertions documentaires.

Un style documentaire ?

  • 21 É. de Chassey, Platitudes : une histoire de la photographie plate, Paris, Gallimard, 2006, en parti (...)
  • 22 A. Gefen, L’Idée de littérature : de l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, José Cor (...)

12Si Éric de Chassey a proposé de rapporter à la « platitude »21 l’allure de la photographie documentaire, l’idée de « style documentaire » semble en revanche aporétique dans le champ de la littérature, tant le principe même du montage paraît signifier une « déflation stylistique »22 représentant une dissolution au moins partielle de la langue littéraire dans la langue commune. On fera pourtant le pari contraire, en essayant d’isoler dans les nouvelles de guerre d’Irène Némirovsky les contours d’un « style documentaire ».

  • 23 Sur cet imaginaire stylistique associant littérarité et discontinuité syntaxique, je me permets de (...)
  • 24 I. Némirovsky, Le Malentendu, dans ŒC I, p. 114 ; Ead., L’Ennemie, dans ŒC I, p. 294.
  • 25 Ead., La Nuit en wagon, dans ŒC II, p. 396.
  • 26 Ead., Comme de grands enfants, dans ŒC II, p. 406.
  • 27 Ead., Destinées, dans ŒC II, p. 887.

13À cet égard, intervient d’abord l’hétérogénéité référentielle du document factuel au sein de la trame fictionnelle, dans la mesure où le recours à un « style coupé » fondé sur la juxtaposition de brèves séquences, manifestement préférée à leur enchâssement, paraît en effet reprendre à son compte, sur ce plan rythmique, le geste de découpe au principe du collage. Affichant son goût pour les figures d’ajout, les listes, l’écriture « pour temps de guerre » renchérit alors sur la facture discontinue de la belle prose des années 1920 et 1930, où la segmentation de l’énoncé (quelle que soit la syntaxe mobilisée) manifestait de la façon la plus simple l’élaboration du matériau verbal23 – par exemple dans Le Malentendu (1926) ou L’Ennemie (1928) : « Le soleil tapait dur, il enfonça ses mains dans le sable pour atteindre les profondeurs humides d’eau de mer ; la fraîcheur brusque le fit frissonner ; il se leva » ; « Une bouffée de fraîcheur humide pénétra dans la pièce, et le bruit doux de la pluie »24. On lit ainsi dans La Nuit en wagon, Comme de grands enfants ou Destinées : « Ces soldats, ces femmes avaient un air plus lucide, plus intelligent, meilleur qu’autrefois – qu’hier »25 ; « Tout est facile au terme d’une vraie querelle, haletante, trempée de larmes »26 ; « On écoutait le bruit des avions – un vol de frelons dans un ciel d’été – et des détonations rageuses, sèches, qui semblaient toutes proches »27.

  • 28 Voir N. Bracher, After the Fall : War and Occupation in Irène Némirovsky’s Suite française, Wash (...)
  • 29 O. Philipponnat, « Dans les fils du destin », préface du recueil d’I. Némirovsky, Les Vierges et au (...)

14Suite française illustrant cette facture de manière exemplaire28, l’écriture des nouvelles de guerre apparaît alors, sur ce plan stylistique aussi bien qu’à d’autres points de vue, comme un « laboratoire »29 du roman :

Sans bruit, phares éteints, les autos arrivaient les unes derrière les autres, pleines à craquer, surchargées de bagages et de meubles, de voitures d’enfants et de cages à oiseaux, de caisses et de paniers à linge […].

  • 30 I. Némirovsky, Suite française, dans ŒC II, p. 1510, p. 1568.

Les portes s’ouvrirent alors les unes après les autres, tout le village sortit sur la place et entoura le buraliste qui, debout, immobile, les mains dans les poches, le sourcil froncé, regardait au loin […].30

  • 31 Voir Y. Baudelle, « “L’assiette à bouillie de bonne-maman” et “le râtelier de rechange de papa” : (...)

15Outre cette transposition syntaxique, la distinction référentielle du fait (documenté) et de la fiction se trouve également relayée par une hétérogénéité énonciative qui reconduit en somme à la polyphonie réaliste31 : l’incorporation textuelle de la matière documentaire confronte en effet les voix et les points de vue – jusqu’à prolonger l’oralité traditionnelle de la veillée dans La Nuit en wagon, Destinées et Les Vierges. S’il est difficile alors de se défendre du sentiment d’avoir à faire à un unanimisme inabouti, il ne s’agit pas pour autant de comparer (défavorablement) l’œuvre d’Irène Némirovsky à celles de Jules Romains ou de Jean Giono (Les Âmes fortes paraît en 1950) mais simplement d’observer que son écriture chorale n’entend manifestement pas renoncer à la lisibilité – et de remarquer aussi sa relative difficulté à articuler le singulier avec le collectif.

16De fait, les circonstances ont imposé une interrogation sur le sens de l’histoire, juste avant que celle de l’Europe ne rattrape brutalement l’existence personnelle de Némirovsky pour la transformer en destin tragique, tout en interdisant sa résolution en termes de causalité – une ouverture que maintiennent d’ailleurs, jusqu’à l’époque actuelle, les travaux des historiens.

17L’aporie est manifeste dans Destinées, le pluriel du titre l’énonçant du reste d’emblée. De cette conversation en plein ciel – dans le salon puis sur le balcon d’un appartement situé au sixième étage d’un immeuble parisien – le soir du 10 mai 1940, alors que la bataille de France vient de débuter, émerge en effet l’idée d’un « effet papillon » historique, radicalisant le thème d’une « histoire secrète » où les passions privées seraient décisives :

Nous parlions de guerres et de révolutions et des incalculables conséquences qu’un mot, un geste, une pensée peuvent faire naître dans ces moments qui sont en dehors de la vie commune. Les inimitiés de peuple à peuple, les engouements que l’on a éprouvés envers un pays, inconnu parfois, quelles en sont les origines ?

Presque toujours, au début, il y a une question d’amour-propre ou même d’amour blessé : cela est un lieu commun, mais s’il en est vraiment ainsi, cela donne, disions-nous, une extraordinaire responsabilité à chaque être humain. Chaque mouvement de mauvaise humeur, chaque parole impatiente et dédaigneuse seraient ainsi redoutables. […]

  • 32 I. Némirovsky, Destinées, dans ŒC II, p. 887-888, p. 893.

« Si vraiment, dis-je, des sources de haine peuvent surgir ainsi d’un mot, d’un geste de chacun de nous, alors nous avons tous quelque chose de lourd sur la conscience ; en ce sens on peut dire que, dans les calamités publiques, personne n’est innocent. Chacun paie pour une faute commise autrefois, oubliée. C’est comme si une race ou une classe, ou un pays donnait naissance à des monstres qui, ensuite, les écrasent… »32

  • 33 Ibid., p. 893.

18Or, la nouvelle est de ce point de vue incohérente, la dernière histoire rapportée, celle du « petit Lazare », orphelin maltraité devenu missionnaire puis soldat, ne se rattachant en effet que « par certains côtés »33 – comme l’annonce du reste l’« amie russe » qui la raconte – à la conversation précédente :

  • 34 « “Mais est-ce qu’on s’approche d’une belle petite fille, bien soignée, quand on a une gueule comme (...)

« J’ai appris plus tard que Lazare était devenu missionnaire et qu’il soignait les lépreux. Je suis convaincue qu’il a été poussé à cela par cette honte et cette douleur qu’il a ressentie en voyant dans la glace son pauvre visage34. Comme je te le disais, cela se rattache à ce que nous racontions tout à l’heure. Seulement ici, ce n’est pas inhumain, c’est surhumain qu’il faut dire. Mais c’est toujours le même principe, la manière dont se font les êtres qui sortent de l’ordinaire, en bien ou en mal. […]

— Est-ce que tu crois, toi, que nous sommes voués au sort, dès la naissance, par les forces du bien ou du mal ? C’est possible.

  • 35 Ibid., p. 898-899.

— Certaines âmes exceptionnelles seulement… Un tout petit lot, choisi et marqué d’avance. Les autres suivent ».35

19La discordance est double, tenant bien sûr à l’asymétrie instaurée entre le côté du bien et celui du mal – la vertu de Lazare, devenu simple soldat dans une guerre dont son action ne saurait infléchir le cours, est inconséquente sur le plan historique – et tenant surtout au déterminisme social, s’agissant des êtres ordinaires ou de l’ordre, transcendant, d’une prédestination pour les « âmes exceptionnelles », défendu par cet explicit qui « se rattache » en fait assez mal, quoi qu’en dise sa narratrice, aux considérations précédentes.

  • 36 Ead., M. Rose, dans ŒC II, p. 874. L’onomastique, comme souvent, semble ici signifiante : en 1943, (...)

20Pour le dire autrement : fait ici défaut une pensée de ce qu’il est convenu d’appeler le « grand homme », capable d’articuler dans l’histoire le singulier avec le collectif. Et de fait, les nouvelles de guerre y insistent suffisamment, l’héroïsme dont on s’attendrait qu’il fasse en ces temps troublés l’étoffe des grands hommes est manifestement devenu inaccessible : en témoigne en particulier la silhouette bien française, identifiée par Olivier Philipponnat, du collectionneur de porcelaines, dont la fragilité répond à sa propre inconsistance – notamment incarnée par les « spectateurs » de l’histoire que sont Hugo Grayer et M. Rose, alors que l’évident courage de Marc Beaumont, le jeune compagnon d’exode de M. Rose, semble hors de saison : « Dans un village, des soldats […] ne voulurent pas accepter Marc parmi eux : “Ce ne sont pas les hommes qui nous manquent, mon pauvre vieux, mais les machines.” M. Rose et Marc repartirent »36. Encore retenus à l’enfance par les fils d’une sensualité orale (bonbons, baisers), ces célibataires endurcis sont dès avant la guerre en retrait du monde (ils sont rentiers) – et le moment venu, à l’inverse d’Achille dans l’Iliade, entre « la vie héroïque et la vie commode » M. Rose choisit sans hésiter la seconde :

« J’ai dix-sept ans. Je puis servir, moi aussi. Et, comme je le disais à mon père, au début de la guerre, il faut choisir désormais entre la vie héroïque et la vie commode.

  • 37 Ibid., p. 872.

— C’est tout choisi », murmura amèrement M. Rose qui butait sur les pierres du chemin.37

  • 38 « — Mais tu disais tout à l’heure, s’écria tante Alberte, tu disais… / — Que j’avais été malheureus (...)

21Pourtant, dans Les Vierges (1942), c’est bien le choix d’Achille, transposé sur le plan affectif, qu’a fait Camille38, laissant ainsi ouverte la possibilité d’un héroïsme féminin qu’exalte en effet Émilie Plater (1939), où Némirovsky donne à la biographie d’une héroïne de l’insurrection polonaise de 1830 la forme d’un dialogue radiophonique (demeuré inédit).

  • 39 Ead., M. Rose, dans ŒC II, p. 875.

22Du point de vue stylistique, cette dilution des identités singulières engage un floutage référentiel notamment fondé sur la multiplication des pluriels et des indéfinis. Si le naufrage de Hugo Grayer paraît donner sa figuration la plus concrète à une telle dissolution des contours, l’écriture de M. Rose est ici exemplaire, en particulier dans ce passage où, associée aux pluriels et aux indéfinis, la fluidité sémantique de on englobe aussi bien « le vieil homme et l’adolescent »39 – dont les silhouettes sont du reste d’autant moins distinctes que s’y surimpriment celles d’Anchise et d’Énée – que la foule dont ils font désormais partie :

  • 40 Ibid., p. 873. De même, dans La Nuit en wagon, c’est le pronom neutre « ça » qui – en toute indisti (...)

La nuit passa vite ; elles sont courtes en juin. Au matin, ils se remirent en marche. On ne trouvait rien à manger. On ne pouvait se loger nulle part. On dormait dans les prés, au bord des routes, dans les bois. Au bout de quarante-huit heures, avec son linge gris, son costume froissé, ses souliers poudreux, M. Rose, qui ne s’était ni lavé ni rasé depuis l’avant-veille, ressemblait à un clochard.40

23Pour M. Rose, l’indétermination des couleurs (de la chemise, des chaussures) et des contours (le tombé du costume) prend également le sens d’une indistinction sociale.

  • 41 Ead., M. Rose, dans ŒC II, p. 870.

24On rapprochera de tels effacements l’explicit de la nouvelle, ainsi que celui du Spectateur : dans les deux cas, apparaît au travers de l’ironie un sentiment d’appartenance, qui n’est pas encore l’amour du prochain que M. Rose réclame pour lui-même (« On ne refuse pas un morceau de pain à son prochain […] »41) mais plutôt l’évidence – épiphanique ? –, les oripeaux sociaux une fois abandonnés, d’un sort et d’une condition communs :

  • 42 Ead., Le Spectateur, dans ŒC II, p. 448.

[Hugo Grayer] se rappela tout à coup qu’autrefois – un siècle auparavant ou était-ce la veille ? – il avait dit à quelqu’un – Magda ? une autre ? – qu’il eût été curieux de savoir quels sentiments éveillait l’extrême péril. Il savait maintenant. Il savait aussi que tout n’était pas perdu tout de suite, que la honte, la pitié, la solidarité humaines demeuraient longtemps dans le cœur.42

  • 43 Ead., M. Rose, dans ŒC II, p. 876.

25Quant à M. Rose, la fin ouverte de la nouvelle ne signifie d’ailleurs pas nécessairement la conversion morale du personnage : son refus de monter dans la voiture sans Marc a contre toute attente « donné » la vie à M. Rose – « Livide et tremblant, il retomba auprès de Marc, comprenant à peine que la vie venait de lui être donnée »43 –, mais il s’agit là des derniers mots d’un texte qui choisit donc de ne rien dire de l’emploi, « après » la guerre, de ce temps offert.

  • 44 R. Antelme, L’Espèce humaine [1947], Paris, Gallimard, « Tel », 1978.

26Demeure à chaque fois – et c’est déjà beaucoup – l’évidence d’un sentiment d’appartenance commune : à cet humble partage, Robert Antelme, quant à lui revenu d’Auschwitz pour en écrire, donnera en 1947 le nom d’espèce humaine44.

  • 45 La notion a notamment été défendue, à propos de l’œuvre de C. Simon, par I. Yocaris et D. Zemmour, (...)
  • 46 M. Meiss, La Peinture à Florence et à Sienne après la Peste noire : les arts, la religion, la socié (...)

27Dans ces perspectives défaites, ces portraits aux traits effacés, émerge en somme, à défaut d’unanimisme, l’esquisse d’un cubisme littéraire45 : l’inflexion documentaire de la poétique de Némirovsky définirait ainsi, sans rigidité, une écriture de guerre – comme on parle d’économie de guerre – associant la discontinuité syntaxique et l’hétérogénéité énonciative à une certaine indétermination référentielle. C’est dire aussi, d’un point de vue méthodologique, que ces traits stylistiques, non mimétiques, ne relèvent pas d’une herméneutique du reflet quoique le parti ici adopté ne soit pas celui de l’autonomie de l’œuvre – de même que, dans le champ de l’histoire de l’art, Millard Meiss avait naguère défini à partir de critères résolument non mimétiques un style de la Peste noire dans la peinture florentine et siennoise du xive siècle46.

  • 47 Le père d’Emmanuel Bove (de son vrai nom Bobovnikoff) est un juif venu de Russie ; quant à Jean Mal (...)

28Il resterait encore – mais ce serait l’objet d’un autre article – à préciser la portée de cette hypothèse en l’éprouvant sur un plus vaste corpus – notamment constitué des romans que deux autres écrivains venus du monde slave ont consacrés à l’Occupation : Le Piège (1945) d’Emmanuel Bove et Planète sans visa (1947) de Jean Malaquais47.

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Notes

1 Cité par Olivier Philipponnat dans sa notice de M. Rose, La Peur, Les Cartes et Destinées, dans I. Némirovsky, Œuvres complètes, éd. O. Philipponnat, Paris, Librairie Générale Française, « La Pochothèque », 2011, t. II, p. 858 (dorénavant, pour les deux volumes qui composent l’ouvrage, nous abrégeons comme suit : ŒC I et ŒC II).

2 Sur ces aspects biographiques, voir S. R. Suleiman, La Question Némirovsky : Vie, mort et héritage d’une écrivaine juive dans la France du XXe siècle [New Haven and London, 2016], tr. fr. A. de Saint-Loup et P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2017, p. 137 ; ainsi que la notice de M. Rose, La Peur, Les Cartes et Destinées dans ŒC II, p. 858.

3 I. Némirovsky, « Journal d’Issy-l’Évêque », 6 juin 1940, cité par O. Philipponnat, dans ŒC II, p. 857 et S. R. Suleiman, op. cit., p. 137.

4 Ead., « Journal d’Issy-l’Évêque », 29 octobre 1940, cité par O. Philipponnat, dans ŒC II p. 859.

5 Ead., La Nuit en wagon [1939], dans ŒC II, p. 389.

6 Ces textes figurent dans le deuxième volume des Œuvres complètes : La Nuit en wagon (1939) ; Comme de grands enfants (1939) ; En raison des circonstances (1939) ; Émilie Plater (1939) ; Le Spectateur (1939) ; Aïno (1940) ; Le Sortilège (1940) ; …Et je l’aime encore (1940) ; Le Départ pour la fête (1940) ; L’Autre Jeune Fille (1940) ; M. Rose (1940) ; La Peur (1940) ; Les Cartes (1940) ; Destinées (1940) ; La Confidente (1941) ; L’Inconnue (1941) ; L’Honnête Homme (1941) ; L’Inconnu (1941) ; Les Revenants (1941) ; L’Ogresse (1941) ; Ce soir-là… (1942) ; L’Ami et la Femme (1942) ; La Voleuse (1942) ; L’Incendie (1942) ; La Grande Allée (1942) ; Les Vierges (1942) ; Un beau mariage (1943). En raison des circonstances, Émilie Plater (pièce radiophonique), La Peur, Les Cartes, L’Inconnue, Ce soir-là…, L’Ami et la Femme, La Voleuse et La Grande Allée n’ont pas été publiés du vivant de Némirovsky ; Un beau mariage paraît dans l’hebdomadaire maréchaliste Présent le 23 février 1943, six mois après la mort de l’écrivaine.

7 L’expression, empruntée au discours social du temps, figure dans plusieurs nouvelles (voir par exemple En raison des circonstances, dans ŒC II, p. 414).

8 En relèvent notamment …Et je l’aime encore, Le Départ pour la fête, La Confidente, L’Inconnue, L’Ogresse, Ce soir-là…, etc.

9 Voir A. James, The Documentary Imagination in Twentieth-Century French Literature : Writing with Facts, Oxford, Oxford University Press, 2020.

10 Ibid., p. 26.

11 O. Philipponnat, Notice de M. Rose, La Peur, Les Cartes et Destinées, dans ŒC II, p. 859.

12 I. Némirovsky, La Peur, dans ŒC II, p. 878-879.

13 A. James, op. cit., p. 29.

14 I. Némirovsky, La Nuit en wagon, dans ŒC II, p. 394. Le nom de Greta Garbo s’associera dans L’Ogresse (1941) à ceux de Danielle Darrieux et de Shirley Temple (dans ŒC II, p. 1166, p. 1173 et p. 1175).

15 Ead., La Nuit en wagon, dans ŒC II, p. 396. De même, quelques pages plus loin : « — Il faut attendre qu’il soit en mesure d’assurer ton existence, murmura la blonde sans moquerie, mais comme on répète machinalement une phrase souvent entendue », ibid., p. 399.

16 Ead., Le Spectateur, dans ŒC II, p. 449.

17 A. James, op. cit., p. 28-29.

18 I. Némirovsky, Le Spectateur, dans ŒC II, p. 441.

19 Ibid., p. 442.

20 L’interprétation du lecteur est d’ailleurs assez précisément guidée sur ce point, l’image ayant d’abord pris la forme d’une comparaison : « Oui, il était étrange de regarder ainsi ce vieux monde qui coulait comme un navire faisant eau de toutes parts […] », ibid., p. 439.

21 É. de Chassey, Platitudes : une histoire de la photographie plate, Paris, Gallimard, 2006, en particulier p. 69-93. Voir aussi O. Lugon, Le Style documentaire : d’August Sander à Walker Evans (1920-1945), Paris, Macula, 2001.

22 A. Gefen, L’Idée de littérature : de l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, José Corti, 2021, p. 169.

23 Sur cet imaginaire stylistique associant littérarité et discontinuité syntaxique, je me permets de renvoyer à mon article « La langue nationale d’Irène Némirovsky », dans S. Bertrand et J.-M. Wittmann (dir.), Le Nationalisme en littérature (II) : le « génie de la langue française », Bruxelles, Peter Lang, 2020, p. 171-179. Voir aussi S. Smadja, La Nouvelle Prose française. Étude sur la prose narrative au début des années 1920, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2013, p. 235.

24 I. Némirovsky, Le Malentendu, dans ŒC I, p. 114 ; Ead., L’Ennemie, dans ŒC I, p. 294.

25 Ead., La Nuit en wagon, dans ŒC II, p. 396.

26 Ead., Comme de grands enfants, dans ŒC II, p. 406.

27 Ead., Destinées, dans ŒC II, p. 887.

28 Voir N. Bracher, After the Fall : War and Occupation in Irène Némirovsky’s Suite française, Washington, Catholic University of America Press, 2010.

29 O. Philipponnat, « Dans les fils du destin », préface du recueil d’I. Némirovsky, Les Vierges et autres nouvelles [Paris, 2009], Paris, Gallimard, « Folio », 2010, p. 12.

30 I. Némirovsky, Suite française, dans ŒC II, p. 1510, p. 1568.

31 Voir Y. Baudelle, « “L’assiette à bouillie de bonne-maman” et “le râtelier de rechange de papa” : ironie et comique dans Suite française », dans Roman 20-50, 54, 2012, p. 109-123.

32 I. Némirovsky, Destinées, dans ŒC II, p. 887-888, p. 893.

33 Ibid., p. 893.

34 « “Mais est-ce qu’on s’approche d’une belle petite fille, bien soignée, quand on a une gueule comme la tienne ? Il s’est donc jamais regardé dans une glace ?” / Le petit faisait : “Non, non” de la tête, d’un air ahuri. Je pense, en effet, qu’il ne s’était jamais regardé – ce qui s’appelle regarder – dans une glace, le pauvre gosse, et il ignorait tout à fait qu’il était laid et repoussant », ibid., p. 898.

35 Ibid., p. 898-899.

36 Ead., M. Rose, dans ŒC II, p. 874. L’onomastique, comme souvent, semble ici signifiante : en 1943, l’Octave Beaumont d’Un beau mariage, d’abord lui aussi collectionneur de porcelaines et de verreries, fonde, une fois ruiné, une petite cristallerie.

37 Ibid., p. 872.

38 « — Mais tu disais tout à l’heure, s’écria tante Alberte, tu disais… / — Que j’avais été malheureuse, interrompit ma mère. C’est vrai. Je vous envie. J’envie vos existences tranquilles, mais… j’ai été riche, vous comprenez, j’ai été comblée, et vous, vous n’avez jamais rien eu », Ead., Les Vierges, dans ŒC II, p. 1441.

39 Ead., M. Rose, dans ŒC II, p. 875.

40 Ibid., p. 873. De même, dans La Nuit en wagon, c’est le pronom neutre « ça » qui – en toute indistinction – désigne la guerre (dans ŒC II, p. 399, p. 401).

41 Ead., M. Rose, dans ŒC II, p. 870.

42 Ead., Le Spectateur, dans ŒC II, p. 448.

43 Ead., M. Rose, dans ŒC II, p. 876.

44 R. Antelme, L’Espèce humaine [1947], Paris, Gallimard, « Tel », 1978.

45 La notion a notamment été défendue, à propos de l’œuvre de C. Simon, par I. Yocaris et D. Zemmour, « Qu’est-ce qu’une fiction cubiste ? La “construction textuelle du point de vue” dans L’Herbe et La Route des Flandres de Claude Simon », dans Semiotica, 195, 2013, p. 1-44.

46 M. Meiss, La Peinture à Florence et à Sienne après la Peste noire : les arts, la religion, la société au milieu du XIVe siècle [New-York, 1964], tr. fr. D. Le Bourg, Paris, Hazan, 1994.

47 Le père d’Emmanuel Bove (de son vrai nom Bobovnikoff) est un juif venu de Russie ; quant à Jean Malaquais, il est né Wladimir Jan Pavel Malacki, à Varsovie.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christelle Reggiani, « « Nouvelles pour temps de guerre et après » : le style documentaire dans les nouvelles de guerre d’Irène Némirovsky »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/11179 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.11179

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