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Le Roman de formation au féminin

Colette : du roman de formation au récit de déformation

Colette: Bildungsromane or Stories of Decline and Fall?
Guy Ducrey

Résumés

À partir d’un corpus d’une dizaine d’ouvrages publiés par Colette de 1900 à 1933, et de la définition donnée par Franco Moretti du roman de formation, l’article cherche à évaluer dans quelle mesure l’écrivaine s’est emparée du genre si caractéristique du xixe siècle, et surtout à quels modèles elle aurait obéi. Les vrais romans de formation ne sont pas tant ceux qu’elle écrivit mais ceux qu’on lui consacra sous la forme, pullulante, de biographies. À examiner son œuvre, Colette est peut-être surtout une grande autrice mélancolique de romans de « déformation ». Il faut écouter aussi cette autre voix, qui n’est pas celle de la grande conquérante toujours exaltée par la critique de part et d’autre de l’Atlantique.

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Texte intégral

Mais elle devient aimable, la petite femme de Renaud ! Elle se forme !
Non, bonnes gens, je ne me forme pas, je m’étourdis.
Colette, Claudine en ménage, 1902

  • 1 Colette, « Mes idées sur le roman », dans Le Figaro, 30 octobre 1931, cité dans Colette, Œuvres, éd (...)
  • 2 Ead., « Allocution de Colette » [1954], dans PL II, p. 1276.
  • 3 « La jeunesse, donc, apparaît comme la détermination substantielle et fondamentale de ces héros », (...)
  • 4 Colette, « Allocution de Colette », cit., p. 1275.

1Colette qui, à l’âge de cinquante-trois ans, intitula l’un de ses livres de souvenirs Mes apprentissages, peut-elle vraiment se ranger, aux côtés de Jane Austen et Charlotte Brontë, parmi les représentantes du roman d’apprentissage au féminin ? À celle qui ne cessa d’exprimer ses réticences envers le genre du roman (« Ce que j’appelle les vrais romans, ce sont ceux que je lis, et non ceux que j’écris »1, admit-elle un jour), peut-on donner la stature d’une grande « romancière de formation » ? La chose est douteuse : « Je suis sûre de n’avoir jamais écrit un roman, un vrai, une œuvre d’imagination pure, libre de toute alluvion de souvenir et d’égoïsme, allégé de moi-même […] », précise-t-elle dans le même article. Mais si elle se méfie bien du roman comme genre et comme forme, ses réticences sont moindres sur l’idée de la formation, qu’elle prolonge bien au-delà de la jeunesse, jusqu’à en faire l’élan même de la vie : « L’heure de la fin des découvertes ne sonne jamais. Le monde m’est nouveau à mon réveil chaque matin et je ne cesserai d’éclore que pour cesser de vivre »2, écrit-elle l’année de sa mort, à 81 ans. Considérée sous ce jour, l’écrivaine serait le chantre d’un éternel récit d’apprentissage, infiniment relancé, par-delà l’adolescence ou la jeunesse qui sont – comme le rappelle Franco Moretti3 – les conditions premières et cardinales de tout roman de formation. Or, en fait de jeunesse, Colette, toujours juvénile, n’a jamais eu de leçons à recevoir de quiconque. Elle constate en effet : « Plus que sur toute autre manifestation vitale, je me suis penchée, toute mon existence, sur les éclosions. C’est là pour moi que réside le drame essentiel, mieux que dans la mort qui n’est qu’une banale défaite »4.

2Propos de sereine assurance, qui permettent aussitôt d’organiser tout un pan de son œuvre romanesque – celui où elle observe en effet comment la jeunesse d’un être devient, par métamorphoses successives, maturité.

  • 5 Ead., La Vagabonde, dans PL I, p. 1115.

3Ce seront donc, d’abord, les cinq volumes du cycle des Claudine, entre 1900 et 1907. Puis les chefs-d’œuvre que sont Chéri (1920) et La Fin de Chéri (1926) avec, entre les deux, Le Blé en herbe de 1923. Puis La Chatte en 1933. À cet ensemble, il faut peut-être ajouter L’Ingénue libertine (1909), quoiqu’il soit de bric et de broc et plus tard renié par son autrice en raison de la part qu’y a prise Willy, mais non La Vagabonde (1910) qui, pour bien relater l’affranchissement progressif et l’accès à la pleine maturité de son héroïne, ne prend pas cette dernière depuis la jeunesse : elle a trente-trois ans, comme elle nous l’apprend au cours du récit5. Gigi, en revanche, dont l’héroïne a quinze ans, aurait pu rejoindre la cohorte des jeunes gens dont l’écrivaine relate la formation – mais le récit qu’elle lui consacre est une nouvelle, et non un roman.

  • 6 Le roman de formation au féminin, Colloque du Seminario di Filologia Francese, Université de Bari, (...)
  • 7 Encore un trait constitutif du genre, selon Franco Moretti, qui fait de la « mobilité sociale » l’u (...)
  • 8 « Lorsque l’on sort de ce monde [celui de la bourgeoisie-aristocratie], le Bildungsroman semble dif (...)

4De sorte qu’une dizaine d’œuvres semblent éligibles à l’investigation – si l’on adopte, pour un temps du moins, une définition ouverte du genre, telle que la tradition critique du xxe siècle, reprise en souplesse par le Colloque de Bari en 2022 sur le « roman de formation au féminin »6, l’a maintes fois pratiquée, où roman de formation, roman d’apprentissage et roman de socialisation s’entrecroisent jusqu’à parfois se confondre. Soit donc un récit retraçant l’évolution d’un jeune homme ou (comme surtout l’Angleterre le montra au xixe siècle) d’une jeune fille vers l’âge adulte. Il s’agit de mûrir et de pouvoir entrer dans une société et de se marier. Au long du chemin, des étapes sont marquées comme autant d’expériences, parfois d’épreuves, au terme desquelles une sagesse est acquise. Vient alors le succès d’une socialisation nouvelle : l’individu est accueilli dans un cercle neuf, le plus souvent urbain (l’expérience de la grande ville est déterminante). Quelles que soient leurs variantes, ces romans érigent la mobilité en principe géographique et social7. Tout l’apprentissage en passe par cette dynamique élémentaire. Mais ils obéissent à deux autres conditions souvent relevées par la critique. La première est nécessaire : ces romans sont intimement liés à l’avènement de la bourgeoisie et aux règles nouvelles de sociabilité qu’elle impose8. La seconde est contingente, mais bien souvent appliquée : le roman de formation, parce qu’il suppose les convulsions d’une conscience, s’écrit généralement à la première personne.

  • 9 Ibid., p. 94.
  • 10 Ibid., p. 305-306.

5La dizaine de romans de Colette que nous évoquions obéit-elle à ce schéma trop succinctement esquissé ? Et dans quelle mesure ? Et selon quels modèles ? C’est ce que l’on espère examiner dans les pages de cette étude, nécessairement limitée (il est probable que la relation de Colette au roman de formation puisse nourrir aisément une thèse de doctorat). Encore ces questions, ainsi formulées, ne tiennent-elles pas compte de la périodisation et de la définition beaucoup plus rigoureuse du genre qu’a proposées Franco Moretti dans son ouvrage de référence en 1999. On se souvient en effet qu’il distingue trois âges du roman de formation. Dans sa version originelle – c’est-à-dire allemande : le Bildungsroman – le parcours de l’individu conduit à une « épiphanie du sens »9 qui coïncide avec l’achèvement du récit. Le Bildungsroman originel, note Moretti, implique une clôture parfaite, lorsque la formation de l’individu est achevée. Mais, poursuit l’auteur de Il Romanzo di formazione dans une seconde étape de son histoire, ce modèle se corrompra à mesure que l’impératif du succès remplacera celui de la sagesse, et que la socialisation se substituera à la formation – Balzac marquant ici un jalon crucial. L’achèvement du parcours devient alors hautement problématique, voire impossible, tant il est vrai que le succès ne conduit qu’au désir avide d’autres succès, dans le vertige d’un arrivisme nouveau. La troisième étape dessinée par le critique italien sera celle de la crise du modèle entre 1898 et 1914, parfaitement contemporaine par conséquent de l’entrée de Colette en littérature, avant que le genre ne soit définitivement liquidé par la Grande Guerre et l’apocalypse des tranchées : il n’y a plus, alors, de formation concevable, explique en substance Moretti10.

6Beaucoup plus stricte dans sa définition, et surtout dans sa chronologie, cette approche soulève aussitôt de nouvelles questions pour le lecteur de Colette. Où situer ses œuvres sur cette échelle ? En thuriféraire de Balzac qu’elle fut toute sa vie, s’est-elle inspirée du modèle d’Eugénie Grandet ? De celui d’Illusions perdues ou de Splendeur et misères des courtisanes ? Fut-elle une romantique égarée dans le mauvais siècle ? Ou plutôt une représentante de ce que Moretti nomme le « roman de formation tardif » (celui de la crise du modèle), qui lui assurerait une place aux côtés de Musil, Mann, Rilke, Joyce et Kafka et autres écrivains du nouveau siècle, cités dans l’ouvrage de 1999 ? Mais quelque chose se refuse à la faire entrer dans cette haute cohorte de penseurs d’avant-garde – strictement masculine au demeurant… De fait, on cherche en vain son nom dans les pages du critique italien (il est absent de l’index) – y compris dans l’appendice de l’édition française, où est abordée cette période terminale du genre.

  • 11 Voir les notices de Paul D’Hollander sur les volumes des Claudine dans PL I.
  • 12 Voir la notice d’A. Pfister, « Claudine et la série des Claudine », dans G. Ducrey et J. Dupont (di (...)

7On n’examinera pas ici, faute d’espace, les cinq romans de la série des Claudine. Qu’ils montrent une évolution de leur héroïne, une maturation de l’adolescence à l’âge adulte, a été plusieurs fois montré, en effet, par la critique universitaire – la plus ancienne11 comme la plus récente12. Nous nous concentrerons plutôt sur cinq romans plus tardifs qui, à notre connaissance, n’ont guère été associés au genre du roman de formation : Chéri (1920), Le Blé en herbe (1923), La Fin de Chéri (1926), La Chatte (1933) et enfin Julie de Carneilhan (1941). Tous montrent leur dette face à la tradition du grand roman de formation du xixe siècle et, simultanément, une profonde crise de ce modèle, à laquelle Colette participe activement.

Chéri : quelle formation pour un indomptable ?

  • 13 Colette, L’Étoile Vesper, dans PL IV, p. 482.
  • 14 « Le génial Chéri », Lettre de Marcel Proust à Colette, citée dans Ead., Œuvres complètes, Paris, F (...)
  • 15 Ead., Chéri, dans PL II, p. 732.
  • 16 Ibid., p. 733.
  • 17 Ibid., p. 767.

8Avec Chéri en 1920, puis La Fin de Chéri en 1926, Colette dira plus tard avoir accompli « le meilleur de [s]on travail d’écrivain »13. On connaît l’audace de ce roman que Proust trouva « génial »14. Élevé dans un milieu de grandes cocottes 1900, le jeune Frédéric Peloux, alias Chéri, âgé de vingt-quatre ans, vit une intense passion avec la belle Léa de Lonval, de vingt-cinq ans son aînée, et qui fut l’égérie de la Belle Époque demi-mondaine. Vingt-quatre ans, n’est-ce pas un peu tard pour marquer le début d’un roman d’apprentissage ? Lucien de Rubempré en a dix-huit au début d’Illusions perdues comme Julien Sorel au début du Rouge et le Noir et comme Frédéric Moreau lorsque s’ouvre L’Éducation sentimentale. Rastignac, lui, a dix-neuf ans lorsqu’on le rencontre pour la première fois dans Le Père Goriot. Mais Colette, pour faire bonne mesure, prend soin de retracer, dans une analepse de plusieurs pages, les débuts de cette liaison qui remonte à six ans plus tôt : c’est bien à dix-sept ans – l’âge parfait pour le roman de formation (c’est l’âge du Grand Meaulnes) – que son héros avait su plier à ses charmes une Léa de quarante-trois ans. Mieux : dans une esquisse rapide mais remarquablement efficace, la romancière remonte jusqu’à l’enfance « dévergondée »15 de « Fred », puis à son adolescence rebelle à toute scolarité : « il défiait toute geôle et s’échappa »16. Mais cette rébellion ne s’arrête pas à l’école et c’est d’un être indomptable que Colette s’emploie à faire le portrait, y compris aux instants de la plus grande intimité avec Léa : « Il y a des moments, pensait-elle, où il ressemble à un sauvage. Un être de la jungle ? Mais il ne connaît ni les plantes, ni les animaux, et il a parfois l’air de ne pas même connaître l’humanité »17.

  • 18 Ibid., p. 733.

9Retracer la « formation » de pareil être « hors humanité » ne pourra, on le comprend dès lors, que relever de la gageure, ou d’une sorte de conquête à fronts renversés : non l’intégration dans la « société » (Chéri lui demeurera toujours étranger) mais le soin jaloux d’une « galette »18 à conserver et faire fructifier.

  • 19 Ibid., p. 785.
  • 20 Ibid., p. 815.

10Ce défi, pourtant, Colette le relève et retrace incontestablement une espèce de formation de son héros. Mais à quoi ? À la solitude d’abord : ayant épousé la jeune Edmée, qui a de l’innocence et de la fortune, il est abandonné par Léa et erre, une saison entière, dans un Paris déserté. À la souffrance ensuite – une forme de mélancolie et même de dépression dont la romancière détaille – sans doute en connaisseuse – les symptômes : « […] Chéri s’enfonçait, seul, dans une ombre austère »19. L’épisode ne dure rien moins que trois mois entiers avant qu’il ne retourne chez lui, brusquement réveillé d’un long somme par la nouvelle du retour de Léa. Mais c’est alors que survient l’essentiel pour Colette : une nuit de retrouvailles et d’amour, l’une des plus émouvantes qui soient dans les lettres françaises, qui pourtant demeurera sans lendemain – quel que soit l’espoir soudain ressuscité en Léa (« Il est là pour toujours »20, s’écrie-t-elle intérieurement).

  • 21 « Elle haletait tout bas, son bras gauche, écrasé, lui faisait mal », ibidem.
  • 22 Ibid., p. 825.
  • 23 Ibidem.
  • 24 Ibid., p. 828.

11Or non. De l’étreinte de son amant revenu, elle se relève haletante21 et il mesure ainsi au matin l’irrémédiable passage du temps, ce « naufrage de la beauté »22 que Colette laisse à Léa le soin de formuler elle-même, amèrement : « Tu arrives ici, et tu trouves une vieille femme »23. Il ne reste alors à la romancière, aux dernières lignes du récit, qu’à jeter son héros sur le trottoir, et à le montrer la tête levée « vers le ciel printanier », gonflant « d’air sa poitrine, comme un évadé »24.

  • 25 Ibid., p. 784.
  • 26 Ibid., p. 824.

12Comme si souvent, c’est le dénouement donc qui a pour mission de révéler le roman de formation dans sa nature propre. Retournant chez lui, vers sa belle maison et sa jeune épousée trop longtemps délaissée (« C’est à moi, tout ça ! La femme, la maison, les bagues, c’est à moi ! »25, s’était-il déjà exclamé dans un moment de révolte au milieu du roman), Chéri peut endosser pleinement sa maturité d’homme marié, riche et jeune encore. Aussi sa créatrice le décrit-elle, dans une image admirable, « comme une mouette, dont les pieds légers et les bras ouverts semblaient prêts pour l’essor… »26.

Le Blé en herbe (1923) : modèle organique de la formation

13Cette image étonnante de la mouette en son essor impliquerait-elle que le modèle de l’évolution serait en somme, pour Colette, plus animal que social, plus organique que culturel ? Tout semble l’indiquer – à commencer par son roman ultérieur, Le Blé en herbe. Comme si souvent chez l’écrivaine, l’intrigue romanesque est ténue : deux héros adolescents – Phil, âgé de seize ans et demi, et Vinca d’une année sa cadette – sont en villégiature, comme chaque année depuis leur enfance, dans une Bretagne maritime et sauvage, avec leur famille de bourgeoisie parisienne. Mais leur amour de jeunesse, et qui s’ignore encore, est troublé par l’arrivée de la belle Mme Dalleray, dite « la dame en blanc », âgée de trente ans, et qui se charge d’initier le jeune homme en lui faisant franchir le seuil (tel était le titre initialement conçu du récit : Le Seuil) de l’enfance à l’âge adulte. Mais Vinca, dont le récit raconte aussi, quoique à touches plus discrètes, l’apprentissage sous l’étau de la douleur et de la trahison, entreprend de se défendre, de lutter, et finalement de vaincre au cours d’une belle nuit de plein-air, où elle s’offre, pour garder son ami.

  • 27 Ead., Le Blé en herbe, dans PL III, p. 1887.
  • 28 Ibid., p. 1186.
  • 29 Ibid., p. 1220.

14Banal triangle amoureux, qui rejoindrait tant d’autres triangles colettiens ? Peut-être. Mais les phénomènes de la nature qui accompagnent ces deux initiations humaines, et que Colette observe avec une attention méticuleuse et passionnée, prennent ici une telle importance qu’ils finissent par devenir l’essentiel du propos. Ce dont traite Le Blé en herbe serait alors l’épanouissement, hors de son immatérielle chrysalide, de l’animal humain, selon un modèle organique de la maturation. Le crabe méfiant au fond de sa flaque, la crevette qui, de sa fragile antenne, sonde le monde, l’holothurie qui gonfle au gré de la marée montante, semblent ici décliner à l’échelle du paysage les métamorphoses imperceptibles de cet autre monstre : l’humain qui devient adulte. Nul hasard si, par le génie tout colettien de la métaphore, les attributs de la nature se transposent pour décrire les êtres. Car si les crevettes, fuyant le filet de Vinca, parviennent à se « tapir dans les fissures où leurs barbes fines tâtent l’eau et narguent l’engin »27, l’adolescente elle-même n’est-elle pas un peu crevette ou insecte ? « On savait que sa jupe […] appartenait à la crevette et aux crabes »28, lit-on aux premières lignes du récit. Et pour évoquer la prescience avec laquelle son héroïne comprend qu’elle est trahie, Colette parle plus loin d’« antenne invisible qui d’une âme éprise s’élance, palpe, découvre la flétrissure et se replie »29. Avec Le Blé en herbe, la romancière, éprise de toutes les éclosions naturelles, semble bien avoir inventé le roman d’apprentissage « organique ».

15Que son récit de 1923 relève d’un « roman de formation », mais concentré en une seule saison où tous les mouvements tectoniques d’une âme et d’un corps seraient étudiés, il en est une preuve supplémentaire. À un détour de son récit, on lit en effet cette remarque de la narratrice – occasion rare d’une observation réflexive :

  • 30 Ibid., p. 1240.

Les romans emplissent cent pages, ou plus, de la préparation à l’amour physique, l’événement lui-même tient quinze lignes, et Philippe cherchait en vain, dans sa mémoire, le livre où il est écrit qu’un jeune homme ne se délivre pas de l’enfance et de la chasteté par une seule chute, mais qu’il en chancelle encore, par oscillations profondes et comme sismiques, pendant de longs jours…30

16Comment ne pas penser que ce livre vainement recherché par le héros n’est autre que celui, justement, que Colette est en train d’écrire, et qui retrace les oscillations sismiques, à répliques multiples, d’un « devenir adulte » ? Le Blé en herbe serait ainsi, dix ans tout juste après Le Grand Meaulnes, mais d’une plume féminine, « ce roman d’initiation qui manquait »…

La Chatte : découvrir l’inconciliable

17Publié en 1933 et considéré, de nos jours encore, comme l’un des romans les plus réussis de Colette, La Chatte a-t-il jamais été considéré par la critique comme un roman de formation ? Pas explicitement du moins. Dans un décor de théâtre de Boulevard, mais avec la sûreté implacable d’une tragédie grecque qui progresse en trois temps vers son terme fatal, ce récit est, à nouveau, celui d’un triangle amoureux : un jeune marié, son épouse, sa maîtresse. Rien que de conventionnel, dans un milieu de bourgeoisie aisée. À cette différence près – mais non des moindres – que la maîtresse est une chatte, l’incomparable Saha, bientôt jalousée par l’épouse en titre. Avec l’attention d’une zoologue experte, et même d’une vétérinaire compétente, Colette observe la circulation des passions entre ces trois êtres, et plus particulièrement les progrès de la jalousie chez Camille, qui ira jusqu’au crime.

  • 31 Colette, La Chatte, PL III, p. 847.

18Y a-t-il, dans cette histoire épurée jusqu’à l’essentiel, initiation ? Apprentissage ? Oui. Car fermement campé, d’abord, dans son royaume d’enfance – un jardin édénique de Neuilly, orné d’arbres anciens et de plates-bandes parfaites – Alain doit apprendre à le quitter, pour endosser l’habitus de l’homme marié. Apprentissage douloureux, et qui ne se vit pas sans révolte. Le crime commis sur la chatte par son épouse en sera l’étape majeure : ce seuil franchi, nul retour possible et l’« inconciliabilité » (le terme est choisi par Colette31) entre les deux époux est consommée. Il ne restera à Alain qu’à regagner le domaine de l’enfance, royaume édénique de la mère – mais surtout territoire de la chatte.

  • 32 Propos rapportés par M. Goudeket dans Id., Près de Colette, Paris, Flammarion, 1956, p. 35.

19De quelle formation s’est-il agi au juste ici ? Et de quel savoir, de quelle sagesse le héros sort-il augmenté ? Dans l’épreuve, il a acquis avec l’animal une complicité nouvelle, désormais fondée sur l’expérience du tragique. « Il n’y a qu’une bête »32, se serait exclamée, fameusement, Colette au sortir d’un film documentaire consacré aux animaux. Cette union intime et pure avec l’animal (car la relation avec Camille est du côté de l’impur), constitue une leçon majeure d’un récit qui, s’il ne recouvre que quelques mois dans l’existence des trois protagonistes, esquisse la vie d’Alain depuis la tendre enfance de ses quatre ans. La compréhension instinctive de la bête, et du jardin, naît très tôt et se développe pas à pas jusqu’à constituer, toutes épreuves bues, une sagesse muette et intime jusqu’à l’incommunicable. La Chatte pourrait être ainsi le roman dont le héros s’initie à l’unité secrète du vivant.

Évolution, involution : les paradoxes du récit de formation selon Colette

  • 33 Colette, Mes apprentissages, dans PL III, p. 1041.

20Si rapide qu’ait été cette esquisse, elle espère avoir montré comment les romans de Colette se rattachent par d’innombrables aspects à la tradition du roman de formation : jeunesse de leurs héros que l’écrivaine suit d’étape en étape jusqu’à leur maturité ; épreuve cruciale de l’amour et de ses souffrances ; confrontation aux exigences de la vie en société, en particulier urbaine ; découverte, au dénouement, d’une sagesse nouvelle et d’un moi augmenté d’expérience. Et partout, et toujours, le mouvement et la métamorphose : « Mais je changeais. Qu’importe que ce fût lentement. Le tout est de changer », écrira Colette dans Mes apprentissages33, se prenant elle-même pour exemple. Mais l’on comprend qu’elle n’a cessé de faire appliquer par ses propres héros ce précepte du changement nécessaire. Et pourtant…

21Pourtant, comment ne pas voir l’écart qui sépare sa production du grand modèle du roman de formation établi par le xixe siècle ? Ou plus exactement deux écarts majeurs. L’un concerne le dénouement qu’elle réserve à ses récits ; l’autre la classe sociale qu’elle choisit d’observer.

22Le roman de formation – dans sa version originelle de Bildungsroman, qui implique, après une éducation parfaitement achevée, l’accès des héros à une sagesse nouvelle ou qui, dans sa version corrompue, promeut plutôt le succès – retrace l’intégration du protagoniste dans la sphère d’une société élevée : celle du pouvoir et de l’argent. L’homme (mais il en va de même pour les héroïnes anglaises, d’Austen à Brontë ou Thackeray), de solitaire qu’il était, est désormais entouré, et sommé d’assurer ses devoirs d’animal social.

23Or nos cinq romans font ici entendre une tout autre musique. Dès Claudine en ménage se dessinait d’ailleurs un tropisme majeur, et parfaitement contraire aux impératifs de l’intégration sociale et urbaine : la remontée vers une enfance protectrice, et la fuite vers une nature réconfortante qui permette de se ressaisir. Nous voilà bien loin du célèbre « À nous deux maintenant ! » d’Eugène de Rastignac surplombant Paris aux dernières lignes du Père Goriot.

24L’« évasion » de Chéri, par laquelle se clôt le roman de 1920, est-elle, de son côté, accomplissement, couronnement, intégration dans une sphère sociale nouvelle ? On peut en douter. Le héros s’est bien arraché aux bras de sa « Nounoune » pour rejoindre, dans sa confortable maison, son épouse délaissée. Mais celle-ci reste bien solitaire et Colette ne l’exalte nullement comme une compagne de conquête du monde – ce que La Fin de Chéri, cinq ans plus tard, se chargera de confirmer en campant une Edmée désormais adultère, froide et distante.

25C’est la fin de La Chatte qui dévoie le plus manifestement le modèle du roman de formation. L’épreuve qu’a traversée son héros, où la mort était en jeu, lui a sans conteste donné une intelligence augmentée du monde. Mais que dire de son retour vers le jardin bourgeois, édénique et immuable ? De ses retrouvailles avec une mère protectrice et secrètement triomphante ? De sa régression vers l’enfance ? Aucun de ces faits ne vient parachever la courbe ascendante du roman de formation canonique. L’apprentissage reste bien ici ambigu, et non dénué d’amertume : une involution bien plus qu’une évolution.

  • 34 M. Charreyre, « Dénouement », dans G. Ducrey et J. Dupont, op. cit., p. 317.
  • 35 Ibidem.
  • 36 Ibid., p. 318.

26Et les héros du Blé en herbe ? Ces deux jeunes bourgeois qui ont désormais franchi le seuil de la sexualité, et semblent prêts à affronter la vie en société ? Ne sont-ils pas les héros d’un roman de formation revu par le xxe siècle ? Bien au contraire. Martine Charreyre a montré la part de désenchantement, de fragilité qui marque le destin de son personnage de Phil, « héros désemparé »34 alors même qu’il vient d’être initié à l’amour. Il entre « avec un précoce désenchantement dans le monde adulte »35. Et la critique de conclure sur les deux héros de ce roman qu’ils sont « déjà dépareillés »36. C’est, chemin faisant, l’avenir bourgeois tout entier que la romancière hypothèque d’ailleurs, par une critique de ce qui attend son personnage. Elle le laisse songer ainsi :

  • 37 Colette, Le Blé en herbe, dans PL II, p. 1241.

« Mon avenir, voyons, mon avenir… C’est bien simple… Si je ne fais pas mon droit, mon avenir, c’est le magasin de papa, glacières pour hôtels, châteaux ; phares, pièces détachées et quincaillerie pour l’automobile. Le bachot, et tout de suite après le magasin, les clients, la correspondance… Papa n’y gagne pas de quoi avoir son auto… Ah ! il y a aussi mon service militaire… À quoi est-ce que je pense ? … Nous disons donc qu’après mon bachot… ».
Son effort cassa net, refoulé par un ennui illimité, par une profonde indifférence à tout ce que cachait un futur pourtant sans secrets.37

  • 38 Ibid., p. 1248.

27Voilà qui assurément ne dessine pas une figure d’arriviste… Et peu après, une conversation du jeune homme avec son père le confirmera avec tragique cocasserie. Tandis que Phil l’entend dessiner les contours de son avenir (« …Travail… Commencements durs… Sérieux… Temps de penser à… l’époque où nous vivons… »38), il est pris soudain d’un malaise symptomatique et va jusqu’à s’évanouir, comme brutalement soustrait au monde. La profonde méfiance de Colette envers l’idéologie bourgeoise et ses impératifs ronflants se peut-elle mieux trahir ?

28C’est là en effet le second écart majeur de ses récits avec le roman de formation : ils tiennent la bourgeoisie et ses valeurs en respect. Rebelle, impertinente, bravache et libre, Claudine n’entre à aucun moment, même en femme mariée, dans le moule de l’épouse bourgeoise. Chéri, fils de demi-mondaine, gouailleur et madré en 1920, viveur de palaces, est lui aussi aux antipodes de l’idéologie bourgeoise. Et quant au jeune Alain de La Chatte, on voit bien que sa maison élégante et vieillotte de Neuilly est bien plus un vestige menacé qu’une base de conquête : le modèle bourgeois est toujours en crise chez une Colette profondément étrangère aux conventions et aux impératifs d’une classe qu’elle observe de l’extérieur.

29Décidément, ce n’est donc guère par son appartenance aux milieux bourgeois que l’on pourra rapatrier l’autrice de Mes apprentissages dans la sphère commode des « romancières de formation ». Elle fait entendre une tout autre musique : un contre-récit de formation qui campe, bien loin de la Colette en gloire célébrée par ses biographes, une écrivaine très attentive aux accidents de la vie, à la mélancolie et même à la dépression, bref, à la vanité de l’arrivisme bourgeois. Une Colette qui met très subtilement en question la possibilité et la valeur même de ces parcours triomphants de la formation. Une Colette bien plus subversive en somme, et bien plus intéressante que celle de ses biographies.

Attraits du repli, séductions du renoncement : une apologie de l’inadéquation au monde ?

  • 39 G. Ducrey, « Traumatismes d’après-guerre : Hofmannsthal et Colette », dans M. Finck et al. (dir.), (...)

30Pour le montrer, les textes sont nombreux. Deux en particulier mériteraient d’être évoqués en détail ici, choisis parce qu’ils font contraste l’un avec l’autre. L’un est très célèbre, et fut publié en 1926 : c’est La Fin de Chéri. L’autre est très méconnu : Julie de Carneilhan, sorti de presse en pleine Occupation, l’année 1941. Le premier fut encensé, l’autre très critiqué ; le premier a pour héros un jeune homme, le second une femme dans sa maturité. Et tous deux campent des figures d’inadaptés qui semblent de nature à profondément remettre en question le modèle du roman de formation. Nous avons montré ailleurs comment La Fin de Chéri dessine l’homme meurtri du retour des tranchées39 : celui que, malgré ses efforts, la société n’accueillera plus, et dont elle se détourne. Et l’on sent bien que l’inclination de la romancière la porte vers ces êtres-là. Nous nous arrêterons ici, plus en détail, sur Julie de Carneilhan, dont la relation au roman de formation au féminin est de grand intérêt, et hautement paradoxale.

31Tout oppose ce roman aux aventures de Fred Peloux (Chéri) – à commencer par le milieu d’ancienne aristocratie provinciale des comtes de Carneilhan, qui sont les héros de ce récit peu prisé. Les Carneilhan, Julie et son frère, pauvres mais fiers, sont transplantés à Paris, mais solidement ancrés dans la terre de leurs ancêtres, et de leur enfance. Ils emportent, où qu’ils aillent, le souvenir de leur château lointain, avec les chevaux qui l’entourent, et qu’ils aiment par-dessus tout.

32La belle Julie, deux fois mariée, deux fois divorcée, d’une santé de fer et d’une assurance mondaine parfaite, semble de prime abord n’avoir rien de l’héroïne d’un roman de formation… N’a-t-elle pas eu le prestige d’être bien née ? N’a-t-elle pas été longtemps la femme du comte d’Espivant, député à la Chambre, et lui-même parfaitement ancré dans le monde parisien, national et international ? Surtout, n’a-t-elle pas quarante-quatre ans au début du roman – l’âge où l’on n’en est plus aux apprentissages ? Tout laisse donc penser, dès les premières pages qui campent un milieu d’aristocratie sans fortune mais d’anciennes certitudes, qu’il ne s’agira pas ici donc d’un roman de formation.

33Pourtant c’est bien un long, un douloureux apprentissage que Colette va s’employer à décrire, comme pour montrer qu’il n’y a pas d’âge de la vie où l’on cesse de souffrir, de lutter, de comprendre et d’apprendre. Julie de Carneilhan souffre donc : de sa solitude, de la rancœur d’un divorce douloureux qui lui a fait préférer une femme qu’elle méprise, enfin d’un certain dénuement matériel qu’elle cache avec une parfaite bravoure. Elle croit cependant avoir trouvé un équilibre, et, courtisée un peu, soutenue par son frère rude éleveur de chevaux, elle peut vivre en Parisienne.

34Or voici que lui sont réservées des épreuves que Colette va distiller avec art et qui vont ébranler ce bel édifice. Lesquelles ? D’abord l’infarctus de l’ancien mari, qui l’appelle à son chevet et exerce une force insoupçonnée d’attraction. Ensuite, la machination financière auquel ce mari l’associe pour gruger son actuelle femme (richissime) : il demande à Julie son concours dans la manœuvre, et l’y intéresse financièrement. La belle aristocratie d’ancien lignage cède ainsi à l’attrait de sombres manœuvres financières, qui ne laissent pas Julie indifférente : dans sa pauvreté, elle prête son concours à l’indélicatesse. Mais pour s’apercevoir bientôt qu’elle a elle-même été aussi trompée que l’actuelle épouse, et que, comme elle, elle est victime d’un homme roublard et indélicat. Simultanément, son flirt consolateur avec le viveur Coco Vatard prend fin…

  • 40 Colette, « L’espèce “Cheval” », dans Ead., Mes vérités. Entretiens avec André Parinaud, Paris, Écri (...)

35De sorte que c’est bien un apprentissage que retrace Colette : celui du capitalisme sans foi ni loi ; celui d’une exploitation redoutable des femmes et de leur grand cœur ; celui d’une solitude insondable dans un monde brutal. Que faire dès lors ? Comment vivre encore ? La romancière propose ici une solution significative, et parfaitement dans la ligne d’autres romans : le retrait vers le domaine de l’enfance. Elle fait donc prendre un jour à son héroïne amère et désabusée le chemin de son château familial, où l’attendra, au terme de plusieurs jours de marche, son père. Plusieurs jours de marche ? Pourquoi pas le train ? La voiture ? Le side-car ? Parce qu’elle voyagera avec les chevaux de son frère, au pas de chevaux de son frère, pour traverser la France. Il se retrace ici en effet une complicité essentielle avec l’animal, et même une préférence pour l’animal, sur laquelle Colette n’a cessé de revenir dans son œuvre. Et le cheval en est une figure considérable, pas toujours repéré par la critique : « J’ai longtemps regretté le cheval comme un amour manqué, si vous voulez ! », répond Colette en 1950, dans un entretien à André Parinaud, qui l’interrogeait sur « l’espèce “cheval” »40.

  • 41 Ead., La Naissance du jour, dans PL III, p. 303.
  • 42 Ead., Julie de Carneilhan, dans PL IV, p. 313.
  • 43 Ibidem.

36Mais pour son héroïne, cet amour n’est pas manqué : il est au contraire le point d’aboutissement et la réalisation même de cette « préférence pour la bête »41, qui s’oppose aux indignités des hommes. Julie prend donc la route avec des chevaux. Vers quoi ? Ceux qui ont beaucoup lu Colette le devinent aussitôt : vers une chambre de jeune fille qui l’attend et constitue, dans tant de romans, un point de focalisation majeur. Tandis qu’elle progresse à travers la France sur les chemins agréables au pas des chevaux, la romancière nous explique le but de sa marche : cette chambre bleue où elle a grandi, « décolorée par le soleil sous son plafond à poutrelles », où l’attend une jeune fille de quinze ans (elle-même en image !), « ses nattes blondes bornant son front têtu »42. Et son héroïne de songer, presque incrédule : « Un réseau de routes, l’escalier “en pas de vis” […] aboutissaient donc simplement, fatalement à sa chambre d’ancienne jeune fille ? »43.

37Une « chambre d’ancienne jeune fille » refermée sur le monde, serait donc l’idée même d’un paradis perdu, à retrouver – au terme d’un roman d’apprentissage amer de la vie parisienne contemporaine, et de ses compromissions, de ses malversations.

38On mesure l’extrême ambiguïté de cette leçon pour qui s’intéresse au roman de formation. Car la critique s’est parfois employée à souligner l’aspect positif de ce retour à la terre et à l’enfance, comme une résistance au monde des hommes :

  • 44 Y. Resch, « Julie de Carneilhan », dans G. Ducrey et J. Dupont (dir.), op. cit., p. 639.

Reste le choix final du personnage féminin. La retraite sur les terres ancestrales, que l’on peut expliquer comme le choix courageux de la femme apte à surmonter définitivement la douleur amoureuse ou comme la volonté d’opposer à la vénalité du monde politique, les valeurs de pureté et d’authenticité du terroir, incarnées notamment par une connivence profonde et sensuelle avec les chevaux.44

  • 45 PL IV, p. 313.

39Mais est-ce vraiment cela, la leçon du roman ? Faut-il vraiment lire dans ce retour à la chambre d’enfance (si proche du retour d’Alain, héros de La Chatte, dans sa chambre d’enfant après son mariage raté), comme un geste de courage et d’accomplissement ? Quitter Paris, retrouver dans son château de province, son vieux père et son frère et, à quarante-quatre ans, partager leur vie et celle des chevaux, est-ce là vraiment le point d’aboutissement désirable d’un apprentissage ? Julie se demande significativement, sans cette même page ultime où lui vient le désir de sa chambre d’adolescente : « Mais aimerai-je encore ma maison, aimerai-je assez mes deux Carneilhan, leur silence, leur hauteur, leur frugalité ? »45.

  • 46 Ibidem.

40Profondes questions qui indiquent tout de même, au moment où se clôt le roman, un vacillement de l’héroïne (« Elle appuya son front un instant à l’encolure de Tullia, cacha une dernière, une rapide faiblesse »46, lit-on encore), ou la menace d’un certain manque-à-être bien éloigné des victoires proclamées dans la geste des biographies colettiennes. Cette femme si bien reçue dans le milieu du pouvoir parisien ne se suicidera pas, contrairement à Chéri. Mais sa trajectoire, comme celle de Chéri, est bien celle d’une inadaptée au monde.

  • 47 « […] Léa, et Chéri plus qu’elle, sont des pauvres, parmi les pauvres », Colette à Jean de Pierrefe (...)

41Du gigolo revenu des tranchées qui, par son milieu, appartient, dit Colette, aux « pauvres parmi les pauvres »47, à la belle aristocrate Julie, on voit donc bien que l’intérêt de la romancière ne se porte pas sur les étapes de la conquête, de la lutte, et surtout de l’intégration sociale. Mais au contraire sur le lent travail de la fatalité qui broie les faibles, sur le vacillement secret de ceux que l’on pensait forts, sur la fêlure enfin qui les laissera brisés. À côté de toutes les biographies qui de part et d’autre de l’Atlantique, tonitruent les fabuleuses réussites d’une écrivaine conquérante, il faut savoir écouter cette voix plus poignante qui se murmure dans ses textes mêmes, et fait la grande originalité de Colette dans l’histoire du roman de formation. Elle aura su montrer les déformations dont, étape par étape, est faite la vie.

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Notes

1 Colette, « Mes idées sur le roman », dans Le Figaro, 30 octobre 1931, cité dans Colette, Œuvres, éd. Cl. Pichois et A. Brunet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984-2001, t. I-IV, t. III, p. 1831 (dorénavant PL suivi de l’indication du tome concerné).

2 Ead., « Allocution de Colette » [1954], dans PL II, p. 1276.

3 « La jeunesse, donc, apparaît comme la détermination substantielle et fondamentale de ces héros », F. Moretti, Le Roman de formation, tr. fr. C. Bloomfield et P. Musitelli, Paris, CNRS édition, 2019, p. 20.

4 Colette, « Allocution de Colette », cit., p. 1275.

5 Ead., La Vagabonde, dans PL I, p. 1115.

6 Le roman de formation au féminin, Colloque du Seminario di Filologia Francese, Université de Bari, novembre 2022.

7 Encore un trait constitutif du genre, selon Franco Moretti, qui fait de la « mobilité sociale » l’un des « traits décisifs du Bildungsroman », Id., op. cit., p. 11.

8 « Lorsque l’on sort de ce monde [celui de la bourgeoisie-aristocratie], le Bildungsroman semble difficile à écrire, parce qu’il devient difficile à concevoir », ibidem.

9 Ibid., p. 94.

10 Ibid., p. 305-306.

11 Voir les notices de Paul D’Hollander sur les volumes des Claudine dans PL I.

12 Voir la notice d’A. Pfister, « Claudine et la série des Claudine », dans G. Ducrey et J. Dupont (dir.), Dictionnaire Colette, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 230-240.

13 Colette, L’Étoile Vesper, dans PL IV, p. 482.

14 « Le génial Chéri », Lettre de Marcel Proust à Colette, citée dans Ead., Œuvres complètes, Paris, Flammarion-Édition du Centenaire, 1973-1976, vol. XVI, p. 138.

15 Ead., Chéri, dans PL II, p. 732.

16 Ibid., p. 733.

17 Ibid., p. 767.

18 Ibid., p. 733.

19 Ibid., p. 785.

20 Ibid., p. 815.

21 « Elle haletait tout bas, son bras gauche, écrasé, lui faisait mal », ibidem.

22 Ibid., p. 825.

23 Ibidem.

24 Ibid., p. 828.

25 Ibid., p. 784.

26 Ibid., p. 824.

27 Ead., Le Blé en herbe, dans PL III, p. 1887.

28 Ibid., p. 1186.

29 Ibid., p. 1220.

30 Ibid., p. 1240.

31 Colette, La Chatte, PL III, p. 847.

32 Propos rapportés par M. Goudeket dans Id., Près de Colette, Paris, Flammarion, 1956, p. 35.

33 Colette, Mes apprentissages, dans PL III, p. 1041.

34 M. Charreyre, « Dénouement », dans G. Ducrey et J. Dupont, op. cit., p. 317.

35 Ibidem.

36 Ibid., p. 318.

37 Colette, Le Blé en herbe, dans PL II, p. 1241.

38 Ibid., p. 1248.

39 G. Ducrey, « Traumatismes d’après-guerre : Hofmannsthal et Colette », dans M. Finck et al. (dir.), Littérature et expériences croisées de la guerre. Apports comparatistes, Actes du 39e congrès de la Société française de littérature générale et comparée, novembre 2014, consulté le 28/02/2023, URL : https://sflgc.org/acte/guy-ducrey-traumatismes-dapres-guerre-hofmannsthal-et-colette/.

40 Colette, « L’espèce “Cheval” », dans Ead., Mes vérités. Entretiens avec André Parinaud, Paris, Écriture, 1996, p. 170-172, p. 170. Voir aussi sur la question Y. Resch, « Cheval », dans G. Ducrey et J. Dupont, op. cit., p. 215.

41 Ead., La Naissance du jour, dans PL III, p. 303.

42 Ead., Julie de Carneilhan, dans PL IV, p. 313.

43 Ibidem.

44 Y. Resch, « Julie de Carneilhan », dans G. Ducrey et J. Dupont (dir.), op. cit., p. 639.

45 PL IV, p. 313.

46 Ibidem.

47 « […] Léa, et Chéri plus qu’elle, sont des pauvres, parmi les pauvres », Colette à Jean de Pierrefeu, dans Ead., Lettres à ses pairs [1973], p. 338, cité dans PL II, p. 1551.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guy Ducrey, « Colette : du roman de formation au récit de déformation »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/11084 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.11084

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