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Mélanges

L’épreuve de L’Étranger : Alberto Zevi traduit Albert Camus

Experiencing L’Étranger : Alberto Zevi translates Albert Camus
Rainier Grutman

Résumés

Cet article porte sur la traduction italienne de L'Étranger que signa Alberto Zevi en 1947. Particulièrement respectueuse du style de Camus dans son premier roman, elle est comparée avec The Outsider (1946) de Stuart Gilbert, puis avec la récente retraduction italienne de Sergio Claudio Perroni (2015). L’approche « littéraliste » de Zevi frappe rétrospectivement par son caractère moderne par rapport à la démarche « naturalisante » plus traditionnelle de Gilbert. Plus même : du fait même de sa modération et de sa discrétion, sans fioriture ni paraphrase, le premier Straniero n’a pas été contesté mais est resté une référence pendant des décennies, au point de singulièrement compliquer le projet de retraduction confié à Perroni.

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Texte intégral

Une traduction hors du commun

1L'Étranger d’Albert Camus compte parmi les œuvres françaises les plus traduites. S’il arrive derrière Le Petit Prince (disponible en plus de trois cents langues), il devance Madame Bovary (livre culte qui a pourtant déjà tenté une vingtaine de traducteurs en anglais seulement) et bien d’autres classiques. Depuis 1942, Meursault a raconté son histoire en plus de quarante langues. Or, l’italien figure en très bonne position dans ce palmarès, et ce, pour au moins deux raisons.

2La première a trait à la rapidité avec laquelle paraît la traduction italienne : Lo Straniero sort des presses de l’éditeur milanais Bompiani dès juin 1947, soit exactement cinq ans après la première édition française (et en même temps que la sortie parisienne de La Peste). L’italien devient ainsi la cinquième langue à accueillir L'Étranger, alors déjà disponible en danois (dans la version de Magna Hartvig, 1944), en suédois (Sigfrid Lindström, 1946) et en norvégien (Leif Tufte, 1946), ainsi qu’en anglais (Stuart Gilbert, 1946). Lo Straniero les suit de peu mais précède la version allemande de Georg Goyert et Hans Georg Brenner (1948), la néerlandaise d’Adriaan Morriën (1949) et l’espagnole de Bonifacio del Carril (1949).

  • 1 Dans une lettre d’E. Vittorini du 2 novembre 1943 citée dans C. F. Giordano, Elio Vittorini : lette (...)

3Le traducteur italien est Alberto Zevi (1920-1993) – à ne pas confondre avec le célèbre architecte romain Bruno Zevi (1918-2000), dont il fut le contemporain. Le fait que Zevi, diplômé de la prestigieuse université commerciale Bocconi, ait opté pour une carrière dans l’industrie ne doit pas faire oublier ses projets culturels. Parmi eux, retenons qu’il aida son ami Luciano Foà à fonder la maison d’édition Adelphi. Les deux hommes s’étaient connus à Genève, où ils s’étaient réfugiés pour échapper aux lois raciales du régime fasciste. C’est là qu’ils traduisirent ensemble For Whom the Bell Tolls d’Hemingway, roman sympathisant avec la cause républicaine espagnole qu’Elio Vittorini voulait insérer dans son nouvel hebdomadaire, Il Politecnico. La version Foà-Zevi, intitulée Per chi suonano le campane (au pluriel) y parut en feuilleton de septembre 1945 à avril 1946. À cette époque, Vittorini avait déjà rompu avec Valentino Bompiani1, chez qui paraîtra pourtant la deuxième – et, sauf erreur, dernière – traduction littéraire d’Alberto Zevi.

  • 2 Voir plusieurs contributions dans E. Corre, D.-T. Do-Hurinville et H. L. Dao (dir.), The Expression (...)

4Il y a cependant une autre raison, plus impérieuse encore, pour laquelle cette version de L’Étranger retient l’attention. Elle est liée à l’attitude adoptée par Zevi à l’égard du texte à traduire. Je m’explique : la plupart des autres traducteurs mentionnés avaient tendance à soumettre L'Étranger aux normes non seulement linguistiques mais aussi esthétiques en vigueur dans leurs littératures respectives, de manière à fournir un texte plus conforme aux attentes, acclimaté voire « naturalisé »2

5Il n’y a là rien d’étonnant : jusqu’à il y a un demi-siècle environ, gommer les originalités stylistiques d’un texte étranger pour en rendre la lecture plus fluide en traduction était le modus operandi habituel. Dans le monde anglo-saxon et francophone, les exemples sont légion. Ils vont du traitement que firent subir dans les années 20 et 30 Helen Lowe-Porter aux textes de Thomas Mann et Alexandre Vialatte à ceux de Kafka, aux versions françaises de Faulkner (René-Noël Raimbault) ou de Melville (Armel Guerne), ainsi qu’à la réincarnation britannique – nous y reviendrons – de L’Étranger de Camus. 

  • 3 H. Meschonnic, « Propositions pour une poétique de la traduction », dans Langages, 28, 1972, p. 49- (...)
  • 4 I. Calvino, Sul tradurre [1963], dans Id., Saggi : 1945-1985, Milan, Mondadori, 1995, t. II, p. 177 (...)
  • 5 Lettre d’E. Vittorini d’octobre 1942 citée dans C. F. Giordano, op. cit., p. 25.

6L’Italie n’échappe pas vraiment à cette règle pas toujours non écrite de l’annexion, comme Henri Meschonnic appelait cette « illusion du naturel, le comme-si, comme si un texte en langue de départ était écrit en langue d’arrivée, abstraction faite des différences de culture, d’époque, de structure linguistique »3. Dans les années 60, Italo Calvino attendait toujours des jeunes traducteurs italiens que leur « intelligence du style » les amenât à en « proporre equivalenti italiani in una prosa che si legga come fosse stata pensata e scritta direttamente in italiano »4. Avant lui, Elio Vittorini trouvait à redire à la traduction de Fielding que lui avait envoyée Carlo Izzo parce qu’elle était « sintatticamente troppo fedele. Ti avevo raccomandato di rompere i lunghi periodi »5, lui écrivait-il.

  • 6 A. Berman, L’Épreuve de l’étranger : Culture et Traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gall (...)
  • 7 F. Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, tr. fr. A. Berman, Paris, Seuil, 1999, p (...)
  • 8 A. Berman, op. cit., p. 77.
  • 9 Ibid., p. 247. Il emprunte la notion de « décentrement » à son directeur de thèse, H. Meschonnic (c (...)
  • 10 Ibid., p. 116.

7Cette résistance à la différence interdit toutefois de s’ouvrir à la différence, comme le souhaitait Antoine Berman dans son étude de la Bildung chez les romantiques allemands. Pour lui comme pour eux, « le propre n’accède à lui-même que par l’expérience, c’est-à-dire l’épreuve de l’étranger », ces deux mots n’en faisant qu’un dans l’expression heideggérienne (die Erfahrung des Fremden) ainsi traduite6. Goethe, Humboldt et Schleiermacher refusaient en effet de sacrifier les particularités des œuvres étrangères, anciennes ou modernes, aux normes allemandes. Pour Schleiermacher, une traduction devait « transmettre à ses lecteurs […] cette impression de se trouver face à quelque chose d’étranger »7 qu’avait éprouvée le traducteur lui-même, elle devait les rapprocher de la culture dont émanait l’original. Dans le cas contraire, on aboutit à « un mouvement régi par la loi de l’appropriation » qui interdit toute « expérience de l’étranger » en raison « de la simple annexion ou réduction de l’autre au même »8. On aura compris que pour Berman, « une traduction qui “sent la traduction” n’est pas forcément mauvaise (alors qu’inversement, […] une traduction qui ne sent pas du tout la traduction est forcément mauvaise) »9. Car « l’essence de la traduction est d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport, ou elle n’est rien »10

  • 11 Voir surtout D. Latella, « A volte ritornano (ma in gran silenzio)‍ », dans Tradurre, 9, 2015, cons (...)

8En collant au texte de L’Étranger (bien) plus que ne le firent ses contemporains dans leurs versions respectives, Alberto Zevi renouait dans les faits, et sans le savoir, avec cette manière de traduire. Sans le savoir, car il ne saurait être question de lui attribuer de manière anachronique des visées inspirées par la traductologie moderne telle qu’illustrée par Meschonnic, Berman ou, sous d’autres cieux, Lawrence Venuti. Le but de cet article est autre. Il s’agit surtout de rappeler l’originalité de la démarche de Zevi dans le paysage des traductions de L’Étranger, que ce soit dans d’autres langues ou même en italien. Du premier de ces deux points de vue, la version anglaise exactement contemporaine mais très « naturalisante » et de ce fait, beaucoup plus traditionnelle, servira de point de comparaison. Si celle-ci tourne à l’avantage de Zevi, ce n’est pas simplement, comme nous le verrons, en raison de l’évidente proximité lexicale et syntaxique de l’italien et du français. Du second point de vue, on notera que l’approche dans l’ensemble « littéraliste » de Zevi semble avoir fait en sorte que le temps a eu moins d’emprise sur son texte. De l’avis de plusieurs commentateurs italiens en effet, son texte aurait plutôt bien vieilli11. En l’occurrence, ce n’est pas le cliché du « vieillissement prématuré » des traductions qui a poussé la maison Bompiani à commander une nouvelle version à Sergio Claudio Perroni, mais plutôt un projet éditorial de plus grande envergure, la retraduction généralisée des œuvres de Camus – sujet qui dépasse cependant de loin la portée de cet article et l’espace qui lui est imparti. Il n’en demeure pas moins qu’un intervalle de soixante-huit ans sépare les deux éditions Bompiani, sorties respectivement en 1947 (Zevi) et en 2015 (Perroni). Les Italiens durent ainsi attendre trois générations avant d’avoir un nouveau Straniero à se mettre sous la dent (et il n’est pas certain que le retraducteur ne se soit pas un peu « cassé les dents » sur le texte de Zevi).

Un projet stylistique

9Quand il paraît en juin 1942, le premier roman de Camus ne passe pas inaperçu. Il frappe d’abord par l’indifférence morale de son protagoniste, mais aussi par une écriture pour le moins inhabituelle. La première partie du roman, surtout, est singulièrement dépourvue des marques stylistiques typiques du « bien écrire » traditionnel. En plus de tourner le dos au passé simple, temps par excellence du récit classique, Camus campe un narrateur qui s’exprime par de courtes phrases saccadées, sans recherche particulière. 

10À l’époque, ce projet stylistique fait froncer des sourcils. Même Jean Grenier, le professeur de philosophie au lycée d’Alger qui avait encouragé Camus dès le début, émet quelques réserves après avoir lu le manuscrit du roman :

  • 12 Lettre de J. Grenier du 9 avril 1941 citée dans O. Todd, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, 1 (...)

LÉtranger très réussi – surtout la 2e partie malgré l'influence de Kafka qui me gêne ; on ne peut oublier les pages sur la prison : la 1re est fort intéressante mais lattention se relâche […] par un certain manque dunité et des phrases trop brèves, style qui tourne au procédé dans le début : « jétais content... » par exemple.12

  • 13 J.-P. Sartre, « Explication de L’Étranger », dans Id., Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 109 (...)
  • 14 Ibid., p. 105.

11Ces « phrases trop brèves » dont Grenier craint qu’elles ne « tourne[nt] au procédé », Jean-Paul Sartre les qualifiera bientôt d’« îles » dans une analyse stylistique restée célèbre, où il souligne le caractère novateur de la « technique américaine » ainsi introduite dans le roman français13. Comme les « phrases courtes » d’Hemingway, celles de Camus « refuse[nt] de profiter de l’élan acquis par les précédentes », de sorte que « chacune est un recommencement. Chacune est comme une prise de vue sur un geste, sur un objet »14. Bref, aux yeux de Sartre, la parataxe rend parfaitement l’expérience de l’absurde telle que vue et vécue par Meursault. 

  • 15 A. Camus, Théâtre, Récits, Nouvelles, éd. R. Quilliot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléia (...)

12Une analyse concrète permettra de mieux comprendre comment Camus a procédé en écrivant L’Étranger. Les limites de cet article m’ont fait choisir un extrait court mais représentatif. Dans le troisième chapitre du roman, Meursault croise son voisin de palier, Raymond Sintès, un homme violent et plutôt louche : « Dans le quartier, on dit qu’il vit des femmes »15. Sintès cherche à se lier d’amitié avec Meursault et l’invite à partager son repas. Au cours de la soirée, le souteneur demandera au commis plus instruit qu’est Meursault de lui rendre service en rédigeant une lettre. Il y aurait beaucoup à dire sur le contraste entre les deux hommes, ainsi que sur le caractère tragique de cette rencontre aux conséquences finalement fatales, mais ces quelques renseignements suffisent pour les besoins de la démonstration. 

13Voici la scène telle que nous la décrit Meursault :

  • 16 TRN, p. 1148.

Il [Raymond] sest alors levé après avoir bu un verre de vin. Il a repoussé les assiettes et le peu de boudin froid que nous avions laissé. Il a soigneusement essuyé la toile cirée de la table. Il a pris dans un tiroir de sa table de nuit une feuille de papier quadrillé, une enveloppe jaune, un petit porte-plume de bois rouge et un encrier carré d’encre violette. Quand il m’a dit le nom de la femme, j’ai vu que cétait une Mauresque. J’ai fait la lettre.16

Sans nier qu’il possède également des traits typiques sur le plan lexical (le choix d’un vocabulaire concret, descriptif), l’extrait se démarque surtout sur le plan syntaxique. C’est là, on le sait, une des grandes originalités de L’Étranger, roman dont les deux traits saillants sont : d’une part, le recours systématique à la parataxe dans l’agencement des phrases et, d’autre part, l’emploi massif du passé composé comme temps de la narration (environ les deux-tiers des verbes conjugués) en lieu et place du passé simple (dont le roman ne compte que sept occurrences). 

14L’un et l’autre procédés sont délibérés. En effet, dès le roman suivant, Camus retournera aux ressources traditionnelles du français littéraire. Le montre à l’envi l’entrée narrative de La Peste, écrite au passé simple et avec un net penchant pour l’hypotaxe :

  • 17 TRN, p. 1223.

Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge.17

La Parataxe

  • 18 J.-P. Sartre, art. cit., p. 109-110.

15Comme chez Hemingway, souvent invoqué – à tort ou à raison – comme modèle du style employé dans L’Étranger, la juxtaposition des phrases peut donner l’impression d’une certaine pauvreté stylistique. C’est faux, bien sûr, comme le fit déjà observer Sartre : Camus « n’organise pas les phrases entre elles » et évite en particulier « les liaisons causales » qui « introduiraient dans le récit un embryon d’explication » et « mettraient entre les instants un ordre différent de la succession pure »18

  • 19 « Cela m’était égal d’être son copain et il avait vraiment l’air d’en avoir envie » (TRN, p. 1148). (...)
  • 20 Ibid., p. 1928.

16Notre passage illustre parfaitement cette absence d’explication, d’enchaînement logique, de concaténation. Le texte ne nous dit pas pourquoi Raymond fait de la place sur la table ni pourquoi il sort ces outils d’écriture. C’est aux lecteurs qu’incombe la tâche de comprendre qu’il le fait pour permettre à Meursault d’écrire sa lettre. De même, le constat de l’identité arabe de la destinataire n’est suivi d’aucune spéculation sur le lien entre cette femme et Raymond. Cela laisse Meursault indifférent, tout comme le laisse indifférent la nature exacte de son rapport avec Raymond ou Marie19. Meursault n’établit pas de lien causal entre les faits ni n’anticipe l’effet que peuvent avoir sur autrui ses paroles ou ses actes. L’Étranger est raconté de manière discontinue, parataxique, parce que Meursault vit la réalité de manière absolument et absurdement discontinue. Dans le deuxième volet du roman, il reviendra aux autres – aux représentants de la justice et de l’Église, notamment, mais aussi aux témoins appelés à la barre au cours du procès, ainsi qu’aux journalistes qui y assistent – de tenter de transformer en récit la masse brute de l’expérience quotidienne subie, plutôt qu’activement vécue, par Meursault. Comme le dira Camus plus tard, « le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle »20. Meursault sent la vie sans chercher à la comprendre. Cette sorte d’ingénuité le rend à la fois « étrange » et « étranger » et, à la limite, irresponsable (au sens juridique de l’anglais unaccountable, plus qu’au sens moral habituel).

17D’où l’importance de la parataxe et des blancs inexpliqués, à la fois à l’intérieur des phrases et entre celles-ci. Pourtant, beaucoup de traducteurs ne l’ont pas entendu de cette oreille. Ils ont plutôt cherché à « normaliser » (à rendre conforme aux normes) la syntaxe de L’Étranger en jetant des ponts, si l’on veut, entre les « îles » que forment les phrases isolées du texte. Certains sont même allés jusqu’à suppléer des explications là où Camus n’en fournissait point. 

  • 21 O. Todd, op. cit., p. 336 ; voir aussi TRN, p. 1915.

18Le plus notoire de ces traditori est Stuart Gilbert (1883-1969), un Britannique francophile qui habitait Paris. La maison londonienne Hamish Hamilton lui confia la première – et pendant presque quatre décennies, la seule – traduction anglaise de L’Étranger (et plus tard de La Peste), de sorte que des millions d’anglophones ne connurent de Camus que la version de Gilbert. Or, ce dernier, traducteur chevronné et écrivain lui-même (ayant notamment fréquenté James Joyce et Valery Larbaud), avait sans doute une opinion bien arrêtée quant au « bon » style. De trente ans l’aîné de Camus, Gilbert écrivait déjà quand ce dernier vit le jour. Il n’est donc pas impensable qu’il ait regardé de haut le jeune débutant que devait être à ses yeux Camus, âgé d’à peine vingt-six ans quand il boucla le manuscrit de son premier roman (en mai 1940)21.

19Ce faisceau de facteurs – sa plus grande habitude de la traduction, son habitus d’écrivain et la différence d’âge – peut expliquer pourquoi Stuart Gilbert s’est permis autant d’écarts par rapport au texte de départ. Qu’on en juge par sa version du passage cité plus tôt :

  • 22 A. Camus, The Outsider, tr. an. S. Gilbert, Londres, Hamish Hamilton, 1946, p. 33.

He drank off a glass of wine and stood up. Then he pushed aside the plates and the bit of cold pudding that was left, to make room on the table. After carefully wiping the oilcloth, he got a sheet of squared paper from the drawer of his bedside table; after that, an envelope, a small red wooden penholder, and a square inkpot with purple ink in it. The moment he mentioned the girl’s name I knew she was a Moor. I wrote the letter.22

20L’ajout de nombreux marqueurs temporels (then – after – after that et le dramatique the moment when, « aussitôt que »), tous absents de l’original, transforme la simple succession de faits donnée par Meursault en une séquence narrative. L’absence de connecteurs induite par la parataxe semble avoir dérangé Gilbert, qui va donc faciliter la tâche des lecteurs anglophones en remplissant les blancs du texte. Du coup, il leur évite de devoir faire l’effort qui les aurait initiés à la particularité et à l’étrangeté du texte. C’est chez Gilbert, non chez Camus, que l’on apprend pourquoi Raymond écarte les assiettes (« to make room on the table »), information que le traducteur jugeait sans doute nécessaire à la bonne compréhension du texte. 

  • 23 Voir H. Sebba, « Stuart Gilbert’s Meursault : A Strange “Stranger” », dans Contemporary Literature, (...)

21Il ne s’agit pas ici de faire le procès de Gilbert, procès qui a d’ailleurs déjà été instruit à plusieurs reprises depuis que Helen Sebba et John Gale firent part de leur étonnement23, mais plutôt de faire ressortir l’originalité de la démarche d’Alberto Zevi, qui colle au texte au point d’en suivre la logique interne, même là où celle-ci semble contredire le projet d’écriture de Camus.

22Voici le même passage chez Zevi : 

  • 24 A. Camus, Lo straniero, tr. it. A. Zevi, Milan, Bompiani, 1947, p. 41-42.

Allora si è alzato dopo aver bevuto un bicchiere di vino. Ha messo da parte i piatti e quel po’ di sanguinaccio freddo che avevamo lasciato lì. Ha asciugato con molta cura la tela cerata del tavolo. Ha tirato fuori dal cassetto del comodino un foglio di carta quadrettata, una busta gialla, una piccola penna di legno rosso e un calamaio quadrato con dell’inchiostro viola. Quando mi ha detto il nome della donna, ho visto che era un’araba. Ho scritto la lettera.24

Aucune explication n’est fournie quant à la nécessité de mettre de côté les restes du repas ; l’effet « défamiliarisant » de la parataxe demeure intact. Contrairement à Gilbert, Zevi n’ajoute pas de connecteurs temporels mais s’en tient à ceux, rares, qui se trouvaient dans le texte français : « après » > dopo, « quand » > quando. Les phrases sont calquées sur la syntaxe de l’original, dont elles respectent souvent jusqu’à l’ordre des mots.

23La parenté génétique entre le français et l’italien a facilité cette sorte de décalquage, mais il n’en reste pas moins que Zevi n’était nullement tenu de garder la parataxe. Les lecteurs italiens pouvaient interpréter celle-ci comme un signe de dénuement linguistique et risquaient même de l’imputer au traducteur, d’autant qu’ils n’avaient pas lu l’original. Dans la prose littéraire, que ce soit en italien ou en français, l’hypotaxe (l’imbrication hiérarchique des propositions) est plus courante et mieux vue que l’alignement sans agencement typique de la parataxe. À elle seule, la ressemblance entre langue de départ et langue d’arrivée ne peut donc expliquer la retenue dont fit preuve Zevi. 

24Du fait même de sa modération et de sa discrétion, sans fioriture ni paraphrase, sa traduction n’a pas été contestée mais est restée une référence pendant des décennies, au point de singulièrement compliquer le projet de retraduction confié à Sergio Claudio Perroni. Ce dernier n’arrive guère à prendre en défaut son prédécesseur et encore moins à effacer son travail. Le plus souvent, il en est réduit à introduire des variations synonymiques :

  • 25 Id., Lo straniero, tr. it. S. C. Perroni, Milan, Bompiani, 2015, p. 53.

Allora si è alzato dopo aver bevuto un bicchiere di vino. Ha spostato i piatti e il pezzo di sanguinaccio freddo che avevamo lasciato. Ha pulito con cura la cerata della tavola. Ha preso dal comodino un foglio di carta a quadretti, una busta gialla, una penna di legno rosso e un calamaio quadrato con l’inchiostro viola. Quando mi ha detto il nome della donna ho capito che era un’araba. Ho scritto la lettera.25

25La première et dernière phrases sont identiques au texte de Zevi et sont donc, à toutes fins pratiques, de Zevi et non de Perroni. Dans l’avant-dernière, un seul mot change (visto > capito), par où Perroni interprète davantage, Zevi s’étant contenté de traduire ce qui était écrit (« j’ai vu »). La première traduction italienne apparaît ici comme un deuxième texte source, comme une étape intermédiaire. Le montre clairement notre passage, où Perroni supprime deux mots (con molta cura la tela cerata) du texte de Zevi – non de celui de Camus. 

  • 26 TRN, p. 1922.
  • 27 Un autre exemple serait la célèbre « porte du malheur » (TRN, p. 1168), métaphore sur laquelle s’ac (...)
  • 28 TRN, p. 1146.

26La seule différence réelle est attribuable au fait que le texte qui servit de point de départ à l’une et l’autre traduction n’était pas tout à fait le même. Dans l’édition de 1942, celle qu’utilisa Zevi, Camus avait écrit : « Il a sorti d’un tiroir »26, d’où la formule : « Ha tirato fuori dal cassetto ». Une dizaine d’années plus tard, Camus va retoucher27 son texte et c’est ce dernier état qui sert depuis de base à toutes les éditions en français (ce qui ne veut pas dire que les traductions aient été mises à jour). Dans le nouveau texte français, on lit « Il a pris dans un tiroir »28, ce que Perroni traduira logiquement par « Ha preso dal comodino » …

  • 29 Il ne faudrait pas, en effet, s’exagérer la portée des modifications apportées par Camus. La nouvel (...)
  • 30 G. Sanseverino décèle chez S. C. Perroni « una volontà di distanziamento rispetto alla prima tradu (...)

27Pour le reste, il n’y a que de très légers glissements sémantiques, des variations de détail29 : tavolo devient tavola, carta quadrettata devient carta a quadretti (deux synonymes pour « papier quadrillé »), con dell’inchiostro (« avec de l’encre ») devient con l’inchiostro (« avec l’encre ») … Quelques rapides coups de sonde dans le roman me font évaluer entre 75 et 85 % la proportion des mots simplement reportés d’une traduction sur l’autre (plutôt que nouvellement traduits). On serait presque tenté de parler d’un travail de post-édition, car l’ombre de Zevi plane sur le texte de Perroni au point de remettre en question l’autonomie de ce dernier. Comme l’a bien vu Giulio Sanseverino30, Perroni traite le texte de Zevi comme une « leçon », en donnant à ce mot le sens qu’il a en ecdotique, l’art de comparer différents manuscrits aux fins d’une édition critique. C’est une piste dont Perroni n’arrive pas vraiment à se détacher, et encore moins à s’affranchir. De façon assez remarquable, il est parti du texte de Zevi autant que de celui de Camus. En termes de logique formelle, on pourrait dire que L’Étranger français constitue la prémisse majeure de la retraduction italienne, tandis que le premier Straniero en forme la prémisse mineure, le second antécédent.

Le Passé composé

  • 31 Tout autre, on le sait, est la situation de l’italien parlé, caractérisé par une forte variation ré (...)

28Passons au système des temps verbaux, deuxième trait saillant de L’Étranger. En italien comme en français, le temps de base du récit littéraire est le prétérit. Le remplacer par le passé composé était un geste audacieux de la part de Camus, immédiatement relevé par Sartre dans l’article déjà mentionné et étudié depuis dans un nombre impressionnant de travaux. La question se pose en des termes fort comparables en italien, puisque l’usage écrit, et plus encore le registre littéraire, y fait alterner les deux temps du passé selon des modalités fort comparables à celles du français31. Les lecteurs italiens – et à plus forte raison ceux des années 40 – sont habitués au passato remoto (appelé aussi semplice), de sorte que la prépondérance du passato prossimo (l’équivalent du passé composé) surprend dans un récit à prétentions littéraires.

  • 32 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 244.

29Que le récit soit fait ici à la première personne n’y change pas grand-chose, même si cela rend plus naturels (et proches de la langue parlée) les passés composés de Meursault : le passé simple n’est nullement exclu de telles formes de narration. Benveniste lui-même réservait « l’aoriste » (nom grec du prétérit) à la catégorie du récit à la troisième personne mais était prêt à « nuancer cette affirmation » après avoir noté que les romanciers employaient « sans effort l’aoriste aux premières personnes du singulier et du pluriel ». Et d’ajouter qu’on en trouve « à chaque page d’un récit comme Le Grand Meaulnes [1913] d’Alain-Fournier »32

30Il n’en va pas autrement dans la littérature italienne. Dans son Barone rampante (1957), par exemple, Calvino recourt volontiers au passato remoto à la première personne, du singulier (Io cedetti e cominciai : je cédai et commençai) comme du pluriel (finimmo : nous finîmes) : 

  • 33 I. Calvino, I nostri antenati (Il visconte dimezzato, Il barone rampante, Il cavaliere inesistente)(...)

Nostro padre ci venne ad agguantare in letto, con la frusta del cocchiere. Finimmo ricoperti di striature viola sulla schiena le natiche e le gambe, chiusi nello stanzino squallido che ci faceva da prigione.
Ci tennero lì tre giorni […]. Poi, primo pasto in famiglia […]. Cosimo non volle toccare neanche un guscio. – Mangiate o subito vi rinchiudiamo nello stanzino ! – Io cedetti, e cominciai a trangugiare quei molluschi.33

  • 34 G. Bassani, Il giardino dei Finzi-Contini, Turin, Einaudi, 1962, p. 11.

31On m’objectera peut-être qu’il s’agit d’une fable archaïsante qui a comme décor l’Italie des Lumières… Prenons alors presque au hasard un roman au réalisme et au ton plus classiques. « Da molti anni desideravo scrivere dei Finzi-Contini », commence le narrateur de Giorgio Bassani, « [m]a la spinta, l’impulso a farlo veramente, l’ebbi soltanto un anno fa, una domenica d’aprile 1957 »34. L’ebbi : « je l’eus », beau passé simple à la première personne. Le contraste avec l’incipit de L’Étranger est frappant. Chez Bassani, la visite au cimetière étrusque près de Rome, événement qui déclenche le souvenir de la nécropole de Ferrare, est située en un point précis du passé coupé du présent, alors que chez Camus, Meursault ne sait pas trop si sa mère est morte « hier » ou « aujourd’hui » :

  • 35 TRN, p. 1125.

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués ». Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.35

32L’hésitation résulte surtout de la (par ailleurs très étrange) non-datation du télégramme en question, certes, mais le flou temporel est renforcé par le lien qu’établit entre le passé récent et le présent ce passé que l’italien appelle justement « proche » (prossimo). 

  • 36 A. Camus, Lo straniero, tr. it. A. Zevi, cit., p. 7.
  • 37 Id., Lo straniero, tr. it. S. C. Perroni, cit., p. 19. La distinction diatopique entre la mamma mér (...)

33À la lumière de ce qui précède, on ne sera pas étonné de voir Zevi suivre Camus à la lettre dans sa traduction : « Oggi la mamma è morta. O forse ieri, non so. Ho ricevuto un telegramma dall’ospizio: “Madre deceduta. Funerali domani. Distinti saluti”. Questo non dice nulla: è stato forse ieri »36. Ni Perroni se contenter de légèrement varier l’ordre des mots et le lexique : « Oggi è morta mamma. O forse ieri, non so. Ho ricevuto un telegramma dall’ospizio: “Madre deceduta. Funerali domani. Distinti saluti”. Non significa niente. Forse è stato ieri »37.

  • 38 Les très rares fois où Zevi emploie le passato remoto, c’est pour remplacer non pas un passé compos (...)

34De la même manière qu’il n’était nullement obligé de respecter la parataxe de l’original, Zevi aurait pu trouver d’excellentes raisons pour remplacer les passés composés de Camus par les passés simples38 que dictaient l’usage grammatical et la tradition littéraire, en italien comme en français… 

  • 39 P. M. Bertinetto et M. Squartini, « La distribuzione del Perfetto Semplice e del Perfetto Composto (...)

35C’est bien ce que fit un autre traducteur de la même époque, Bonifacio del Carril, dans El extranjero, paru à Buenos Aires en 1949 et à Madrid en 1958 (délai attribuable à la censure franquiste). Langue romane au même titre que le français ou l’italien, le castillan connaît également l’alternance entre nos deux temps verbaux, même si le pretérito y est d’un usage plus généralisé39. On ne peut cependant attribuer à cette seule tendance le gommage complet du passé composé dans la traduction de Del Carril. Il ne fait aucun effort pour laisser transparaître l’originalité stylistique de L’Étranger, mais la sacrifie en suivant l’usage établi en espagnol. Aussi sa version du paragraphe qui sert ici de pierre de touche est-elle beaucoup plus cibliste que celle de Zevi : 

  • 40 A. Camus, El extranjero, tr. es. B. del Carril, Buenos Aires, Emecé, 1949, p. 47-48 ; aussi dans Id (...)

Bebió un vaso de vino y se levantó. Apartó los platos y la poca morcilla fría que habíamos dejado. Limpió cuidadosamente el hule de la mesa. Sacó de un cajón de la mesa de noche una hoja de papel cuadriculado, un sobre amarillo, un pequeño cortaplumas de madera roja y un tintero cuadrado, con tinta violeta. Cuando me dijo el nombre de la mujer vi que era mora. Hice la carta.40

36Rien ne subsiste de l’emploi inédit du passé composé qui avait permis à Camus de rapprocher la langue écrite de la langue parlée et de souligner la continuité entre le passé et le présent. Bien au contraire : les passés composés sont tous remplacés par des prétérits (soulignés dans l’extrait). Par conséquent, là où les lecteurs italophones purent goûter dès 1947 au non-conformisme stylistique de L’Étranger, les lecteurs hispanophones des années 40 et 50 durent se contenter d’un récit de facture bien plus classique. Notons à sa décharge que Del Carril ne manipule pas le texte camusien autant que Gilbert : il ne réorganise pas les phrases et ne cherche pas non plus à rétablir les liens (chrono)logiques sous-entendus dans l’original.

De l’œuvre traduite au texte à traduire

  • 41 Voir R. Balibar, « Le passé composé fictif dans L’Étranger d’Albert Camus », dans Littérature, 7, 1 (...)

37En comparaison avec d’autres premiers traducteurs de L’Étranger, Alberto Zevi s’est donc montré nettement plus respectueux des choix stylistiques de Camus, peu importe s’il savait ou non que ces choix faisaient partie d’un véritable projet d’écriture pour ce roman précis. Il les respecta tellement bien, en fait, qu’il suivit le texte de départ à la lettre, y compris dans les quelques endroits où ce dernier semblait contredire le projet de Camus. En disant cela, je fais allusion aux sept passés simples que contient L’Étranger. La critique les qualifie parfois de « résiduels »41 parce qu’ils semblent avoir survécu (ou échappé ?) au travail de transposition effectué par Camus en passant de La Mort heureuse, récit à la troisième personne et au passé simple mettant en scène Patrice Mersault (sans u), au récit que nous connaissons, où la parole parataxique est donnée au passé composé à Meursault (avec u mais sans prénom). 

38Ces rares passés simples, Zevi s’est bien gardé de les réaligner sur la ligne stylistique générale du roman mais les a rendus par le passato remoto, conservant ainsi leur caractère étonnant voire légèrement détonant. À une seule exception près. Voici le seul endroit où il s’est permis d’uniformiser le texte en traduisant un passé simple par un passato prossimo :

  • 42 TRN, p. 1178.

Quand je suis entré, le bruit des voix qui rebondissaient contre les grands murs nus de la salle, la lumière crue qui coulait du ciel sur les vitres et rejaillissait dans la salle, me causèrent une sorte détourdissement.42

  • 43 A. Camus, Lo straniero, tr. it. A. Zevi, cit., p. 91.

Quando sono entrato il rumore delle voci che rimbombavano contro le grandi pareti nude, la luce cruda che dal cielo si riversava sui vetri e si riverberava nella sala, mi hanno un po’ stordito [ = m’ont un peu étourdi].43

39Impossible de savoir si Zevi était conscient du caractère radical de sa « politique de non-intervention » ou s’il a simplement suivi le sillon tracé par le texte qu’on lui avait demandé de traduire.

  • 44 Comme l’ont déjà remarqué Latella (D. Latella, art. cit.) et Sanseverino (G. Sanseverino, « The Rat (...)

40Sur ce point précis, Sergio Claudio Perroni va procéder de manière très différente. Bien au courant du projet stylistique de Camus (largement étudié par la critique dans le long intervalle qui sépare les deux traductions italiennes), il va l’appliquer de manière systématique et même pousser le zèle jusqu’à utiliser le passato prossimo aux endroits, rarissimes, où Camus avait mis un passé simple44. Perroni va donc systématiser la pratique de Camus en l’étendant au texte entier, sans exceptions. Ce faisant, il sacrifie cependant l’idiosyncrasie du texte à l’autel de l’Auteur, dont il tient à faire respecter le projet d’écriture (tel que perçu ou reconstruit). 

  • 45 R. Barthes, « De l’œuvre au texte » [1971], dans Id., Le Bruissement de la langue. Essais critiques(...)

41Une telle position se défend à l’intérieur d’une logique, héritée de l’époque romantique, qui rattache « l’œuvre » à son « créateur ». Mais dans une perspective plus (post)moderne, on pourrait faire valoir les droits du « texte » comme tissu (< lat. textus) de significations45. Une fois de plus, je ne prétends aucunement que Zevi ait raisonné de la sorte (il y a même lieu d’en douter) mais le fait demeure qu’il a suivi le texte de L’Étranger jusque dans ses contradictions internes. C’est prendre très au sérieux le texte de départ comme un tout structuré. 

42En fin de compte, la solution choisie par Zevi paraît plus respectueuse de ce que Camus a effectivement fait, non de ce qu’il a (ou aurait) voulu faire. Perroni, en revanche, s’est laissé guider par le projet d’écriture de Camus, qu’il a cherché à parfaire, à compléter. En effaçant la différence soi-disant « incohérente » entre les centaines de formes au passé composé et les sept passés simples, il a aligné son Straniero sur ce projet. En ramenant au bercail ces sept brebis égarées (pour ainsi dire), il a rendu sa traduction encore plus « logique » et plus « homogène » que le texte de départ. Mais du coup, Perroni prive ses lecteurs de l’étonnement causé par la détection des passés simples résiduels, expérience que font les lecteurs de Camus en français. On ne saura jamais s’ils ont simplement été oubliés ou si Camus les y a laissés volontairement. Du point de vue de la lecture et de la réception, cela importe peu finalement, et certainement moins que l’effet que produisent ces passés simples dans les passages où ils font leur apparition. Mais c’est là une autre histoire…

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Notes

1 Dans une lettre d’E. Vittorini du 2 novembre 1943 citée dans C. F. Giordano, Elio Vittorini : letteratura, critica e società, thèse sous la dir. de G. Leonelli, Università degli studi Roma Tre, 16/06/2014, p. 27.

2 Voir plusieurs contributions dans E. Corre, D.-T. Do-Hurinville et H. L. Dao (dir.), The Expression of Tense, Aspect, Modality and Evidentiality in Albert Camus’s L’Étranger and Its Translations, Amsterdam-Philadelphie, John Benjamins, 2020.

3 H. Meschonnic, « Propositions pour une poétique de la traduction », dans Langages, 28, 1972, p. 49-54, p. 50.

4 I. Calvino, Sul tradurre [1963], dans Id., Saggi : 1945-1985, Milan, Mondadori, 1995, t. II, p. 1778.

5 Lettre d’E. Vittorini d’octobre 1942 citée dans C. F. Giordano, op. cit., p. 25.

6 A. Berman, L’Épreuve de l’étranger : Culture et Traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984, p. 259 et p. 256.

7 F. Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, tr. fr. A. Berman, Paris, Seuil, 1999, p. 64.

8 A. Berman, op. cit., p. 77.

9 Ibid., p. 247. Il emprunte la notion de « décentrement » à son directeur de thèse, H. Meschonnic (cf. supra, n. 3).

10 Ibid., p. 116.

11 Voir surtout D. Latella, « A volte ritornano (ma in gran silenzio)‍ », dans Tradurre, 9, 2015, consulté le 28/09/2023, URL : http://rivistatradurre.it/2015/11/a-volte-ritornano-ma-in-gran-silenzio/ ; mais aussi un blogue comme celui-ci, qui en 2014 cite volontiers la « traduzione ancora bellissima di Alberto Zevi », consulté le 28/09/2023, URL : https://cosedalibri.wordpress.com/2014/08/02/lomicidio-estivo-par-excellence/.

12 Lettre de J. Grenier du 9 avril 1941 citée dans O. Todd, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, 1996, p. 377.

13 J.-P. Sartre, « Explication de L’Étranger », dans Id., Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 109. Ce texte avait paru dans les Cahiers du Sud dès 1943.

14 Ibid., p. 105.

15 A. Camus, Théâtre, Récits, Nouvelles, éd. R. Quilliot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 1145. Toutes les citations de Camus sont tirées de cette édition (dorénavant TRN suivi du numéro de page).

16 TRN, p. 1148.

17 TRN, p. 1223.

18 J.-P. Sartre, art. cit., p. 109-110.

19 « Cela m’était égal d’être son copain et il avait vraiment l’air d’en avoir envie » (TRN, p. 1148). Au chapitre suivant, Marie lui demande « si je [Meursault] l’aimais. Je lui ai répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu’il me semblait que non. Elle a eu l’air triste » (ibid., p. 1151).

20 Ibid., p. 1928.

21 O. Todd, op. cit., p. 336 ; voir aussi TRN, p. 1915.

22 A. Camus, The Outsider, tr. an. S. Gilbert, Londres, Hamish Hamilton, 1946, p. 33.

23 Voir H. Sebba, « Stuart Gilbert’s Meursault : A Strange “Stranger” », dans Contemporary Literature, XIII, 3, 1972, p. 334-340; et J. E. Gale, « Does America know The Stranger ? A Reappraisal of a Translation », dans Modern Fiction Studies, XX, 2, 1974, p. 139-147.

24 A. Camus, Lo straniero, tr. it. A. Zevi, Milan, Bompiani, 1947, p. 41-42.

25 Id., Lo straniero, tr. it. S. C. Perroni, Milan, Bompiani, 2015, p. 53.

26 TRN, p. 1922.

27 Un autre exemple serait la célèbre « porte du malheur » (TRN, p. 1168), métaphore sur laquelle s’achève la première partie du roman. Là où Zevi parlait de « la porta della sventura » (A. Camus, Lo straniero, tr. it. A. Zevi, cit., p. 76) c’est plutôt « la porta dell’infelicità » chez Perroni (Id., Lo straniero, tr. it. S. C. Perroni, cit., p. 85). Même les critiques italiens, tel Latella, vont consulter le dictionnaire pour saisir les nuances entre les deux mots (D. Latella, art. cit.).

28 TRN, p. 1146.

29 Il ne faudrait pas, en effet, s’exagérer la portée des modifications apportées par Camus. La nouvelle édition de la Pléiade ne les signale pas comme variantes et dans l’ancienne édition, utilisée ici, Roger Quilliot en propose, selon ses propres dires, un simple tri (TRN, p. 1919-1927).

30 G. Sanseverino décèle chez S. C. Perroni « una volontà di distanziamento rispetto alla prima traduzione, verso la quale la ritraduzione si pone come traduzione avversaria, rifiutandone sistematicamente la lezione » (G. Sanseverino, « Les cymbales du soleil : sulle rese della luce nelle traduzioni italiane de L’Étranger di Albert Camus », dans Ticontre. Teoria Testo Traduzione, VII, 20, 2017, p. 251-268, p. 257).

31 Tout autre, on le sait, est la situation de l’italien parlé, caractérisé par une forte variation régionale : « nel Settentrione il passato remoto è usato raramente nella lingua familiare, mentre nel Mezzogiorno esso è più comune del passato prossimo. In Toscana e nell’Italia centrale i due tempi si usano con valori diversi, e tale distinzione si riflette nella lingua letteraria » (A. L. Lepschy et G. Lepschy, La lingua italiana. Storia, varietà dell’uso, grammatica, Milan, Bompiani, 1981, p. 199).

32 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 244.

33 I. Calvino, I nostri antenati (Il visconte dimezzato, Il barone rampante, Il cavaliere inesistente), Milan, Mondadori, 1996, p. 65. C’est moi qui souligne. Tant Juliette Bertrand que Martin Rueff ont conservé ces passés simples dans leurs traductions respectives (de 1960 et 2018).

34 G. Bassani, Il giardino dei Finzi-Contini, Turin, Einaudi, 1962, p. 11.

35 TRN, p. 1125.

36 A. Camus, Lo straniero, tr. it. A. Zevi, cit., p. 7.

37 Id., Lo straniero, tr. it. S. C. Perroni, cit., p. 19. La distinction diatopique entre la mamma méridionale et la mamma (sans article) septentrionale ne me paraît pas explicative ici, car les deux traducteurs venaient du Nord et auraient spontanément utilisé la deuxième forme : Perroni était Milanais de naissance et Zevi (né à Vérone) était Milanais d’adoption.

38 Les très rares fois où Zevi emploie le passato remoto, c’est pour remplacer non pas un passé composé mais un imparfait du texte français. Les deux instances que je connais se trouvent à la toute fin de la première partie, où Meursault décrit la scène fatale sur la plage. Les voici : « La luce ha balenato sull’acciaio e fu come una lunga lama scintillante che mi colpisse alla fronte » ; « E furono come quattro colpi secchi che battevo sulla porta della sventura » (A. Camus, Lo straniero, tr. it. A. Zevi, cit., p. 75-76). Dans les deux cas, Camus avait écrit « et c’était comme » (TRN, p. 1168).

39 P. M. Bertinetto et M. Squartini, « La distribuzione del Perfetto Semplice e del Perfetto Composto nelle diverse varietà di italiano », dans Romance Philology, XLIX, 4, 1996, p. 383-419, p. 390.

40 A. Camus, El extranjero, tr. es. B. del Carril, Buenos Aires, Emecé, 1949, p. 47-48 ; aussi dans Id., El extranjero, tr. es. B. del Carril, Madrid, Ediciones el Cid, 1958, p. 62.

41 Voir R. Balibar, « Le passé composé fictif dans L’Étranger d’Albert Camus », dans Littérature, 7, 1972, p. 102-119 ; J.-M. Adam, Le style dans la langue. Une reconception de la stylistique, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1997, p. 147-183.

42 TRN, p. 1178.

43 A. Camus, Lo straniero, tr. it. A. Zevi, cit., p. 91.

44 Comme l’ont déjà remarqué Latella (D. Latella, art. cit.) et Sanseverino (G. Sanseverino, « The Rationalisation of time references in the Italian translations of L’Étranger », dans E. Corre, D.-T. Do-Hurinville et H. L. Dao (dir.), op. cit., p. 370-379, p. 374-375).

45 R. Barthes, « De l’œuvre au texte » [1971], dans Id., Le Bruissement de la langue. Essais critiques, Paris, Seuil, 1984, t. IV, p. 69-77.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rainier Grutman, « L’épreuve de L’Étranger : Alberto Zevi traduit Albert Camus »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/11025 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.11025

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