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Le Roman de formation au féminin

« Une sorte de destin de femme ». La formation du roman total d’Annie Ernaux

“A sort of woman’s destiny”. The development of Annie Ernaux’s total novel
Francesca Lorandini

Résumés

Cet article envisage l’œuvre d’Annie Ernaux comme l’un des aboutissements du roman de formation au féminin de la seconde moitié du XXe siècle, analysant des éléments tels que l’éducation subie et réinventée, l’apprentissage du sexe et de l’amour, la formation intellectuelle et la culpabilité liée à la trahison des origines, les leurres des libertés poursuivies et abandonnées, la découverte d’une forme d’authenticité dans l’écriture. L’article vise à analyser le réseau des thèmes et des motifs qui traversent l’œuvre d’Annie Ernaux, depuis Les Armoires vides (1974) jusqu’à Mémoire de fille (2016) et Le Jeune Homme (2022), ainsi que les influences intellectuelles qui ont nourri son interrogation autour de ce que signifie être une femme, en suivant notamment le « fil conducteur » qui la relie à Simone de Beauvoir.

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Texte intégral

  • 1 Au cours de mon article, je vais utiliser les notions d’« éducation », de « formation » et d’« appr (...)
  • 2 Récemment, elle l’a répété dans un entretien accordé à Alexandre Gefen : « quand j’ai commencé à éc (...)
  • 3 F. Moretti, « “Un’inutile nostalgia di me stesso”. La crisi del romanzo di formazione europeo », da (...)
  • 4 F. Moretti, op. cit., p. 258.
  • 5 Ibid., p. 259-260.

1D’après les définitions brossées par des critiques et des théoriciens de la littérature, la notion de roman de formation ou d’apprentissage semblerait mal s’adapter à l’œuvre d’Annie Ernaux pour maintes raisons1 : d’abord parce qu’au cœur de cette œuvre il y a l’histoire d’une femme née en 1940, après la grande vague des romans de formation du début du XXe siècle ; ensuite parce qu’Annie Ernaux commence à publier ses écrits au début des années 1970, c’est-à-dire en plein essor du Nouveau Roman, désirant s’inscrire dans le sillage néo-avant-gardiste2 ; enfin à cause du soupçon qu’Annie Ernaux a exprimé dès ses premiers ouvrages à l’égard du mot « roman », voire du mot « récit », y voyant une forme de représentation illusoire et trompeuse, éloignée du type d’enquête qu’elle voulait mener. La forme romanesque est en effet au cœur des études de Georg Lukács et de Mikhaïl Bakhtine, et leur réflexion autour du rapport entre l’histoire d’une conscience et l’histoire du monde est indissociable de cette forme littéraire, qui fige et subsume les mouvements, les élans d’une époque : c’est dans le cadre du roman que se dessinent les chemins de la connaissance de soi empruntés par les individus, et c’est justement à l’intérieur de cette forme symbolique que l’on arrive à envisager l’organisation que les êtres humains choisissent de donner à leurs vies, les objets qui allument leurs désirs, les trajectoires esquissées par leurs ambitions. Franco Moretti se montre assez dubitatif à l’égard d’une version au féminin du roman de formation3, car cette notion serait en effet liée à une seule classe sociale et encadrée dans des coordonnées spatiales et temporelles précises, et elle concernerait l’évolution, le désir d’émancipation et d’ascension sociale d’un seul genre, le genre masculin, car c’était le seul genre pour lequel ce type d’ascension a été garanti et accepté entre la seconde moitié du XVIIIe et le début du XXe siècle. Le roman de formation n’est pas, pour Franco Moretti, une forme intemporelle, se renouvelant au fil des époques, mais le produit d’une société donnée, suivant une évolution historique et culturelle déterminée. Ainsi, au cours du XIXe siècle, à savoir à son âge d’or, le roman de formation aurait-il accompli trois tâches symboliques : gérer les aléas du mouvement historique par le biais de la représentation d’un âge précis de la vie, la jeunesse ; représenter une manière nouvelle d’envisager l’existence, à la fois anti-tragique et flexible, souple ; affirmer une subjectivité nouvelle, c’est-à-dire la subjectivité d’un individu issu des classes moyennes4. Coupant le souffle et l’espoir de la jeunesse européenne, la Première Guerre mondiale sonnerait la fin du roman de formation : la jeunesse non seulement se serait sentie mortelle, mais la guerre l’aurait poussée à envisager l’existence humaine au prisme de l’insignifiance et de la futilité5. Alberto Beretta Anguissola, pour sa part, avance une hypothèse sur la littérature contemporaine qui expliquerait les raisons du déclin de ce type de roman dans les décennies qui ont suivi la grande saison de Thomas Mann, de Marcel Proust et de James Joyce, qui seraient à son avis les derniers monuments narratifs du roman de formation européen :

  • 6 « Le formalisme et la pensée “faible”, étant intimement liés entre eux, ont rendu inutile la produc (...)

Formalismo e pensiero debole, intimamente alleati tra loro, hanno reso vana la produzione di veri “romanzi di formazione” o anche di apprentissage, perché non vi è spazio per un “apprendistato” serio se si è convinti che non possa esserci nulla di nuovo da imparare. Un romanzo di formazione in buona salute esige la diffusa adesione – magari un po’ ingenua – ad un pensiero forte, qualunque esso sia, o almeno all’ipotesi che valga la pena incamminarsi alla ricerca di una chiave che ci permetta di interpretare il mondo e scoprirne il senso. Esige anche che non sia negata la distinzione tra errore e verità e che non vengano messe sullo stesso piano tutte le “formazioni culturali” possibili. Tanto la Bildung quanto l’apprentissage consistono nell’abbandonare un assetto culturale meno valido per approdare a un assetto migliore o magari anche più doloroso ma più conforme al vero. Se il relativismo culturale viene accettato come unico dogma indiscutibile, il punto di vista di Wilhelm Meister all’inizio della sua storia e quello del narratore di Proust nei primi volumi non può essere definito meno interessante di quelli conclusivi, e il risultato è che non c’è più nulla da cercare, nemmeno il tempo perduto.6

  • 7 A. Ernaux, Écrire la vie, Paris, Gallimard, « Quarto », 2011.

2Le manque d’un horizon commun, la perte de confiance dans une forme de totalité ainsi que la méfiance à l’égard d’une vérité univoque rendraient donc la catégorie du roman de formation inadaptée à la littérature d’aujourd’hui, et l’usage de cette catégorie pour parler d’Annie Ernaux serait donc, a fortiori, trompeur ou hors propos. D’une part, Annie Ernaux semblerait avoir poursuivi un seul et même but : « écrire la vie », comme l’indique le titre de l’édition Quarto Gallimard de son œuvre7, et notamment écrire sa propre vie, en essayant d’y déceler un élément supra-personnel, sans rien céder à la fiction ni au roman. D’autre part, le mot formation semblerait mal s’accorder au travail d’une intellectuelle qui a déconstruit de manière systématique les conventions des milieux sociaux, institutionnels et familiaux où sa formation de femme, de mère et d’enseignante était censée se faire. Au fil de ses ouvrages, Annie Ernaux montre, entre autres choses, que toute éducation serait biaisée par la mécanique et la logique des rapports entre les dominants et les dominés qui traverse notre société, et que tout apprentissage serait en réalité un leurre, chaque individu étant destiné tant bien que mal à se dissoudre dans la nébuleuse d’une génération, d’une époque. La phrase qui termine la liste d’images sur laquelle s’ouvre Les Années est, à cet égard, on ne peut plus éloquente :

  • 8 Ead., Les Années [Paris, 2008], Paris, Gallimard, « Folio », 2011, p. 19.

Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération.8

3Avec ces prémisses, il semble difficile, en effet, d’envisager la possibilité d’un apprentissage quelconque. Et pourtant, j’essayerai de montrer pourquoi, à mon sens, non seulement la notion de roman de formation s’adapte bien à l’œuvre d’Ernaux, mais qu’elle permet aussi de saisir le moteur et le mobile de son écriture. Pour ce faire, je vais d’abord passer en revue le réseau des thèmes et des motifs qui traversent cette œuvre ainsi que ses influences intellectuelles, il me faudra ensuite m’arrêter sur deux concepts clés, la liberté et la mémoire, et il me faudra enfin passer par un autre écrivain, Marcel Proust, avec qui Ernaux entretient un rapport pour le moins ambigu.

De la littérature considérée comme une tauromachie

  • 9 Elle a expliqué de la manière suivante ce qu’elle voit comme un paradoxe, à savoir sa tendance à ex (...)
  • 10 M. Leiris, L’âge d’homme, Paris, Gallimard, 1939, p. 10.
  • 11 Annie Ernaux est revenue à plusieurs reprises sur ce double héritage, voir par exemple I. Charpenti (...)
  • 12 É. Louis, Pierre Bourdieu. L’insoumission en héritage, Paris, Presses Universitaires de France, « Q (...)
  • 13 Cette forme de critique du quotidien traverse toute son œuvre, et elle est plus explicite dans de t (...)

4Depuis le début des années 1970, Annie Ernaux poursuit un projet autobiographique dirigé par une vision de la littérature empruntée à Michel Leiris, c’est-à-dire une littérature conçue comme tauromachie. Ernaux aussi éprouve, comme Leiris, le besoin d’« une corne de taureau »9, d’un danger dans l’exercice de l’écriture : « mettre à nu certaines obsessions d’ordre sentimental ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte »10 : cette attitude-là permettrait à Ernaux aussi de sortir son travail de l’anodin pour l’ancrer dans le domaine du risque, et donc de mettre sa vie littéralement en jeu dans le texte. À cette tendance à l’aveu, à la confession s’ajoute une poussée apparemment contraire, c’est-à-dire la tentative, et la volonté surtout, de dépasser la dimension individuelle, personnelle, afin d’atteindre une vérité humaine, sociale et générationnelle, en suivant un chemin ouvert par Pierre Bourdieu d’un côté et par Georges Perec de l’autre11. Georges Perec est un modèle stylistique à plusieurs niveaux : Ernaux lui emprunte certains procédés comme l’usage de l’énumération, de la liste, ou l’intérêt pour l’infra-ordinaire, qu’elle veut, comme Perec, interroger, et décrire. Mais elle reprend aussi de Perec l’analyse, l’enquête sur ce manque engendré chez les hommes et les femmes de l’après-guerre par la société de consommation. Quant à Pierre Bourdieu, il lui offre un cadre philosophique, car sa pensée propose – comme elle le dit à plusieurs reprises – une manière nouvelle d’envisager le rapport de l’individu à la société, de sa façon d’exister dans le monde : « Bourdieu montre qu’il n’y a pas de frontière entre le collectif et l’individuel, pas de séparation entre le conscient et l’inconscient, entre le corporel et l’intellectuel, entre la compréhension et la sensibilité, et rien, dans le monde social, ne s’arrête jamais, tout est lutte et transformation »12. Bourdieu et Perec ne s’intéressent pas tant aux choses, aux objets, qu’à l’ensemble des discours sur les choses qui se tissent dans la société de consommation et qui façonnent l’existence humaine. Et le travail qu’Annie Ernaux fait sur les images, sur les slogans, sur les expressions toutes faites, sur les formules à la mode, sur les titres des journaux, sur le langage des revues féminines, sur la marchandise, sur l’influence des lieux et des non-lieux, et aussi sur les chansons, s’insère dans le sillage de cette enquête sur le quotidien menée aussi bien par Perec que par Bourdieu13.

S’affranchir

  • 14 A. Ernaux, « Ceci n’est pas une autobiographie », séminaire du 3 mars 2009, cycle « Témoigner », ch (...)

5Chez Annie Ernaux il y a donc à la fois autobiographie et décentrement de l’autobiographie, car elle veut « démentir l’antinomie entre soi et Histoire »14 : sa vie est son matériau de départ, et elle se concentre, à chaque livre, sur un aspect, un événement, une personne différente. Tour à tour, elle peut se pencher sur les éléments qui l’ont façonnée : l’éducation subie et réinventée, l’apprentissage du sexe et de l’amour, la formation intellectuelle et la culpabilité liée à la trahison de ses origines, les leurres des libertés poursuivies et abandonnées, la découverte d’une forme d’authenticité dans l’écriture. D’un livre à l’autre, les mêmes épisodes et les mêmes personnages reviennent sous un jour nouveau, de nouvelles rencontres se mêlent aux souvenirs anciens en dessinant, couche après couche, la fresque d’une époque. Au cœur de cette fresque il y a l’histoire d’une femme, de la seconde moitié du XXe siècle, qui a suivi une trajectoire d’affranchissement du passé et de sa famille qui est à la fois singulière et exemplaire. Chez Annie Ernaux, en effet, le processus d’émancipation est toujours bifrons : ses enjeux concernent, à la fois, la classe et le genre, c’est-à-dire son origine sociale et le fait d’être une femme née en 1940.

  • 15 La phrase est reproduite dans l’édition « Quarto » Gallimard de son œuvre : « Hier soir, je songeai (...)
  • 16 Ead., « Conférence Nobel », 7 décembre 2022, consulté le 9/03/2023, URL : https://www.nobelprize.or (...)

6Concernant l’émancipation de sa famille d’origine, on assiste à un triple mouvement : il y a d’abord la volonté, le désir, mûri à l’adolescence, de fuir, d’abandonner ses origines populaires et provinciales ; il y a ensuite l’entrée dans l’univers petit-bourgeois et la désillusion face au monde qu’elle avait idéalisé ; il y a enfin le retour, par le biais de l’écriture, sur ses origines. À chaque fois, dans chaque livre elle revient sur son parcours de transfuge de classe, et à chaque fois elle cherche, à travers l’écriture, à mieux creuser, à mettre au jour ce réel renié pendant si longtemps, pour pouvoir enfin « venger sa race », comme elle l’écrit à vingt-deux ans dans son journal15 (elle l’a répété récemment dans son discours d’acceptation du prix Nobel)16. Ce triple mouvement de l’écriture est donc là depuis toujours, avant même qu’elle ne rédige son premier livre.

Le modèle féministe

  • 17 « Mon mémoire de maîtrise, en 1964, a porté sur la femme dans le Surréalisme et comme textes d’étud (...)
  • 18 Ibid., p. 93.

7La volonté de décrire une vie de femme singulière et exemplaire à la fois est là depuis sa jeunesse, dès ses premiers exercices d’écriture17. Le féminisme pour Ernaux n’est pas un courant de pensée ou un mouvement politique, c’est d’abord « un corps, une voix, un discours, une façon de vivre »18, ceux de sa mère. Dans son foyer, elle a vécu les contradictions d’un renversement de rôles (violence de sa mère, douceur de son père) qui ne lui ont pas appris à endosser l’attitude socialement admise et le comportement stéréotypé du féminin :

  • 19 Ead., « “Le fil conducteur” qui me lie à Beauvoir », dans Simone de Beauvoir Studies, 17, 2001, p.  (...)

Paradoxalement l’image d’une mère commerçante active, jouissant de pouvoir et de liberté, n’ayant que mépris pour les tâches ménagères et convaincue de la nécessité pour une femme d’avoir son indépendance financière, m’avait, à la fois, occulté la réalité du fonctionnement de la société et empêchée de m’y soumettre sans souffrance. Les codes maternels que j’avais assimilés étaient en conflit avec ceux de la société.19

  • 20 Ibidem.
  • 21 « Je n’ai jamais relu non plus Les Mémoires d’une jeune fille rangée mais je me souviens d’un passa (...)
  • 22 Ibidem.
  • 23 Ibidem.

8Sa première formation féministe lui vient donc de sa mère. La découverte de Simone de Beauvoir est venue après, à l’âge de dix-huit ans, par la lecture du Deuxième sexe, qui lui a permis d’envisager différemment son adolescence et d’apprendre à se « situer en tant que femme »20. Si Le Deuxième sexe lui permet de prendre « en main [sa] propre vie », Mémoires d’une jeune fille rangée, bien qu’il s’éloigne de son expérience d’enfant issue de milieu populaire21, lui donne une envie d’imitation, d’émulation, au nom du bonheur et de la liberté. À l’âge de vingt ans, la lecture de Simone de Beauvoir lui permet d’envisager l’existence de manière concrète, et la pousse à se voir non seulement comme un individu, mais en tant que femme choisissant sa vie. Beauvoir incarne pour Ernaux le « refus de l’éternel féminin, du sacrifice »22, elle y voit un modèle « dans son désir de se projeter dans le monde et d’y agir »23.

  • 24 Ead., « J’ai une histoire de femme », dans Ead., L’écriture comme un couteau, cit.

9Chez Ernaux, il n’y a pas de conceptualisation ou théorisation du féminisme au fil de l’œuvre car le modèle maternel, d’une part, et le modèle intellectuel et humain de Beauvoir d’autre part se sont ancrés en elle lorsqu’elle était très jeune, en donnant lieu à un « féminisme vivant », qui a façonné sa manière d’être dans le monde avant qu’elle ne commence à écrire. Une attitude qui a été renforcée par les conditions dans lesquelles elle a avorté clandestinement24. Pour résumer donc, l’interrogation autour de ce que signifie être une femme née à Lillebonne en 1940 dans une famille de commerçants-épiciers constitue pour Ernaux une sorte d’élément préalable à la création, déterminé par une mère qui l’oblige bon gré mal gré à se distinguer en tant que femme, par l’influence de Beauvoir qui lui fait envisager l’écriture comme action et par l’expérience atroce de l’avortement clandestin.

La liberté et la mémoire

10Or, si le questionnement autour de ce que signifie être une femme est préalable à la création, deux autres questionnements s’élaborent, au contraire, dans l’écriture même : l’un qui concerne la liberté et l’autre qui concerne la mémoire.

11La liberté est un mot qui est constamment présent, en tant que moteur de l’existence à chaque époque de sa vie : d’abord un désir, qui suppose toujours un arrachement. La liberté, qui est l’élément individuel par excellence, pourrait constituer le point d’ancrage pour envisager l’œuvre d’Ernaux comme une œuvre romanesque (ce qui fonde le roman, depuis ses origines, c’est sans doute la liberté d’un être humain de devenir autre chose par rapport à ce qui était déjà décidé, à ce qui était déjà donné) ; or cette liberté, chez Ernaux, est aussi un piège, car c’est également le mot d’ordre de la société de consommation, qui, au contraire, impose une idée trompeuse de liberté et de bonheur : un idéal prêt-à-porter, qui enferme l’être humain à l’intérieur d’une grille établie, en l’occurrence une grille établie par le marché.

  • 25 Voir par exemple Ead., Les Années, cit., p. 212 ; Ead., L’Atelier noir, Paris, Gallimard, 2022, p.  (...)
  • 26 Voir par exemple Ead., Les Années, cit., p. 249.
  • 27 Voir par exemple Ead., L’Atelier noir, cit., p. 92.
  • 28 Ead., Les Années, cit., p. 251.
  • 29 Ibidem.
  • 30 Ibidem.
  • 31 Voir à ce propos : Ead., « Proust, Françoise et moi », dans A. Compagnon (dir.), Lire et relire Pro (...)

12Quant à la mémoire, pour Annie Ernaux c’est une forme de connaissance qui ressemble aux sciences humaines, car elle est fondée sur une méthode et a comme but la compréhension d’une réalité particulière. Ernaux revient sur son passé non pas pour le reproduire, pour en retrouver le goût, l’essence, ou pour éprouver à nouveau des sensations, des sentiments, mais pour intégrer dans l’écriture le temps passé afin de l’utiliser comme palimpseste d’un récit collectif. Le mot « palimpseste » est un terme à l’allure néo-avant-gardiste qu’Ernaux a utilisé souvent, dans des formules différentes (« sensation palimpseste »25, « temps palimpseste »26, « vie palimpseste »27) afin d’indiquer toujours le même procédé, à savoir l’inclusion de son expérience à elle dans une expérience commune, afin de repérer « la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle »28 pour « reconstituer un temps commun »29 et « rendre la dimension vécue de l’Histoire »30 – comme elle l’écrit notamment dans Les Années, qui est l’ouvrage où, par ce procédé, elle a l’ambition d’appréhender toute son époque. Sensation palimpseste, temps palimpseste, vie palimpseste : toutes ces formules signifient la superposition de plusieurs moments de l’existence, non pas pour saisir une continuité du moi, bien au contraire, mais pour affirmer l’impossibilité de concevoir une vie affranchie du mouvement de l’Histoire et de l’évolution de la société31.

Percer une issue

13Or, nous venons de faire référence à une mémoire qui est une forme de connaissance fondée sur une méthode, donc une mémoire de l’intelligence, et une restitution du temps passé par la dissolution d’une histoire singulière dans une histoire collective : il semble difficile d’envisager un lien avec Proust. La mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, chez Proust, on le sait bien, ne donne accès à aucun type de connaissance véritable ; et, en ce qui concerne le Temps, Proust en arrive au résultat opposé : son œuvre lui permet d’avoir accès à un moi « affranchi de l’ordre du temps », à une « essence intemporelle du moi ». Et pourtant tout au long de l’œuvre de l’écrivaine le nom de Proust apparaît – comme Annie Ernaux elle-même le remarque – un nombre de fois stupéfiant.

  • 32 Ibid., p. 126.
  • 33 Ibid., p. 133.
  • 34 Ibid., p. 126.
  • 35 Ibidem.
  • 36 Ibidem.
  • 37 Ibid., p. 128.
  • 38 Ibid., p. 126.
  • 39 Ibid., p. 134.

14Annie Ernaux a essayé d’expliquer cette contradiction en se disant fascinée depuis sa jeunesse par le projet esthétique de Proust, trouvant d’une force éblouissante « le caractère monumental de la construction, le cheminement du narrateur vers l’écriture, la découverte progressive de la vérité des êtres »32. Cela dit, il y a « une pierre d’achoppement »33 dans son admiration, qui est constituée par le rapport que le narrateur entretient avec le personnage de Françoise. Françoise est « la servante au grand cœur »34, « la cuisinière hors pair »35, « la domestique dévouée qui n’a pas d’existence en dehors de celle qu’elle mène dans la famille du narrateur »36. Annie Ernaux remarque que le narrateur n’arrive pas toujours à comprendre l’attitude de Françoise, car il décrit souvent ses comportements « comme singuliers, bizarres, relevant d’un code qui lui est étranger. À plusieurs reprises, on le voit déclarer son incompréhension devant ce qu’il appelle le “code Françoise” ou le “code de Combray”, qui n’est autre, en réalité, qu’un habitus populaire »37. A cause de cela, à sa première lecture intégrale de la Recherche Annie Ernaux aurait ressenti « un certain malaise, de la gêne, voire de la révolte »38, mais cela lui aurait également permis de formuler une interrogation capitale : celle de sa propre place de narratrice dans les textes qu’elle écrivait. Françoise lui aurait proposé un défi, à elle narratrice issue comme Françoise d’un monde dominé : « comment écrire le monde, s’écrire soi, quand on est “à la fois” du côté du narrateur par la culture, par le savoir, et du côté de Françoise par l’origine sociale, la mémoire et l’habitus ? »39. Ce seraient-là des questions qu’elle aurait tenté de résoudre dans tous ses textes depuis La Place. Proust serait donc l’écrivain qui lui aurait permis d’intégrer dans son écriture son origine sociale, et de ne jamais cacher son parcours de transfuge de classe, tout en lui donnant envie de bâtir une œuvre vaste, ambitieuse, audacieuse même.

15Et pourtant je pense qu’on peut trouver chez Proust un autre élément qui nourrit l’œuvre d’Ernaux, et cela concerne la nature même des textes qu’ils écrivent. Au contraire de Proust, Annie Ernaux semble refuser le roman et en effet dans des ouvrages comme La Place, Une femme, Passion simple, Journal du dehors, La Honte on peut lire les déclarations suivantes :

  • 40 Ead., La Place [Paris, 1983], dans Ead., Écrire la vie, cit., p. 442.

Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.40

  • 41 Ead., Une Femme [Paris, 1987], ibid., p. 597.

Ceci n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire. Il fallait que ma mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire, pour que je me sente moins seule et factice dans le mode dominant des mots et des idées où, selon son désir, je suis passée.41

  • 42 Ead., Passion simple [Paris, 1992], ibid., p. 667.

Tout ce temps, j’ai eu l’impression de vivre ma passion sur le mode romanesque, mais je ne sais pas, maintenant, sur quel mode je l’écris, si c’est celui du témoignage, voire de la confidence telle qu’elle se pratique dans les journaux féminins, celui du manifeste ou du procès-verbal, ou même du commentaire de texte.
Je ne fais pas le récit d’une liaison, je ne raconte pas une histoire (qui m’échappe pour la moitié) avec une chronologie précise, « il vint le 11 novembre », ou approximativement, « des semaines passèrent ». Il n’y en avait pas pour moi dans cette relation, je ne connaissais que la présence ou l’absence.42

  • 43 Ead., « Avant-propos » [1996], Journal du dehors [Paris, 1993], ibid., p. 500.

Ainsi est né ce journal du dehors que j’ai poursuivi jusqu’en 1992. Il ne s’agit pas d’un reportage, ni d’une enquête de sociologie urbaine, mais d’une tentative d’atteindre la réalité d’une époque – cette modernité dont une ville nouvelle donne le sentiment aigu sans qu’on puisse la définir – au travers d’une collection d’instantanés de la vie quotidienne collective […] j’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme.43

  • 44 Ead., La Honte [Paris, 1997], ibid., p. 224.

Naturellement pas de récit, qui produirait une réalité au lieu de la chercher. Ne pas me contenter non plus de lever et transcrire les images du souvenir mais traiter celles-ci comme des documents qui s’éclaireront en les soumettant à des approches différentes. Être en somme ethnologue de moi-même.44

  • 45 Ead., Les Années, cit., p. 165.
  • 46 Elle fait allusion à un projet de roman total (RT) dans son journal d’écriture dès 1982 (voir Ead., (...)

16Mais dans Les Années elle affirme au contraire vouloir faire un roman total, qu’elle rapproche de la Recherche, de Vie et destin de Vassili Grossman, d’Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell et d’Une Vie de Maupassant45. Et cette idée de roman total serait là depuis plusieurs décennies, pour le moins dans son journal46.

Pour un nouveau roman de formation

  • 47 Ead., Les Années, cit., p. 165.
  • 48 Ibidem.
  • 49 Ibidem.
  • 50 L. Flabbi, F. Lorandini, « Intervista su Annie Ernaux », dans Allegoria, blog spazio aperto, consul (...)
  • 51 Voir G. Deleuze, Proust et les signes [1964], Paris, Presses Universitaires de France, 2022, p. 20.

17Il y aurait beaucoup à dire à propos de ce roman total qui « ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire »47, « qui s’achèverait dans la dépossession des êtres et des choses, parents, mari, enfants qui partent de la maison, meubles vendus »48 et qui est une manière d’organiser la « mémoire accumulée d’événements, de faits divers, de milliers de journées »49. Lorenzo Flabbi, éditeur et traducteur italien d’Annie Ernaux, a comparé le point de vue de ce roman total à la caméra de Google maps (notamment Google Street view) qui donnerait une vision à 360°50. Je voudrais utiliser cette notion de « roman total » comme clé de lecture de toute l’œuvre d’Ernaux, qui est un travail de déchiffrage du monde par le biais d’une mémoire personnelle et du regard d’une femme qui décrypte les signes mystérieux d’une réalité qui n’est jamais donnée, mais qu’il faut construire au fil de l’écriture : ainsi apparaît la logique proustienne de l’œuvre. En 1964, Gilles Deleuze a changé à jamais l’interprétation de l’œuvre de Proust en disant qu’À la Recherche du temps perdu n’était pas une œuvre tournée vers le passé, mais c’était un roman d’apprentissage tourné vers l’avenir : la recherche d’une vérité qui se réalise par l’explication des signes (signes mondains, signes de l’amour, signes du temps perdu). La recherche d’une vérité qui dépend à la fois des aléas de la vie et d’une poussée intérieure, une forme de désir, une ambition : une vérité qui est liée au hasard des rencontres et à la pression des contraintes. Or, le mot « signe » revient continuellement chez Annie Ernaux, non seulement dans Les Années, mais aussi dans tous ses livres depuis La Place. Je dirais que le mot « signe » est presque un « signal » car elle l’utilise dans ces passages où elle essaie de comprendre, d’éclairer les choses, c’est-à-dire là où, par le hasard des rencontres et la pression des contraintes51, elle arrive à percer la réalité. À la différence de Proust, ce n’est pas la vérité, mais la réalité qu’elle veut atteindre, cette réalité qui est constamment rendue opaque par le discours médiatique, par nos leurres, par la logique des rapports sociaux.

  • 52 A. Ernaux, Le Jeune Homme, Paris, Gallimard, 2022.
  • 53 Ead., Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016.

18Cette réalité peut être atteinte seulement par le biais de l’écriture, qui permet également de l’achever, de la compléter. « Si je ne les écris pas, dit-elle en exergue du Jeune Homme, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues »52. Cette phrase pourrait très bien servir d’exergue à son projet de roman total, car elle en montrerait le côté performatif : l’écriture joue un rôle actif, elle accomplit la vie. Depuis les années 1980, l’entreprise artistique d’Annie Ernaux vise à arrêter l’emprise des événements, des choses sur son être, afin de retrouver une forme de continuité qui ne peut se faire que dans l’écriture. Elle en a parlé dans Mémoire de fille53, où elle réfléchit à la mémoire en tant que forme de connaissance, où l’écriture mesure l’écart entre le moment présent de la femme qui rédige le livre et un moment de son passé, notamment de l’été 1958, lorsque le regard, la cruauté des autres étaient une source d’angoisse, de douleur indicible : la honte d’être une fille. Dans son dernier livre, Le Jeune Homme, où elle revient sur une histoire d’amour vécue à l’âge de 53 ans avec un homme qui avait presque trente ans de moins qu’elle, il n’y plus de honte, c’est le récit du défi du regard d’autrui :

  • 54 Ead., Le Jeune Homme, cit., p. 27.

Mon corps n’avait plus d’âge. Il fallait le regard lourdement réprobateur de clients à côté de nous dans un restaurant pour me le signifier. Regard qui, bien loin de me donner de la honte, renforçait ma détermination à ne pas cacher ma liaison avec un homme « qui aurait pu être mon fils » quand n’importe quel type de cinquante ans pouvait s’afficher avec celle qui n’était visiblement pas sa fille sans susciter aucune réprobation. Mais je savais, en regardant ce couple de gens mûrs, que si j’étais avec un jeune homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d’A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit.54

  • 55 Là aussi, le mot « signe » revient tout au long du livre : « Il y avait dans cette coïncidence surp (...)
  • 56 C’est elle qui parle de cruauté : « J’avais conscience qu’envers ce jeune homme, qui était dans la (...)
  • 57 Ibid., p. 26.

19Ce jeune homme est l’un des instruments de son émancipation, c’est la preuve qu’elle a su dépasser la honte. Il lui permet de mesurer la distance qui la sépare de son ancien monde55, lui aussi est un signe lui révélant le chemin qu’elle a parcouru. Dans un renversement cruel des rôles56, il devient un homme palimpseste : « il endossait le peignoir à capuche qui avait enveloppé d’autres hommes. Lorsqu’il le portait, je ne revoyais jamais l’un ou l’autre d’entre eux. Devant le tissu-éponge gris clair j’éprouvais seulement la douceur de ma propre durée et de l’identité de mon désir »57.

20Il existe une image, un souvenir qui fait surface à la fin d’un texte qu’Annie Ernaux écrit en 2002 :

  • 58 Ead., L’écriture comme un couteau, cit., p. 16.

C’est juste après la guerre, à Lillebonne. J’ai quatre ans et demi environ. J’assiste pour la première fois à une représentation théâtrale, avec mes parents. Cela se passe en plein air, peut-être dans le camp américain. On apporte une grande boîte sur la scène. On y enferme hermétiquement une femme. Des hommes se mettent à transpercer la boîte de part en part avec de longues piques. Cela dure interminablement. Le temps d’effroi dans l’enfance n’a pas de fin. Au bout du compte, la femme ressort de la boîte, intacte.58

  • 59 M. Aymé, Silhouette du scandale, Paris, Éditions du Sagittaire, 1938.

21C’est cette image qu’elle n’arrête pas de dessiner dans son écriture, et que la forme romanesque lui permet d’appréhender : c’est la silhouette d’un scandale – pour reprendre la formule qui donne le titre à un essai de Marcel Aymé59 – qu’elle ne cesse de faire éclater, et qui permet aux lecteurs et aux lectrices de reconnaître le cheminement d’un individu au tournant du XXIe siècle. Dans l’histoire de cette femme se figent les aléas du mouvement historique : elle représente une manière nouvelle d’envisager l’existence, fondée sur l’autodétermination, et affirme une subjectivité nouvelle, construisant son identité dans la relation à son histoire familiale et à sa classe sociale. Par le biais de sa mémoire Annie Ernaux tisse depuis 40 ans le roman d’apprentissage d’une femme qui essaie de déchiffrer les signes du monde en construisant une réalité où le regard d’une femme peut servir à voir ce que le regard d’un homme ne peut pas envisager. Et c’est justement grâce à ce récit partial et partiel qu’elle bâtit une œuvre universelle.

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Notes

1 Au cours de mon article, je vais utiliser les notions d’« éducation », de « formation » et d’« apprentissage » comme des synonymes : tout en étant consciente que, dans l’histoire du roman, ces notions impliquent des cadres idéologiques différents ainsi qu’un rapport différent à la réception, leur distinction n’a pas d’utilité dans mon propos. La référence au Bildungsroman, au roman de formation ou au roman d’apprentissage, me donne ici l’occasion de proposer une perspective de lecture singulière sur l’œuvre d’Annie Ernaux. Si on a pris l’habitude de voir la dimension analytique et critique de son œuvre à l’égard de nos existences d’hommes et des femmes de la seconde moitié du XXe siècle, on a moins l’habitude d’envisager la manière dont elle implique le lecteur dans son travail, à savoir la manière dont elle tisse son apprentissage à la vie, qui est également le nôtre.

2 Récemment, elle l’a répété dans un entretien accordé à Alexandre Gefen : « quand j’ai commencé à écrire, et bien que résolument non engagée, c’est le Nouveau Roman qui m’a attirée et qui a suscité mon questionnement d’écriture ». Voir A. Gefen (dir.), La littérature est une affaire politique, Paris, Éditions de l’Observatoire, « Hors collection », 2022, p. 108. Maya Lavault a analysé la relation complexe qui relie la démarche d’Annie Ernaux à celle des nouveaux romanciers dans un article passionnant qui parcourt l’œuvre publiée et l’œuvre non publiée de l’écrivaine, ainsi que son journal d’écriture et ses entretiens publics. Voir M. Lavault, « Le “Nouveau Roman” d’Annie Ernaux : un récit impossible ? », dans Fabula-LhT, 13, 2014, consulté le 21/05/2023, URL : http://www.fabula.org/lht/13/lavault.html.

3 F. Moretti, « “Un’inutile nostalgia di me stesso”. La crisi del romanzo di formazione europeo », dans Id., Il romanzo di formazione, Torino, Einaudi, 1999, p. 257-273, p. 258. Ce courant critique du roman féminin de formation délaissé par Franco Moretti a été repris par Liliana Rampello dans un bel ouvrage consacré à Jane Austen. Rampello montre que le parcours d’apprentissage, de formation chez Austen ne suit pas le modèle masculin (l’aventure du moi) : c’est l’histoire d’une transformation personnelle qui se fait dans la relation avec les autres, c’est l’histoire d’un choix de vie qui se fait de manière consciente et autodéterminée. Voir L. Rampello, Sei romanzi perfetti. Su Jane Austen, Milano, Il Saggiatore, 2014.

4 F. Moretti, op. cit., p. 258.

5 Ibid., p. 259-260.

6 « Le formalisme et la pensée “faible”, étant intimement liés entre eux, ont rendu inutile la production de véritables “romans de formation” ou même d’“apprentissage”, car il n’y a pas de place pour un apprentissage quelconque là où on est persuadé qu’il n’y a plus rien de nouveau à apprendre. Un roman de formation en bonne santé suppose une adhésion – aussi ingénue soit elle – à une pensée “forte”, peu importe laquelle, ou tout au moins l’hypothèse qu’il vaudrait le coup d’aller à la recherche d’une clé nous permettant d’interpréter le monde et d’en découvrir le sens. Cela suppose aussi qu’une distinction entre vérité et erreur ne soit pas niée, et que toutes les “formations culturelles” possibles ne soient pas mises au même niveau. Aussi bien la Bildung que l’apprentissage demandent de délaisser une organisation culturelle moins bonne pour une organisation culturelle meilleure, peut-être même plus douloureuse mais plus proche de la vérité. Si on accepte le relativisme culturel en tant que dogme indiscutable, le point de vue de Wilhelm Meister au début de son histoire, et celui du narrateur de Proust dans les premiers volumes ne peut pas être considéré moins intéressant que celui des derniers. Résultat : il n’y a plus rien à chercher, même pas le temps perdu ». Voir A. Beretta Anguissola, « Il primo Novecento », dans Id. (dir.), Il romanzo francese di formazione, Bari, Laterza, 2009, p. 81-82.

7 A. Ernaux, Écrire la vie, Paris, Gallimard, « Quarto », 2011.

8 Ead., Les Années [Paris, 2008], Paris, Gallimard, « Folio », 2011, p. 19.

9 Elle a expliqué de la manière suivante ce qu’elle voit comme un paradoxe, à savoir sa tendance à exposer toute sa personne, sans aucun filtre, et à faire abstraction de son parcours singulier : « D’un côté, la nécessité que j’éprouve, comme Leiris, d’une “corne de taureau”, d’un danger dans l’exercice de l’écriture. Ce danger, dont je viens de sous-entendre précédemment la nature imaginaire mais qui me “dirige” réellement, je le trouve en disant “je” dans mes livres, un “je” renvoyant explicitement à ma personne, en refusant toute fictionnalisation. Il était difficile, “dangereux” – et longtemps j’avais imaginé cela impossible – d’évoquer le geste de folie de mon père quand j’avais douze ans, mais je l’ai fait, un jour. Cela tendrait donc à prouver que c’est bien de “moi” qu’il s’agit. De la même manière, relisant mon journal intime, par exemple la partie qui a été publié sous le titre Se perdre, je sais qu’il s’agit de la femme que j’étais ces années-là, et que, par bien des aspects, je suis toujours, sans doute. Mais, d’un autre côté, je sens l’écriture comme une “transsubstantiation”, comme la transformation de ce qui appartient au vécu, au “moi”, en quelque chose existant tout à fait en dehors de ma personne. Quelque chose d’un ordre immatériel et par là même assimilable, compréhensible, au sens le plus fort de la “préhension” par les autres ». Voir Ead., L’écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Gallimard, « Folio », 2011, p. 102-103.

10 M. Leiris, L’âge d’homme, Paris, Gallimard, 1939, p. 10.

11 Annie Ernaux est revenue à plusieurs reprises sur ce double héritage, voir par exemple I. Charpentier, « “La littérature est une arme de combat”. Entretien avec Annie Ernaux, écrivaine », dans G. Mauger (dir.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Bellecombes-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2005, p. 159-175, consulté le 8/03/2023, URL : https://hal-u-picardie.archives-ouvertes.fr/hal-03689109.

12 É. Louis, Pierre Bourdieu. L’insoumission en héritage, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2016, p. 33-34.

13 Cette forme de critique du quotidien traverse toute son œuvre, et elle est plus explicite dans de textes comme Journal du dehors (Paris, Gallimard, 1993), La Vie extérieure (Paris, Gallimard, 2000) et Regarde les lumières mon amour (Paris, Seuil, « Raconter la vie », 2014).

14 A. Ernaux, « Ceci n’est pas une autobiographie », séminaire du 3 mars 2009, cycle « Témoigner », chaire Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie d’Antoine Compagnon au Collège de France, consulté le 9/03/2023, URL : https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/seminaire/temoigner/ceci-est-pas-une-autobiographie.

15 La phrase est reproduite dans l’édition « Quarto » Gallimard de son œuvre : « Hier soir, je songeais que “je vengerais ma race” dont l’opposé est la bourgeoisie incarnée par les filles du Havre ». Voir Ead., Écrire la vie, cit., p. 12.

16 Ead., « Conférence Nobel », 7 décembre 2022, consulté le 9/03/2023, URL : https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2022/ernaux/201000-nobel-lecture-french/.

17 « Mon mémoire de maîtrise, en 1964, a porté sur la femme dans le Surréalisme et comme textes d’études annexes, j’ai choisi Une vie de Maupassant (la vie de Jeanne Lamare, la pire désolation qui soit), et Les Vagues de Virginia Woolf, que j’aimais et admirais profondément. L’un de mes projets d’écriture, l’été 1966, est de décrire “une existence de femme” (une chose que j’avais oubliée et que j’ai trouvé dans mon journal il y a peu) ». Voir Ead., « J’ai une histoire de femme », dans L’écriture comme un couteau, cit., p. 94-95.

18 Ibid., p. 93.

19 Ead., « “Le fil conducteur” qui me lie à Beauvoir », dans Simone de Beauvoir Studies, 17, 2001, p. 1-6, consulté le 9/03/2023, URL : https://www.annie-ernaux.org/fr/textes/le-fil-conducteur-qui-me-relie-a-beauvoir/.

20 Ibidem.

21 « Je n’ai jamais relu non plus Les Mémoires d’une jeune fille rangée mais je me souviens d’un passage dans lequel Simone de Beauvoir raconte que, chaque soir, descendant sa poubelle de la chambre où elle vit seule, elle regarde le ciel de la nuit en éprouvant un intense sentiment de bonheur et de liberté ». Ibidem.

22 Ibidem.

23 Ibidem.

24 Ead., « J’ai une histoire de femme », dans Ead., L’écriture comme un couteau, cit.

25 Voir par exemple Ead., Les Années, cit., p. 212 ; Ead., L’Atelier noir, Paris, Gallimard, 2022, p. 135.

26 Voir par exemple Ead., Les Années, cit., p. 249.

27 Voir par exemple Ead., L’Atelier noir, cit., p. 92.

28 Ead., Les Années, cit., p. 251.

29 Ibidem.

30 Ibidem.

31 Voir à ce propos : Ead., « Proust, Françoise et moi », dans A. Compagnon (dir.), Lire et relire Proust, Paris, Éditions Cécile Defaut, 2014, p. 123-137.

32 Ibid., p. 126.

33 Ibid., p. 133.

34 Ibid., p. 126.

35 Ibidem.

36 Ibidem.

37 Ibid., p. 128.

38 Ibid., p. 126.

39 Ibid., p. 134.

40 Ead., La Place [Paris, 1983], dans Ead., Écrire la vie, cit., p. 442.

41 Ead., Une Femme [Paris, 1987], ibid., p. 597.

42 Ead., Passion simple [Paris, 1992], ibid., p. 667.

43 Ead., « Avant-propos » [1996], Journal du dehors [Paris, 1993], ibid., p. 500.

44 Ead., La Honte [Paris, 1997], ibid., p. 224.

45 Ead., Les Années, cit., p. 165.

46 Elle fait allusion à un projet de roman total (RT) dans son journal d’écriture dès 1982 (voir Ead., L’Atelier noir, cit.). Ce projet se nourrit du désir de trouver une forme adaptée, « des structures nouvelles » (ibid., p. 33). À propos de la genèse et de l’évolution de cette idée de roman total, voir M. Lavault, « Le “Nouveau Roman” d’Annie Ernaux : un récit impossible ? », cit.

47 Ead., Les Années, cit., p. 165.

48 Ibidem.

49 Ibidem.

50 L. Flabbi, F. Lorandini, « Intervista su Annie Ernaux », dans Allegoria, blog spazio aperto, consulté le 10/03/2023, URL : https://youtu.be/f6ZTNtFv5-c?si=U4kU-7z1c_cRyfmd.

51 Voir G. Deleuze, Proust et les signes [1964], Paris, Presses Universitaires de France, 2022, p. 20.

52 A. Ernaux, Le Jeune Homme, Paris, Gallimard, 2022.

53 Ead., Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016.

54 Ead., Le Jeune Homme, cit., p. 27.

55 Là aussi, le mot « signe » revient tout au long du livre : « Il y avait dans cette coïncidence surprenante, quasi inouïe, le signe d’une rencontre mystérieuse et d’une histoire qu’il fallait vivre » (ibid., p. 15) ; « Il y a trente ans, je me serais détournée de lui, je ne voulais pas alors retrouver dans un garçon les signes de mon origine populaire, tout ce que je trouvais “plouc” et que je savais avoir été en moi. Qu’il lui arrive de s’essuyer la bouche avec un morceau de pain ou qu’il pose le doigt sur son verre pour que je ne lui verse davantage de vin m’était indifférent. Que je m’aperçoive de ces signes – et peut-être, plus subtilement encore, que j’y sois indifférente – était une preuve que je n’étais plus dans le même monde que lui. Avec mon mari autrefois je me sentais une fille du peuple, avec lui j’étais une bourge » (ibid., p. 20) ; « Cette sensation était un signe, celui que son rôle d’ouvreur du temps dans ma vie était fini. Le mien, d’initiatrice dans la sienne, sans doute aussi. Il a quitté Rouen pour Paris » (ibid., p. 37).

56 C’est elle qui parle de cruauté : « J’avais conscience qu’envers ce jeune homme, qui était dans la première fois des choses, cela impliquait une forme de cruauté » (ibid., p. 25).

57 Ibid., p. 26.

58 Ead., L’écriture comme un couteau, cit., p. 16.

59 M. Aymé, Silhouette du scandale, Paris, Éditions du Sagittaire, 1938.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Francesca Lorandini, « « Une sorte de destin de femme ». La formation du roman total d’Annie Ernaux  »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/10838 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.10838

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Francesca Lorandini

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