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Le Roman de formation au féminin

Ambivalence romanesque et témoignage autobiographique : enjeux de la formation féminine chez Simone de Beauvoir

Literary ambivalence and autobiographical testimony: issues of female formation in Simone de Beauvoir
Iacopo Leoni

Résumés

Chez Simone de Beauvoir, la question de la formation féminine est inséparable d’une réflexion sur les formes littéraires qui la véhiculent. Dans la composante la plus proprement romanesque de son œuvre, la construction identitaire de différents personnages féminins demeure un processus toujours inachevé : depuis L’Invitée (1943) à La Femme rompue (1967), en passant par Les Mandarins (1954), la revendication de liberté par rapport aux contraintes familiales et sociales est souvent perturbée par une tension parallèle vers la mauvaise foi. L’apprentissage féminin devient en revanche fondamental pour comprendre l’organisation formelle et thématique du projet autobiographique, et notamment des Mémoires d’une jeune fille rangée (1958). À travers le récit de son enfance et de son adolescence, Beauvoir adopte ici une stratégie explicitement orientée, visant à illustrer le parcours formatif qui lui a permis de devenir l’une des plus importantes écrivaines de sa génération. Cela a des conséquences déterminantes sur la forme même du texte, dans la mesure où, au respect du pacte de vérité, s'ajoute une volonté de témoignage et un but performatif.

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Texte intégral

  • 1 S. de Beauvoir, Quand prime le spirituel, Paris, Gallimard, 1979, p. VIII.

1I.
Dans une note introductive à Quand prime le spirituel, œuvre parue en 1979 mais écrite au cours des années trente et jamais publiée auparavant, Simone de Beauvoir examine les défauts qui, à son avis, avaient amené les éditeurs – d’abord Gallimard, ensuite Grasset – à refuser son manuscrit. L’écrivaine ne manque pas de souligner la perméabilité entre les cinq nouvelles ici recueillies et, en même temps, de revendiquer une certaine continuité avec sa production ultérieure : « Je pensais qu’il pourrait intéresser ceux de mes lecteurs qui me sont vraiment attachés : c’est, somme toute, sous une forme un peu maladroite, un roman d’apprentissage où s’ébauchent beaucoup des thèmes que j’ai repris par la suite »1. Employée de façon stratégique pour solliciter l’intérêt de son public habituel, la notion d’apprentissage s’avère néanmoins problématique. Par le biais d’une posture ironique évidente, les nouvelles constituent en effet une polémique contre les effets néfastes de l’idéalisme et du spiritualisme, considérés comme des éléments superfétatoires d’ascendance romantique propres à encourager une construction identitaire illusoire. Les ambivalences d’une émancipation féminine toujours susceptible de céder aux séductions de la mauvaise foi sont un motif récurrent de la réflexion beauvoirienne ; réflexion qui, notamment à partir des années quarante, s’insère progressivement dans les préoccupations fondamentales de la morale existentialiste : regard envahissant de l’Autre, recherche de la liberté individuelle, lien entre expérience concrète et connaissance, dépassement de la contingence par l’ouverture à l’Histoire. Reste que l’imaginaire de la formation semble constituer l’angle d’observation privilégié à travers lequel Simone de Beauvoir décline sur le plan plus proprement littéraire un discours sur la femme développé de façon cohérente et prolongée dans le temps.

  • 2 Pour un panorama général sur la présence des femmes dans la littérature française des XIXe et XXe s (...)
  • 3 Voir F. Moretti, Il romanzo di formazione [1986], Torino, Einaudi, 1999, p. 257-273.
  • 4 Le cas de Voyage au bout de la nuit (1932) est, de ce point de vue, exemplaire dans sa radicalité.

2Au milieu du XXe siècle, la présence sur la scène littéraire française d’un roman d’apprentissage décliné au féminin peut être considérée comme un phénomène désormais consolidé. Depuis les années vingt, d’ailleurs, la perturbation du modèle viril traditionnel – déjà vacillant dans la culture fin-de-siècle, mais radicalement ébranlé par les dévastations morales et matérielles du premier conflit mondial aussi bien que par le fantasme de l’homogénéisation de masse – s’était accompagnée de l’inscription progressive des instances féminines dans le paysage social et culturel de l’époque. Cela a des répercussions déterminantes sur le panorama littéraire : d’un côté, une présence accrue d’écrivaines reconnues par la critique et par les lecteurs, de l’autre, une attention plus aiguë que les textes manifestent à l’égard de revendications présentes dans la société2. Organisé autour des questions qui, tout au long du XIXe siècle, étaient restées l’apanage d’une Weltanschauung globalement masculine, même le mythe de l’apprentissage semble chanceler devant la fragilité de la virilité traditionnelle, épitomé d’une civilisation bourgeoise à son tour en pleine déflagration. Ce n’est pas un hasard si, dans son célèbre essai sur le roman de formation, Franco Moretti voit la notion d’inconscient et les effets de la Première Guerre mondiale comme les deux éléments responsables d’avoir sanctionné l’écroulement définitif du paradigme romanesque qui avait dominé le XIXe siècle, bien au-delà des frontières françaises3. Même lorsque la structure de base survit, elle n’est gardée que pour être vidée de son sens au profit d’une investigation sur la fracture entre un sujet désagrégé par l’effet de forces centrifuges et un contexte bouleversé par la crise de l’Histoire et de la confiance dans la perfectibilité de l’individu4.

  • 5 Voir N. Sarraute, L’ère du soupçon. Essai sur le roman, Paris, Gallimard, 1956.

3Objet d’une affirmation progressive tout au long du XXe siècle, la poétique du roman de formation au féminin ne saurait être réduite à un simple changement inhérent au genre sexuel du personnage principal mais impose d’envisager toute une série de constantes actives aussi bien sur le plan thématique qu’au niveau de la forme. D’où la mise en scène d’itinéraires éducatifs, qui, tout en s’appuyant sur certains motifs récurrents dans l’imaginaire littéraire de l’apprentissage, ne se bornent pas à imiter passivement les topoi du genre mais expriment les enjeux sous-jacents à la construction d’une individualité féminine qui a désormais une place centrale dans le tissu socio-culturel de l’époque. Grâce à la médiation fondamentale exercée par des écrivaines telles que George Sand ou Colette, les questions comme l’émancipation des origines ou la constitution sociale de l’identité sont associées à – et parfois définitivement remplacées par – des interrogations concernant l’expression du désir et de la sexualité féminins, la fondation de soi à travers la découverte de la vocation intellectuelle ou artistique, l’acquisition d’un statut social qui ne soit plus limité au respect des rôles traditionnels. Au XXe siècle, toutefois, aucune tendance romanesque, pas même le roman d’apprentissage au féminin, ne peut échapper au « soupçon » théorisé en 1956 par Nathalie Sarraute dans son célèbre essai5 ; soupçon, qui, dans le cadre d’une crise généralisée de la civilisation bourgeoise et de ses principales formes expressives, pèse désormais aussi bien sur la notion de sujet comme unité monolithique que sur des modalités narratives considérées comme irrécupérables et mystifiantes.

  • 6 F. Jeanson, Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, Paris, Seuil, 1966, p. 195.

4II.
L’appropriation d’éléments liés au paradigme de l’apprentissage se traduit, chez Beauvoir, par une interrogation sur les contradictions et sur les difficultés sous-jacentes au programme d’autodétermination que toute femme est appelée à entreprendre par rapport aux conventions socio-culturelles. Loin de répondre à une exigence purement fictionnelle, cette investigation s’inscrit dans une entreprise d’autoexploration tellement vaste et articulée qu’elle mobilise presque toutes les expressions possibles : journal intime, autobiographie, correspondances, représentation transposée de l’histoire personnelle, récits à la première personne. Comme Francis Jeanson l’a souligné, « [...] cet écrivain n’a guère entrepris, sous des formes diverses, que de se dire, de se décrire elle-même, de nous raconter sa vie, de ramener à soi tous les problèmes humains qu’elle a rencontrés dans ce monde »6. Par un tel constat, je ne veux point encourager la lecture – d’ailleurs rejetée plusieurs fois par Beauvoir elle-même – selon laquelle les romans de l’écrivaine ne seraient que des autobiographies à peine masquées ou, à la limite, des romans à clé dont l’intérêt principal serait celui de deviner les références cachées dans le texte. Le lien entre désir autobiographique et projet littéraire posé, il est moins intéressant de mesurer l’adhésion de l’auteure à son vécu que de réfléchir aux conséquences les plus proprement esthétiques d’une telle imbrication, à la fois en ce qui concerne les incidences sur les modèles narratifs utilisés et la vision du sujet qui en découle.

  • 7 À ce propos, voir les thèses célèbres d’Ian Watt dans The Rise of the Novel: Studies in Defoe, Rich (...)

5Une certaine perméabilité entre autobiographie moderne et roman est d’ailleurs naturelle depuis le XVIIIe siècle, quand la culture bourgeoise a vu dans ces formes deux véhicules privilégiés pour exprimer sa vision naissante du monde7. Si l’imaginaire de l’apprentissage tend à englober des aspects de la confession post-rousseauiste, cette dernière accueille des dispositifs fictionnels typiques d’une structure narrative centrée sur le développement moral et social de l’individu. Le moi autobiographique et le héros en formation établissent ainsi un rapport de continuité qui traverse le XIXe siècle, dans la mesure où tous deux sont des sujets en quête d’identité ou de vocation, dans le cadre d’une conception de la vie comme éducation et progression linéaire. Chez Beauvoir, la superposition entre roman d’apprentissage et écriture du moi s’inscrit de façon cohérente dans une entreprise littéraire vouée à se définir dans la direction d’une tension autobiographique constante ; tension qui sera assumée à travers une perspective consciente et exhibée dans les Mémoires, mais active également sur le plan narratif depuis ses débuts. Cela n’empêche pas de souligner un clivage structurel entre l’articulation du discours romanesque et le projet organique de l’écriture mémorialiste, puisque le pacte de vérité qui préside à cette dernière n’est pas actif au niveau de la transposition : la disposition des événements dans une intrigue, le recours à des personnages fictifs et la dramatisation de certains enjeux philosophiques filtrent, en effet, une expérience personnelle sur laquelle Beauvoir s’appuie, mais qui est perpétuellement transfigurée par l’horizon narratif.

  • 8 Il suffit de considérer les réflexions développées par Alain Robbe-Grillet dans son célèbre essai P (...)
  • 9 Sur ces questions, voir S. de Beauvoir, « Que peut la littérature ? », dans É. Lecarme-Tabone et J. (...)

6Sur la base du lien que la représentation de la formation féminine entretient avec les formes littéraires qui la véhiculent, Beauvoir développe son imaginaire dans deux directions distinctes. D’un côté, par les divers itinéraires représentés dans les œuvres fictionnelles, où l’exploration de soi passe par une collection de personnages fictifs sur lesquels projeter les tensions rejetées ou censurées, tout en les transformant en une création littéraire irréductible à la vérité de l’autobiographie ; de l’autre, par un parcours d’éducation et de vocation exemplaire, strictement lié à la centralité du moi autobiographique présent dans le cycle des Mémoires. On entrevoit ici un problème crucial, celui – déjà abordé par Sartre dans La Nausée (1938) – du rapport entre vivre et raconter. La notion d’apprentissage s’inscrit en effet dans le contexte plus général d’une prédisposition fondamentale fondée sur la conception de l’écriture comme seul moyen pour donner un sens au désordre de l’existence. De ce point de vue, Beauvoir réaffirme l’importance du binôme vie-écriture précisément au moment où les mots d’ordre qui avaient guidé la grande génération des années trente – expérience, transposition, monde – sont contestés par la pensée néo-avant-gardiste, critique envers les notions « périmées » d’auteur, d’histoire et de personnage8. Récusant les mythologies autoréférentielles de l’après-guerre, Beauvoir continue au contraire à montrer une confiance inégalée dans le pouvoir de la littérature, forme d’action capable de dépasser la contingence grâce à un dévoilement original de la réalité9.

  • 10 Pour une réflexion sur les pièges de la formation identitaire féminine dans les romans de Beauvoir, (...)

7III.
L’imaginaire de l’apprentissage présent dans la production romanesque de Beauvoir participe activement d’une investigation sur les instances destructrices – à la fois psychologiques et historiques – qui peuvent miner l’édification de l’identité féminine. Face à un univers viril désormais évanescent, les héroïnes semblent condamnées à expérimenter les ambivalences d’une éducation où la revendication consciente d’émancipation face aux stéréotypes bourgeois va toujours de pair avec une soumission à la mauvaise foi qui empêche un véritable processus d’autoconnaissance10. Il suffit de jeter un regard d’ensemble sur l’œuvre narrative de l’écrivaine pour être confronté à des femmes qui, tout en manifestant une certaine lucidité à l’égard de leur situation existentielle, finissent par se perdre dans les labyrinthes de l’aliénation : que ce soit dans le culte des rôles, dans une image falsifiée d’elles-mêmes ou dans les différentes conduites de fuite. Une telle configuration de la formation féminine est inséparable d’une réflexion sur la relation que l’autodétermination identitaire entretient avec l’Autre ; réflexion qui – c’est chose connue – constitue l’une des pierres de touche fondamentales de la morale existentialiste. Face à une vérité philosophique qui voit dans l’affranchissement du sujet l’expérience fondamentale de la liberté, les romans s’attardent pourtant sur le revers pessimiste de cette ambition, montrant comme l’œil externe peut devenir un agent incontournable pour la construction de soi, ce qui met en question – au moins au niveau fictionnel – la confiance dans une libération définitive par rapport au pouvoir envahissant de l’Autre.

  • 11 S. de Beauvoir, La Force de l’âge [1960], dans Ead., Mémoires, éd. J.-L. Jeannelle et É. Lecarme-Ta (...)

8La coexistence de deux tensions parallèles est déjà évidente dans L’Invitée, publiée en 1943 et véritable début littéraire de Beauvoir. Le récit puise dans le vécu récent de l’écrivaine, dans la mesure où la liaison triangulaire à la base de l’intrigue – Pierre et Françoise accueillent au sein de leur ménage la jeune Xavière, avec des conséquences néfastes – s’inspire du rapport que Sartre et Beauvoir avaient établi, au milieu des années trente, avec Olga Kosakiewicz. Le recours à un personnage fictionnel, associé à une narration qui, sous l’influence déterminante de l’esthétique narrative américaine contemporaine, n’utilise la troisième personne que pour refuser toute mythologie de l’objectivité, donne lieu à une tension romanesque irréductible à la vérité autobiographique : non seulement le roman révèle la mauvaise foi du couple, en posant une hypothèque funeste sur la distinction entre amours contingentes et amours nécessaires, mais la relation conflictuelle avec l’Autre mène le sujet féminin à une formation paradoxale, coïncidant avec une abdication complète de soi-même. Afin de s’autodéterminer définitivement et de ne plus se voir telle que Xavière la perçoit, Françoise manifeste une pulsion destructrice refoulée, présentée comme la seule possibilité de libération. De ce point de vue, ce n’est pas un hasard si Beauvoir elle-même a voulu revendiquer la dimension littéraire du texte : « L'Invitée témoigne des avantages et des inconvénients de ce qu’on appelle “la transposition romanesque”. [...] Dans les passages réussis du roman, on arrive à une ambiguïté de signification qui correspond à celle qu’on rencontre dans la réalité »11.

  • 12 Ead., La Femme rompue, Paris, Gallimard, 1967, p. 154.

9Preuve de la cohérence de cet imaginaire, une même impasse formative se trouve à l’extrémité opposée de la production narrative de Beauvoir, c’est-à-dire dans La Femme rompue (1967). Dans la nouvelle homonyme, c’est à travers le journal intime de Monique que la confrontation avec l’Autre, au lieu de se présenter comme une occasion de liberté, devient une expérience mystifiante qui pousse la femme à s’aliéner d’abord dans la fonction de mère, puis dans le rapport conjugal avec un mari qui la trompe. Une fois ces formes de justification illusoires écroulées, le besoin d’auto-interrogation constamment exprimé par le personnage fait emblématiquement allusion à une réification de l’identité incompatible avec tout projet : « Et j'ignore où j’en suis, contre quoi il me faut lutter, s’il y a lieu de lutter et pourquoi »12. Un tel examen critique sous-entend néanmoins une forme de lucidité partielle qui contient déjà, en germe, une prise de conscience féconde, symbolisée ici par l’image de la porte à ouvrir, sur laquelle se termine le récit :

Je me suis assise devant la table. J’y suis assise. Et je regarde ces deux portes : le bureau de Maurice ; notre chambre. Fermées. Une porte fermée, quelque chose qui guette derrière. Elle ne s’ouvrira pas si je ne bouge pas. Ne pas bouger. Arrêter le temps et la vie.

Mais je sais que je bougerai. La porte s’ouvrira lentement et je verrai ce qu’il y a derrière la porte. C’est l’avenir. La porte de l’avenir va s’ouvrir. Lentement. Implacablement. Je suis sur le seuil. Il n’y a que cette porte et ce qui guette derrière. J’ai peur. Et je ne peux appeler personne au secours.

  • 13 Ibid., p. 252.

J’ai peur.13

10L’explicit de la nouvelle touche à l’un des aspects les plus représentatifs de la morale existentialiste, c’est-à-dire l’expérience à la fois euphorique et angoissante consubstantielle à tout projet de liberté individuelle. En ce sens, le désir à peine exprimé d’une immobilité capable d’arrêter le cours du temps, ainsi que la répétition du mot « peur » sur lequel se clôt emblématiquement le récit, contribuent à mettre l’accent sur la fonction à la fois sinistre et sécurisante que les comportements de fuite peuvent jouer pour tout sujet féminin en quête d’identité.

  • 14 Sur cette question, voir J.-L. Jeannelle, « Les Mandarins de Simone de Beauvoir ou la crise du dial (...)

11Les ambivalences de la formation féminine se séparent en deux itinéraires apparemment distincts dans Les Mandarins, roman publié en 1954 et lauréat du prix Goncourt la même année. La représentation d’un comportement mystifié et voué à la mauvaise foi, ici assigné au personnage de Paule, nécessite maintenant un contre-exemple positif – la psychanalyste Anne – qui parvient à incarner un projet existentiel enfin assumé de façon responsable. La configuration de deux solutions si axiologiquement connotées répond à une exigence démonstrative et militante sur laquelle la publication du Deuxième sexe (1949) a sans doute exercé une influence déterminante. Seulement quelques années plus tôt, ce livre avait en effet apporté une contribution importante à la réflexion sur la condition de la femme, en utilisant les catégories de la morale existentialiste afin de dépasser l’interprétation de l’identité féminine avancée à la fois par la psychanalyse et par le matérialisme dialectique. Ce n’est pas un hasard si ce texte rendra véritablement possible le passage d’une perspective fictionnelle à une perspective autobiographique consciente, basée sur un témoignage militant qui doit renoncer à toute ambiguïté inhérente à la transposition romanesque. À la lumière de ces questions, Les Mandarins peuvent être interprétés comme un trait d’union essentiel entre l’expérience d’essayiste et l’entreprise mémorialiste de Beauvoir. Se fait jour le développement des enjeux liés à une formation féminine qui n’est plus mesurée à l’aune d’une dimension purement individuelle, mais – selon une approche déjà annoncée par Le Deuxième sexe, puis reprise par le cycle des Mémoires – s’ouvre à un horizon collectif qui lui assure une plus grande puissance sémantique. Les trajectoires individuelles se mêlent ainsi, sans solution de continuité, à la prise de conscience de l’impuissance politico-culturelle dans laquelle la génération intellectuelle est figée depuis le scandale moral de la guerre14 :

  • 15 S. de Beauvoir, Les Mandarins, Paris, Gallimard, 1954, p. 47.

Quel entêtement insensé ! J’ai honte. Pendant ces quatre ans, en dépit de tout, je me suis persuadée qu’après-guerre nous allions retrouver l’avant-guerre. Tout à l’heure encore je disais à Paule : « Maintenant, c’est de nouveau comme autrefois ». Voilà que j’essaie de me dire : autrefois, c’était juste comme maintenant. Mais non, je mens : ce n’est pas, ça ne sera plus jamais comme autrefois. Autrefois, les crises les plus inquiétantes, j’étais sûre au fond qu’on en sortirait [...]. Mais avec ce passé derrière nous, comment se fier encore à l’avenir ?15

  • 16 D. Nicolas-Pierre, Simone de Beauvoir. L’existence comme un roman, Paris, Garnier, 2016, p. 337.

12La présence d’un horizon collectif plus marqué découle d’un changement déterminant survenu dans la poétique beauvoirienne dans la seconde moitié des années quarante : « la prise de conscience de l’inscription de l’individu dans une histoire collective qui le dépasse, et dans laquelle il possède sa part de responsabilité́ »16. Dans le cadre d’un désarroi générationnel où se manifestent les inquiétudes d’un existentialisme angoissé par le fantasme de sa marginalité, Beauvoir propose à l’identification émotive du lecteur un itinéraire de formation globalement édifiant. Alors que Paule se condamne à s’aliéner dans la relation avec Henri et dans le sacrifice de soi, Anne entreprend un parcours d’autoconstruction qui se réalise à travers une série d’expériences de liberté : le refus de l’amour conçu comme dissolution dans l’Autre, le dépassement de la rivalité entre femmes et l’acceptation d’une attitude maternelle, l’émancipation d’une subalternité intellectuelle à l’endroit du monde viril. Le rapport avec Dubreuilh s’avère emblématique de ce processus. Si, au début du roman, la rencontre avec l’homme est remémorée comme la voie d’accès à une forme d’expérience inégalée et inédite, cette perspective sera renversée dans le dénouement, quand les expériences qu’Anne a vécues lui permettent de se réaliser en tant que sujet autonome. Conformément aux présupposés fondamentaux de la génération littéraire à laquelle Beauvoir appartient, cette formation passe par une expérience sensorielle-perceptive qui a désormais décrété sa supériorité sur le moment spéculatif. Guidée par une conscience aiguë de la mort manifestée tout au long du récit, Anne lie la perception de son autonomie à la constatation de la contingence de Dubreuilh, symbolisée par la décrépitude physique qui a affecté le corps de l’homme :

  • 17 S. de Beauvoir, Les Mandarins, cit., p. 575.

Robert m’attendait gare des Invalides. Il ne m’a pas vue tout de suite. Il marchait le long du trottoir, à petits pas de vieillard et j’ai pensé dans un éclair : « Il est vieux ! ». Il m’a souri, son regard était toujours aussi jeune : mais son visage a commencé à se défaire, il se défera jusqu’au jour où il se décomposera. Depuis, je ne cesse plus de penser : « Il en a pour dix ou quinze ans, pour vingt ans peut-être : c’est court vingt ans ! Et puis il mourra. Il mourra avant moi ».17

  • 18 J.-L. Jeannelle, « Les Mandarins de Simone de Beauvoir », art. cit., p. 114.

13Cependant, la disjonction axiologique au cœur des Mandarins n’est proposée que pour être remise en question par la logique romanesque, laquelle – contrairement à d’autres typologies discursives – ne peut jamais accueillir une valeur sans faire place, en même temps, à son contraire. Tout en se présentant comme globalement positif, le chemin de formation d’Anne ne parvient pas en effet à se soustraire à une ambivalence qui peut métamorphoser la revendication constructive en involution narcissique et toute-puissante. Même le fantasme de l’aliénation dans le couple est soumis à l’interaction d’une tension perpétuelle : au moment où l’amour pour Lewis Brogan, l’écrivain américain dont elle tombe amoureuse, est rejeté en tant qu’il est l’agent possible d’une fondation identitaire mensongère, il devient également une expérience totalisante sans laquelle la femme risque d’être confrontée au revers angoissant de la liberté. Reste que, en dépit de toutes les ambiguïtés qui les caractérisent, les progrès existentiels d’Anne sont le point culminant d’un parcours avec lequel le lecteur est appelé à « entretenir un rapport de mobilisation émotionnelle »18. Mais cet itinéraire peut être considéré comme exemplaire précisément dans la mesure où il a résisté à la tentation de se perdre dans les comportements de fuite ; tentation certes soumise à une condamnation critique par l’instance narrative, mais à laquelle le récit ne manque jamais de donner voix. En d’autres termes, la femme ne peut parvenir à l’apprentissage qu’à condition d’une mauvaise foi que le texte intègre au niveau du contenu comme un besoin constitutif du sujet. Les romans de Beauvoir expriment ainsi une solution de compromis entre des instances potentiellement conflictuelles mais toujours coexistantes : d’une part, une prétention de liberté qui vise à mettre en discussion les coordonnées idéologiques dominantes ; de l’autre, une postulation vers les séductions de la mauvaise foi qui semble jeter une hypothèque négative sur toute mythologie de la formation.

  • 19 Jean-François Louette a réfléchi à l’héritage du roman philosophique dans le roman des années trent (...)
  • 20 S. de Beauvoir, « Anciens et nouveaux héros », dans É. Lecarme-Tabone et J.-L. Jeannelle (dir.), Si (...)

14Une telle interrogation sur l’apprentissage féminin permet de relier Simone de Beauvoir à la tendance, typiquement française, du roman philosophique. Considérée dans son acception la plus ambitieuse, cette notion dépasse en effet le périmètre du XVIIIe siècle, auquel elle est traditionnellement liée, et arrive au moins jusqu’à Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Avec des traits thématiques et formels inédits, l’imbrication entre représentation romanesque et visée réflexive est cependant encore active au XXe siècle, par exemple chez Proust, Céline et Sartre19. Bien que Beauvoir ait rejeté cette filiation, une configuration originelle du roman philosophique perdure également dans son œuvre, où il prend la forme d’une alliance entre la mise en scène de certains aspects liés à la question féminine et les éléments cardinaux de la problématique existentialiste. À ce propos, il ne faut pas se lasser de souligner que les enjeux de la formation ne tombent jamais dans le piège de la démonstration stérile ; ils s’insèrent plutôt dans un cadre rhétorique et formel qui aboutit à une réflexion sur le rapport toujours incertain entre l’expérience – dans ce cas l’expérience féminine – et la connaissance d’une réalité perçue, non plus dans ses coordonnées sociales, mais dans ses manifestations les plus proprement existentielles et phénoménologiques. D’où l’opposition, développée par l’écrivaine dans la seconde moitié des années quarante, entre le roman à thèse, où l’agencement des évènements et la construction des personnages sont surdéterminés par un système démonstratif préconçu, et le roman métaphysique, qui consiste à observer les héros moins sous l’angle de leur situation sociale ou psychologique que selon leur attitude complexe, et parfois contradictoire, « en face de grandes réalités : la mort, l’existence des autres, la souffrance, la vie »20.

15L’intention de Beauvoir est certes de valoriser le projet au détriment de la prédestination, en montrant les répercussions néfastes que l’abandon à la mauvaise foi peut avoir sur le sujet féminin ; cependant, il est tout aussi vrai que les résultats les plus proprement romanesques font allusion à l’universalité qui préside aux mécanismes d’aliénation à la base du moi. En ce sens, la formation féminine risque d’être elle aussi dévorée par le processus d’émiettement qui aliène le moi dans la société démocratique. Plutôt qu’une illustration schématique des axiomes philosophiques relatifs à la situation des femmes et à la morale existentialiste – accusation souvent adressée à Beauvoir –, les romans semblent ainsi restituer, pour paraphraser René Girard, une sorte de vérité littéraire pessimiste qui contraste avec l’optimisme du mensonge philosophique ; un optimisme qui, sur d’autres bases, sera ensuite repris par la perspective militante de l’autobiographie. Depuis L’Invitée jusqu’à La Femme rompue, en passant par Les Mandarins, l’aliénation identitaire est jugée comme extrêmement méprisable par l’instance narrative, et donc montrée au lecteur en tant que co-responsable de conséquences sociales aberrantes pour la condition féminine ; il n’en reste pas moins qu’elle est présentée dans l’économie sémantique du texte comme une expérience constitutive et universelle, dans le cadre d’une tension constante entre subjectivité humaine et projet rationnel.

  • 21 Voir Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
  • 22 S. de Beauvoir, Tout compte fait [1972], dans Ead., Mémoires, cit., t. II, p. 502.
  • 23 Une telle conformation du récit autobiographique, assez proche de l’écriture mémorialiste tradition (...)
  • 24 Voir S. Teroni, Simone de Beauvoir. Percorsi di vita e di scrittura, Milano, Donzelli, 2021.

16IV.
La question de l’apprentissage féminin demeure au centre de la vaste entreprise autobiographique que Simone de Beauvoir développe à partir de 1958 avec la publication des Mémoires d’une jeune fille rangée, où la reconstitution de son enfance et de sa jeunesse répond à une stratégie rhétoriquement orientée vers la formulation du parcours qui conduira la petite Simone à devenir une écrivaine célèbre dans le monde entier. Le motif de la formation s’insère fonctionnellement dans un projet qui, face aux solutions explorées dans la fiction, veut rétablir la centralité du moi autobiographique à travers un véritable « pacte de vérité » établi avec le lecteur ; pacte de vérité, qui, dans ce cas, ne comporte pas seulement la coïncidence explicite entre auteur, narrateur et personnage, selon l’étude désormais classique de Philippe Lejeune21, mais qui, dans le cadre d’une exemplarité revendiquée, recherche aussi une cohérence solide de la construction ainsi que la plus grande fidélité à l’ordre chronologique des événements : « Comme dans les romans d’apprentissage, du début à la fin, le temps coule avec rigueur »22. D’où un besoin de contrôle exercé jusque dans les moindres détails, afin de restituer une image de soi qui soit transmissible au public de façon claire23. L’histoire subjective – c’est-à-dire la reconstruction de l’itinéraire éducatif – revêt ainsi une fonction éminemment sociale, car elle est fondée sur le rôle collectif d’un témoignage qui, comme l’a souligné Sandra Teroni, veut analyser et montrer la façon dont une vie se construit du point de vue d’un sujet militant confiant dans la transmissibilité de la parole24.

  • 25 É. Lecarme-Tabone, Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, « Fol (...)

17À travers les topoi traditionnels du récit d’enfance – illustration du contexte familial, éducation scolaire, découverte de l’éros, entrée dans l’âge adulte –, Beauvoir retrace dans les Mémoires d’une jeune fille rangée le parcours qui lui a permis de contourner la réification des rôles dans lesquels le sujet féminin se trouve habituellement figé par les contraintes sociales : « Considérée dans la perspective de la libération finale – a écrit Éliane Lecarme-Tabone –, chaque grande partie de l’autobiographie occupe une place particulière dans le processus d’émancipation »25. Selon le paradigme de la Bildung, l’affranchissement des origines se base sur un appétit de développement individuel qui coïncide, sans solution de continuité, avec un épanouissement d’ordre social. Dans le cadre d’une contestation générationnelle des valeurs bourgeoises à laquelle se rattachent ici les instances de la revendication féminine, Beauvoir associe l’imaginaire de l’apprentissage à l’ambition d’une réalisation intellectuelle cultivée depuis la jeunesse, plutôt qu’à une inquiétude sociale liée à la mythologie du parvenir :

  • 26 S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée [1958], dans Ead., Mémoires, t. I, cit., p. 130.

[...] quand à quinze ans j’inscrivis sur l’album d’une amie les prédilections, les projets qui étaient censés définir ma personnalité, à la question : « Que voulez-vous faire plus tard ? » je répondis d’un trait : « Être un auteur célèbre ». Touchant mon musicien favori, ma fleur préférée, je m’étais inventé des goûts plus ou moins factices. Mais sur ce point je n’hésitai pas : je convoitais cet avenir, à l’exclusion de tout autre.26

18La découverte de la vocation littéraire devient ainsi l’arme privilégiée pour entreprendre un parcours éducatif capable non seulement de fournir une identité finalement détachée des conventions stéréotypées de l’éthos bourgeois mais aussi d’assurer l’accès à un monde – celui de la culture – traditionnellement considéré comme incompatible avec les rôles réservés aux femmes. Le récit de formation qui mène Simone à s’assumer en tant que femme consciente d’elle-même s’entrelace ainsi au récit de conversion qui la mène à devenir écrivaine : où les sous-entendus religieux de cet itinéraire sont resémantisés dans une perspective totalement laïcisée, basée sur la révélation de la littérature comme valeur complémentaire à la perte de la foi religieuse.

  • 27 J.-L. Jeannelle, « Écrire ses Mémoires : récit de formation et “devoirs virils” », dans É. Lecarme- (...)
  • 28 S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, cit., p. 338.

19Dans les Mémoires, cet itinéraire trouve son miroir négatif dans celui de Zaza, l’amie de Simone qui, contrairement à elle, sera étouffée jusqu’à en mourir par les conventions sociales et familiales ainsi que par les commandements d’une religiosité asphyxiante. De ce point de vue, Zaza devient l’expression la plus tragique du potentiel destructif que la morale bourgeoise peut exercer sur le projet de réalisation individuelle incarné par la femme. La mort de la jeune fille déclenchera chez Simone une prise de conscience décisive pour la revendication identitaire qui constituera, à son tour, la toile de fond d’une autre Bildung : la découverte de l’engagement dans l’Histoire qui, comme l’a souligné Jean-Louis Jeannelle, sera « la véritable morale »27 de La Force de l’âge (1960). Si le paradigme traditionnel du roman de formation se fonde sur une série d’acquisitions observables en diachronie, dans les Mémoires d’une jeune fille rangée la transition la plus significative est en effet celle qui va du « je », élément prédominant de toute investigation autobiographique, au « nous » sur lequel se termine le premier volume : « Souvent la nuit elle m’est apparue, toute jaune sous une capeline rose, et elle me regardait avec reproche. Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait, et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort »28. Au moment même où il constitue un acte de réparation posthume à l’échec existentiel de l’amie, réaffirmant la dimension apologétique consubstantielle au dispositif de la confession autobiographique, ce « nous » assigne à la littérature une autre fonction, celle – également cruciale – d’annoncer le lien entre programme individuel et finalité collective :

  • 29 Ibid., p. 131.

Je rêvais d’être ma propre cause et ma propre fin ; je pensais à présent que la littérature me permettrait de réaliser ce vœu. Elle m’assurerait une immortalité qui compenserait l’éternité perdue ; il n’y avait plus de Dieu pour m’aimer, mais je brûlerais dans des millions de cœurs. En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence. En même temps, je servirais l’humanité : quel plus beau cadeau lui faire que des livres ? Je m’intéressais à la fois à moi et aux autres ; j’acceptais mon « incarnation » mais je ne voulais pas renoncer à l’universel : ce projet conciliait tout ; il flattait toutes les aspirations qui s’étaient développées en moi au cours de ces quinze années.29

  • 30 Prière d’insérer, citée dans É. Lecarme-Tabone, Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beau (...)
  • 31 S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, cit., p. 296.
  • 32 C’est pourquoi l’instance narrative s’efforce souvent de ne transmettre que la quantité essentielle (...)

20La configuration à la fois exemplaire et militante de son récit éducatif expose cependant Beauvoir à une sorte de paradoxe, dans la mesure où le passé est toujours sur le point d’être soumis à un ordre rétrospectif qui confère aux événements une finalité arbitrairement imposée. La reconstruction d’un apprentissage culminant dans la révélation de la vocation littéraire risque en effet d’apparaître tendancieuse, car placée sous l’hypothèque d’un processus interprétatif orienté vers une réinterprétation téléologique de la vérité : « On dira peut-être que je la reconstruis à la lumière de ce que je suis devenue ; mais c’est mon passé qui m’a faite, si bien qu’en l’interprétant aujourd’hui je porte témoignage sur lui »30. Consciente du soupçon de falsification qui pèse sur toute perspective autobiographique – « […] je venais de faire une cuisante découverte : cette belle histoire qui était ma vie, elle devenait fausse au fur et à mesure que je me la racontais »31 –, Beauvoir utilise toute une série de stratégies rhétoriques visant à restituer une impression de virginité expérientielle appelée à exorciser le fantasme de l’interprétation rétrospective32. Il s’agit d’un effort constant mais qui ne parvient jamais à chasser l’impression d’une identité narcissiquement construite pour la création d’un mythe personnel. D’ailleurs, l’écrivaine fait des incursions sporadiques mais décisives dans le texte afin de fournir une interprétation ex-post des faits utile à la reconstitution d’un parcours de formation édifiant. Dans les Mémoires, l’apprentissage s’insère ainsi dans la double nature, à la fois sincère et artificielle, qui caractérise de façon structurelle toute confession autobiographique, où une prétention de sincérité sous-jacent au pacte de vérité s’accompagne d’une altération a posteriori consubstantielle à tout projet d’autopromotion, même le plus vertueux.

21V.
L’exploration inhérente à la question de l’apprentissage féminin chez Beauvoir débouche sur un imaginaire qui, bien qu’animé par un désir autobiographique transversal, s’oriente vers deux systèmes de représentation différents et complémentaires. L’univers fictionnel s’organise autour d’héroïnes non suffisamment conscientes d’elles-mêmes, et donc éloignées de tout projet au sens existentialiste du terme ; des personnages qui, même si protagonistes d’un itinéraire d’émancipation globalement positif, ne sont jamais à l’abri des séductions rassurantes exercées par la mauvaise foi. Par rapport à ce paradigme, le moi autobiographique au centre des Mémoires se veut l’interprète d’un parcours éducatif exemplaire, dans la perspective d’un témoignage militant dont l’issue se pose comme modèle constructif pour la collectivité. Deux itinéraires de formation distincts dont les résultats peuvent être mis en relation avec la réflexion que Freud développe en 1921 dans l’essai Psychologie collective et analyse du moi à propos du lien entre sujet et sort des structures collectives :

  • 33 S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi [1921], dans Id., Essais de psychanalyse, Paris, (...)

Aussi voit-on en revanche que toutes les fois que se manifeste une forte tendance aux formations collectives, les névroses s’atténuent et peuvent même disparaître provisoirement. […] Celui-là même qui ne regrette pas la disparition des illusions religieuses dans le monde civilisé moderne conviendra que tant que ces illusions étaient assez fortes, elles constituaient pour ceux qui vivaient sous leur domination la meilleure protection contre les névroses. Il n’est de même pas difficile de reconnaître dans toutes les adhésions à des sectes ou communautés mystico-religieuses ou philosophico-mystiques l’expression d’une recherche de remède indirect contre toutes sortes de névroses.33

  • 34 Voir S. de Beauvoir, « Que peut la littérature ? », cit., p. 338.

22Filtré à travers les notions freudiennes, l’apprentissage qui se fait jour dans les romans atteste une expérience fragmentée ou, pour employer les mots mêmes de Beauvoir, détotalisée34 ; une expérience privée de son centre constitutif par l’écroulement de structures universelles – éthiques, culturelles, politiques – désormais incapables de recomposer le désarroi individuel par l’assomption d’une fonction guide. Les Mémoires, en revanche, métabolisent l’imaginaire de la formation afin de valoriser une reconstitution identitaire qui est directement proportionnelle à l’identification de valeurs collectives inédites – la foi dans littérature, puis l’engagement de l’individu dans l’Histoire – susceptibles de remplacer la crise des formes de justification traditionnelles.

23Sur la base de ces présupposés, le recours à des codes expressifs différents – d’un côté, la visée critique et satirique liée à l’invention romanesque, de l’autre, la perspective sérieuse à la base du témoignage autobiographique – s’avère de fait surdéterminé. Pour ce qui est des romans, la distanciation face aux différentes formes d’aliénation idéologique met l’accent sur une labilité identitaire qui peut se manifester exclusivement à travers un travail d’érosion, subtil mais persistant, vis-à-vis de la diégèse traditionnelle, responsable de véhiculer une idée de sujet désormais inacceptable. Dans les Mémoires, au contraire, l’itinéraire de la jeune Simone ne peut être proposé comme exemplaire que par le biais d’un code formel indemne de toute hypothèque virtuellement destructive pesant sur le récit ; l’exemplarité de la formation a ainsi pour conséquence un caractère conventionnel plus marqué par rapport au genre mémorialiste traditionnel. Avec la conséquence finale – paradoxale seulement en apparence – que l’imaginaire romanesque, fondé sur une intention polémique évidente, élève la mauvaise foi au rang d’élément crucial du contenu narratif et la valorise comme facteur indispensable à tout apprentissage, alors que le système autobiographique, basé sur la confiance dans la transmissibilité collective de l’éducation entreprise par Beauvoir elle-même, finit par introduire l’ombre d’une autoconstruction suspecte, voire narcissique, déplaçant la menace de la mauvaise foi au niveau de l’instance narrative.

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Notes

1 S. de Beauvoir, Quand prime le spirituel, Paris, Gallimard, 1979, p. VIII.

2 Pour un panorama général sur la présence des femmes dans la littérature française des XIXe et XXe siècles, voir M. Reid (dir.), Femmes et littérature. Une histoire culturelle, t. II, XIXe-XXIe siècle. Francophonies, Paris, Gallimard, 2020.

3 Voir F. Moretti, Il romanzo di formazione [1986], Torino, Einaudi, 1999, p. 257-273.

4 Le cas de Voyage au bout de la nuit (1932) est, de ce point de vue, exemplaire dans sa radicalité.

5 Voir N. Sarraute, L’ère du soupçon. Essai sur le roman, Paris, Gallimard, 1956.

6 F. Jeanson, Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, Paris, Seuil, 1966, p. 195.

7 À ce propos, voir les thèses célèbres d’Ian Watt dans The Rise of the Novel: Studies in Defoe, Richardson and Fielding, London, Chatto and Windus, 1957.

8 Il suffit de considérer les réflexions développées par Alain Robbe-Grillet dans son célèbre essai Pour un nouveau roman (1963).

9 Sur ces questions, voir S. de Beauvoir, « Que peut la littérature ? », dans É. Lecarme-Tabone et J.-L. Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir, Paris, L’Herne, « Cahiers de l'Herne », 2012, p. 335-339.

10 Pour une réflexion sur les pièges de la formation identitaire féminine dans les romans de Beauvoir, voir par exemple S. M. Mussett, « The Failure of Female Identity in Simone de Beauvoir’s Fiction », dans L. Hengehold et N. Bauer (dir.), A Companion to Simone de Beauvoir, Hoboken, Wiley, 2017, p. 367-378.

11 S. de Beauvoir, La Force de l’âge [1960], dans Ead., Mémoires, éd. J.-L. Jeannelle et É. Lecarme-Tabone, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2018, t. I, p. 672-673.

12 Ead., La Femme rompue, Paris, Gallimard, 1967, p. 154.

13 Ibid., p. 252.

14 Sur cette question, voir J.-L. Jeannelle, « Les Mandarins de Simone de Beauvoir ou la crise du dialogue des intellectuels », dans G. Artigas-Menant et A. Couprie (dir.), Le Débat d’idées dans le roman français, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010, p. 103-122.

15 S. de Beauvoir, Les Mandarins, Paris, Gallimard, 1954, p. 47.

16 D. Nicolas-Pierre, Simone de Beauvoir. L’existence comme un roman, Paris, Garnier, 2016, p. 337.

17 S. de Beauvoir, Les Mandarins, cit., p. 575.

18 J.-L. Jeannelle, « Les Mandarins de Simone de Beauvoir », art. cit., p. 114.

19 Jean-François Louette a réfléchi à l’héritage du roman philosophique dans le roman des années trente. Voir J.-F. Louette, « Voyage au bout de la nuit, Le Chiendent : deux romans philosophiques ? », dans Les Temps modernes, 643-644, avril-juillet 2007, p. 105-148.

20 S. de Beauvoir, « Anciens et nouveaux héros », dans É. Lecarme-Tabone et J.-L. Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir, cit., p. 135-139, p. 138. La notion de roman métaphysique est abordée pour la première fois par Beauvoir dans « Littérature et métaphysique », dans Les Temps modernes, 7, avril 1946, p. 1153-1163.

21 Voir Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.

22 S. de Beauvoir, Tout compte fait [1972], dans Ead., Mémoires, cit., t. II, p. 502.

23 Une telle conformation du récit autobiographique, assez proche de l’écriture mémorialiste traditionnelle, produit des conséquences décisives sur le plan de l’invention littéraire, sacrifiée au nom de la reconstruction la plus fidèle possible des évènements.

24 Voir S. Teroni, Simone de Beauvoir. Percorsi di vita e di scrittura, Milano, Donzelli, 2021.

25 É. Lecarme-Tabone, Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2000, p. 59.

26 S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée [1958], dans Ead., Mémoires, t. I, cit., p. 130.

27 J.-L. Jeannelle, « Écrire ses Mémoires : récit de formation et “devoirs virils” », dans É. Lecarme-Tabone et J.-L. Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir, cit., p. 234-240, p. 237.

28 S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, cit., p. 338.

29 Ibid., p. 131.

30 Prière d’insérer, citée dans É. Lecarme-Tabone, Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, cit., p. 217-218, p. 218.

31 S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, cit., p. 296.

32 C’est pourquoi l’instance narrative s’efforce souvent de ne transmettre que la quantité essentielle d’informations nécessaires au récit, afin d’imiter la perspective in fieri de l’enfant ou de l’adolescente et de montrer sa liberté « en situation ».

33 S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi [1921], dans Id., Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968, p. 83-176, p. 170.

34 Voir S. de Beauvoir, « Que peut la littérature ? », cit., p. 338.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Iacopo Leoni, « Ambivalence romanesque et témoignage autobiographique : enjeux de la formation féminine chez Simone de Beauvoir  »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/10715 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.10715

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Iacopo Leoni

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