Les limites du monologue intérieur chez Pierre Jean Jouve
Résumés
Centré sur l’emploi du monologue intérieur dans l’œuvre romanesque de Pierre Jean Jouve, cet article s’attache à montrer que l’abandon progressif de ce dispositif dans les textes de l’auteur relève de l’intuition de l’insuffisance du monologue en tant que voie d’accès aux contenus psychiques profonds. En lui substituant un modèle interlocutoire fondé sur la présence d’autrui, Jouve participe d’une reconfiguration des rapports entre écriture et introspection.
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- 1 Les textes d’histoire littéraire insèrent les romans de l’auteur dans le répertoire d’exemples de l (...)
- 2 V. Larbaud, « James Joyce », dans Nouvelle Revue Française, 103, 1er avril 1922, p. 385-409. Il s’a (...)
- 3 C’est à Édouard Dujardin que revient le mérite d’avoir adopté cette technique en premier, dans Les (...)
- 4 É. Dujardin, Le Monologue intérieur. Son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James J (...)
- 5 Voir le bilan de Danièle Sallenave, Id., « À propos du “monologue intérieur”. Lecture d’une théorie (...)
- 6 D. Cohn, op. cit., p. 238.
- 7 Michel Raimond voit dans le monologue intérieur l’une des « nouvelles modalités du récit », Id., op (...)
- 8 Ce concept est au cœur de l’étude de Jean-Louis Chrétien consacrée à l’exploration littéraire de l’ (...)
- 9 C’est en ces termes que Raimond décrit l’évolution de l’utilisation du monologue intérieur par les (...)
- 10 Les analyses de Raimond, par exemple, se focalisent sur les pages de Bloch, Berl, Bopp, Jouve, Larb (...)
1Le nom de Pierre Jean Jouve a été souvent associé au monologue intérieur1. Mis à l’honneur par la publication d’Ulysses en 1922 et la parution concomitante d’un article de Larbaud dans la Nouvelle Revue Française2, ce dispositif à l’origine symboliste3 a animé le débat théorique, en France, pendant une décennie. Présenté par Dujardin, l’un de ses premiers théoriciens, comme ce « discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime »4, le monologue intérieur a fait l’objet d’une exploration linguistique intense, qui en a perfectionné la définition5. Il consiste dans l’illusion d’une transcription immédiate de la pensée du personnage romanesque, ayant pour effet de « synchroniser expression et expérience »6, comme l’a efficacement synthétisé Dorrit Cohn. Associée au renouvellement de la forme romanesque au cours des années Vingt7, cette technique d’écriture représente l’un des procédés les plus étudiés dans le cadre des recherches stylistiques sur la littérature moderniste. Si, d’une part, le monologue intérieur a incarné l’intérêt des romanciers de l’époque pour l’endophasie et « l’exposition de l’intime »8, il a agi aussi en tant que moyen de subjectivation du récit, dans l’optique d’un dépassement de l’instance omnisciente9. Pourtant, au-delà du foisonnement théorique et des attestations internationales, les cas d’utilisation effective du monologue intérieur ne sont pas si nombreux dans le domaine francophone de cette période10. Paulina 1880 et Le Monde désert de Jouve, parus respectivement en 1925 et 1927, figurent régulièrement au nombre relativement restreint des exemples recensés par les histoires littéraires.
- 11 P. J. Jouve, « Inconscient, spiritualité et catastrophe », dans Sueur de Sang, dans Les Noces, Pari (...)
- 12 « Nous sommes, comme le dit Freud, des masses d’inconscient légèrement élucidées à la surface par l (...)
2Les thèmes de l’œuvre jouvienne se prêtent, d’ailleurs, très naturellement à l’emploi de ressources formelles visant la restitution des mouvements intérieurs. Introduit à la pensée de Freud par sa femme, la psychanalyste Blanche Reverchon, Jouve a composé des textes qui sondent les profondeurs psychiques mêlant les suggestions freudiennes avec l’imaginaire catholique. Le titre de l’avant-propos du recueil poétique Sueur de sang, « Inconscient, spiritualité et catastrophe », exprime précisément l’orientation de cette démarche. « Nous sommes conflit insoluble entre deux lignes »11, affirme Jouve, dans une postérité qui est, finalement, tant baudelairienne12 que psychanalytique. Ses romans s’articulent systématiquement autour d’axes conflictuels majeurs qui menacent la tenue psychique des personnages, qu’il s’agisse d’une jeune fille suspendue entre son désir sensuel et le besoin d’expiation, d’un aspirant artiste incapable de concilier ses penchants érotiques avec un certain nombre d’interdits sociaux intériorisés, ou bien d’une actrice partagée entre l’aspiration à la pureté et une tendance destructrice, pour simplifier à l’extrême la matière romanesque de Paulina 1880, Le Monde désert et Les Aventures de Catherine Crachat, diptyque qui recueille les deux volets d’Hécate (1928) et de Vagadu (1931).
- 13 Dorothée Catoen-Cooche avait remarqué cet aspect : « il faut attendre Vagadu pour que cette instanc (...)
- 14 Ces trois ouvrages ont été recueillis successivement dans La Scène Capitale, Paris, Mercure de Fran (...)
3Du point de vue thématique, la succession de ces romans représente un approfondissement progressif de l’enquête subjective des personnages, un parcours qui en perfectionne aussi les outils introspectifs. Si Paulina, Jacques et Catherine, les protagonistes des quatre textes, partagent un même sentiment d’inacceptation de soi, qui sape leurs tentatives de se connaître, l’expérience de Catherine diffère des précédentes dans la mesure où elle aboutit à une forme de pacification du sujet. Vagadu, l’ouvrage le plus récent, est en effet le roman d’une psychanalyse : à travers le récit de séances thérapeutiques, l’enregistrement de rêves, l’évocation de souvenirs, le lecteur se trouve placé au cœur de la vie intérieure de la protagoniste, Catherine. Or, paradoxalement, plus les romans plongent dans la profondeur des personnages et moins le monologue intérieur est utilisé par Jouve. On remarque un abandon progressif de cette modalité d’écriture : très employée dans Paulina 1880, bien présente dans Le Monde désert, on la retrouve parfois dans Hécate, mais très peu dans Vagadu13, tandis qu’elle sera pratiquement absente des textes narratifs parus au cours des années Trente, c’est-à-dire la suite de petites proses des Histoires sanglantes (1932) et les deux nouvelles plus longues, La Victime et Dans les années profondes14 (1935).
- 15 P. J. Jouve, Hécate dans Id., Hécate suivi de Vagadu, Paris, Gallimard, 2010, p. 182 (dorénavant HÉ (...)
4L’examen des variations dans l’usage du monologue intérieur dans les quatre romans de l’auteur devient, par conséquent, l’observatoire possible des rapports entre écriture et introspection, ainsi que l’occasion de mesurer l’efficacité du monologue intérieur en tant que révélateur des contenus de la psyché. En effet, l’hypothèse est que cette évolution relève, chez Jouve, de l’intuition de l’insuffisance du monologue en tant qu’outil d’accès à l’intériorité. Alors que monsieur Leuven, le psychanalyste de Catherine Crachat dans Vagadu, lui demande de dire « exactement ce qui [lui] passera par la tête »15, la technique littéraire qui était censée traduire à l’écrit cette rapidité de la pensée, le monologue intérieur justement, est mise à l’écart au profit d’un deuxième modèle : il s’agit de la parole non plus muette et subjective, mais partagée, confiée à l’autre dans le dialogue, la confession ou la séance analytique. Ce deuxième modèle, présent dès le début dans les textes jouviens, en concurrence avec le monologue, finit par se substituer à ce dernier : l’un des rares écrivains français à avoir exploré les potentialités du monologue intérieur, Jouve aurait mesuré aussi les limites de cette modalité d’écriture.
Formes et emplois du monologue intérieur
- 16 P. J. Jouve, Le Monde désert, Paris, Gallimard, 1992, p. 66 (dorénavant MD).
- 17 Id., Paulina 1880, Paris, Gallimard, 1988, p. 121 (dorénavant PA).
- 18 PA, p. 65.
- 19 Ibid., p. 55.
5La variété des manifestations du monologue intérieur est considérable chez Jouve, à tel point qu’il serait vain d’y identifier un modèle unique. Introduit ou non par des formules de transition telles que « Jacques monologuait »16, « le comte faisait des raisonnements »17, suivi parfois d’un commentaire du narrateur (« elle hurlait sans bruit »18 ou « sa pensée allait plus vite qu’elle »19), disposé entre guillemets, entre parenthèses ou dépourvu de démarcations, télégraphique ou bien articulé au niveau syntaxique, occupant des chapitres entiers ou plutôt très court et activé par intermittence, ce dispositif peut être décliné de façons assez différentes.
- 20 MD, p. 135.
- 21 Raimond définit l’extrait cité comme « stendhalien », Id., op. cit., p. 295. La formule est employé (...)
6Une première sélection d’extraits du Monde désert pourra donner l’idée de la diversité de ses formes, même à l’intérieur d’un seul texte. « “Je repousse les suggestions impures d’une vie à trois : 1° je couche avec Baladine, 2° je me brouille avec Jacques, 3° j’emporte Baladine” »20 : ce premier passage, attribué au personnage de Luc Pascal, est délimité par des guillemets et organisé en étapes numérotées, rigoureuses sur le plan logique. Nous sommes au sommet de la crise qui fera éclater l’équilibre entre les personnages du roman. Jacques, le fils d’un pasteur protestant, en plein déni de son homosexualité, alterne des moments d’exaltation vitaliste et des épisodes psychotiques, des idées suicidaires et des accès de religiosité. Il partage sa vie avec Baladine, déchirée, à ce point du roman, entre le dévouement absolu au projet de rétablir Jacques et le désir érotique envers le poète Luc, ami de Jacques et épris à son tour de la femme. Produit dans une tentative d’éclaircissement de la pensée, ce fragment minimal et si pondéré de la rumination mentale de Luc, finalement plus proche d’un discours prononcé que du flux psychique, s’apparente au soliloque traditionnel que le roman du XIXe siècle21 avait déjà emprunté au théâtre. Dans la même section du roman figure aussi un monologue de Jacques, libre, dans ce cas, de démarcations graphiques :
- 22 MD, p. 130.
J’épouse Baladine. On a subi l’épreuve et il y aura encore de mauvais jours. Je l’épouse. Acte de confiance. Je crois en elle. Baladine déteste-t-elle le mariage autant qu’elle le dit ? Crois pas. Le mariage n’est ni un esprit ni un sacrement, c’est un symbole. Lui en parler posément et gravement, ces jours-ci à Ongero. J’épouse Baladine. La règle de ma nouvelle vie ? l’ascétisme.22
- 23 Selon Joseph Danan, par exemple, « une certaine désorganisation syntaxique […] sera la marque du mo (...)
7En dépit de la simplification de la phrase négative et de l’alternance entre l’indicatif et l’infinitif, ce passage garde encore sa cohérence sur le plan de l’enchaînement logique. Mais, bien plus souvent, le monologue jouvien se présente sous un aspect plus libre et synthétique, moins raisonné, conformément au modèle moderniste23 qui attirait l’attention des critiques de l’époque :
- 24 MD, p. 29.
(Ce soleil damné qui ne viendra plus – qui se détourne exprès – la guérison des maladies – l’effroi, la grand’mère – je suis atteint – Lazare – je claque des dents – un faiblard – défense organique – boisson chaude – à moi à moi ! – sauf, je suis sauf si le soleil sort – au secours – au secours –)24
8Les phrases sont brèves, souvent nominales, on peut remarquer plusieurs répétitions. Cerné par des parenthèses, l’extrait néglige les transitions logiques, substituées par des tirets ; la suite des images, évoquées selon un principe analogique, voudrait reproduire le jaillissement spontané des idées telles qu’elles se présentent à l’esprit agité de Jacques qui, au début du roman, décide de braver le gel matinal pour atteindre l’un des sommets des Alpes valaisannes. L’écriture du monologue parvient, en effet, à l’exaspération de certains éléments, comme la liberté des associations, une certaine économie de la syntaxe, une accélération du rythme de l’énoncé, en correspondance d’épisodes caractérisés par une altération de la lucidité des personnages, qu’elle soit provoquée par l’intensité d’une émotion, par des troubles psychiques ou, encore, par des conditions pathologiques. Au dérèglement des capacités raisonnantes des personnages répond l’affaiblissement syntaxique et logique du discours intérieur. Le monologue du suicide de Jacques est exemplaire en ce sens :
- 25 Ibid., p. 156-157.
Baladine deuxième aspect : funiculaire. Baladine nouvel aspect : à Lausanne. « Un enfant qui a les pieds nus. » Charles. Charles Stoebli. Le mayen, Charles, le bonheur. Non ! – Allons, la paix là-dedans ! Vous tous. Silence, les personnages (et tu prétends que la mort ne te fait pas peur) – mais si, mais non – silence, les personnages ! ou dans dix minutes je suis pincé par Taddeo et sa bande. […] Ah ce que je me fous d’eux ! ce que je me fous d’eux ! ce que je me fous d’eux ! […] Alors la voilà ma ville natale, maternelle, le vent noir la perce jusqu’aux os, et adieu. Parapet. Assez élevé.25
9Plusieurs facteurs participent à la perturbation de la linéarité du discours : l’accentuation de la ponctuation exclamative, l’oscillation entre la première et la deuxième personne, l’abolition des transitions logiques, le mélange obtenu entre souvenirs, phrases prononcées dans le passé, auto-injonctions et enregistrements phénoménologiques de l’environnement, ce qui crée un effet de confusion entre les plans temporels. Mais la restitution du délire fébrile de Jacques, au début du roman, était encore plus radicale, tant du point de vue de la forme adoptée que sous l’aspect de son opacité sémantique :
- 26 Ibid., p. 35. Les guillemets appartiennent au texte de Jouve.
« Cette espèce de grimace de la noirceur et de la blancheur produit le spectateur. Le spectateur ou le grimpeur ou le skieur ou l’amuseur ou le poursuiveur, enfin le spectateur ! Cette sorte de serpent de grimace du spectateur c’est étouffant et étouffe. J’ai une gravité obscure de spectateur dans la poitrine. J’ai une poitrine de spectateur de douleur, j’ai une obscurité du souffle obscur, il n’aime pas cette douleur le spectateur, il ne l’aime pas. […] Grimace. Cuir. Cheveux. Grimace. Genou. Grimace. […] inutile de l’approcher ou même d’essayer de s’en faire une idée ou de l’aimer ou de le soigner, inutile, inutile de l’approcher ou même d’essayer… »26
- 27 Ibid., p. 39.
- 28 Ibid., p. 42.
10L’alignement des substantifs avec terminaison en « -eur » témoigne de la substitution de l’agencement syntaxique par un principe encore analogique, mais sur un plan phonétique. Les segments s’enchaînent selon un jeu combinatoire qui reprend et déplace des mots répétés. Délimité par des guillemets, ce flux verbal continu et très obscur, occupe un chapitre entier. Il se caractérise par une ambiguïté de statut : au moins partiellement énoncé à voix haute, « Jacques à 40° atteint d’une pneumonie avait raconté des histoires abracadabrantes »27, on ne pourrait pas le classer intégralement dans le registre de l’endophasie pure. En effet, plusieurs passages, dans ce roman comme dans les autres, sont marqués par une semblable ambivalence, qui empêche de les assigner assurément au domaine du langage mental ou bien au discours réellement prononcé. Dans cette indétermination, on devine un premier signe la méfiance de Jouve à l’égard du monologue intérieur : il n’y a pas de différence de qualité entre la parole intérieure et son extériorisation occasionnelle, tant qu’on se soustrait à la confrontation avec l’altérité. Grâce au monologue intérieur, le roman avait donné l’illusion de pouvoir briser le secret des êtres, en les rendant transparents. Mais chez Jouve cette transparence reste compromise, même quand le discours mental affleure partiellement à la surface, en se rendant perceptible. Ce n’est pas un hasard si ce chapitre consacré au dévoilement involontaire de la parole intérieure de Jacques est suivi par la méditation angoissée de Luc sur l’inconnaissabilité d’autrui : « Et moi je n’ai jamais rien compris à Jacques. Qui est Jacques ? Que valent au juste les révélations d’un délire ? »28.
- 29 Ibid., p. 124.
- 30 Selon Emmanuel Rubio, l’instance typiquement moderniste de la multiplication des points de vue à l’ (...)
11Aux différences typologiques entre les monologues intérieurs s’ajoutent, ensuite, des variations selon leur disposition. Des chapitres entiers, on l’a vu, peuvent contenir des monologues, d’un ou plusieurs personnages. La prise de conscience de la naissance d’une attraction mutuelle entre Luc et Baladine est enregistrée par les discours intérieurs alternés des deux personnages, toujours plus courts, jusqu’à une sorte de fusion verbale finale, qui fait correspondre l’énoncé de l’un avec celui de l’autre : « Oui Luc, oui Baladine »29. Mais l’un des traits majeurs de l’écriture jouvienne se trouve dans l’alternance continuelle des focalisations et des modes d’énonciation30 ; en matière de monologue intérieur aussi, l’oscillation entre cette forme, les dialogues et la narration à la troisième personne demeure constante. Le monologue silencieux assume un caractère d’instantanéité dans de nombreux cas, en se manifestant comme une interruption provisoire de la parole du narrateur ou du discours prononcé à voix haute par un personnage, sans qu’aucune transition nette n’en signale forcément le commencement. On détecte, là aussi, les signes d’une perte de valeur du monologue intérieur, confronté systématiquement avec d’autres perspectives qui minent sa crédibilité, en le relativisant.
Du monologue intérieur à la parole adressée
12Au-delà de la variation interne à chaque roman, la comparaison des quatre textes permet d’assister à une évolution nette du rôle du monologue intérieur dans l’économie énonciative. Les changements de longueur, l’emplacement et la distribution de ses occurrences dénotent un basculement progressif de la parole silencieuse vers une implication grandissante de l’interlocution, sous ses différentes formes et quelle que soit la restitution romanesque de la présence, plus ou moins explicite, d’un destinataire du discours des personnages.
- 31 En commentant les romans de Jouve, Raimond parlait de « monologues intérieurs juxtaposés, organisés (...)
- 32 PA, p. 37.
13Dans Paulina 1880 et Le Monde désert, où le monologue intérieur demeure le plus présent, ce dernier sert à véhiculer la majorité des informations sur les personnages. Dans Paulina 1880, en particulier, il prend en charge la plupart des événements qui composent l’arc narratif, de manière à ce que les scènes soient presque toujours filtrées par la subjectivité des regards. Surtout, il est adopté régulièrement, dans les deux textes, aux moments fondamentaux du parcours existentiel des personnages : c’est le monologue intérieur qui traduit les tournants et les crises de leur histoire31. De surcroît, les trajets de Paulina et Jacques sont tous les deux encadrés par deux segments textuels jumeaux, occupés par des monologues intérieurs. « Je suis belle. Je suis adorable. Je suis adorée adorable. Je t’adore. […] »32 : au commencement du roman, ces mots composent le discours intime de la jeune Paulina. En face d’un miroir, elle attend la soirée de fête qui déterminera le début de la relation amoureuse qui représente le cœur dramatique du roman, cette passion ravageuse avec le comte Michele Cantarini, un ami de son père, malheureusement marié avec une femme atteinte de troubles psychiatriques. Cette scène d’ouverture revient à la mémoire au moment de la conclusion tragique de l’histoire des deux amants. Ayant vécu secrètement leur amour pendant des années, en dépit des obstacles rencontrés tant à l’extérieur qu’à l’intérieur d’eux-mêmes (la surveillance de la famille de Paulina, les conventions sociales, une difficulté de se comprendre au-delà des projections réciproques, le sentiment de culpabilité que Paulina apaise par l’intensification ardente de son zèle religieux), ils se retrouvent longtemps après leur rupture et une période de séparation due au séjour au couvent de Paulina. Hallucinée et en proie au tourment, elle tue alors Michele, pour se regarder encore dans une glace ; de cette position, elle tente de se suicider.
- 33 MD, p. 21.
- 34 Ibid., p. 157.
- 35 Les trois premières parties du roman se terminent par le suicide du protagoniste. Les deux parties (...)
14L’association entre le monologue intérieur et des moments décisifs du destin est analogue dans Le Monde désert. « Je suis jeune. Je suis glorieux. Je pars. […] Je suis Jacques de Todi, j’ai vingt-cinq ans, je contourne le chalet »33 : avec ces mots, Jacques entre véritablement en scène, après un bref préambule où, enfant, il apparaît en train de contempler son reflet dans l’eau, comme le faisait Paulina dans le miroir. « Je suis fort, il fait froid. Comment ai-je attendu jusqu’à ce soir ? Que c’était long de me trouver ! »34 : ces réflexions, qui mènent au suicide de Jacques, sont situées à la fin de la section du roman focalisée sur ce personnage35. Elles reprennent les formules du début, dans l’articulation linguistique, la référence au froid et l’insistance sur un vitalisme déjà maladroit dans la première séquence (qui précédait, ironiquement, la manifestation d’une maladie) et totalement déplacé au moment de la conclusion de l’existence du personnage.
- 36 E. Dujardin, op. cit., p. 59.
15Dans les deux romans, l’exposition des pensées les plus intimes à travers le monologue intérieur et la coïncidence entre son emploi et les épisodes capitaux de la destinée des personnages relèvent de la confiance en la capacité de dévoilement portée par l’écriture de la parole intérieure : ce dispositif est encore employé, ici, comme le moyen le plus efficace pour rendre compte de l’univers psychique des personnages, avec cet effet de « tout venant »36 dont avait parlé Dujardin. Tel ne sera plus le cas dans les textes suivants, où il devient de plus en plus marginal.
- 37 P. J. Jouve, Vagadu, dans Hécate suivi de Vagadu, cit., p. 182 (dorénavant VA).
- 38 Ibidem.
16Dans Hécate, et surtout dans Vagadu, des fragments de monologue intérieur sont insérés dans de petites phrases en contrepoint des dialogues ou du discours principal à la troisième personne, où ils servent à traduire simplement le non-dit. Ce type de monologue est utilisé, par exemple, pour exprimer la partie silencieuse des aveux de Catherine pendant ses séances thérapeutiques dans Vagadu, devenant le lieu de la résistance du personnage à l’analyse : « Est-ce que cet homme-là dans le fauteuil va aussi me regarder mes dessous ? »37, ou « Il ne dit jamais rien ; peut-être est-ce qu’il ne sait pas parler ? »38. Alors que l’instance du monologue intérieur se trouve donc marginalisée, les contenus les plus graves de la psyché de la protagoniste sont confiés, en revanche, à la parole qu’elle adresse surtout à l’analyste, mais occasionnellement à d’autres interlocuteurs aussi, dans le cadre d’un roman qui reste articulé principalement à la troisième personne. Cette parole de Catherine, prononcée et extériorisée, sert aussi comme nouvelle mise en récit des événements relatés dans le premier roman dont elle était la protagoniste, Hécate, révisés à la lumière de leurs répercussions intimes et subconscientes. Significativement, cette exigence d’approfondissement psychique n’est plus prise en charge par les éléments stylistiques qui avaient caractérisé les expérimentations relatives au monologue intérieur. Ce n’est plus à travers l’imitation du développement de la parole silencieuse, dans une tentative de transcription du flux des pensées sur la page, que le texte rend compte du fond intime et le plus authentique du sujet : au contraire, c’est à travers la restitution d’un discours effectivement prononcé et par un arrangement énonciatif renouvelé à plusieurs reprises (le passage du premier au deuxième volet du diptyque romanesque le démontre) qu’on poursuit cette approximation de la matière psychique.
- 39 HÉ, p. 129.
- 40 HÉ, p. 18.
- 41 D’ailleurs, dès l’incipit du roman, Catherine parle d’elle-même à la troisième personne.
- 42 HÉ, p. 11.
- 43 Ibid., p. 12.
- 44 Ibid., p. 98.
17D’ailleurs, la substitution du monologue par la parole adressée était déjà partiellement accomplie dans Hécate. De très petits fragments de monologue intérieur y étaient maintenus dans leur association habituelle avec des situations de précipitation émotive, comme dans la scène où Catherine rêve d’assassiner son amant Pierre, le grand amour de sa vie, accompagné par Fanny, la troublante amie de la protagoniste, qui a noué une relation avec l’homme : « je suis Catherine Crachat ! Si je les tuais tous les deux […] Oh mourir. Oh mourir »39. Pour le reste, le roman adopte la structure d’une longue confession de Catherine, adressée à un interlocuteur indéterminé, qui n’intervient presque jamais : « Je cherche un homme-tombeau. […] Voulez-vous être cet homme-là ? »40, lui demande-t-elle, au début du roman. Cette structure confessionnelle n’est pas maintenue explicitement tout au long du roman, qui l’alterne avec la narration à la troisième personne41, massivement occupée par le discours indirect libre, des dialogues et même des lettres, dans une variation incessante des modalités énonciatives, emblématique, comme on l’a vu, de la poétique jouvienne. Cependant, on constate dans le texte une accentuation généralisée des marqueurs de l’interlocution, qui ponctuent les pages pour rappeler le cadre confessionnel sous-jacent : « quel nom, n’est-ce pas »42, « n’est-ce pas par ce mauvais chemin que l’on va vers une purification ? »43, ou « mon Dieu non ! ce n’est pas la première fois que cette écœurante proposition m’est faite »44, lance Catherine, en laissant entendre par ses questions rhétoriques et ses réponses la présence d’un interlocuteur qui reçoit ses aveux.
- 45 PA, p. 43.
- 46 Ibid., p. 45.
- 47 MD, p. 47.
- 48 PA, p. 56.
- 49 Ibid., p. 79.
- 50 Ibid., p. 89.
- 51 MD, p. 81.
18Si les parcours de Paulina et de Jacques étaient donc enveloppés par des monologues parallèles, la modification structurelle dans la présentation du personnage de Catherine, exposée à la confrontation avec autrui à partir d’Hécate, nous donne la mesure d’un changement profond, inhérent à l’expression de l’intériorité, cherchée dans la parole extériorisée et non plus dans le silence de la pensée. Au fond, la substitution du monologue par le récit que le personnage fait à autrui était potentiellement déjà amorcée dans les deux premiers romans : nombreuses étaient les confessions (au sens catholique) de Paulina dans le texte de 1925 et tout le segment central du Monde désert, intitulé précisément « Récit de Baladine », était construit sous la forme d’un interrogatoire, où la jeune femme répondait à des questions en face d’un interlocuteur inconnu et muet. Et, finalement, ces destinataires de la parole des personnages pourraient être vus aussi comme l’explicitation finale d’une tendance de la deuxième personne à contaminer le discours mental du sujet, déjà dans les premiers romans. Intériorisée, la dimension de l’altérité y revenait, en effet, sous la forme de l’invocation, du jugement implicite, de l’attente, au point que le monologue intérieur laissait souvent la place aux interruptions du vocatif (« Que je suis heureuse ! Je t’adore, mon Dieu »45 ou « Mon père ! mais vous êtes toute ma raison de vivre. […] Revenez vite ! »46), de la conversation imaginaire (« Luc tu es épatant. Tu m’agaces, tu m’horripiles »47, pensait Jacques) ou du dialogue intérieur avec soi-même (« Tais-toi, tais-toi ! impure, méchante, perverse »48, se disait Paulina). D’ailleurs, la dimension de l’altérité caractérise la relation des personnages jouviens à eux-mêmes, comme le démontrent les voix entendues par Paulina (« une voix intérieure s’anima […] et dit des méchancetés »49 ou « dans sa pensée deux voix égales, alternantes, qui jamais ne se rencontraient »50) ou les tourments de Jacques, incapable d’assumer ses impulsions sexuelles (« C’est un autre que je connais bien, étranger à moi, et moi tout de même »51).
19La portée de l’altérité, potentiellement déjà inscrite dans la structure même du monologue intérieur, est de plus en plus accentuée dans les romans de Jouve, où l’exploration individuelle de l’intime tourne assez décidément vers l’extériorité et l’implication d’un interlocuteur, qui est supposé avant d’être véritablement recherché par la parole adressée des personnages. Il s’agirait, en somme, d’un paradigme latent et alternatif à celui du monologue intérieur, qui se renforce graduellement jusqu’à s’imposer dans Vagadu, selon une progression contraire à la présence du monologue intérieur.
20Les destinataires des confessions et des récits des personnages sont, normalement, assez peu détaillés. Le père Bubbo, confesseur de Paulina, est le mieux caractérisé en tant que personnage, mais on possède très peu d’informations sur la figure du docteur Leuven (qui, conformément à la configuration psychanalytique, ne prend presque jamais la parole), tandis que souvent les identités des interlocuteurs, difficiles à établir, restent au stade d’hypothèses : à qui s’adresse le récit de Baladine ? Qui est l’« homme tombeau » qui écoute Catherine ? Et à qui parle-t-elle dans l’épilogue d’Hécate ? Cette indétermination systématique de l’auditeur semble, finalement, désigner le recours à l’autre comme un élément éminemment linguistique, une constante formelle qui intervient, chez Jouve, d’une façon de plus en plus importante dans la restitution de la vie psychique des personnages, pour combler les limites du monologue intérieur.
L’insuffisance du monologue intérieur
- 52 P. J. Jouve, « Inconscient, spiritualité et catastrophe », cit., p. 139.
- 53 Ibidem.
- 54 Voir D. Cohn, op. cit., p. 95-103.
- 55 P. J. Jouve, « Inconscient, spiritualité et catastrophe », cit., p. 141.
21L’œuvre romanesque de Jouve a représenté l’un des exemples les plus raffinés de l’exploration textuelle de l’intime au début du siècle dernier. En même temps, l’évolution stylistique de ses ouvrages témoigne d’une remise en question de la légitimité des techniques orientées à l’adéquation de l’écriture au régime linguistique de l’endophasie, dont le monologue intérieur constituait le modèle le plus abouti. La substitution de ce dernier par un paradigme de type confessionnel dénonce l’incapacité du monologue de viser l’« abîme douloureux »52 du sujet, de rendre compte de la « colonie de forces insatiables, rarement heureuses, qui se remuent en rond comme des crabes avec lourdeur et esprit de défense »53. Intime et authentique ne coïncident pas chez Jouve : cultiver un discours dans le secret de son intériorité ne suffit pas à en assurer la sincérité, ni la profondeur. L’inconscient ne se dit finalement pas dans le monologue intérieur, il s’exprime dans les nombreux gestes que les personnages accomplissent dans une sorte d’automatisme qui les empêche même de les verbaliser. Et si cette technique est utilisée systématiquement dans les premiers textes et abandonnée par la suite, c’est qu’elle se fait le réceptacle d’une gamme infinie de mensonges54, identifications abusives, projections, aveuglements, autosuggestions, que l’auteur qualifie de mécanismes de défense : « l’inhumaine épaisseur de tout cela », écrit Jouve, à propos de la dimension inconsciente, « serait capable de faire craquer [la] tête [de l’homme] […] s’il n’avait un esprit frivole (ou encore intelligent) toujours prêt à ne pas voir ce qui l’offense »55. Loin d’offrir un accès effectif aux gouffres psychiques des personnages, le monologue intérieur nous montre ces figures en train de s’inventer dans les discours qu’ils s’adressent : il ne s’agit pas d’un vecteur d’introspection, mais de l’occasion d’assister aux fabulations des personnages.
- 56 MD, p. 25.
- 57 Ibid., p. 101.
22La nature foncièrement mensongère du contenu du monologue intérieur est mise en évidence à plusieurs niveaux dans les textes de Jouve. Il suffit de penser au vitalisme exaspéré du monologue de Jacques, qui célèbre sa force physique à la vieille d’une maladie débilitante qui laissera jaillir, en revanche, les éléments latents et obscurs de sa fragilité identitaire. Autrement, les mensonges des personnages se trahissent d’eux-mêmes : « non ça ne veut rien dire »56, avoue Jacques au cours de son monologue et « c’est ce que je me racontais le soir »57, admet Baladine, en recadrant ainsi un fragment de son discours intérieur.
- 58 M. Proust, Le Temps retrouvé, dans Id., À la Recherche du Temps perdu, éd. J.-Y Tadié, Paris, Galli (...)
- 59 M. Raimond, op. cit., p. 265.
23L’émergence du modèle interlocutoire, alternatif au monologue, servirait à redresser ces mystifications et distorsions – cette obliquité du discours intérieur dont avait parlé Proust58 –, grâce à la confrontation avec l’altérité. Il n’est pas surprenant, en ce sens, que le monologue intérieur abonde autour de personnages qui peinent à se connaître et qu’il s’éclipse au fur et à mesure du renforcement de la conscience de soi, comme dans le cas de l’analyse de Catherine. Il faudrait revenir, dans cette perspective, aux rapports entre monologue intérieur et psychanalyse. « Le sentiment que le contenu psychologique doit finir par se manifester dans le flux des paroles […] constituait […] les données psychologiques et scientifiques dont le monologue intérieur se proposait d’être l’expression littéraire »59, écrivait Raimond, qui voyait dans le paradigme analytique les fondements théoriques de toute tentative de transcription littéraire de la pensée. Or, il faut convenir que l’œuvre de Jouve redéfinit ces rapports, dans la mesure où la démarche psychanalytique sert de modèle au dispositif interlocutoire, alternatif au monologue intérieur et qui annonce son dépassement.
Notes
1 Les textes d’histoire littéraire insèrent les romans de l’auteur dans le répertoire d’exemples de l’utilisation du monologue intérieur au début du siècle dernier. Voir, parmi d’autres, D. Labouret, Histoire de la Littérature française des XXe et XXIe siècles, Paris, Armand Colin, 2018, p. 60-61 ; É. Tonnet-Lacroix, La Littérature française de l’entre-deux-guerres, 1919-1939, Paris, Armand Colin, 2005, p. 167 ; M. Touret, Histoire de la littérature française du XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, t. I, 1898-1940, p. 275. Les références à l’œuvre de Jouve figurent aussi normalement dans les études focalisées sur le monologue intérieur : voir par exemple, M. Raimond, La Crise du Roman : des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966, p. 295-298 ; G. Philippe, « La Langue littéraire, le phénomène et la pensée », dans G. Philippe et J. Piat (dir.), La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 91-119, p. 106 ; F. Martin-Achard, Voix intimes, voix sociales. Usages du monologue romanesque aujourd’hui, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 98-106.
2 V. Larbaud, « James Joyce », dans Nouvelle Revue Française, 103, 1er avril 1922, p. 385-409. Il s’agit du texte de la conférence donnée par l’auteur à la Maison des Amis du Livre d’Adrienne Monnier le 7 décembre précédent.
3 C’est à Édouard Dujardin que revient le mérite d’avoir adopté cette technique en premier, dans Les Lauriers sont coupés, en 1887. Mais les origines composites du procédé ont été examinées ultérieurement : « Le monologue autonome se trouve pourvu d’une paternité si multiple, d’antécédents à ce point surdéterminés, que sa première incarnation à l’état “pur” apparaît moins comme l’effet d’une création miraculeuse que comme le résultat d’une très grande probabilité », a écrit Dorrit Cohn dans Id., La Transparence intérieure [1978], Paris, Seuil, 1981, p. 200, en évoquant la tradition de l’écriture confessionnelle et celle du journal intime, ainsi que le monologue théâtral et le poème en prose.
4 É. Dujardin, Le Monologue intérieur. Son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James Joyce et dans le roman contemporain, Paris, Albert Messein, 1931, p. 58-59.
5 Voir le bilan de Danièle Sallenave, Id., « À propos du “monologue intérieur”. Lecture d’une théorie », dans Littérature, 5, 1972, p. 69-87, ou encore l’étude mentionnée de Martin-Achard, pour une mise en perspective historique de la notion, qui a été examinée et définie selon des approches stylistiques (comme dans les études de Cohn et de Philippe), narratologiques (G. Genette, « Discours du récit », dans Id., Figures III, Paris, Seuil, 1972), linguistiques (A. Rabatel, « Les représentations de la parole intérieure. Monologue intérieur, discours direct et indirect libres, point de vue », dans Langue française, 132, 2001, p. 72-95 ; M. Mattia-Vivies, « Monologue intérieur et discours rapporté : parcours entre narratologie et linguistique », dans Bulletin de la société de stylistique anglaise, 25, 2005, p. 9-24 ; F. Floquet, « Monologue intérieur et discours rapporté : une union problématique ? », dans E-rea, 17, 1, 2019, consulté le 19/09/2023, URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/erea/8664), comparatistes (Ph. Chardin (dir.), Autour du monologue intérieur, Paris, Séguier, 2004).
6 D. Cohn, op. cit., p. 238.
7 Michel Raimond voit dans le monologue intérieur l’une des « nouvelles modalités du récit », Id., op. cit., p. 255-410) qui auraient révolutionné la forme romanesque après la crise du paradigme naturaliste.
8 Ce concept est au cœur de l’étude de Jean-Louis Chrétien consacrée à l’exploration littéraire de l’intériorité dans le roman moderne (Conscience et roman, I, La Conscience au grand jour, Paris, Minuit, 2009) et il sert de titre au premier chapitre de l’ouvrage. Dans cet essai, Chrétien associe l’émergence du monologue au phénomène de « radicalisation du psychologisme » (p. 18) qui aurait marqué la modernité littéraire.
9 C’est en ces termes que Raimond décrit l’évolution de l’utilisation du monologue intérieur par les romanciers des années Vingt : « attiré d’abord, dans les premières années, par les promesses de la psychanalyse et de l’écriture automatique, il est apparu ensuite, aussi, comme un procédé excellent (surtout si on juxtapose les monologues intérieurs de plusieurs personnages) pour montrer combien chacun est enfermé dans son point de vue et se fait, des événements et des êtres, une idée singulière », Id., op. cit., p. 274).
10 Les analyses de Raimond, par exemple, se focalisent sur les pages de Bloch, Berl, Bopp, Jouve, Larbaud et Schlumberger, alors que les romans de Braga, Decoin, Monnier, Daniel-Rops, Cohen, Miomandre sont évoqués très rapidement. Dans son étude consacrée aux techniques de restitution de la pensée dans l’écriture romanesque, Gilles Philippe se penche sur le fonctionnement du monologue intérieur en isolant, pour sa part, le corpus suivant : « “Mon plus secret conseil…” et “Amants, heureux amants…” de Valery Larbaud (1923), Jean Darien de Léon Bopp (1924), La Nuit kurde (1925) de Jean Richard Bloch, Le Monde désert et Paulina 1880 de Pierre Jean Jouve (1925 et 1928 [sic]) ; “Saturne” d’Emmanuel Berl (1927) ; Le vieux monsieur dans le square de Francis de Miomandre (1928) ; Quinze rounds d’Henri Decoin (1930) ; Solal d’Albert Cohen (1930) », G. Philippe, « La Langue littéraire, le phénomène et la pensée », cit., p. 106.
11 P. J. Jouve, « Inconscient, spiritualité et catastrophe », dans Sueur de Sang, dans Les Noces, Paris, Gallimard, 1966.
12 « Nous sommes, comme le dit Freud, des masses d’inconscient légèrement élucidées à la surface par la lumière du soleil ; et ceci, les poètes l’ont dit avant Freud : Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, enfin Baudelaire », souligne Jouve dans son avant-propos, ibid., p. 143.
13 Dorothée Catoen-Cooche avait remarqué cet aspect : « il faut attendre Vagadu pour que cette instance narratrice devienne […] prépondérante. Dans cet ouvrage particulièrement important pour Pierre Jean Jouve, les pensées les plus intimes ainsi que les rêves de l’héroïne, mais aussi d’autres personnages comme Noémi, sont relatés » écrit-elle, en enregistrant une diminution des portions de texte occupées par des prises de parole directes des personnages ou par des monologues intérieurs (D. Catoen-Cooche, Pierre Jean Jouve : Transtextualité biblique et religion dans l’œuvre romanesque, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 299).
14 Ces trois ouvrages ont été recueillis successivement dans La Scène Capitale, Paris, Mercure de France, 1961.
15 P. J. Jouve, Hécate dans Id., Hécate suivi de Vagadu, Paris, Gallimard, 2010, p. 182 (dorénavant HÉ).
16 P. J. Jouve, Le Monde désert, Paris, Gallimard, 1992, p. 66 (dorénavant MD).
17 Id., Paulina 1880, Paris, Gallimard, 1988, p. 121 (dorénavant PA).
18 PA, p. 65.
19 Ibid., p. 55.
20 MD, p. 135.
21 Raimond définit l’extrait cité comme « stendhalien », Id., op. cit., p. 295. La formule est employée aussi par Philippe, qui oppose la linéarité du soliloque aux expérimentations syntaxiques typiques du monologue intérieur dans sa forme la plus répandue : « Cette conception a minima du monologue intérieur, simple forme de dialogue entre soi et soi, se retrouvera tout au long du XXe siècle, mais restera marginale et, puisque dépourvue de tout réel travail grammatical, sans incidence sur le développement de la langue littéraire », G. Philippe, « La Langue littéraire, le phénomène et la pensée », cit., p. 103. Cohn, quant à elle, contestait une différenciation qui ferait « perdre de vue les deux caractéristiques fondamentales communes à toutes les citations de pensées, quels qu’en soient l’objet ou le style : la référence au sujet pensant à la première personne, et la référence au temps de l’histoire […] au présent grammatical », D. Cohn, op. cit., p. 27.
22 MD, p. 130.
23 Selon Joseph Danan, par exemple, « une certaine désorganisation syntaxique […] sera la marque du monologue intérieur », Id., Le Théâtre de la pensée, Rouen, Éditions Médianes, 1995, p. 41.
24 MD, p. 29.
25 Ibid., p. 156-157.
26 Ibid., p. 35. Les guillemets appartiennent au texte de Jouve.
27 Ibid., p. 39.
28 Ibid., p. 42.
29 Ibid., p. 124.
30 Selon Emmanuel Rubio, l’instance typiquement moderniste de la multiplication des points de vue à l’intérieur d’un roman serait tellement prononcée chez Jouve qu’elle produirait une « scission au cœur même de l’énonciation », E. Rubio, « Par-delà modernité et avant-garde : le roman en archipel », dans Revue des Sciences Humaines, 298, Réinventer le roman aux années vingt, M. Boucharenc et E. Rubio (dir.), 2010, p. 9-31, p. 25.
31 En commentant les romans de Jouve, Raimond parlait de « monologues intérieurs juxtaposés, organisés en brefs chapitres, situés de préférence à des moments privilégiés », Id., op. cit., p. 228). On pourrait, en effet, repérer un certain nombre de circonstances typiquement associées à l’utilisation du monologue intérieur, comme l’agitation émotive, l’exaltation sensuelle ou les instants de crise représentant l’explosion des conflits psychiques des personnages, éventuellement marqués par des pensées suicidaires. Philippe Chardin avait déjà souligné l’incidence du monologue intérieur en association avec le motif du suicide : « les principaux refoulés que libère le monologue intérieur dans la littérature moderne touchent sans doute moins à la fantasmatisation sexuelle qu’aux pensées relatives à l’imminence de sa propre mort », écrit-il. Ph. Chardin, « Contre trois idées reçues au sujet du monologue intérieur à partir de l’exemple du Sous-lieutenant Gustel de Schnitzler et de quelques autres exemples », dans Id. (dir.), Autour du monologue intérieur, cit., p. 1-21, p. 3.
32 PA, p. 37.
33 MD, p. 21.
34 Ibid., p. 157.
35 Les trois premières parties du roman se terminent par le suicide du protagoniste. Les deux parties restantes se focalisent sur les relations entre Luc et Baladine après la mort de Jacques.
36 E. Dujardin, op. cit., p. 59.
37 P. J. Jouve, Vagadu, dans Hécate suivi de Vagadu, cit., p. 182 (dorénavant VA).
38 Ibidem.
39 HÉ, p. 129.
40 HÉ, p. 18.
41 D’ailleurs, dès l’incipit du roman, Catherine parle d’elle-même à la troisième personne.
42 HÉ, p. 11.
43 Ibid., p. 12.
44 Ibid., p. 98.
45 PA, p. 43.
46 Ibid., p. 45.
47 MD, p. 47.
48 PA, p. 56.
49 Ibid., p. 79.
50 Ibid., p. 89.
51 MD, p. 81.
52 P. J. Jouve, « Inconscient, spiritualité et catastrophe », cit., p. 139.
53 Ibidem.
54 Voir D. Cohn, op. cit., p. 95-103.
55 P. J. Jouve, « Inconscient, spiritualité et catastrophe », cit., p. 141.
56 MD, p. 25.
57 Ibid., p. 101.
58 M. Proust, Le Temps retrouvé, dans Id., À la Recherche du Temps perdu, éd. J.-Y Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, t. IV, p. 469.
59 M. Raimond, op. cit., p. 265.
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Référence électronique
Annalisa Lombardi, « Les limites du monologue intérieur chez Pierre Jean Jouve », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/10684 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.10684
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