Les Aventures d’une nouvelle Télémaque
Résumés
Le roman Voyages de Mylord Céton dans les sept planètes, ou le Nouveau Mentor (1765-1766) est l’œuvre la plus réussie de Marie-Anne Robert. En puisant dans la tradition littéraire qui l’a précédée, l’auteure propose un nouveau modèle féminin à partir d’une réflexion qui découle de la querelle des femmes. La formation de son héroïne, loin d’être socialement subversive – il s’agit d’une princesse prédestinée – est cependant emblématique, car elle revendique le droit féminin à une éducation soignée dans tous les domaines : cela peut être considéré comme un signe avant-coureur d’un nouvel ordre social et d’une modernité littéraire que d’autres romans développeront au cours des siècles suivants.
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Mots-clés :
roman de formation, Robert (Marie-Anne), roman utopique, querelle de femmes, voyage imaginaire, roman du XVIIIe siècleKeywords:
Robert (Marie-Anne), Bildungsroman, utopian novel, women's quarrel, imaginary journey, Eighteenth century novelPlan
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- 1 Pour se limiter à l’espace français et francophone, citons F. Bancaud-Maenen, Le Roman de formation (...)
- 2 D. Mortier, « Roman d’éducation », dans B. Didier (dir.), Dictionnaire universel des littératures, (...)
1Les études critiques consacrées au roman de formation tout au long du XXe siècle, qui continuent de se renouveler dans le débat actuel1, se caractérisent par des approches fort variées : certaines perspectives adoptent le roman allemand du début du XIXe siècle comme référence idéale ou privilégiée, d’autres préfèrent ne pas se limiter à un modèle restreint et ouvrent à des réflexions considérant des contextes culturels plus amples. À cet égard, Daniel Mortier résume de manière efficace l’extrême diversification de ces positionnements : « Le genre oscille entre l’ensemble vide, réduit à une seule œuvre (Wilhelm Meister de Goethe), et l’ensemble flou, comprenant d’innombrables romans dont le héros paraît faire, d’une manière ou d’une autre, son éducation »2.
- 3 G. Lukács, La Théorie du roman [1920], Paris, Denoël-Gonthier, 1970, p. 85.
- 4 B. Didier, Senancour romancier. Oberman, Aldomen, Isabelle, Paris, SEDES, 1985, p. 122.
2Les frontières du roman de formation s’avèrent par conséquent poreuses : sa contextualisation géographique et temporelle n’est point fixe, pas plus que sa dénomination ; en effet, dans le cadre des études françaises, les étiquettes de roman « d’apprentissage », « d’éducation » ou « d’initiation » sont parfois utilisés comme des synonymes. Ainsi, afin de cerner ce genre littéraire, il est coutume d’insister sur le sujet de l’histoire dont il est question, qui voit le ou la protagoniste de la narration acquérir de l’expérience à travers un processus distinctif. La célèbre définition que Georg Lukács donne du roman de formation, à savoir « l’histoire de cette âme qui va dans le monde pour apprendre à se connaître, cherche des aventures pour s’éprouver en elles et, par cette preuve, donne sa mesure et découvre sa propre essence »3, se fait entendre dans l’expression concise de Béatrice Didier : « le roman de formation raconte l’histoire d’un adolescent qui fait l’expérience de la vie »4.
- 5 Ibidem.
- 6 É. Leborgne, « Présentation », dans P. Marivaux, Le Paysan parvenu, Paris, GF Flammarion, 2010, p. (...)
3Au sein de ce questionnement d’ordre théorique, il est fondé de considérer certains ouvrages du XVIIIe siècle comme faisant partie des catégories du roman de formation sans commettre d’anachronisme, selon la perspective que Béatrice Didier et Érik Leborgne, entre autres, adoptent à propos du roman de Marivaux. « Marivaux donne un exemple d’une autre façon de concevoir le roman de formation : comme la découverte et l’expérience du “moi” par le héros. Dans le roman de formation, le héros arrive à l’âge adulte muni d’une sagesse »5 – écrit Béatrice Didier – tandis qu’Érik Leborgne, quant à lui, affirme que Le Paysan parvenu est « dans une large mesure […] l’un des premiers romans de formation (Bildungsroman) »6.
- 7 E. Harth, Cartesian Women. Versions and Subversions of Rational Discourse in the Old Regime, Ithaca (...)
4Dans le sillon de ces approches au roman de formation au féminin, nous nous proposons d’étudier le roman de Marie-Anne Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, ou le Nouveau Mentor (1765-1766), qu’Erica Harth définit « like a Bildungsroman »7. Nous essayerons de montrer quel est le parcours de formation que l’écrivaine envisage pour son héroïne et quelles sont les stratégies romanesques mises en œuvre dans ce texte. Ce roman, publié dans les années 1760, alors que de nouvelles références, en premier lieu rousseauistes, surgissent et triomphent, se rattache encore à la tradition littéraire du siècle précédent ; toutefois, il élabore un nouveau modèle féminin à partir d’une réflexion découlant de la querelle des femmes. Si le contexte utopique des Voyages autorise et nuance en même temps l’effet subversif du personnage de l’héroïne, cet ouvrage propose néanmoins des réflexions centrales pour le développement du roman de formation au féminin.
Un parcours de formation « céleste »
- 8 Étant donné que la tradition littéraire, ainsi que la base de données de référence de la Bibliothèq (...)
- 9 M.-A. Robert, La Paysanne philosophe, ou les Aventures de Madame la Comtesse de ***, Amsterdam, Les (...)
- 10 M.-A. Robert, La Paysanne philosophe, cit., p. 3.
- 11 J. de La Porte, Histoire littéraire des femmes françaises, Paris, Lacombe, 1769, t. V, p. 79-105.
- 12 Les études consacrées à cette auteure sont si peu nombreuses qu’il est possible de les détailler. À (...)
- 13 H. Coulet, « Roman féminin. France / XVIIIe siècle », dans B. Didier (dir.), Dictionnaire universel (...)
5Marie-Anne Roumier, épouse Robert (1705-1771)8, est l’auteure de quatre romans et d’un conte qu’elle publie entre 1761 et 1768 et qu’elle signe de son vrai nom9. Dans la préface de son premier roman, l’aveu de son identité coïncide avec la captatio envers son lecteur : « Ami lecteur, c’est un auteur femelle qui ose se présenter »10. Célébrée par Joseph de La Porte dans son Histoire littéraire des femmes françaises11, elle est de nos jours une écrivaine encore décidément méconnue, même si une partie de la critique a commencé à la prendre en considération autour des années 199012. D’après Henri Coulet, elle fait partie des femmes de lettres qui « méritent d’être sauvées de l’oubli »13.
6Dans les œuvres de Marie-Anne Robert, il est toujours question d’une héroïne, dans la fleur de la jeunesse, faisant son apprentissage afin d’entrer dans le monde des adultes. Cela se vérifie également dans les œuvres aux titres moins évocateurs par rapport aux personnages féminins, à savoir le conte Les Ondins et le roman Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, ou le Nouveau Mentor, dont nous présentons brièvement le sujet.
- 14 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1765, t. I, p. 6.
7Milord Céton est un jeune anglais qui a enduré la dictature de Cromwell : toute sa famille a été séparée, sauf sa sœur, « qui fait tous [ses] plaisirs »14. Elle s’appelle Monime, prénom qui renvoie à l’héroïne racinienne de la tragédie Mithridate (représentée en 1672, publiée en 1673). Dans sa préface, Racine écrit :
- 15 J. Racine, Mithridate, dans Id., Œuvres complètes, Théâtre – Poésie, éd. G. Forestier, Paris, Galli (...)
J’ai choisi Monime entre les femmes que Mithridate a aimées. Il paraît que c’est celle de toutes qui a été la plus vertueuse, et qu’il a aimée le plus tendrement. Plutarque semble avoir pris plaisir à décrire le malheur et les sentiments de cette princesse. C’est lui qui m’a donné l’idée de Monime, et c’est en partie sur la peinture qu’il en a faite que j’ai fondé un caractère que je puis dire qui n’a point déplu.15
- 16 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1765, t. I, p. 6.
- 17 J. Tamas, Au NON des femmes : libérer nos classiques du regard masculin, Paris, Seuil, 2023.
8Comme l’héroïne de Racine, celle de Marie-Anne Robert est vertueuse, belle et intelligente. Le premier portrait qu’en fait Céton, qui est le narrateur du roman, est totalement louangeur : « […] dans sa quinzième année, […] elle parut un prodige d’esprit et de beauté ; les grâces et les talents étaient réunis dans sa personne ; il semblait que la prudence eut en elle devancé l’âge ; rien n’échappait à sa pénétration »16. L’hommage de Marie-Anne Robert à une héroïne racinienne est d’autant plus significatif si on l’inscrit dans le cadre du débat d’aujourd’hui. En particulier, Jennifer Tamas déclare qu’il est nécessaire de redécouvrir les personnages féminins des auteurs de l’âge classique, souvent négligées par une partie de la critique de nos jours, même celle qui se dit féministe. Tamas invite à une autre lecture de ces figures littéraires – que le regard masculin a invisibilisées – dont elle souligne l’envergure et l’agentivité17. Ce sont ces caractères que Marie-Anne Robert semble vouloir affirmer et célébrer en choisissant le personnage racinien en tant que modèle de son héroïne : non seulement une jeune fille parée de toutes les qualités et de toutes les vertus, mais également en mesure de prendre en main son destin. Monime, dans la tragédie racinienne, refuse de se marier avec Mithridate et, à la fin de la pièce, est libre de s’enfuir avec l’homme qu’elle aime : elle n’est pas une victime de son sort, mais une femme qui sait maîtriser son consentement. De même, Marie-Anne Robert conçoit une héroïne consciente de ses capacités, souhaitant apprendre et former son jugement de manière équilibrée et qui, comme il en sera question à la fin de cette contribution, se révèle à même d’instaurer un nouvel ordre social et politique.
- 18 L. Jaucourt, « Génie », dans Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des mé (...)
- 19 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1765, t. I, p. 13.
9Selon un topos féerique, Céton s’égare et se trouve à la tombée de la nuit dans une allée sombre, qui le conduit à un vieux château : le pont-levis en est baissé et là, il rencontre un génie, Zachiel. Le génie est un esprit que, dans l’Antiquité, « l’on croyait présider à la naissance des hommes, les accompagner dans le cours de leur vie, veiller sur leur conduite, et être commis à leur garde jusqu’à leur mort »18. Zachiel informe Céton que lui et Monime sont en danger et qu’ils doivent impérativement se rendre le lendemain dans ce même château mystérieux, qui paraît être dans la droite ligne des lieux distinctifs du roman gothique naissant. Malgré les apparences, il s’agit d’un lieu sûr : « si abandonné et si désert qu’il vous paraisse, [il] est néanmoins le seul lieu de toute l’Angleterre où vous soyez sûr de trouver du secours et de la protection »19.
- 20 Il est intéressant de signaler que le nom « Mentor » apparaît dans le Dictionnaire de l’Académie fr (...)
10C’est le début d’un voyage à deux, des jeunes adolescents Céton et Monime, accompagnés par le génie – le nouveau Mentor20 –, qui, au moyen de la magie, parvient à les transporter dans les cieux des sept planètes alors connues : la Lune – à l’époque on la considérait comme une planète –, Mercure, Vénus, Mars, le Soleil, Jupiter, Saturne. Dans la plupart des corps célestes domine un vice répandu sur la Terre – la coquetterie et la frivolité sur la Lune, l’avarice sur Mercure, le penchant pour l’amour-passion sur Vénus, la violence et la destruction d’autrui sur Mars, l’orgueil et la vanité sur Jupiter –, alors que Saturne et le Soleil se font jour comme deux mondes utopiques. Le premier est atemporel et correspond à l’âge d’or, le second est habité par les savants de toutes sciences, de tous genres et de toutes époques, qui se réunissent dans une société réalisant l’idéal des Lumières.
L’éducation de Monime entre tradition et innovation
- 21 Ibid., p. 27-28.
11Le passage d’un corps céleste à l’autre ponctue le processus de formation aussi bien de Monime que de Céton. En effet, avant le départ pour la Lune, le génie affirme qu’il a de « grands desseins » pour tous les deux, et il insiste tout particulièrement sur les dispositions de la jeune fille, qui est « faite pour goûter les discours les plus élevés », et qui a « cet esprit d’ordre, de bon sens et cette vivacité qui sont les marques d’un génie droit et fait pour recevoir les meilleures instructions »21.
12Tout au long de son voyage, Monime manifeste constamment son intelligence, sa curiosité, son désir d’apprendre. Son instruction passe par des modalités différentes : les « leçons » du génie, qui ne se bornent pas à lui proposer des principes et une morale, répondent aux règles de la conversation, au sein de laquelle les questions de Monime sont toujours écoutées et ses opinions mises en valeur ; la rencontre avec les habitants des autres mondes qui souvent lui racontent l’histoire de leur vie ; l’expérience directe, sans l’intermédiaire d’une explication préalable. Il s’agit d’une instruction qui relève de la tradition littéraire : nous nous limitons à citer, pour les conversations-apprentissages, Les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, qui ont souvent été mis en relation avec les Voyages de Milord Céton ; les exemples de vies qui, de La Princesse de Clèves à La Vie de Marianne, rythment les romans à partir de la fin du XVIIe siècle, et les expériences initiatiques au cœur des contes de fées. Et en effet, pour ce dernier genre d’enseignement, Zachiel se sert de la magie : il transforme Monime en nymphe, afin qu’elle puisse faire directement l’expérience des effets du monde de Vénus, où les femmes dominent et où la force la plus puissante est la passion amoureuse.
- 22 En ce qui concerne l’application de la méthode newtonienne à l’apprentissage, voir M. Baridon, « Le (...)
13Toutefois, en dehors d’un contexte féérique, l’expérience directe est aussi celle qui préside la nouvelle méthode scientifique inaugurée par Newton, que Marie-Anne Robert exalte dans les Voyages. Dans la science newtonienne, les données empiriques et l’observation s’avèrent centrales et envisagent une approche concrète et sensible. De même que le sensualisme de Locke, dont les travaux coïncident avec ceux de Newton, cette nouvelle science postule une méthode selon laquelle la connaissance, qui progresse graduellement avec l’âge et l’expérience, est rendue possible grâce aux sollicitations que les organes sensoriels, en particulier la vue et le toucher, reçoivent du monde extérieur22.
Monime et la querelle des femmes
- 23 La SIÉFAR (Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien Régime), fondée en 2000, a co (...)
- 24 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1765, t. I, p. 47.
14L’apprentissage de Monime se réclame de la querelle des femmes et tout particulièrement de l’égalité entre hommes et femmes, que les partisans de la prétendue infériorité naturelle de la femme récusent. D’après eux, la nature des femmes les empêcherait d’accéder à la même éducation que l’on accorde aux hommes et, cette même nature, si elle est mal sollicitée, pourrait les conduire à développer des attitudes vicieuses (entre autres, bien sûr, la lecture des romans)23. L’affirmation de l’égalité entre les genres est réitérée à maintes reprises tout au long du roman : en se réclamant d’un rationalisme féminin d’inspiration cartésienne, Monime affirme que « l’âme n’a point de sexe ». Ce ne sont que les corps, « les étuis mâles et femelles »24, distribués selon un partage équitable, qui différencient les uns des autres.
15Le nouveau Mentor Zéchiel ne cesse d’affirmer que Monime est digne de l’éducation qui lui est réservée – et qui ne diffère en rien de celle offerte à Céton –, et la jeune fille, avant de s’engager dans ses voyages, donne son consentement au génie et lui exprime sa volonté de suivre l’apprentissage proposé. À cet égard, Marie-Anne Robert touche un autre élément crucial de la querelle des femmes. Effectivement, si ceux qui ont la position la plus ouverte envers l’éducation féminine acceptent que les femmes accèdent à certains savoirs – comme la littérature, les langues anciennes, l’histoire, les arts, l’arithmétique, juste ce qu’il faut pour la vie de tous les jours – il n’est pas courant que les sciences formelles et de la nature fassent partie des disciplines « pour les femmes ».
- 25 Christine de Pizan, La Cité des Dames, tr. É. Hicks et T. Moreau, Paris, Stock, 2000, p. 91.
16Il est notoire qu’à partir du XVIIe siècle la question de l’éducation et de l’accès des femmes au savoir se trouve au cœur de la querelle des femmes. L’une des rares voix à cet égard est celle de François Poullain de La Barre, De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugez (1673) et De l’éducation des dames pour la conduite de l’esprit dans les sciences et dans les mœurs (1679). La dispute de l’époque reprend un célèbre passage de La Cité des dames (1404) de Christine de Pizan que les partisans de l’égalité des femmes continuent de citer au fil des siècles : « Si c’était la coutume d’envoyer les petites filles à l’école et de leur enseigner méthodiquement les sciences, comme on le fait pour les garçons, elles apprendraient et comprendraient les difficultés de tous les arts et de toutes les sciences tout aussi bien qu’eux »25.
- 26 Voir, à cet égard, L. Timmermans, L’Accès des femmes à la culture (1598-1715), Paris, Honoré Champi (...)
17D’ailleurs, à l’époque où Marie-Anne Robert écrit, l’accès des femmes aux sciences est encore peu aisé et ce n’est qu’après la seconde moitié du siècle que commencent à s’ouvrir des cours publics et privés pour les femmes de la haute société26. Quant aux ouvrages imprimés, si l’on exclut la vulgarisation pour les dames du déjà cité Fontenelle et d’Algarotti en Italie, Il newtonianesimo per le dame (1737), ce ne sera que quelques années plus tard que paraîtront des textes scientifiques destinés à un lectorat féminin, notamment Les Lettres écrites à une princesse d’Allemagne sur différents sujets de physique et de philosophie (1768-1772) de Léonard Euler et l’Astronomie des dames (1786) de Jérôme Lalande.
18Or, les sciences, telles que les mathématiques, la physique, l’astronomie rentrent à plein titre dans l’instruction proposée à Monime ; le personnage commente de la sorte son séjour dans le monde idéal du Soleil, où les femmes ont accès, comme elle, à toutes les sciences :
- 27 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1766, t. V, p. 109-110.
Je ne sais par quelle fatalité on interdit aux femmes dans les autres mondes les connaissances exactes et approfondies de toutes les sciences ; on ne peut jamais leur faire une injure plus marquée et dont les suites leur deviennent plus funestes ; car il est certain que ce n’est que l’ignorance dans laquelle on les élève qui occasionne leurs faiblesses, leurs superstitions et tous leurs égarements27.
- 28 Ibid., t. VII, p. 161.
- 29 Ibid., p. 162.
- 30 À propos de l’éducation féminine dans les œuvres de Marie-Anne Robert en tant que principe d’une no (...)
19La formation de Monime envisage également l’art du bon gouvernement ; le but de cet apprentissage se révèle dans la dernière partie du roman : Monime n’est pas la sœur de Céton et, de plus, elle est une princesse prédestinée à la couronne de Géorgie. Un tyran ayant assassiné le grand-père de Monime et contraint son père à l’exil s’est emparé du royaume cinquante ans auparavant, et la jeune princesse est appelée à sortir son peuple de l’esclavage. Quand Zachiel annonce cette circonstance à Céton, il lui apprend également que Monime a été initiée à cette vérité avant de commencer ses voyages, « dès son entrée dans le château des génies »28. Monime se révèle une sorte de nouveau Télémaque au féminin : l’idée qui se trouve à la base des Voyages, dévoilée par l’auteure seulement dans le dénouement, est que Monime et non Céton, est la disciple instruite par Zachiel. En effet, elle voyage à la découverte du destin que son père lui a légué : devenir la reine de son État, la Géorgie, et apprendre à bien gouverner. Les parcours d’apprentissage et de formation sont conçus pour la princesse : cela crée un renversement au féminin de la narration proposée par Fénelon. Si elle a décidé de cacher sa naissance à Céton, c’était pour éviter que « [son] cœur soit partagé entre l’amour et l’ambition »29 et essayer la pureté de ses sentiments. Monime choisit donc Céton comme époux en vertu des qualités dont il a fait preuve et elle se résout à partager sa couronne avec lui. Marie-Anne Robert réserve à son personnage féminin un autre domaine normalement interdit aux femmes, à savoir une éducation qui aspire à la politique et à l’exercice du pouvoir30.
Une utopie subversive ?
20En puisant dans la tradition des romanciers du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, notamment Cyrano de Bergerac – dont Marie-Anne Robert reprend des extraits entiers –, Fénelon, Fontenelle, Swift et Marivaux, elle propose un roman de formation féminisé qui aboutit à une perspective utopique d’un monde où se réalise l’équilibre entre les deux sexes. Les voyages à la découverte d’autres mondes sont l’emblème du parcours vers la connaissance et la sagesse, comme Zachiel le rappelle en clôture :
- 31 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1766, t. VII, p. 202-203.
Les voyages que je vous ai fait entreprendre ont dû éclairer votre esprit […]. Vous n’ignorez pas, mes chers enfants, poursuivit le génie, que je ne vous ai fait entreprendre de si longs voyages que pour vous mettre en état de distinguer avec jugement et solidité le bon d’avec le mauvais, le vrai d’avec le faux, afin que vous puissiez discerner le meilleur parti pour vous y attacher inviolablement.31
- 32 Ibid., p. 258.
21Et il continue en exhortant le couple d’époux à consacrer une partie de leurs journées à l’étude, afin d’être des princes sages : « tâchez de vous rendre savants dans tous les arts, en réfléchissant sur l’utilité que vous pourrez en tirer »32.
- 33 Ibid., t. V, p. 161-162.
- 34 Sur la position de Marie-Anne Robert par rapport aux thèses rousseauistes sur l’éducation, nous nou (...)
22Par l’éducation qu’il prône et par rapport à l’époque de sa publication, peut-on considérer les Voyages de Milord Céton comme un roman anti-rousseauiste ? Marie-Anne Robert est très prudente vis-à-vis de ses contemporains : elle a subi les attaques violentes de Fréron et de Grimm et ne se sent à son aise que lorsqu’elle se confronte à la tradition qui l’a précédée. Et toutefois, il est possible de trouver une allusion assez nette au sein de ce roman. Au palais des savants, le « fameux Rousseau » est le poète et dramaturge Jean-Baptiste, alors que Voltaire est évoqué comme « un savant de notre monde, que Zachiel nous assura être un des plus grands génies de son siècle »33. Un positionnement clair dans la dispute entre Voltaire et Rousseau, de même qu’une prise de distance par rapport au philosophe genevois qui, dans son Émile, avait prescrit une éducation pour les jeunes filles aux antipodes de celle que défend Marie-Anne Robert34.
23Le parcours de formation de Monime, loin d’être socialement subversif – elle est une princesse qui réalise cependant son ascension sociale – est emblématique, car la jeune fille revendique le droit féminin à une éducation soignée dans tous les domaines. Cela peut être considérée comme un signe avant-coureur d’un nouvel ordre social et d’une modernité littéraire que d’autres femmes auteures développeront au cours des siècles suivants. Les Voyages de Milord Céton jouent avec la souplesse des genres romanesques du XVIIIe siècle : roman de formation, d’éducation, d’apprentissage, roman initiatique, ils sont également le récit d’un voyage imaginaire qui débouche vers l’utopie.
24La formation féminine, telle que Marie-Anne Robert la conçoit, ne peut se réaliser que dans un voyage utopique, au pays de nulle part.
Notes
1 Pour se limiter à l’espace français et francophone, citons F. Bancaud-Maenen, Le Roman de formation au xviiie siècle en Europe, Paris, Nathan-Université, 1998 ; A. Montandon, Le Roman au XVIIIe siècle en Europe, Paris, Presses universitaires de France, 1999 ; P. Chardin (dir.), Roman de formation, roman d’éducation dans la littérature française et dans les littératures étrangères, Paris, Kimé, 2007 ; de même que la réception de l’ouvrage de Franco Moretti, Il romanzo di formazione (Turin, 1999), traduit en français vingt ans plus tard : F. Moretti, Le Roman de formation, Paris, CNRS, 2019.
2 D. Mortier, « Roman d’éducation », dans B. Didier (dir.), Dictionnaire universel des littératures, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 1067.
3 G. Lukács, La Théorie du roman [1920], Paris, Denoël-Gonthier, 1970, p. 85.
4 B. Didier, Senancour romancier. Oberman, Aldomen, Isabelle, Paris, SEDES, 1985, p. 122.
5 Ibidem.
6 É. Leborgne, « Présentation », dans P. Marivaux, Le Paysan parvenu, Paris, GF Flammarion, 2010, p. 8-9.
7 E. Harth, Cartesian Women. Versions and Subversions of Rational Discourse in the Old Regime, Ithaca-London, Cornell University Press, 1992, p. 152.
8 Étant donné que la tradition littéraire, ainsi que la base de données de référence de la Bibliothèque National Française (consulté le 09/08/2023, URL : https://data.bnf.fr/12462179/marie-anne_robert/) n’identifient l’auteure que par son nom d’épouse, nous avons adopté cette convention le long de l’article, non sans quelques réticences. À propos de la vie et des œuvres de l’auteure, voir L. Vanoflen, « Robert, Marie Anne de Roumier », dans H. Krief et V. André (dir.), Dictionnaire des femmes des Lumières, Paris, Honoré Champion, 2015, t. II, p. 995-997.
9 M.-A. Robert, La Paysanne philosophe, ou les Aventures de Madame la Comtesse de ***, Amsterdam, Les Libraires associés, 1761 ; Ead., La Voix de la nature, ou les Aventures de Madame la Marquise de ***, Amsterdam [i.e. Paris, Gabriel Valleyre], 1763 ; Ead., Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, ou le Nouveau Mentor, La Haye-Paris, chez tous les libraires (et Despilly), 1765-1766 ; Ead., Nicole de Beauvais, La Haye-Paris, Desaint, 1767 ; Ead., Les Ondins, conte moral, Londres-Paris, Delalain, 1768. Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, ou le Nouveau Mentor et Les Ondins ont été repris dans la collection Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques de Charles-Georges-Thomas Garnier, Amsterdam et Paris, rue et Hotel Serpente, 1787-1799 : Voyages de Milord Céton dans les tomes XVII et XVIII publiés en 1787 et Les Ondins dans le tome XXXIV, publié en 1788.
10 M.-A. Robert, La Paysanne philosophe, cit., p. 3.
11 J. de La Porte, Histoire littéraire des femmes françaises, Paris, Lacombe, 1769, t. V, p. 79-105.
12 Les études consacrées à cette auteure sont si peu nombreuses qu’il est possible de les détailler. À propos de l’apport de Marie-Anne Robert au discours rationnel de l’Ancien Régime, selon une perspective reliant l’histoire des idées, l’histoire culturelle et les études de genre, voir E. Harth, op. cit. En ce qui concerne la tradition littéraire du XVIIe siècle en tant que source d’inspiration de Marie-Anne Robert et tout particulièrement de son premier roman La Paysanne philosophe, voir S. Genieys, « Marie-Anne de Roumier Robert lectrice des romancières du dix-septième siècle », dans I. Brouard-Arends (dir.), Lectrices d’Ancien Régime, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 266-272. Les Voyages de Milord Céton rentrent dans le corpus des romans utopiques et antiutopiques étudiés par C. Braga, Pour une morphologie du genre utopique, Paris, Classiques Garnier, 2018. Quant à une analyse des Voyages de Milord Céton à la lumière de la littérature scientifique et utopique des XVIIIe-XIXe siècles et de la problématique de l’éducation féminine en relation avec la querelle des femmes, voir F. Pagani, « Marie-Anne Robert. Voyage aux planètes des femmes », dans Elephant&Castle. Laboratorio dell’immaginario, 24, 2020, p. 4-21 (consulté le 09/08/2023, URL : https://elephantandcastle.unibg.it/index.php/eac/article/view/251) et H. Krief, « Lumières féminines et liberté de parole : Marie-Anne de Roumier-Robert (1705-1771), voyageuse immobile », dans CRLV / Astrolabe, 2020 (consulté le 09/08/2023, URL : https://crlv.org/articles/lumieres-feminines-liberte-parole-marie-anne-roumier-robert-1705-1771-voyageuse-immobile).
13 H. Coulet, « Roman féminin. France / XVIIIe siècle », dans B. Didier (dir.), Dictionnaire universel des littératures, cit., p. 3263.
14 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1765, t. I, p. 6.
15 J. Racine, Mithridate, dans Id., Œuvres complètes, Théâtre – Poésie, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, t. I, p. 689.
16 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1765, t. I, p. 6.
17 J. Tamas, Au NON des femmes : libérer nos classiques du regard masculin, Paris, Seuil, 2023.
18 L. Jaucourt, « Génie », dans Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, 1765, vol. VII, p. 581.
19 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1765, t. I, p. 13.
20 Il est intéressant de signaler que le nom « Mentor » apparaît dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 en tant que « Nom propre qui est devenu appellatif, et qui se dit de celui qui sert de conseil, de guide, et comme de gouverneur à quelqu’un » (Dictionnaire de l’Académie française, quatrième édition, 1762, t. II, p. 123). Le titre du roman de Marie-Anne Robert, cependant, ne se limite pas à ce nouvel emploi en tant qu’appellatif : il s’agit en effet d’une référence explicite au Télémaque de Fénelon : le génie Zachiel est un avatar de Minerve et partage avec la déesse le même but éducatif, à savoir montrer à son disciple les lois et les maximes les plus avantageuses afin de gouverner durablement avec sagesse et gloire et en rendant les peuples heureux.
21 Ibid., p. 27-28.
22 En ce qui concerne l’application de la méthode newtonienne à l’apprentissage, voir M. Baridon, « Les deux grands tournants du siècle des Lumières », dans Dix-huitième siècle, 31, 1999, p. 5-31.
23 La SIÉFAR (Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien Régime), fondée en 2000, a contribué de manière capitale aux recherches sur la querelle des femmes. Nous signalons en particulier les quatre colloques qui se sont déroulés de 2008 à 2011 et qui se sont proposés de revisiter la querelle dans une perspective aussi bien chronologique (du XVe siècle au XIXe siècle) que comparatiste. Le corpus des textes qui ont véhiculé la querelle des femmes, sous la direction d’Éliane Viennot, est disponible sur le site de la société (consulté le 25/02/2023, URL : http://siefar.org/revisiter-la-querelle-des-femmes/le-corpus/), de même qu’une bibliographie élaborée par Eliane Viennot, Catherine Pascal et Rotraud von Kulessa (consultée le 25/02/2023, URL : http://siefar.org/revisiter-la-querelle-des-femmes/bibliographie/).
24 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1765, t. I, p. 47.
25 Christine de Pizan, La Cité des Dames, tr. É. Hicks et T. Moreau, Paris, Stock, 2000, p. 91.
26 Voir, à cet égard, L. Timmermans, L’Accès des femmes à la culture (1598-1715), Paris, Honoré Champion, 1993, récemment réédité par Classiques Garnier (2023) ; A. Gargam, Les Femmes savantes, lettrées et cultivées au siècle des Lumières ou la conquête d’une légitimité 1690-1804, Paris, Honoré Champion, 2013 et Ead., « Place et engagement des femmes dans la République des Sciences au siècle des Lumières. État de la recherche en cours », dans H. Krief, M.-E. Plagnol-Diéval, M. Crogiez Labarthe et É. Flamarion (dir.), Femmes des Lumières. Recherches en arborescences, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 139-152.
27 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1766, t. V, p. 109-110.
28 Ibid., t. VII, p. 161.
29 Ibid., p. 162.
30 À propos de l’éducation féminine dans les œuvres de Marie-Anne Robert en tant que principe d’une nouvelle égalité, nous nous permettons de renvoyer à F. Pagani, art. cit., p. 7-13.
31 M.-A. Robert, Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, cit., 1766, t. VII, p. 202-203.
32 Ibid., p. 258.
33 Ibid., t. V, p. 161-162.
34 Sur la position de Marie-Anne Robert par rapport aux thèses rousseauistes sur l’éducation, nous nous permettons de renvoyer à F. Pagani, art. cit., p. 14.
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Référence électronique
Francesca Pagani, « Les Aventures d’une nouvelle Télémaque », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/10613 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.10613
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