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Le Roman de formation au féminin

Sophie et Julie : Une formation impossible ?

Sophie and Julie : an impossible formation ?
Gianni Iotti

Résumés

L’article établit un parallèle entre les deux « récits de formation » que l’on peut trouver, respectivement, dans l’Émile et dans La Nouvelle Héloïse. Dans le traité pédagogique, Sophie est présentée au lecteur comme un personnage pourvu a priori des caractéristiques sociales et psychologiques que l’auteur a jugées fonctionnelles à la rencontre avec Émile, et l’histoire se termine par la description du bonheur conjugal des deux jeunes gens. En revanche, dans le roman, Julie accomplit un parcours douloureux de sublimation amoureuse et de renonciation qui, par-delà le programme idéologique affiché de l’œuvre, culmine dans la mort de la protagoniste et dans la désolation de tous les autres personnages. À partir de là on constate que, pour ce qui est du thème de la formation, le discours romanesque élabore une vision des choses bien autrement complexe que celle qui est développée par le discours pédagogique : la mort finale de Julie dément la possibilité du parcours de formation d’une femme qui a renoncé à l’amour-passion pour le sublimer en amour familial et social, d’après la thèse de l’Émile. Ce que Rousseau soutient en tant que philosophe, il le désavoue en tant que romancier.

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Texte intégral

  • 1 J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque d (...)
  • 2 Ibid., p. 765.
  • 3 Ibidem.
  • 4 Voir Id., Pygmalion, scène lyrique [1762], dans OCR, t. II [1964], p. 1224-1231.
  • 5 OCR, t. IV, p. 769.

1Bien que Rousseau l’appelle le « roman de la nature humaine »1 – et nous verrons le sens qu’il donne à cette expression –, l’Émile n’est pas un roman. Mais il est intéressant, pour nous, de constater que lorsqu’il est question de Sophie, au cinquième livre, ce traité vire vraiment un peu plus vers le roman. Toutefois nous sommes là aux antipodes du roman de formation tel que nous l’entendons d’ordinaire. Je dirais même qu’il s’agit, à plusieurs égards, d’un antiroman de formation ou, pour mieux dire, d’un roman de formation antimoderne. Et cela car tout ce qui se passe dans l’Émile, dans ce roman qui n’en est pas un, va dans le sens contraire à la construction de l’univers de la narration moderne : un univers où les actions se succèdent sans un dessein apparent et où le lecteur a l’impression d’assister à une histoire qui se déroule sous ses yeux sans un plan préalable. On sait que le roman de formation a à voir avec la mobilité sociale qui connaît un essor formidable entre la Révolution, politique et industrielle, de la fin du XVIIIe siècle et le milieu du siècle suivant. Rousseau, quant à lui, vit à l’époque qui précède immédiatement ce grand essor, mais il en pressent l’avènement et le rejette. Dans l’Émile, qui reprend la forme classique des traités d’éducation et notamment du Télémaque de Fénelon, la réflexion infléchit décidément la narration : tout y est rigoureusement réglé à l’avance d’après une logique téléologique. Sophie est présentée au lecteur non pas comme un personnage qui agit et qui se forme en agissant, mais comme un personnage pourvu a priori des caractéristiques sociales, culturelles, psychologiques et physiques que l’instituteur a jugées fonctionnelles au « bonheur » d’Émile. « Dès longtemps Sophie est trouvée ; peut-être Émile l’a-t-il déjà vue ; mais il ne la reconnaîtra que quand il en sera temps »2. Et si Émile, avant de rencontrer la jeune fille, est laissé libre quelque temps de fréquenter des salons pour pouvoir croiser d’autres femmes, sa recherche est – je cite – une « feinte recherche », rien d’autre qu’« un prétexte pour lui faire connaître les femmes, afin qu’il sente le prix de celle qui lui convient »3. Pensant à un autre ouvrage que Rousseau compose au même moment4, on pourrait assimiler le narrateur-instituteur de l’Émile à un Pygmalion épris de ses personnages-statues, qui décide la manière de les former, ainsi que leurs goûts et leurs valeurs, et qui organise leur rencontre : « Telles sont les réflexions qui m’ont déterminé dans le choix de Sophie. Élève de la nature ainsi qu’Émile, elle est faite pour lui plus qu’aucune autre ; elle sera la femme de l’homme »5.

2Dans la douzième lettre de la première partie de La Nouvelle Héloïse, Saint-Preux expose à Julie un modèle de formation qui consiste en un enrichissement intérieur du sujet opposé au système de relations sociales :

  • 6 Voir OCR, t. II, p. 57. Cela va d’ailleurs dans le sens de la pensée pessimiste des moralistes du X (...)

La science est dans la plupart de ceux qui la cultivent une monnaie dont on fait grand cas, qui cependant n’ajoute au bien-être qu’autant qu’on la communique, et n’est bonne que dans le commerce. Ôtez à nos savants le plaisir de se faire écouter, le savoir ne sera rien pour eux. Ils n’amassent dans le cabinet que pour répandre dans le public ; ils ne veulent être sages qu’aux yeux d’autrui, et ils ne se soucieraient plus de l’étude s’ils n’avaient plus d’admirateurs. Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre usage, ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir.6

  • 7 OCR, t. II, p. 58.

3Au paradigme de l’échange – qui va devenir dominant dans la société industrielle – Rousseau oppose celui de l’autarcie : la formation, pour lui, ne se réalise pas en se mesurant avec les autres dans un contexte de transaction et de rivalité sociale, mais plutôt à travers un processus d’osmose entretenu parmi les membres d’un petit cercle. La rumination, la digestion, la croissance intérieure s’opposent à l’échange, à la vente, à la relation sociale. Pour Rousseau, qui suit en cela saint Augustin, il s’agit de « rentrer en soi-même » et non de se rapporter aux autres. « Si tôt qu’on veut rentrer en soi-même, – lit-on dans la même lettre – chacun sent ce qui est bien, chacun discerne ce qui est beau ; nous n’avons pas besoin qu’on nous apprenne à connaître ni l’un ni l’autre, et l’on ne s’en impose là-dessus qu’autant qu’on s’en veut imposer »7. Ainsi, cet idéal de connaissance aboutit-il à une praxis de la formation, la raison analytique des philosophes dont Rousseau s’est détaché fait place chez lui à une faculté qui la déborde :

  • 8 Ibid., p. 59.

J’ai toujours cru que le bon n’était que le beau mis en action, que l’un tenait intimement à l’autre, et qu’ils avaient tous deux une source commune dans la nature bien ordonnée. […] On s’exerce à voir comme à sentir, ou plutôt une vue exquise n’est qu’un sentiment délicat et fin. […] Combien de choses qu’on n’aperçoit que par sentiment et dont il est impossible de rendre raison ? Combien de ces je-ne-sais-quoi qui reviennent si fréquemment et dont le goût seul décide ? Le goût est en quelque sorte le microscope du jugement. […] Que faut-il donc pour le cultiver ? S’exercer à voir ainsi qu’à sentir, et à juger du beau par inspection comme du bon sentiment.8

  • 9 Voir R. Mauzi (dir.), Précis de littérature française du XVIIIe siècle, Paris, Presses Universitair (...)
  • 10 B. de Negroni, « La bibliothèque d’Émile et de Sophie : la fonction des livres dans la pédagogie de (...)
  • 11 OCR, t. IV, p. 730.

4Michel Delon a écrit que « sur la question féminine Rousseau n’est guère en avance sur son temps, qui assimile la formation de Sophie à un dressage »9. En effet, pour ce qui est de la formation de Sophie, il ne saurait être question de faire naître en elle une identité étrangère à la sphère traditionnelle de la sentimentalité et de la maternité. Au contraire10. Cela dit, plus que la figure d’Émile qui reste trop typisée, la figure de Sophie – disions-nous – se révèle susceptible d’orienter dans une certaine mesure l’écriture vers la forme du roman. Cela pose pour nous un premier problème : pourquoi, lorsqu’il est question de décrire la formation de la femme, l’œuvre tourne-t-elle davantage vers le « romanesque » ? On sait que dans son traité pédagogique Rousseau poursuit le but d’une formation « naturelle » pour des êtres qui vivent dans un monde qui a été irréversiblement corrompu par la civilisation : « Il existe pour toute l’espèce humaine une règle antérieure à l’opinion – lit-on dans l’Émile – C’est à l’inflexible direction de cette règle que se doivent rapporter toutes les autres. […] Cette règle est le sentiment intérieur »11. Cependant, si ce programme s’adapte parfaitement à Émile, dans le cas de Sophie les choses sont à nuancer. La formation de la femme devra concilier le « sentiment » et l’« opinion », c’est-à-dire les raisons de l’intériorité et celles de la socialité.

  • 12 Ibidem.

Le sentiment sans l’opinion ne leur [aux femmes] donnera point cette délicatesse d’âme qui pare les bonnes mœurs de l’honneur du monde, et l’opinion sans le sentiment n’en fera jamais que des femmes fausses et déshonnêtes qui mettent l’apparence à la place de la vertu.12

  • 13 P. Burgelin, note 1 à la p. 730, dans OCR, t. IV, p. 1647.

5Cette réhabilitation de l’opinion à propos de la femme, toute partielle qu’elle est, a de quoi choquer : « En effet il y a contradiction – a-t-on remarqué – à condamner sévèrement l’opinion dans les quatre premiers livres et à la réhabiliter pour les femmes dans le cinquième […] il faut avouer que ce morceau du cinquième livre tend à opposer un Émile tel qu’il doit être à une Sophie telle qu’on peut en rencontrer dans le monde, et on les déclare tous deux également selon la nature »13. Rousseau lui-même s’est rendu compte de cette contradiction et a essayé de tempérer sa thèse – sans trop y réussir.

  • 14 Ibid., p. 747.
  • 15 Ibid., p. 748.
  • 16 Ibidem.
  • 17 Ibid., p. 766.
  • 18 Ibid., p. 748.

6Sophie est appelée à un destin de subalternité féminine : elle doit apprendre « [l]es travaux de son sexe, même ceux dont on ne s’avise point, comme de tailler et coudre des robes »14. En outre « [e]lle s’est appliquée aussi à tous les détails du ménage. Elle entend la cuisine et l’office ; elle sait le prix des denrées, elle en connaît les qualités ; elle sait fort bien tenir les comptes ; elle sert de maître d’hôtel à sa mère »15. Sa fonction consiste essentiellement à perpétuer le rôle de ménagère et de mère : « Faite pour être un jour mère de famille elle-même, en gouvernant la maison paternelle elle apprend à gouverner la sienne ; elle peut suppléer aux fonctions des domestiques et le fait toujours volontiers »16. D’ailleurs on retrouve dans ces pages un poncif bien connu : d’un côté « […] il est dans l’ordre de la nature que la femme obéisse à l’homme » ; de l’autre : « [e]lle doit régner dans la maison comme un ministre dans l’État, en se faisant commander ce qu’elle veut faire »17. Alors que l’homme pourra – et même devra – se conformer aux principes rigides de la raison en risquant d’enfreindre les règles sociales et de s’isoler, la femme reste rivée à une dimension pratique qui implique la logique sociale et même un contact physique avec les choses matérielles. Sophie est sensible et délicate, pourtant il lui faut concilier nécessités pratiques et sensibilité, qualités désagréables des choses et délicatesse : « …elle n’aime pas la cuisine : le détail en a quelque chose qui la dégoûte ; elle n’y trouve jamais assez de propreté. […] Elle n’a jamais voulu de l’inspection du jardin par la même raison. La terre lui paraît malpropre ; sitôt qu’elle voit du fumier, elle croit en sentir l’odeur »18.

  • 19 Montesquieu, « Introduction », dans Id., Œuvres complètes, éd. R. Caillois, Paris, Gallimard, « Bib (...)

7Bref, Sophie est à la fois plus physique et plus sociale qu’Émile. Bien plus que lui, elle sait qu’elle vit sous le regard social et qu’elle doit en tenir compte. Dans sa préface aux Lettres persanes Montesquieu avait écrit : « Je connais une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu’on la regarde »19. À vrai dire c’est là une condition qui nous regarde tous, plus ou moins, hommes et femmes. Cependant, en faisant allusion à une femme et non pas à un homme, l’auteur de l’Esprit des lois semble vouloir souligner combien la femme est surtout consciente – jusqu’aux répercussions les plus négatives – du fait qu’elle est sans cesse l’objet d’un regard social : celui des hommes qui la convoitent, celui des autres femmes qui la jalousent. En adoptant pour son personnage féminin une allure virtuellement plus romanesque, Rousseau ne fait que donner suite à ces prémisses. Dans l’introduction à son édition de l’Émile, Pierre Burgelin commente en ces termes :

  • 20 P. Burgelin, « Introduction à Émile », dans OCR, t. IV, p. CXXIII.

Si la Femme est destinée à être préférée, choisie et, plus généralement, considérée, les regards fixés sur elle commandent son éducation. […] D’où l’importance de tout ce qu’Émile devait ignorer pour lui-même : son physique, son maintien, sa parure. Elle prépare et estime l’effet qu’elle produit, elle vit du jugement porté sur elle, non seulement par ses éducateurs, mais par tout le monde : les femmes, ses rivales, les hommes qu’elle émeut.20

  • 21 Voir P. Valéry, « Le Cimetière marin », dans Id., Œuvres, éd. J. Hytier, Paris, Gallimard, « Biblio (...)

8Alors que chez le garçon – pouvons-nous schématiser – le processus de la formation renvoie à une grammaire rationnelle qui risque d’être artificielle en voulant être trop « naturelle », chez la jeune fille ce processus exige davantage l’allusion à la vie saisie dans la réalité physique des regards, des relations et des gestes sociaux. En général l’anthropologie romanesque, s’ouvrant aux instances de l’imagination, de l’érotique, du sentiment, a donné une contribution importante à la modernité – si l’on entend par là, entre autres, l’adoption d’une raison modulée selon les formes innombrables de ce que Paul Valéry a appelé les « âmes singulières »21. Or, la femme est au centre de ce mouvement de glissement épistémologique qui privilégie l’induction « historique » et ses techniques au lieu de la déduction systématique et abstraite. Ce n’est donc pas un hasard si, dans le cas de Sophie, Rousseau éprouve le besoin de superposer les traits du récit romanesque à ceux de l’essai pédagogique plus qu’il ne le fait dans les premiers livres de son ouvrage.

9Née à la campagne, Sophie est envoyée en ville afin de trouver un fiancé, mais bientôt elle se sent dégoutée par les mœurs de la ville :

  • 22 OCR, t. IV, p. 760.

Sophie ne trouvant point ce qu’elle cherchait et désespérant de le trouver ainsi s’ennuya de la ville. Elle aimait tendrement ses parents, rien ne la dédommageait d’eux, rien n’était propre à les lui faire oublier ; elle retourna les joindre longtemps avant le terme fixé pour son retour.22

10C’est le même parcours que suit Émile, mais raconté avec force détails narratifs et analyses psychologiques particulières. Dans les deux cas la fréquentation des grandes villes ressort à l’expérience de la fatuité, de l’hypocrisie et des effets négatifs de l’amour propre. La civilisation a fait fausse route, il faut revenir à la campagne et à ses qualités rustiques : la simplicité, la probité, la sagesse antique. Il y a là, de la part de Rousseau, un rejet indirect de l’axiologie du roman moderne qui – on le sait – va plutôt dans la direction contraire. Mais il s’agit d’un rejet qui a besoin des formes du roman pour s’exprimer. On retrouve ce paradoxe dans la seconde préface de La Nouvelle Héloïse, où l’auteur retourne l’accusation d’avoir écrit un roman – lui, l’austère philosophe – contre ceux qui ont fait un mauvais usage des romans :

  • 23 OCR, t. II, p. 21-22.

L’on se plaint que les romans troublent les têtes : je le crois bien. En montrant sans cesse à ceux qui les lisent, les prétendus charmes d’un état qui n’est pas le leur, ils les séduisent, ils leur font prendre leur état en dédain, et en faire un échange imaginaire contre celui qu’on leur fait aimer. Voulant être ce qu’on n’est pas, on parvient à se croire autre chose que ce qu’on est, et voilà comment on devient fou. Si les romans n’offraient à leurs lecteurs que des tableaux d’objets qui les environnent, que des devoirs qu’ils peuvent remplir, que des plaisirs de leur condition, les romans ne les rendraient point fous, ils les rendraient sages.23

11Or, cela pose un second problème pour nous concernant les rapports entre éthique et littérature. Ainsi que Rousseau le dit lui-même, s’il a « écrit un roman » c’est parce qu’il a voulu évoquer des figures proches des vertus de la nature, alors que l’humanité corrompue ne conçoit le « roman » que comme une sorte d’évasion, ou comme une fiction qui reproduit ses faiblesses. Et voici que, dans l’Émile, Rousseau défend la même cause en inversant l'argument :

  • 24 OCR, t. IV, p. 777.

Si j’ai dit ce qu’il faut faire, j’ai dit ce que j’ai dû dire, il m’importe fort peu d’avoir écrit un roman. C’est un assez beau roman que celui de la nature humaine. S’il ne se trouve que dans cet écrit, est-ce ma faute ? Ce devrait être l’histoire de mon espèce : vous qui la dépravez, c’est vous qui faites un roman de mon livre.24

  • 25 Voir B. de Negroni, art. cit., p. 387 : le genre du roman, grâce au « processus d’identification » (...)
  • 26 OCR, t. III [1964], p. 132.

12L’univers romanesque qu’il peint paraît-il improbable et trop empreint d’idéal ? La faute – nous dit l’auteur de l’Émile – n’est pas à lui : elle revient aux hommes qui se sont détournés de la nature et qui ne savent plus renouer avec leur essence vertueuse. Quant à l’écrivain, loin de s’aplatir sur la réalité défigurée par la civilisation, il se doit de suivre le modèle de la nature, et, ce faisant, il écrira le seul roman qui vaille la peine d’être écrit25. On retrouve là la démarche habituelle de Rousseau : « Commençons donc par écarter les faits, car ils ne touchent pas à la question », lit-on au début du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes26. Il s’agit d’une position paradoxale et polémique, mais c’est sans doute le message le plus important que Rousseau a voulu nous confier – un message, certes difficile à comprendre, et qui paraît même irrecevable dans le contexte de notre culture actuelle.

  • 27 J.-J. Rousseau, Les Confessions, livre IX, dans OCR, t. I [1959], p. 407 : « Tout ce qu’il y a de h (...)
  • 28 Voir OCR, t. IV, p. 881-924.
  • 29 É. de Fontenay, art. cit., p. 1793 : « le bon naturel de Sophie et l’éducation étroitement finalisé (...)

13Cela dit, si l’on veut essayer de creuser plus en profondeur le sens du roman de formation au féminin chez Rousseau, un parallèle s’impose entre la figure de Sophie de l’Émile et celle de Julie de La Nouvelle Héloïse – ouvrage écrit à peu près dans les mêmes années et dans les mêmes conditions27. Dans ces deux livres Rousseau a ébauché deux récits de formation de la femme qu’on peut tenir pour complémentaires et opposés. Le traité pédagogique indique une solution que le roman met en question, le premier ébauche un projet dont le dernier montre l’échec. Lorsqu’elles se trouvent exposées à l’épreuve de la vie sub specie fabulae dans un véritable roman – pourrait-on dire –, les belles âmes de Rousseau laissent poindre le caractère inévitable d’une condamnation au malheur, et, par conséquent, l’avortement du projet vertueux affiché par le programme idéologique de l’œuvre. Pour s’en rendre compte – avant même d’envisager les termes de la question dans le grand roman par lettres – il suffit de songer au fragment intitulé Émile et Sophie ou Les Solitaires qui constitue une sorte de continuation romanesque (réduite à une ébauche de deux lettres) de l’Émile28. Dans ce morceau étonnant, où la pente destructrice de Rousseau se manifeste peut-être comme nulle part ailleurs, on assiste à la faillite complète du rêve pédagogique exposé dans le traité : le bonheur conjugal des deux jeunes gens vole en éclats, la mort s’insinue dans la vie, l’adultère de Sophie et la dissolution de la famille poussent Émile à quitter l’Europe. L’idéal de la formation naturelle prôné dans l’Émile se révèle irréalisable dans le contexte de la « réalité » fictionnelle de l’univers romanesque29.

  • 30 Voir S. Messina, « Roman et Lumières au tournant du XVIIIe siècle », dans L. Sozzi (dir.), Ragioni (...)

14Quant à Julie, pour en venir à La Nouvelle Héloïse, elle ne sombre pas dans la dégradation conjugale à l’instar de la Sophie des Solitaires, mais sa destinée s’avère également vouée au malheur. Après avoir renoncé à l’amour-passion, l’amante de Saint-Preux emprunte un chemin de sublimation et accomplit apparemment sa formation en devenant épouse et mère. Cependant sa parabole narrative aboutit à la mort – une mort qui, par-delà la solution consolatrice que le roman exhibe, étend ses conséquences à tous les personnages qui l’entourent et démasque le caractère « optatif » de la communauté de Clarens. Voulant faire le portrait d’êtres exceptionnels opposés à la société corrompue, Rousseau invente dans La Nouvelle Héloïse une petite compagnie idéale fondée sur la transparence des cœurs, et il exclut de sa représentation la mécanique de la compétition sociale et amoureuse entre les personnages. Il y a là, de toute évidence, une grande faiblesse du point de vue du réalisme romanesque qui, à l’époque, est en train de s’affirmer. Mais nous avons déjà rappelé les motifs sous-jacents au recours à la fiction de la part de Rousseau : motifs qui vont dans le sens contraire par rapport à l’esthétique réaliste de l’époque et qui n’en expliquent pas moins l’énorme succès du roman. Il reste que, derrière les enjeux philosophiques et moraux de ce livre, la crise du modèle du roman de formation s’annonce. « De La Nouvelle Héloïse (1761) aux Affinités électives (Wahlverwandtschaften, 1809), on voit décliner la crédibilité d’une société harmonieusement accordée aux exigences de l’individu. Le sentiment tend à s’affirmer de plus en plus comme manifestation de la spécificité individuelle, irréductible à toute instance collective »30.

  • 31 P. Burgelin, « Introduction à Émile », dans OCR, t. IV, p. CXXVI.
  • 32 Ibidem.
  • 33 OCR, t. IV, p. 814.
  • 34 J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, partie VI, lettre 8, dans OCR, t. II, p. 693 : « l’imagination (...)
  • 35 J. Starobinski, La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, « Tel », 1971, p. 140 : « La mort (...)
  • 36 Voir ibid., p. 141.

15Surtout à partir de Rousseau, et en partie grâce à lui, l’idée s’impose d’une « authenticité » en tant que valeur suprême du Moi qui coïncide avec une « nature » supposée antérieure aux impératifs aberrants de la civilisation. La culture traditionnelle de l’exemplarité, pourrait-on dire, cède la place à celle de la contingence personnelle. Dans l’Émile comme dans La Nouvelle Héloïse il s’agit de surmonter l’amour-passion (qui n’est pas naturel et qui participe de la corruption sociale) pour atteindre « un amour plus pur, plus exigeant et finalement plus vrai »31. Cependant – a-t-on observé – « où Julie a échoué, Sophie réussit »32. Cela, du moins, si l’on s’en tient au dénouement du traité, puisque dans l’appendice romanesque virtuelle de Émile dont on a parlé la figure morale de Sophie s’effondre aussi et l’idéal de la formation « naturelle » se montre inatteignable. De façon plus générale, le discours romanesque, chez Rousseau, élabore une vision des choses autrement plus complexe que celle que développe son discours pédagogique. Sophie parvient à faire coïncider son idéal de Télémaque avec l’Émile réel qu’elle épousera (sauf à tout abîmer en tant qu’héroïne des Solitaires). Julie, elle, doit renoncer à Saint-Preux et se marier avec Wolmar, c’est-à-dire qu’elle doit fouler aux pieds son désir. Chez elle l’aspiration au bonheur – « [i]l faut être heureux, cher Émile » proclame l’instituteur dans le livre V de Émile33 – assume la forme d’une métaphysique religieuse (le « pays des chimères »)34 qui l’amène à la mort35. Si cette mort est, d’une part, un hommage obligé à la tradition de la littérature amoureuse (Rousseau avait d’abord songé à faire mourir les deux amants dans la tempête), d’autre part elle infirme cette synthèse de la nature et de la culture que Kant a vu se réaliser dans le bonheur « social » de Clarens36. Dans La Nouvelle Héloïse une vérité finale s’impose qui dépasse le programme éducatif – et qui le nie, en réalité. Mensonge pédagogique et vérité romanesque.

16Autrement dit, la mort de Julie dément la possibilité du parcours de formation d’une femme qui a renoncé à l’amour-passion pour le sublimer en amour familial et social, d’après la thèse de l’Émile. Ce que Rousseau soutient en philosophe, il le désavoue en romancier. En fait, la narration romanesque en dit plus que le programme idéologique qu’elle est censée illustrer : cela est vrai de tout grand ouvrage littéraire, et l’est spécialement de Rousseau. Jean Starobinski affirme :

  • 37 Ibid., p. 142.

La Nouvelle Héloïse est un roman « idéologique ». Mais, pour le bénéfice de l’œuvre, la recherche d’une synthèse morale n’empêche pas un constant glissement dans l’ambivalence passionnelle. […] Ainsi l’attrait de l’échec contrebalance l’aspiration au bonheur, le désir de la punition coexiste avec la volonté de la justification.37

  • 38 Voir D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1939.
  • 39 J. Starobinski, op. cit., p. 148.

17Starobinski, me semble-t-il, touche là à un point essentiel qui tient, à la fois, à la signification de ce roman et à l’essence du discours romanesque en général. Si le projet idéologique prescrit la sublimation heureuse de l’éros en sentiment familial, la vérité romanesque contredit cette issue et, sous les traits du nihilisme de Julie, le texte laisse entrevoir un désaccord irrémédiable entre désir et institution. La parabole de la formation féminine, qui dans l’Émile connaît un dénouement positif, se révèle illusoire dans La Nouvelle Héloïse (tout comme dans le projet de texte intitulé Émile et Sophie ou Les Solitaires). La mort de Julie a tout d’abord une signification religieuse et spiritualiste. Cependant, par-delà cette signification, elle n’est que le revers symbolique de l’union parfaite des amants, selon les formes du mythe pessimiste de l’amour-passion étudié par Denis de Rougemont38 ; c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’elle est la métaphore poignante d’un principe érotique refoulé dont la voix, sans qu’elle soit vraiment prônée par le texte, ne saurait être étouffée. Et les effets néfastes de ce refoulement, comme dans le final d’une tragédie de Racine, se propagent à tous les acteurs de l’histoire racontée. « La mort de Julie – a observé Starobinski – entraîne la destruction de tout le bonheur social qui s’était construit autour d’elle : ses amis lui survivront individuellement, mais la société intime ne survit pas »39.

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Notes

1 J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959-1995, t. IV [1969], p. 777 (dorénavant OCR suivi du numéro du tome).

2 Ibid., p. 765.

3 Ibidem.

4 Voir Id., Pygmalion, scène lyrique [1762], dans OCR, t. II [1964], p. 1224-1231.

5 OCR, t. IV, p. 769.

6 Voir OCR, t. II, p. 57. Cela va d’ailleurs dans le sens de la pensée pessimiste des moralistes du XVIIe siècle. « On parle peu quand la vanité ne fait pas parler », écrit La Rochefoucauld (voir la maxime 137 dans F. de La Rochefoucauld, Maximes, éd. J. Truchet, Paris, Garnier, 1967, p. 36).

7 OCR, t. II, p. 58.

8 Ibid., p. 59.

9 Voir R. Mauzi (dir.), Précis de littérature française du XVIIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 124. Voir également É. de Fontenay, « Pour Émile et par Émile. Sophie ou l’invention du ménage », dans Les Temps modernes, 358, mai 1976, p. 1782 : « [dans l’Émile] la femme est, par constitution, hétéronome ; n’ayant pas en elle-même le principe de la moralité, elle doit être dressée et ne saurait être, comme les hommes, “éclairée” ». D’où ce jugement ironique et cinglant sur l’ouvrage de Rousseau : « l’Émile, ce livre libérateur, se propose donc, en sa cinquième partie, comme une entreprise sans précédent d’enténèbrement, d’enfermement et de mutilation » (ibid., p. 1788).

10 B. de Negroni, « La bibliothèque d’Émile et de Sophie : la fonction des livres dans la pédagogie de Rousseau », dans Dix-huitième siècle, 19, 1987, p. 379-390, p. 384 : « contrairement à Émile, Sophie n’est pas éduquée par la seule loi de la nécessité : elle doit apprendre très tôt à se soumettre et à montrer en toutes circonstances une parfaite égalité d’humeur. Obéir à son destin : toute son éducation doit lui apprendre à l’accepter ».

11 OCR, t. IV, p. 730.

12 Ibidem.

13 P. Burgelin, note 1 à la p. 730, dans OCR, t. IV, p. 1647.

14 Ibid., p. 747.

15 Ibid., p. 748.

16 Ibidem.

17 Ibid., p. 766.

18 Ibid., p. 748.

19 Montesquieu, « Introduction », dans Id., Œuvres complètes, éd. R. Caillois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1949-1951, t. I, p. 1295.

20 P. Burgelin, « Introduction à Émile », dans OCR, t. IV, p. CXXIII.

21 Voir P. Valéry, « Le Cimetière marin », dans Id., Œuvres, éd. J. Hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957-1960, t. I, p. 150.

22 OCR, t. IV, p. 760.

23 OCR, t. II, p. 21-22.

24 OCR, t. IV, p. 777.

25 Voir B. de Negroni, art. cit., p. 387 : le genre du roman, grâce au « processus d’identification » qu’il implique, « offre des modèles et transforme des spectateurs passifs en hommes d’action » : voilà qui explique le choix pédagogique du précepteur pour ce qui est des livres que l’enfant doit lire.

26 OCR, t. III [1964], p. 132.

27 J.-J. Rousseau, Les Confessions, livre IX, dans OCR, t. I [1959], p. 407 : « Tout ce qu’il y a de hardi dans Le Contrat social était auparavant dans le Discours sur l’inégalité ; tout ce qu’il y a de hardi dans l’Émile était auparavant dans la Julie ».

28 Voir OCR, t. IV, p. 881-924.

29 É. de Fontenay, art. cit., p. 1793 : « le bon naturel de Sophie et l’éducation étroitement finalisée qu’on lui a infligée, n’auront donc pas résisté à l’épreuve de la mort et à celle de Paris. Le seul fait d’habiter dans la “capitale” peut dévergonder une femme élevée loin de la ville et de ses mœurs ».

30 Voir S. Messina, « Roman et Lumières au tournant du XVIIIe siècle », dans L. Sozzi (dir.), Ragioni dell’anti-illuminismo, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1992, p. 221.

31 P. Burgelin, « Introduction à Émile », dans OCR, t. IV, p. CXXVI.

32 Ibidem.

33 OCR, t. IV, p. 814.

34 J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, partie VI, lettre 8, dans OCR, t. II, p. 693 : « l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, que hors l’Être existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas ». Cfr. Id., Émile ou de l’éducation, livre V, dans OCR, t. IV, p. 821 : « l’imagination qui pare ce qu’on désire l’abandonne dans la possession. Hors le seul Être existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas ». Sur ce parallèle voir Ch. Martin, La philosophie des amants. Essai sur Julie ou La Nouvelle Héloïse, Paris, Sorbonne Université Presses, 2021, p. 16-17.

35 J. Starobinski, La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, « Tel », 1971, p. 140 : « La mort de Julie et sa profession de foi ouvrent une perspective “idéologique” fort différente de celle qui semblait avoir trouvé son achèvement dans l’équilibre humain de Clarens. C’est tout l’ordre humain que la mort de Julie remet en cause ».

36 Voir ibid., p. 141.

37 Ibid., p. 142.

38 Voir D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1939.

39 J. Starobinski, op. cit., p. 148.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gianni Iotti, « Sophie et Julie : Une formation impossible ? »Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/10583 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.10583

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Gianni Iotti

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