Un type de roman genré ?
Résumés
Cette contribution se propose de « genrer » la question du roman de formation, de manière à montrer ce qui distingue dans ce domaine les œuvres écrites par des hommes de celles écrites par les femmes. À partir de quelques exemples, elle tente de synthétiser une question dont, en attendant des recherches plus systématiques, il n’est possible ici que de dessiner quelques lignes de force.
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Mots-clés :
histoire littéraire, femmes auteurs, roman de formation, Graffigny (Françoise de), Sand (George)Plan
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En guise de propos liminaire
1On trouvera ici, sur le mode du survol, quelques observations relatives à la question du roman de formation et à son caractère « genré ». Un tel sujet attend des recherches plus systématiques que celles qui font l’objet des pages qui vont suivre. Si le balisage proposé est très incomplet, si le tableau dressé manque de références plus nombreuses, d’exemples plus significatifs, on voudra bien l’imputer au fait, récurrent, que les interrogations « genrées » sur l’histoire littéraire, ses courants, ses genres et sous-genres, ses acteurs et actrices sont encore relativement neuves. Les repères proposés rappelleront aussi combien les synthèses demeurent sensiblement plus difficiles à établir, en particulier pour qui s’aventure dans des domaines peu explorés, que ne le sont des analyses ponctuelles sur telle ou telle œuvre.
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- 1 Pour rappel, on désigne ainsi la construction socio-historique qui, distincte de l’identité biologi (...)
2Observons pour commencer que traiter du roman de formation au féminin conjugue deux questions : une question d’ordre formel et une question supposant une distinction de « genre »1, que sous-tend l’idée d’une différence possible entre un roman de formation au masculin et un roman de formation au féminin.
- 2 F. Héritier, Masculin/Féminin. La Pensée de la différence, Paris, Seuil, 1994, p. 24.
- 3 Sur ces mécanismes, voir mon introduction à M. Reid (dir.), Femmes et littérature. Une histoire cul (...)
- 4 Sur ce point, voir A. Paliyenko, Envie de génie. La contribution des femmes à l’histoire de la poés (...)
3Tenons pour acquis que le champ littéraire – ici français – est structuré en profondeur, habité, nourri d’une différence liée au sexe des auteurs et autrices, différence qui se fait entendre tout au long de son histoire, avec des inflexions diverses selon les époques. À cette différence est directement liée la question de la valeur, cette « valence différentielle des sexes » dont parle Françoise Héritier2, qui a pour effet de classer, de hiérarchiser les œuvres comme les auteurs et autrices, d’en marginaliser certaines, voire de travailler à les faire oublier en tout ou partie3. Dans cette perspective, on ne saurait reconduire l’idée, étonnamment résistante malgré toutes les preuves du contraire, selon laquelle le sexe de l’auteur ou de l’autrice n’importerait pas, que le talent, le « génie », la valeur en ferait oublier la pertinence, la neutraliserait en quelque sorte4. Faut-il le rappeler ? Balzac est un homme au même titre que Sand est une femme. Si cette différence d’ordre sexuel vaut pour la deuxième, elle vaut aussi pour le premier, soutenu par une homosocialité masculine particulièrement active et efficace en littérature à son époque, et dont Sand fera les frais de multiples manières. Les conséquences de leur identité sexuée sur leur place dans l’institution et la vie littéraires, comme sur leur œuvre, ne doivent pas cesser d’être interrogées ; l’habitude, tenace, demeurant de faire de l’appartenance sexuée une donnée évidente quand il s’agit d’une femme (ce qui conduit volontiers à les considérer ensemble, comme si leur sexe suffisait à définir des positions, des œuvres et des thématiques communes), mais non l’inverse, à croire que les auteurs masculins, bien plus nombreux en littérature (française), tous genres et toutes époques confondues, que les autrices, échappent à cette sexuation et à la hiérarchie qu’elle installe d’emblée.
Un type de roman masculin
4Ceci énoncé, deux ensembles d’observations s’imposent : les premières portent sur la définition du roman de formation et sur son caractère genré (on ne fera ici que la rappeler) ; les secondes tentent de montrer ce qui distingue les œuvres d’hommes et de femmes dans ce domaine. Il s’agit ici de simples repères offerts à la réflexion : à l’évidence, ils appellent le complément, la nuance, voire la contestation, et plus encore la constitution d’un véritable corpus pour en juger.
- 5 C’est le temps de publication d’une série de traductions d’ouvrages de Georg Lukács : Id., Goethe e (...)
5Le roman de formation a connu une belle réception critique tout au long du XXe siècle, quand on ne se souciait guère de « genre », et de sexuation du champ littéraire moins encore. Les publications à ce sujet sont très nombreuses ; elles couvrent un large spectre qui, pour son volet français, va de propos synthétiques tenus à l’intention de l’enseignement secondaire aux propos érudits, dont ceux du penseur et sociologue marxiste Georg Lukács dans sa Théorie du roman (1916) dont la plupart des théoriciens français se nourriront – j’observe pour ma part, d’entrée de jeu, que, malgré les définitions multiples qui ont été tentées, le choix d’œuvres appartenant ou pas à cette catégorie ne semble pas aisé, en dehors de quelques grandes fictions à partir desquelles cette catégorie est imaginée. On notera également que l’intérêt critique pour cette sous-catégorie romanesque relève d’interrogations formelles surgies dès la fin de la Première Guerre mondiale ; la « théorie », en particulier dans ses inflexions marxistes, y est revenue à partir des années 19505.
6Si l’on tente de dégager quelques lignes de force dans la masse d’informations disponibles, on arrive à peu près à ceci, que je me permets de rappeler ici sans le moindre souci d’originalité. Le roman de formation, dit-on, apparaît au XVIIIe siècle en Allemagne, qui aurait inventé le fameux Bildungsroman (d’autres noms lui sont également donnés). L’Angleterre s’en inspire pour le Conduct Novel ; la France pour ce qu’on appelle indifféremment, semble-t-il, le roman d’apprentissage, d’éducation ou de formation. À l’extrême fin du XVIIe siècle, l’Espagne avait fourni le modèle du roman picaresque ; celui-ci s’apparente en partie, sans doute, au roman de formation, et trouve en France une sorte d’ancêtre dans Les Aventures de Télémaque (1699) de Fénelon. Certains auteurs, tel Marivaux par exemple, paraissent s’être inspirés de ces deux modèles, comme l’ont été, au siècle suivant, Ippolito Nievo, et ses Confessioni di un Italiano, Giuseppe Verga avec I Malavoglia, voire Carlo Collodi, père du célèbre Pinocchio : ce sont pour le moins les romans les plus fréquemment nommés quand on consulte, à l’entrée « romanzo di formazione », les informations disponibles en ligne. C’est assez dire combien les limites de cette catégorie semblent difficiles à établir.
- 6 Pour une synthèse des définitions existantes, voir par exemple A. Montandon, « Roman de formation » (...)
- 7 G. Lukács, La Théorie du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1998, p. 88-89.
7Les définitions existantes se résument sans surprise à quelques traits essentiels : le personnage se forme et mûrit en contact avec le monde et par les expériences qu’il y vit6. Quelques précisions accompagnent généralement ces définitions : elles sont d’ordre spatial (en principe on ne se forme pas en ne quittant pas sa chambre), d’ordre temporel (le héros est jeune, il se forme pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies), d’ordre narratologique (il lui arrive une succession d’heurts et malheurs de natures diverses jusqu’à ce que sa formation soit considérée comme terminée), d’ordre psychologique et moral enfin (il ne s’agit pas seulement de s’instruire du seul point de vue intellectuel). Certaines analogies possibles avec d’autres genres littéraires, la biographie ou l’autobiographie, sont également signalées par la critique. La leçon de ce type de roman, comprend-on, est avant tout existentielle : si le roman, et Lukács y insiste, fait état de « l’assimilation d’influences extérieures » mais dans le but de « l’épanouissement de dispositions personnelles »7, le lecteur, autrement que la lectrice assurément, peut y trouver toutes sortes d’enseignements profitables, ne serait-ce que pour lui mettre sous les yeux des situations qu’il ou elle est peu susceptible de connaître mais qui participeront à sa formation, entendue au sens le plus large.
8Le roman de formation est un roman d’ouverture au monde et aux multiples enseignements qu’il réserve ; il permet un réel enrichissement intérieur et une meilleure connaissance de soi ; il conduit in fine à une forme de maturité, d’équilibre intellectuel et moral acquis par la rencontre des mille et une surprises attachées aux ressources sans fin du réel, et ce dans une appréhension « encyclopédique » du monde. Ce n’est évidemment pas un hasard s’il naît, dans divers pays d’Europe, au XVIIIe siècle (qui invente le sujet moderne et proclame l’intérêt de connaissances de toutes natures) et que, de manière plus étroite (et nationale), ses caractéristiques se trouvent capitalisées au siècle suivant.
- 8 Pour le XIXe siècle, voir la synthèse offerte par M. Perrot dans son article « Sortir », dans G. Du (...)
9À en résumer les traits distinctifs de cette manière toutefois, on comprend à quel point le roman de formation est « genré ». Si ces traits peuvent grosso modo se résumer à deux termes – éducation et monde –, il ne peut à première vue trouver de pendant féminin : au XVIIIe et au XIXe siècles, voire au début du siècle suivant, le féminin est le plus généralement tenu à l’écart de toute formation véritable, limité à la maison et à la chambre, lieux de la vie privée ; il n’est pas invité au voyage, sauf dans des conditions tout à fait exceptionnelles8. À le considérer sous cet angle, il ne paraît pas excessif d’affirmer qu’il n’est guère de type de roman plus masculin que le roman de formation. Seul un jeune homme, libre de ses mouvements, de son corps, de sa tête, riche ou pauvre, peut imaginer de courir le monde et de s’instruire dans sa course, instruction ponctuée par toutes sortes d’expériences, parmi lesquelles des expériences d’ordre sexuel et sentimental. À l’évidence, la chose est sensiblement plus problématique, voire impossible, quand il s’agit d’une jeune fille.
Au féminin (version masculine)
- 9 Voir sur ce point mes observations dans M. Reid, op. cit., t. II. Chacune des six parties constitua (...)
10Pourtant, il existe bien des romans de formation « au féminin ». Ces derniers possèdent des caractéristiques particulières que je voudrais maintenant considérer. Divisons pour ce faire le corpus constitué par les romans de formation selon que leurs héroïnes sont imaginées par un homme ou par une femme. La grande majorité des romans de formation ayant une femme pour personnage principal, sont écrits, il faut le rappeler, par des auteurs masculins. Ceci ne peut surprendre, les auteurs étant, loin devant les femmes, les plus nombreux dans un genre pourtant désigné traditionnellement comme un genre féminin9. Je me permets d’en rappeler les chiffres pour la France, sur le seul mode de l’ordre de grandeur : 90% environ des auteurs de romans sont des hommes au XVIIIe, 80% environ au XIXe siècle ; ils seraient encore 70% environ aujourd’hui.
- 10 Voir C. L. Miller, Impostors. Literary Hoaxes and Cultural Authenticity, Chicago, The University of (...)
- 11 À ce propos, voir notamment D. Zanone, Écrire son temps. Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, P (...)
11Un auteur imagine donc de raconter les années de formation d’une jeune femme au cours desquelles elle mûrit, ainsi que l’entend la définition du genre. Il peut pour ce faire adopter la troisième personne du singulier, ou la première, ce qui encourage davantage à l’identification. Cette substitution d’identité sexuée où un auteur imagine les années d’apprentissage d’une jeune fille et parle, littéralement, en son nom, à sa place, est commune en littérature depuis des siècles et doit évidemment être pensée (elle l’a été pour le Marivaux de La Vie de Marianne, le Diderot de La Religieuse10 ou encore pour le Mirbeau des Mémoires d’une femme de chambre, par exemple). Le procédé s’apparente à une longue tradition de pseudo-mémoires de femmes écrits par des hommes à laquelle il est indispensable de les relier11.
- 12 Le pathos de la « faute », qui se retrouve dans la plupart des romans du temps, qu’ils soient ou no (...)
12Au nom du vraisemblable, on voit les auteurs soucieux de tenir compte de la situation propre aux jeunes filles de leur temps. À l’inverse, et ce dernier choix semble le plus habituel, ils peuvent leur prêter une liberté de mouvement et de pensée dont elles ne disposent pas dans la réalité, pour le moins quand elles sont « honnêtes ». Ce détail permet d’observer que la question de la morale se pose naturellement en d’autres termes selon que l’on est une fille ou un garçon. Mettant son pas dans celui du roman anglais, le roman français du XVIIIe siècle goûte avec un plaisir particulier les (més)aventures de créatures « perdues » ou sur le point de l’être (dès lors, d’autant plus touchantes, souvent12), ce que ne sont pas les héros du roman de formation.
- 13 H. de Balzac, Eugénie Grandet, éd. N. Mozet, dans La Comédie humaine, éd. P.-G. Castex, Paris, Gall (...)
- 14 Ibid., p. 1077.
13Dans le roman de formation écrit par des hommes, le monde de l’héroïne vertueuse est limité à quelques maisons où elle se rend, accompagnée, à quelques couvents où elle séjourne un temps plus ou moins long. La formation, l’éducation ici considérée, est essentiellement sinon exclusivement d’ordre sentimental. Exemplaire à cet égard est, pour autant qu’il puisse entrer dans cette catégorie, Eugénie Grandet de Balzac paru en volume en 1834. « Sentir, aimer, souffrir, se dévouer sera toujours le texte de la vie des femmes » affirme l’auteur, convaincu de la justesse de cet énoncé-programme13. Dans son roman, on s’en souvient, les années de formation de l’héroïne, une jeune tourangelle « naïve et vraie »14, se résument à l’arrivée d’un cousin qui l’éblouit et prétend l’aimer, puis à l’attente de son retour des Indes (celui qui voyage, c’est lui), avant que n’arrive la nouvelle qu’il en a épousé une autre. Les lieux sont limités (Eugénie ne quitte guère la maison de son père que pour se rendre à l’église), les expériences aussi (elles sont ici réduites à un seul baiser).
- 15 L’expression sert de titre à l’un des Contes et nouvelles en vers de La Fontaine (1665-1671) dans l (...)
14Quand les héroïnes sont libres de leurs mouvements, elles relèvent d’une autre catégorie de jeunes personnes. Ces dernières, de Manon Lescaut (1731) de l’abbé Prévost à Justine, ou les Malheurs de la vertu (1791) de Sade, pour autant que l’on demeure ici aussi dans cette catégorie, ont pour unique « formation » des relations sexuelles multiples, plus ou moins consenties. C’est de cette façon, selon une tradition bien établie, que « l’esprit vient aux filles »15.
15Se donnent ainsi à entendre deux positions antagonistes qui déterminent des formations différentes : à la jeune fille honnête, une formation d’ordre sentimental qui la conduira, ou pas, au mariage ; à la jeune fille dévoyée, une formation d’ordre sexuel qui la mènera le plus vraisemblablement à la prostitution et à la mort. On notera par ailleurs que dans tous les cas, les romans de formation écrits par des hommes et ayant des femmes pour héroïnes paraissent avoir surtout pour objectif de constituer celles-ci en objets de désir (vertueux ou non, comme le montrent les romans de Marivaux comme de Diderot), rarement sinon jamais en sujets véritablement autonomes, ainsi que cela s’observe pour les héros. Les héroïnes sont imaginées pour plaire aux hommes (et au lectorat masculin), retrouvant ainsi un ensemble de fantasmes collectivement partagés sur le féminin, son rôle, sa place.
Au féminin (version féminine)
16Deuxième possibilité : c’est une écrivaine cette fois qui imagine un roman de formation ayant une jeune fille pour héroïne (ce qui ne veut pas dire qu’elles ne peuvent pas imaginer des héros, mais ceci m’éloigne du sujet). Deux manières de procéder semblent ici possibles : ou bien l’autrice met son pas dans celui des modèles masculins existants ou bien elle procède résolument autrement.
17Il faut commencer par rappeler le poids des modèles (masculins), à tous égards dominants, sur la production romanesque des femmes (le sujet attend des analyses plus précises et plus systématiques). Il est assurément difficile d’ébranler une tradition de plusieurs siècles, qui compte de prestigieux modèles (dont quelques œuvres de femmes), et de traiter de la même question mais autrement. Beaucoup d’écrivaines, et non des moindres, paraissent reprendre les modèles existants, à ceci près qu’elles se montrent généralement attentives au caractère coercitif et limité d’une « formation » qui ne peut se faire que dans les limites de la vie privée. C’est le cas de certains romans dits sentimentaux de la fin du XVIIIe siècle ou du début du siècle suivant – peut-on placer dans la catégorie des romans de formation certains romans d’Isabelle de Charrière (Trois femmes, 1797), Germaine de Staël (Corinne ou l’Italie, 1807) ou encore de Félicité de Genlis (Les Battuécas, 1816) ? Il faudrait sur ce point aussi affiner l’analyse, et s’interroger sur la pertinence, et la porosité éventuelle, de certaines de ces étiquettes. Soucieuses de rappeler une « condition » en attente de changement, les écrivaines prennent volontiers le roman comme lieu de plainte et de réflexion. Ce décalage avec les romans d’auteurs masculins, sous forme de critique plus ou moins explicite selon les autrices et les romans, mérite d’être souligné, mais attend d’être systématisé.
- 16 Voir M. Reid, op. cit., t. II, p. 166-167.
18Il se trouve néanmoins certaines autrices pour envisager le roman de formation autrement. Elles conçoivent cette fois des héroïnes libres, mais vertueuses (on sait que très peu de femmes écrivent des romans libertins16), qui font précisément ce que font leurs homologues masculins : elles voyagent, observent et réfléchissent, s’instruisent et tirent parti de l’instruction que leur donne l’expérience du monde pour « mûrir ». Quelles sont-elles ?
- 17 F. de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, éd. M. Reid, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2021 (...)
19La première sans doute à concevoir une héroïne de cette sorte est Françoise de Graffigny. Dans son roman de 1747, Lettres d’une Péruvienne, elle imagine le sort d’une très jeune Indienne originaire du Pérou, prise en otage par les Espagnols puis livrée aux Français et qui découvre le pays à la suite d’un long voyage en mer. Graffigny montre comment sa jeune héroïne réussit peu à peu à transformer son infériorité, et sa grande ignorance, en force pour comprendre le monde nouveau qui l’entoure. Elle mûrit, elle change, et décide en fin de roman, non pas d’épouser son protecteur ou de se réfugier dans quelque couvent pour y mourir, mais de rester célibataire et de se livrer tout entière à ce qu’elle appelle « le plaisir d’être »17.
20Le roman épistolaire de la deuxième moitié du XVIIIe siècle fournit d’autres exemples de « formation » associée au voyage ou au déplacement – on en entend l’écho dans certains romans de Marie-Jeanne Riccoboni ou de Félicité de Genlis (voire de Sophie Cottin ?), mais à l’évidence, sur ce point aussi, il faudrait mener une enquête plus systématique, à moins de confondre la catégorie « roman de formation » avec la quasi-totalité des romans du temps.
- 18 Sur les caractéristiques de ce roman exceptionnel, voir la présentation de Nicole Savy dans G. Sand (...)
21Le grand roman de formation au féminin de l’époque romantique est assurément Consuelo (1842-1843), suivi de La Comtesse de Rudolstadt (1843). De son propre aveu, Sand est fascinée par Les Années d’apprentissage de Wilhem Meister (1796) de Goethe, et plus généralement par l’ensemble des ouvrages de l’écrivain allemand sur lequel elle a beaucoup écrit. Mais son héroïne ne se contente pas, loin s’en faut, d’imiter le célèbre Wilhem qui rêvait de devenir compositeur dramatique. Excellente musicienne, Consuelo parcourt l’Europe des Lumières (parce qu’elle est sans doute le cadre par excellence du roman de formation) ; elle porte parfois des vêtements d’homme, ce qui lui assure une vraie liberté de mouvement ; elle voyage dans le but de s’instruire, mais aussi de se constituer, auprès de différentes sociétés franc-maçonnes et dans quelques cours allemandes, tchèques et autrichiennes, une vraie conscience politique et religieuse18. Le roman n’a pas, à ma connaissance, de pendant masculin, aucun roman de formation n’accordant au voyage une telle place. Il n’a pas non plus d’imitateurs ou d’imitatrices.
22Et Rachilde ? Peut-on considérer ses deux romans conçus en pendant, Monsieur Vénus (1884) et Madame Adonis (1885), comme des romans de formation ? Non : il s’agit dans les deux cas, comme dans nombre de ses romans, d’un épisode sentimental particulièrement dramatique. Les romans de Colette paraissent relever de la même catégorie. Le roman de formation au féminin a-t-il été abandonné au début du XXe siècle ? Si on ne veut pas le confondre avec le roman d’aventure ou du voyage, il semble légitime de conclure positivement.
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23Tels sont les quelques éléments d’analyse, sommaires, que je propose ici. Mon propos liminaire rejoint sur ce point ma conclusion : l’enquête doit être poursuivie. On le comprend, il continue d’être difficile de synthétiser des corpus peu ou mal connus (généralement les analyses existantes portent sur une autrice ou une œuvre, ce qui est beaucoup plus simple), et le cas des œuvres de femmes l’illustre tout particulièrement. En saisir la totalité pour en dégager les caractéristiques éventuelles se révèle toujours complexe, et c’est pourquoi on ne saurait assez inviter à la lecture systématique de ces romans, et à leur comparaison avec la production masculine. Combien cette dernière nous apparaît familière, alors que des décennies de critiques, si ce ne sont des siècles, nous ont apporté la preuve de leur intérêt ! De la brève analyse proposée, on retiendra pour le moins cette évidence : tout ce qui, au niveau des mœurs, de la formation, de la mobilité et du voyage sépare les hommes et les femmes se retrouve dans les romans, qu’ils soient réalistes ou non. Un type de roman genré ? Assurément. Le point d’interrogation qui figure dans l’intitulé de mon propos peut disparaître. Le lecteur, la lectrice auront compris pourquoi.
Notes
1 Pour rappel, on désigne ainsi la construction socio-historique qui, distincte de l’identité biologique, établit la distinction entre sujets masculins et féminins (je mets les guillemets à ce terme afin de le distinguer du genre littéraire). Pour une excellente synthèse sur le sujet voir L. Laufer et Fl. Rochefort (dir.), Qu’est-ce que le genre ?, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2014.
2 F. Héritier, Masculin/Féminin. La Pensée de la différence, Paris, Seuil, 1994, p. 24.
3 Sur ces mécanismes, voir mon introduction à M. Reid (dir.), Femmes et littérature. Une histoire culturelle, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2020, t. I, p. 11-18, et chacune des parties de cette synthèse en deux volumes qui revient nécessairement à cette question.
4 Sur ce point, voir A. Paliyenko, Envie de génie. La contribution des femmes à l’histoire de la poésie française (XIXe siècle) [2016], tr. fr. N. G. Albert, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2020, tout particulièrement le chapitre I consacré aux liens tenaces entre génie et sexe masculin (ibid., p. 17-51).
5 C’est le temps de publication d’une série de traductions d’ouvrages de Georg Lukács : Id., Goethe et son époque (1951) ; Id., Le Roman historique (1965) ; Id., Balzac et le réalisme français (1967). Elles auront une influence certaine sur nombre de vues des théoriciens de la littérature, notamment sur les analyses portant sur le réalisme.
6 Pour une synthèse des définitions existantes, voir par exemple A. Montandon, « Roman de formation », dans Chr. Delory-Momberger (dir.), Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Paris, Erès, « Questions de société », 2019, p. 150-153.
7 G. Lukács, La Théorie du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1998, p. 88-89.
8 Pour le XIXe siècle, voir la synthèse offerte par M. Perrot dans son article « Sortir », dans G. Duby et M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident [1997], Paris, Perrin, « Tempus », 2002, p. 575-614 ; repris dans Id., Les Femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, « Champs », 1998, p. 227-258.
9 Voir sur ce point mes observations dans M. Reid, op. cit., t. II. Chacune des six parties constituant cette synthèse en deux volumes aborde en ouverture la question du nombre d’écrivaines s’illustrant dans tel ou tel genre littéraire.
10 Voir C. L. Miller, Impostors. Literary Hoaxes and Cultural Authenticity, Chicago, The University of Chicago Press, 2018, p. 54-59.
11 À ce propos, voir notamment D. Zanone, Écrire son temps. Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2006, p. 308-316.
12 Le pathos de la « faute », qui se retrouve dans la plupart des romans du temps, qu’ils soient ou non de formation, mériterait analyse, et le traitement que lui réserve une forme romanesque largement masculine.
13 H. de Balzac, Eugénie Grandet, éd. N. Mozet, dans La Comédie humaine, éd. P.-G. Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. III, p. 1146.
14 Ibid., p. 1077.
15 L’expression sert de titre à l’un des Contes et nouvelles en vers de La Fontaine (1665-1671) dans lesquels « l’esprit » vient aux jeunes filles à la suite de rapports sexuels généralement non consentis.
16 Voir M. Reid, op. cit., t. II, p. 166-167.
17 F. de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, éd. M. Reid, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2021, p. 194.
18 Sur les caractéristiques de ce roman exceptionnel, voir la présentation de Nicole Savy dans G. Sand, Consuelo. La Comtesse de Rudolstadt, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2004, p. 5-23.
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Référence électronique
Martine Reid, « Un type de roman genré ? », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rief/10549 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rief.10549
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