Gérard Chouquer, Le Foncier. Entre propriété et expertise
Gérard Chouquer, Le Foncier. Entre propriété et expertise, Presses des Mines/Académie d’agriculture de France, 2019, 228 pages, ISBN : 9782356715494, 20 €
Texte intégral
1Directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Gérard Chouquer est un multispécialiste au savoir encyclopédique, spécialiste de l’arpentage romain, de l’archéo-géographie, mais aussi du droit, de la dynamique des paysages et, plus récemment, des grandes acquisitions foncières dans le monde. En s’appuyant sur une érudition impressionnante et une curiosité toujours en alerte, ce nouvel ouvrage, qu’il a présenté lors d’un débat organisé au Pôle Foncier de Montpellier en février 2020 comme un essai posant les jalons d’une entreprise plus vaste de refondation de la question du foncier, interpellera en particulier les chercheurs en sciences sociales travaillant sur le foncier dans les pays du Sud. En effet, comme le souligne Gérard Chouquer, ceux-ci mettent l’accent sur les pratiques des acteurs, avec une distance, voire une méfiance par rapport au droit et à sa prétention à organiser la société. Ils ont souvent une méconnaissance de l’histoire juridique européenne et du droit positif lui-même, tant dans sa dimension historique que doctrinaire, ce qui induit des positions parfois discutables ; leur critique des solutions cadastrales tend parfois à mélanger de façon insuffisamment précise des argumentaires de nature différente : un refus idéologique de la propriété privée, une critique de la raison géométrique, une critique des cultures professionnelles et des pratiques des professionnels du foncier en Afrique (p. 144). C’est sans doute pour cela que l’auteur consacre la plus grande partie de son ouvrage (chapitres 1 à 3, et 5 à 7) à des mises au point, avec des éclairages sur les régimes juridiques des terres dans la Rome antique et sur le sens de la promulgation du Code civil à la Révolution française, une discussion comparative entre Common law et Code civil, une généalogie des usages de la notion de domanialité, une discussion serrée des conceptions de la publicité foncière et du cadastre. À travers cela, il s’agit de réhabiliter le droit, tant le droit en tant que principe organisateur de la société, dans sa capacité instituante, que le Code civil dans son histoire, sa logique, ses usages sociaux (contre la Common law, d’un côté, et contre la survalorisation de l’informel, de l’autre).
2C’est clairement dans ces apports que l’ouvrage est – à mes yeux et selon mes références de socio-anthropologue africaniste – le plus convaincant et le plus utile. Il rappelle en effet que la pluralité est inhérente à tout système juridique, y compris le Code civil, malgré ses prétentions uniformisatrices, et que « dans l’immense empire romain, se pratique la plus grande pluralité des droits possibles » (p. 19). Il explique que les différences entre Code civil et Common law s’estompent avec, d’une part, l’Equity, autre ensemble de doctrine juridique, qui contredit les inégalités entérinées par la Common law, et, d’autre part, l’affirmation progressive d’une propriété privée, ownership, parmi les différents property rights. Il rappelle que la logique du système Torrens, tel qu’il a été mis en place en Australie, ne visait pas tant à s’approprier les terres des populations – comme on le dit souvent – qu’à régler les conflits entre colons, en purgeant des situations devenues inextricables.
3L’ouvrage est à mon sens moins abouti dans les chapitres qui traitent des enjeux contemporains et des approches alternatives. Son analyse des enjeux contemporains du cadastre et de la reconnaissance des droits, s’appuyant sur la logique du Plan foncier de base en Haïti, reste assez formelle, et ne prend pas acte des résultats de recherche sur la formalisation des droits dans les pays du Sud, qui montrent que, au-delà de leur pertinence de principe, elles rencontrent de nombreuses difficultés pratiques. Ce constat ne découle pas d’un postulat « anti »-formalisation ou anti-propriété, mais d’enquêtes précises sur ces opérations et leurs effets. L’analyse juridique, loin du terrain, rencontre ici ses limites. La façon dont l’auteur mobilise la notion de faisceaux de droits, remise en avant depuis quelques décennies, peut aussi paraître problématique. Son propos semble hésiter entre une mise en question de l’utilité de la notion (puisque le Code civil reconnaît les « propriétés superposées ») et une tentative pour l’élargir.
4L’approche par les faisceaux de droits ne se limite pas à décrire des situations où différents acteurs détiennent chacun certains droits sur une même parcelle (comme dans les « propriétés superposées »), elle permet plus largement de reconnaître que la gamme même des droits élémentaires existants n’est pas partout la même, au croisement des caractéristiques des ressources et des écosystèmes, et des normes sociales. Ce qui questionne la notion de « propriété », dans son sens classique de usus, fructus et abusus, comme référence pour penser la diversité des modes d’appropriation des terres et des ressources à l’échelle de la planète, même en dehors des situations d’« hétérogénéité juridique » auxquelles Chouquer semble limiter son utilité (p. 34). N’a-t-elle pas été développée par John R. Commons dans le contexte des États Unis du début du XXe siècle ?
5De même, la généalogie proposée de la question des communs comporte plusieurs approximations. Hernando de Soto est un essayiste mis en avant par les institutions internationales, pas un théoricien des droits de propriété comme Harold Demsetz, Jean-Philippe Platteau, Jean-Marie Baland, Siegfried Ciriacy-Wantrup, Daniel Fitzpatrick, etc. Même si ce type de situation a été beaucoup étudié, les thèses d’Elinor Ostrom ne concernent pas uniquement « les sociétés qui conservent une structure coutumière de type ancien, encore relativement protégée des transformations » (p. 81), puisqu’elle a elle-même très tôt travaillé sur la gestion des nappes phréatiques aux États-Unis. S’il est vrai qu’une partie des discours sur les communs relève d’une « défiance envers toute autre forme d’institution » (p. 93) que l’auto-organisation à l’échelle locale, les conceptions sous-jacentes dans les recherches sur les communs sont diverses et certaines sont moins naïves sur les processus de changement institutionnel.
6On aurait aimé sur ces points une discussion plus serrée des thèses critiquées, ce qui aurait donné plus de force à l’analyse. Gageons que ce sera pour les ouvrages en chantier ! Mais cela n’enlève rien aux nombreux apports que j’ai soulignés précédemment et qui font de cet ouvrage une lecture indispensable.
Pour citer cet article
Référence papier
« Gérard Chouquer, Le Foncier. Entre propriété et expertise », Revue internationale des études du développement, 245 | 2021, 257-258.
Référence électronique
« Gérard Chouquer, Le Foncier. Entre propriété et expertise », Revue internationale des études du développement [En ligne], 245 | 2021, mis en ligne le 25 mars 2021, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ried/21617 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/ried.245.0019
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