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Débats, chantiers et livres

Yves Winkin, D’Erving à Goffman. Une œuvre performée ?

Jean-Michel Chapoulie
p. 209-211
Référence(s) :

Yves Winkin, D’Erving à Goffman. Une œuvre performée ?, Paris, MkF éditions, 2022, 189 pages

Texte intégral

  • 1 Voir Winkin, Y., « Goffman à Baltasound », Politix, 1 (3-4), 1988, p. 66-70 ; id., « Erving Goffma (...)
  • 2 Goffman, E., La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, trad. de l’anglais pa (...)
  • 3 Id., Les moments et leurs hommes, Paris, Éditions du Seuil/Les Éditions de Minuit, 1988.

1Erving Goffman (1922-1982) est sans doute parmi les sociologues du xxe siècle l’un des moins susceptibles d’être oublié : pour ses ouvrages incomparables à ceux de ses contemporains, pour son extériorité par rapport au courant principal de la sociologie si soucieux de scientificité apparente, pour l’invention d’un nouveau domaine de recherche, l’interaction face-à-face. Le caractère atypique de ses comportements personnels mentionnés par ses contemporains, également relevé par Yves Winkin, a contribué à lui conférer une aura de mystère. À l’inverse de nombre d’autres chercheurs d’égale notoriété, Goffman n’a pas commenté ses recherches, s’est refusé à raconter sa biographie, n’a pas donné d’interview et semble avoir été peu porté aux entreprises de séduction auprès de disciples et de commentateurs potentiels, contrairement à la plupart des auteurs à succès. Depuis son décès, une vaste littérature a été consacrée à l’interprétation de ses analyses, mais aucune biographie détaillée n’a été publiée, au-delà de quelques brèves notices et articles. Winkin a contribué à la littérature biographique, notamment par deux courts textes1 qui fournissent des éléments très frappants sur l’enquête dont est sorti l’un des principaux ouvrages de Goffman – La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi2 – et par la présentation d’un recueil de traductions, Les moments et leurs hommes3.

2L’ouvrage considéré ici contient un court prologue, commentaire ingénieux de la seule photographie officielle acceptée par Goffman. La première partie (p. 21-48) présente des éléments biographiques usuels pour ce type d’auteur : l’origine sociale, les caractéristiques ethniques, la scolarisation, les premiers contacts dans le monde des sciences sociales, un premier mariage avec une femme issue de la grande bourgeoisie de Boston, les études à l’université de Chicago dans l’orbite de William Lloyd Warner et d’Everett Hughes, les activités de recherche et les événements familiaux après 1960. L’auteur s’appuie essentiellement sur des entretiens avec d’anciens collègues et comparses des activités de Goffman. Mais ce ne sont pas ces éléments qui sont au centre de l’ouvrage : Winkin « pose pour hypothèse de travail que dès qu’il est en public, Goffman fait de l’hypergestion des impressions, pour faire allusion à l’une de ses plus célèbres notions » (p. 15), et c’est à l’analyse de ses conférences qu’est en conséquence consacrée la suite de l’ouvrage.

3La seconde partie (p. 51-101) décrit le comportement de Goffman dans les multiples conférences données au fil de sa carrière dans diverses circonstances, mais jamais en dehors du cadre académique et para-académique. Les performances de Goffman s’y révèlent variées : tantôt plutôt classiques, tantôt marquées d’une agressivité personnelle inhabituelle à l’égard du public, parfois peu attentives aux attentes de ce dernier, ou au contraire très attentives ; ses relations avec ceux qui l’invitaient ne sont pas moins diverses, mais dans tous les cas s’imposent le souci qu’a Goffman du contrôle de la situation et, selon Winkin, son habileté en la matière. On peut conclure que la présentation de soi (et son contrôle) était à la fois un thème de ses recherches d’une importance centrale pour Goffman et une question à laquelle il portait un intérêt personnel, mais je ne suis pas convaincu qu’il n’en aille pas de même pour d’autres conférenciers à succès (comme Jacques Lacan, voire Pierre Bourdieu, sans doute plus portés à la séduction du public).

  • 4 Id., Façons de parler, trad. de l’anglais par A. Kihm, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987 [1981].

4La troisième partie (p. 105-139) débute par une analyse du genre que constituent les conférences académiques, et commente presque ligne à ligne un texte de Goffman, issu d’une conférence donnée en 1976, point de départ d’un essai publié dans son dernier ouvrage, Façons de parler4. Le conférencier apparaît ici comme un « fonctionnaire du pouvoir cognitif », un rôle dans lequel, assure Winkin, Goffman se donnait à fond. Winkin développe également un rapprochement avec les performances dans l’art contemporain, et conclut que ceci explique pourquoi l’œuvre de Goffman ne vieillit pas : « il avait trouvé dès hier les manières de poser les questions d’aujourd’hui » (p. 139). L’explication semble un peu courte.

5Un épilogue, « Comment (ne pas) terminer une biographie ? », est une réflexion, nourrie des remarques inspirées par Bourdieu sur les problèmes d’écriture d’une biographie, qui ne retiendra sans doute guère l’attention de ceux qui attendaient du livre des éléments pour une compréhension approfondie de l’œuvre publié de Goffman.

  • 5 Bios Sociologicus. Erving Goffman Archives, University of Nevada, Las Vegas, en ligne : https://di (...)

6Qui s’intéresse à l’histoire des sciences sociales trouvera dans l’ouvrage peu d’éléments nouveaux de contextualisation de l’œuvre, mais une analyse approfondie d’une activité mineure : la participation à des conférences et discussions publiques à laquelle s’adonne au moins un temps qui a publié un ouvrage ayant retenu momentanément l’attention ou acquis une réputation sur une base quelconque. D’un point de vue historique, l’ouvrage n’apporte ni éléments jusqu’ici inconnus, ni réponses à des questions concernant les pratiques de recherche de Goffman, ni explication du succès d’une œuvre à l’écart des interrogations centrales de la sociologie ou de l’anthropologie, ni indications sur sa postérité chez les sociologues, les anthropologues ou d’autres. On peut s’étonner de la discrétion avec laquelle Winkin renvoie dans l’une des dernières notes de l’ouvrage (p. 171), et non sans réserve, au matériel documentaire concernant Goffman recueilli et mis en ligne par le sociologue Dmitri Shalin à l’université du Nevada à Las Vegas (Erving Goffman Archives – EGA5). On y trouve en effet de nombreux témoignages, quelques correspondances, la thèse de Goffman et d’autres documents inédits, des essais consacrés à celui-ci, etc.

  • 6 Bott, E., « Erving Goffman in Toronto, Chicago and London », Bios Sociologicus. Erving Goffman Arc (...)
  • 7 Delaney, M., « Goffman at Penn. Star Presence, Teacher-Mentor, Profaning Jester », Symbolic Intera (...)
  • 8 Goffman, E., « On Fieldwork », Journal of Contemporary Ethnography, 18 (2), 1989, p. 123-132.

7L’écriture de Winkin est simple, souvent élégante, mais parfois agaçante par des reconstructions hypothétiques d’intentions ou de sentiments de Goffman (voir par exemple p. 46, sa conclusion d’un inventaire des activités de Goffman à l’université de Pennsylvanie : « il est sans doute pris par le flot d’énergie créative qui traverse l’Université durant les années 1970 »). Il aurait aussi été prudent de croiser davantage les témoignages sur quelques éléments biographiques avancés un peu trop péremptoirement, par exemple à propos de l’offre faite à Goffman par l’université de Pennsylvanie, pour laquelle l’interprétation de Winkin semble douteuse. Pour qui s’interroge sur ce que pourraient apporter les éléments d’une biographie plus approfondie de Goffman, indiquons trois textes facilement accessibles : le témoignage d’Elizabeth Bott, une amie de la vingtième année de Goffman6 ; celui d’un ancien étudiant de Goffman – Michael Delaney – sur son enseignement à l’université de Pennsylvanie7 et les notes d’un exposé de Goffman sur sa démarche d’enquête devant des étudiants lors d’un congrès de sociologie8.

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Notes

1 Voir Winkin, Y., « Goffman à Baltasound », Politix, 1 (3-4), 1988, p. 66-70 ; id., « Erving Goffman sur le terrain (Unst, 1949-1951) », Actes de la recherche en sciences sociales, 100, 1993, p. 68-69.

2 Goffman, E., La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, trad. de l’anglais par A. Accardo, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973 [1956].

3 Id., Les moments et leurs hommes, Paris, Éditions du Seuil/Les Éditions de Minuit, 1988.

4 Id., Façons de parler, trad. de l’anglais par A. Kihm, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987 [1981].

5 Bios Sociologicus. Erving Goffman Archives, University of Nevada, Las Vegas, en ligne : https://digitalscholarship.unlv.edu/goffman_archives (consulté le 8 mars 2024).

6 Bott, E., « Erving Goffman in Toronto, Chicago and London », Bios Sociologicus. Erving Goffman Archives, 2010, en ligne : https://cdclv.unlv.edu/archives/interactionism/goffman/bott-spillius_10.html (consulté le 8 mars 2023).

7 Delaney, M., « Goffman at Penn. Star Presence, Teacher-Mentor, Profaning Jester », Symbolic Interaction, 37 (1), 2014, p. 87-107.

8 Goffman, E., « On Fieldwork », Journal of Contemporary Ethnography, 18 (2), 1989, p. 123-132.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Michel Chapoulie, « Yves Winkin, D’Erving à Goffman. Une œuvre performée ? »Revue d’histoire des sciences humaines, 44 | 2024, 209-211.

Référence électronique

Jean-Michel Chapoulie, « Yves Winkin, D’Erving à Goffman. Une œuvre performée ? »Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 44 | 2024, mis en ligne le 28 mai 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/9603 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qtp

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Auteur

Jean-Michel Chapoulie

université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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