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Débats, chantiers et livres

Isabelle Kalinowski, La mélodie du monde. Les musiques extra-européennes en Allemagne autour de 1900

Rémy Campos
p. 193-196
Référence(s) :

Isabelle Kalinowski, La mélodie du monde. Les musiques extra-européennes en Allemagne autour de 1900, Paris, Éditions de la Philharmonie, 2023, 343 pages

Texte intégral

1Il est courageux de publier aujourd’hui un livre d’histoire de l’ethnographie. Et l’on est tenté d’écrire qu’il est héroïque d’en publier un en français sur des ethnomusicologues allemands en activité il y a plus d’un siècle. Il ne faut toutefois pas prendre l’ouvrage d’Isabelle Kalinowski pour un désuet opuscule érudit qui viendrait compléter sur une étagère le volume manquant d’une histoire universelle de l’anthropologie musicale. La mélodie du monde est d’abord un livre qui invite à penser aujourd’hui, non pas sous la forme d’un compendium de notions à la mode comme il en paraît tant, mais sous celle d’une enquête à la fois robuste et tout en nuances.

  • 1 Voir Weber, M., Sociologie de la musique, trad. et notes de J. Molino et E. Pedler, Paris, Métaili (...)

2Pour la période considérée, seuls les travaux musicaux de Max Weber avaient jusqu’ici bénéficié de traductions en français et d’études poussées1. Or, La mélodie du monde dévoile qu’une science des objets musicaux en voie de constitution a suscité au début du xxe siècle des propositions scientifiques foisonnantes. L’intérêt du livre d’Isabelle Kalinowski est aussi qu’il prête attention non seulement aux idées et aux théories, mais encore aux infrastructures de la recherche (institutions berlinoises comme l’Institut de psychologie dirigé par Carl Stumpf ou le musée d’Ethnologie dont Adolf Bastian est responsable), aux instruments scientifiques (en particulier aux machines enregistreuses) et surtout aux méthodologies de la collecte et de l’exploitation des données. L’auteure s’est en outre penchée sur des pratiques collaboratives inédites : peu hiérarchisées, privilégiant les publications de travaux en cours aux conclusions définitives, recourant à des associations de personnes sans cesse reconfigurées et à des outils qui font fi des spécialisations disciplinaires.

3On pourrait dire que le chapitre inaugural consacré aux travaux de Hermann von Helmholtz (1821-1894) sert de prototype au reste du livre. Le savant allemand est, en effet, emblématique d’une manière nouvelle de traiter les objets sonores. Alors que les théoriciens avaient depuis des décennies fait de la nature, de l’harmonie, de la tonalité et des sensations auditives un bloc compact, Helmholtz décompose son approche en observations anatomiques, physiologiques et psychologiques, en expériences de laboratoire ou de pensée, en hypothèses sur la mémoire, ce qui lui permet de renouveler l’outillage intellectuel autant que la manière de poser les problèmes. Le chapitre constitue alors moins une synthèse des arguments stabilisés de Helmoltz que la relation de l’aventure sinueuse d’une pensée qui débouche sur un « relativisme culturel » (p. 39) ouvrant la voie aux démarches explorées dans la suite de l’ouvrage.

4À la génération suivante, Carl Stumpf (1848-1936) repousse les limites de l’innovation savante en recourant à une panoplie considérable d’observations : « mesures de laboratoire, recours à des dispositifs de machines, expériences menées sur des instruments, auto-observations à partir de ses propres pathologies auditives, initiation aux nouvelles techniques d’enregistrement américaines et européennes, création d’archives phonographiques à grande échelle et, last but not least, “terrains” réalisés, sans jamais voyager hors de son pays, auprès de musiciens venus de contrées lointaines et séjournant dans des villes allemandes » (p. 57). Ce champion de la fabrique de données, saisissant les moindres occasions fournies par les évolutions techniques récentes et jouant des capacités de l’Allemagne à attirer – de gré ou de force – des musiciens du monde entier, lors de tournées-exhibitions entre 1900 et 1910 ou dans des camps de prisonniers en 1915, produit une avalanche de concepts de son propre cru ou reformulés après avoir été empruntés à ses collègues (attention involontaire, seuils de différenciation, sons subjectifs, fusion, Gestalt, etc.). Ces notions ne forment pas un système rigide, mais un ensemble mouvant, sans cohérence définitive et caractérisé au contraire par d’incessantes révisions.

5La collaboration ethnomusicologique de Carl Stumpf et Franz Boas (l’un philosophe et psychologue, l’autre anthropologue formé à la géographie, émigré aux États-Unis, mais n’ayant pas rompu les liens avec l’Allemagne) participe une nouvelle fois d’un déplacement des lignes rendu possible par les techniques modernes de fixation des sons. Lorsqu’il entend et collecte en Allemagne en 1885 des chanteurs amérindiens, Stumpf s’efforce de ne pas réduire les intonations inhabituelles des musiciens selon les normes occidentales. Quant à Boas, il se charge l’année suivante de notations complémentaires lors d’un deuxième passage à Berlin des mêmes musiciens. À la suite de cette expérience commune de saisie d’univers sonores énigmatiques, les deux hommes dialogueront jusqu’à la fin des années 1920 autour d’un projet de science musicale comparative empoignant les difficultés théoriques soulevées par le rapprochement de musiques savantes occidentales familières et d’autres issues des quatre coins du monde. Il n’est alors pas surprenant de voir Boas déployer la notion de « cécité sonore » depuis une réflexion sur les altérations de la perception des sujets occidentaux, là où on aurait attendu d’un anthropologue de son époque qu’il traite les questions de langue musicale, de typologies mélodiques, d’organologie ou de répertoires rituels chez les peuples non européens. Chez Boas comme chez d’autres chercheurs, il s’agit de mettre à distance les « conditionnements trompeurs » (p. 119) dont l’observateur est victime – c’est-à-dire ses préjugés auditifs – pour instaurer les conditions d’une réflexion inédite sur les phénomènes sonores.

6À aucun moment, le savoir bâti à partir d’un matériel extra-européen ne demeure enfermé dans le cadre strict d’une ethnomusicologie des musiques lointaines. Par la suite, les deux chercheurs poursuivent leurs réflexions dans des directions théoriques et applicatives étonnantes. Boas utilise ses analyses de l’attention pour modifier la muséographie de l’American Museum of Natural History de New York, tandis que Stumpf développe une acoustique du langage, une psychophysiologie de la phonétique ainsi qu’une méthode d’analyse phénoménologique des voyelles largement fondée sur des gravures acoustiques ou des notations graphiques des sons.

7Les pratiques d’enregistrement imaginées par les promoteurs du Phonogram-Archiv sont symptomatiques d’une approche n’ayant jamais dissocié les gestes savants de leurs effets sur les objets étudiés. La réflexivité sur les modalités de captation et de transcription, la tenue de journaux d’enregistrement, la validation de la notation du morceau par les musiciens lors d’une exécution de la partition fraîchement fabriquée par le collecteur sont autant de moyens de ne pas se laisser dépasser par les pouvoirs de la science. Au lieu d’assister aux balbutiements d’une méthode d’enquête promise à un bel avenir, on suit pas à pas la construction de procédés qui doivent leur solidité première au cadre théorique à l’arrière-plan de toutes les opérations scientifiques mises en œuvre par la communauté étudiée.

8Parmi les nombreux apports du livre, on peut relever les pages où la Gestalt est présentée comme l’une des alternatives au discours évolutionniste majoritaire au tournant du siècle, parce qu’elle postule que « l’unité de base [des musiques extra-européennes] n’était ni une note ni une “unité de temps” mais un tout plastique, reconnaissable à travers ses transformations » (p. 251). La notion permet de desserrer l’étau de la pensée harmonique occidentale en englobant des regroupements sonores non conventionnels et par conséquent en ouvrant la porte à une requalification des autres musiques. La spéculation théorique est une fois encore la condition d’une écoute renouvelée.

9De façon générale, le livre s’inscrit dans le programme d’une histoire des sciences en train de se faire. Isabelle Kalinowski ne cherche pas à retracer la genèse de la pensée d’un maître plus ou moins célèbre ou à la réduire en notions simples et mémorisables. L’accent est plutôt mis sur les modalités d’un travail collectif sans véritable début ni fin et sans que jamais un auteur éclipse tous les autres. Au fil du livre, on croise ainsi des figures peu connues en France comme celles d’Erich von Hornbostel (1877-1935), directeur des Archives phonographiques de Berlin dans le premier tiers du xxe siècle ; d’Otto Abraham (1872-1926), qui enregistra quantité de musiques extra-européennes ; du Praguois Max Wertheimer (1880-1943), qui avant de contribuer à la création de la psychologie de la forme fut un utilisateur majeur des archives sonores berlinoises ; ou encore de Karl Bücher (1847-1930), professeur d’économie à Leipzig dont les thèses sur les rythmes du travail furent discutées avec passion. Et il est significatif que Max Weber apparaisse non pas au seul titre de son imposante production, mais aussi en tant que lecteur compilant tout ce qui se publie autour de lui et s’en nourrissant, acteur parmi d’autres d’une réflexion à plusieurs têtes.

10La démarche historiographique de l’auteure, soucieuse de ne rien figer après coup, vaut aussi pour le soin mis à ne pas envisager uniquement les innovations. Dans le chapitre abordant les débats sur l’origine de la musique, on voit par exemple de vieux thèmes de la fin du xviiie siècle mêlés aux hypothèses les plus audacieuses de Georg Simmel ou de Carl Stumpf. Le tableau final est un millefeuille temporel où les thèses anciennes jouent un rôle aussi important que les intuitions qui seront consacrées dans le courant du siècle.

11S’il n’est pas surprenant que les savants étudiés par Isabelle Kalinowski s’inscrivent en rupture avec le travail de cabinet des anthropologues du xixe siècle, il l’est plus de découvrir qu’ils réussissent un autre pari que celui de l’observation participante qui sera le grand chantier de l’entre-deux-guerres : la conciliation de l’élaboration théorique en laboratoire avec la prise en compte des effets des objets sonnants sur les savants. Le résultat est pour le moins paradoxal, puisque des approches non orthodoxes par rapport à l’ethnomusicologie, qui fondera bientôt sa légitimité sur la connaissance du terrain, ont des effets très concrets. Grâce aux moyens de reproduction technique du son, le groupe de chercheurs considéré dans La mélodie du monde produit une réflexion portant aussi bien sur la musique des autres que sur sa propre écoute, ce qui l’amène à apprendre expérimentalement à se méfier de ses propres oreilles.

12Au fil des chapitres, il s’avère que le disparate des sujets et des méthodes analysés n’est qu’apparent. C’est justement la grande souplesse de constitution des savoirs dans le passé étudié qui est riche d’enseignements pour nos propres pratiques, tiraillées entre des injonctions parfois insolubles à la pluridisciplinarité, les affres d’une réflexivité qui affaiblit souvent la légitimité du point de vue savant ou encore la rigidité d’objectifs de recherche à afficher avant même que le projet financé n’ait débuté. Le moment allemand de l’anthropologie musicale est aussi une leçon de liberté scientifique.

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Notes

1 Voir Weber, M., Sociologie de la musique, trad. et notes de J. Molino et E. Pedler, Paris, Métailié, 1998 ; Depoix, P. (dir.), Revue de synthèse, 129 (2-3), 2008.

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Pour citer cet article

Référence papier

Rémy Campos, « Isabelle Kalinowski, La mélodie du monde. Les musiques extra-européennes en Allemagne autour de 1900 »Revue d’histoire des sciences humaines, 44 | 2024, 193-196.

Référence électronique

Rémy Campos, « Isabelle Kalinowski, La mélodie du monde. Les musiques extra-européennes en Allemagne autour de 1900 »Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 44 | 2024, mis en ligne le 28 mai 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/9555 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qtm

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Auteur

Rémy Campos

Conservatoire de Paris – Haute école de musique de Genève

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Droits d’auteur

CC-BY-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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