- 1 Kroeze, Keulen, 2012.
- 2 Engelen et al., 2014.
- 3 Halffman, Radder, 2015.
- 4 Halffman, 2014.
- 5 VSNU, « Over de benoeming van Pieter Duisenberg als voorzitter van de VSNU », Nieuwsberichten, 19 (...)
1Dans la dernière décennie, les universités néerlandaises ont été décrites et critiquées comme se comportant de plus en plus comme des entreprises privées : guidées par la recherche de profit1, elles spéculent2 et mettent en avant le management et la productivité, négligeant leur fonction de service public3. L’Association des universités néerlandaises, dans cette analyse, fait partie du problème : un collègue dénonce le fait qu’elle fonctionne comme une association d’employeurs, qu’elle a trahi sa base en défendant la précarisation des contrats de travail dans les universités4. La nomination en 2017 d’un ancien top manager de Shell et McKinsey pour présider l’association a causé de nombreuses protestations de la part d’universitaires, auxquelles elle a répondu par un communiqué officiel défendant la légitimité de cette nomination5.
- 6 Aujourd’hui Universities of the Netherlands, un changement de nom analogue à celui de la Conférenc (...)
2J’ai pour ma part connu l’Association des universités néerlandaises pendant mes recherches sur l’émergence d’institutions d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) aux Pays-Bas dans les années 1980. En effet, créée en 1985, l’association – intitulée Vereniging van Samenwerkende Nederlandse Universiteiten (VSNU)6, littéralement Association des universités néerlandaises coopérantes – avait comme fonction première d’« évaluer » les universités néerlandaises : nous verrons ce que cela signifiait. L’histoire de cette institution n’a pas encore été écrite ; ses raisons d’être en 1985 étaient multiples. Rassemblant notamment les présidents des universités membres, mais aussi leurs recteurs et des représentants du personnel, sa genèse et son activité dans les années 1980 et 1990 ne concordent cependant pas avec les interprétations et critiques plus récentes susmentionnées. Aussi, je propose ici de brièvement retracer la généalogie et l’histoire de cette association : elle permet à mon sens de porter un regard sur les transformations vécues par les universités néerlandaises au cours des trois dernières décennies.
3S’appuyant sur une étude de cas historique de l’émergence, en 1985, d’un tel système d’évaluation, « système d’attention à la qualité » (kwaliteitszorgstelsel) de l’enseignement supérieur dans les universités néerlandaises, cet article s’intéressera plus particulièrement aux circonstances de la naissance de la VSNU7. Nous examinerons les transformations sociales et politiques que les universités ont vécues, les réformes de l’enseignement supérieur néerlandais depuis la fin des années 1960, mais aussi des éléments prosopographiques sur les personnes impliquées.
4Cette démarche permet alors d’analyser les transformations de la VSNU en tant que symptômes de changements dans la gouvernance universitaire. Alors que l’accent sera mis sur la phase d’émergence dans les années 1980 et sur les activités de la VSNU dans sa première décennie, je soulignerai quelques éléments pour comprendre comment l’association des universités a pu évoluer vers une association de « managers d’université » – et a pu conduire aux critiques d’universitaires citées en introduction. Les fonctions évaluatrices de l’association constituent un prisme particulièrement intéressant pour étudier ces changements. En effet, entre les années 1980 et le début des années 2000, la VSNU a changé de nature : elle a mis en place un système d’évaluation et l’a perdu au profit de programmes d’accréditation – elle a perdu son autonomie d’évaluation. Ces transformations sont liées à celles de la notion d’« autonomie », qui recouvrait différentes significations, allant d’universités coopérant pour empêcher l’intrusion du ministère à des universités isolées en charge de leur personnel, de leur budget et de l’assurance qualité.
- 8 Voir par exemple Paradeise et al., 2009 ; Simon et al., 2010 ;Whitley, Gläser, Jochen, 2007, 245.
5Ce cas néerlandais offre ainsi un observatoire des transformations universitaires récentes, souvent décrites dans de grandes lignes au niveau européen et sous le vocable du New Public Management8, sur lesquelles des analyses peuvent être menées à des échelles plus « micro » et historiques afin de mieux comprendre la contingence des évolutions, l’enchevêtrement des projets réformateurs ainsi que des intentions des différents acteurs, bref : d’enrichir et de complexifier ces récits analytiques.
- 9 C’est le Maris-rapport, réalisé sous la présidence de l’ingénieur A. Maris (Knippenberg, Van der H (...)
6Il faut remonter aux années 1960 pour comprendre les transformations qui ont conduit aux structures de gouvernance universitaire des années 1980. Le nombre d’étudiants augmentait massivement, le gouvernement s’inquiétait des dépenses et, vers 1968, les manifestations étudiantes et les mouvements sociaux ont marqué les universités et la société néerlandaise. En 1960, le ministère avait créé un Conseil académique (Academische Raad) qui réunissait des représentants des universités : c’était un instrument de coordination ainsi qu’un conseil consultatif auprès du ministère en matière d’enseignement supérieur et, dans une moindre mesure, de recherche. À côté des délégués élus, certains membres de ce Conseil étaient désignés par le ministère. Il est considéré comme l’ancêtre de la VSNU. En 1965, ce Conseil a publié un rapport (souvent nommé Maris-rapport) pour « renforcer » la gouvernance universitaire et réduire la durée des cursus9. « Renforcer » signifiait que des conseils exécutifs centralisés et professionnels devraient gouverner les universités.
- 10 Tweede Kamer der Staaten-Generaal, Gewubd en gewogen. Rapport, Zitting 1978-1979, 15515 no 2 ; Kni (...)
7Alors que ce rapport était l’une des cibles des manifestations étudiantes de la fin des années 1960 – notamment en raison de l’objectif de réduction du temps des études –, ces réformes ont été reprises dans le cadre de la solution mise en œuvre pour mettre fin aux conflits sociaux autour des universités. En 1970, le ministre Gerard Veringa a proposé une loi expérimentale pour la réforme de l’administration universitaire (Wet Universitair Bestuurshervorming) : il a installé des organes représentatifs au sein des universités pour toutes les parties de la communauté académique – ce qui a été présenté comme une démocratisation de la gouvernance universitaire –, mais il a également repris le Maris-rapport qui suggérait que les universités soient dirigées par des conseils exécutifs (colleges van bestuur), avec cinq postes à temps plein, parmi lesquels le rector magnificus et deux autres universitaires issus du conseil universitaire, un président (nommé par le ministère) et une personne principalement responsable des questions financières – au lieu des anciens « sénat » et « collège de curateurs », séparés respectivement pour les questions académiques et administratives10.
- 11 Nota Hoger Onderwijs Voor Velen : voir Knippenberg, Van der Ham, 1993, 555 et 561-562.
- 12 Marchand, 2014, 212-215.
8La réduction de la durée des études, dans ce cadre, était une réponse aux coûts croissants de la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur. Cette réforme a cependant mis plus de temps à être mise en œuvre : en 1978, les programmes ont été réduits à quatre ans, dans un document d’orientation intitulé « L’enseignement supérieur pour le plus grand nombre11 ». Il semble y avoir eu un consensus relatif entre les ministères successifs des années 1960, 1970 et 1980 – et donc les différents partis politiques –, selon lequel l’enseignement supérieur devrait être et rester accessible au plus grand nombre, malgré la croissance démographique et son poids budgétaire12.
- 13 Kroeze, Keulen, 2014.
- 14 De Boer et al. 2005, 101-102 ; Faasse, 2018. Il serait intéressant d’étudier plus finement quels d (...)
9En 1983 cependant, la première tâche du ministre Wim Deetman, dans le gouvernement chrétien-démocrate de Ruud Lubbers, était de mettre en œuvre des coupes budgétaires. L’objectif principal de Lubbers consistait en effet à réduire le déficit budgétaire en diminuant les dépenses publiques : il faut savoir que Lubbers aimait se présenter comme un « manager » (il était entrepreneur lui-même, issu d’une famille d’entrepreneurs, avant d’entrer en politique) et qu’il a nommé d’anciens managers du secteur privé dans les ministères – un consultant McKinsey pour l’environnement et un directeur de banque pour les finances. Son gouvernement se revendiquait du « tournant néolibéral » inauguré par Margaret Thatcher au Royaume-Uni13. Ces coupes budgétaires étaient assez soudaines. Elles tranchaient avec les transformations que nous avons vues jusqu’ici, s’étalant des années 1960 aux années 1980, et qui concernaient la gouvernance universitaire et la durée des cursus. Les coupes budgétaires de 1983 ont durement frappé les universités, tranchant dans toutes les disciplines, supprimant des formations, en fusionnant d’autres, pour une économie totale de 258 millions de gulden à l’époque – l’opération s’appelait taakverdeling en concentratie (TVC, « distribution des tâches et concentration »)14.
- 15 Ministerie van Onderwijs en Wetenschappen, Nota Wetenschapsbeleid, 1974, communiqué par Patricia F (...)
10Ces réductions ont eu autant de répercussions sur la recherche que sur l’enseignement supérieur, la majeure partie de la recherche aux Pays-Bas se déroulant à l’intérieur des universités. Depuis la fin des années 1960, le gouvernement néerlandais s’intéressait de plus en plus à la « politique de recherche », c’est-à-dire qu’il souhaitait être au courant des recherches menées et financées dans le pays et des montants dépensés. À cette fin, le ministère avait mis en place des « comités d’exploration » disciplinaires (verkenningscommissies) en 1974, pour établir un état des lieux. Cela coïncidait avec l’idée que la recherche et la société évoluaient, que la science quittait sa tour d’ivoire et devait être de plus en plus « efficace », c’est-à-dire répondre aux besoins de la société15.
- 16 La ZWO (Zuiver Wetenschappelijk Onderzoek) fondée dans les années 1950. Voir Raad van Advies voor (...)
- 17 Lettre du ministre aux présidences des universités, 15 février 1983 [KNAW Archief, dossier VF no 5 (...)
- 18 Blume, Spaapen, 1988.
11Dans les années 1980, la « politique de recherche » du gouvernement a évolué vers l’opinion consistant à dire qu’il était trop difficile d’identifier les dépenses de recherche dans les budgets universitaires et que la recherche n’était pas suffisamment financée par l’organisation nationale qui lui était consacrée16. Les budgets universitaires étant principalement calculés sur la base du nombre d’étudiants, la « bonne recherche » aurait été menacée dans les universités moins fréquentées. C’est pourquoi le ministère a introduit en 1982 un « financement conditionnel » (voorwaardelijke financiering, VF), que le ministre a présenté aux universités comme un « financement protecteur »17. Chaque programme de recherche regroupant au moins cinq chercheurs équivalents temps plein allait pouvoir demander ce financement, en soumettant un dossier qui devait être évalué par des comités d’experts disciplinaires réunis par l’organisation néerlandaise pour la recherche ou l’Académie royale des sciences néerlandaise (KNAW)18.
- 19 Tweede Kamer Staten-Generaal, Nota Hoger Onderwijs. Autonomie en Kwaliteit, vergaderjaar 1985-1986 (...)
- 20 Waltzing, 2018 ; voir aussi par exemple Power, 1999.
- 21 Mertens, 2011.
12La rapidité avec laquelle les événements se sont enchaînés au début des années 1980 est frappante. Dans son contexte immédiat, en 1985, la naissance de l’association universitaire néerlandaise est étroitement liée à un document d’orientation ministériel pour « l’enseignement supérieur : autonomie et qualité » (Hoger Onderwijs, Autonomie en Kwaliteit, HOAK Nota)19. Avec la HOAK Nota, le ministère annonçait un changement dans sa philosophie de gouvernement, de nouveaux schémas de gouvernance en ligne avec certains aspects du nouveau management public20 : « gouverner à distance », « décentraliser », donner de l’« autonomie » et demander des comptes (accountability) en retour. Une association universitaire, dans ce cadre, peut être un instrument utile pour un ministère souhaitant déléguer certaines de ses tâches – et la VSNU est l’institution qui répond à l’appel pour plus « d’autonomie et [de] qualité dans l’enseignement supérieur21 ».
- 22 Cette explication correspond également aux souvenirs de Harry Brinkman, président de l’université (...)
- 23 Faasse, 2018.
13L’émergence simultanée de la VSNU et de la HOAK doit également être vue à la lumière des récentes coupes budgétaires : le ministère, après avoir eu à organiser les décisions sur ces dernières, était impatient de déléguer ces tâches délicates directement aux universités. Mais l’opération de 1983 fut aussi une raison pour les universités de s’associer contre la menace de telles coupes – en 1986 eut effectivement lieu un second assaut, l’opération selectieve krimp en groei (SKG, « réduction et augmentation sélectives »)22. Cette hypothèse semble relativement raisonnable si l’on considère que ce type de mécanisme a un précédent : depuis les années 1920, les universités néerlandaises ont pris l’habitude de se réunir et de se rassembler en un Interuniversitair Contact Orgaan, pour s’organiser contre les coupes budgétaires de l’époque (plan de redistribution des chaires)23.
- 24 « Er is een stuurman nodig », brochure du ministère accompagnant la Nota Wetenschapsbeleid en 1974 (...)
- 25 Blume, Spaapen, 1988.
14Ainsi, pour la recherche, les universités étaient déjà habituées aux instruments gouvernementaux visant à intervenir dans ou à « évaluer » leurs activités : avec la naissance de la « politique scientifique » dans les années 1970, les verkenningscommissies et enfin le financement conditionnel, le ministère avait visé à réduire une certaine autonomie des chercheurs. Il n’était plus tenu pour acquis qu’investir dans la recherche favoriserait automatiquement la bonne science pour le bien commun : le système avait besoin d’un « capitaine » et d’un « contrôle démocratique »24. Cependant, les universités ont également réussi à éviter l’ingérence du gouvernement : le régime de financement conditionnel est généralement considéré comme ayant échoué à atteindre son objectif de redistribution des budgets et « ne s’est jamais transformé en modèle de financement » – mais l’habitude de soumettre des dossiers à des comités d’experts semble avoir laissé des traces25.
- 26 Lettre de J. A. P. Veringa aux Colleges van bestuur van de instellingen van w.o., Nijmegen, 31 oct (...)
15Au début des années 1980, le ministre Deetman réfléchissait à la manière de garder le contrôle de l’enseignement supérieur tout en augmentant son autonomie. Le ministère propose alors une forme d’inspection : c’est ce que suggère le projet initial de la HOAK. Voilà pourquoi la VSNU, déjà en cours de création, s’est engagée dans la modification de la HOAK Nota. Je n’ai pas pu établir une chronologie détaillée des événements, tant ils semblent imbriqués : la création de la VSNU était en préparation par une commission (les présidents des quatorze universités) au moins depuis l’été 1984. La HOAK Nota, qui a reçu des amendements de la VSNU dès son installation, a connu plusieurs élaborations et versions avant d’être publiée en 198526. Il reste difficile de dire si la HOAK était en partie une conséquence de la VSNU (l’existence d’un organisme représentant les universités) ou si les universités se sont associées en réaction à la HOAK.
- 27 VSNU, Werkgroep Deregulering, Autonomie en Kwaliteit. Een eerste reactie, avril 1985, p. 8 [NA, 2. (...)
16Toujours est-il que la première activité de la VSNU a été d’essayer de peser dans le processus d’écriture de la HOAK, en définissant sa propre vision de « l’autonomie et la qualité ». Les présidents des universités voulaient en effet à tout prix éviter une inspection ministérielle. La VSNU a mis en place un groupe de travail, intitulé « dérégulation », pour travailler sur le projet de la HOAK. Les documents que ce groupe a produits, c’est-à-dire les réactions à la HOAK Nota, sont remplis de formules telles que « de overheid beperken » (« limiter les autorités, le gouvernement »), « vergroting van de autonomie der instellingen » (« accroître l’autonomie des institutions, des universités ») et « ontstrengelen » (« démêler ») les responsabilités de chaque partie, les universités d’une part et les « autorités », c’est-à-dire le gouvernement, d’autre part. La VSNU s’est engagée dans un travail de démarcation intense pour négocier et clarifier les tâches de chacun. Les membres du groupe de travail ont insisté sur le fait que la mission (et l’obligation légale) du gouvernement était simplement de garantir l’« aptitude de l’enseignement » et que veiller à la qualité de l’enseignement supérieur devrait être la tâche des universités27. La VSNU a réussi à imposer son idée de mettre en place un « système d’attention à la qualité » (kwaliteitszorgstelsel) : le ministère devait uniquement superviser le processus et ne devait intervenir (c’est-à-dire prendre des mesures financières) qu’en cas de dysfonctionnement grave de ce système interne.
- 28 Ibid. ; VSNU, Standpunt van de instellingen voor W.O. inzake de concept-beleidsnota hoger onderwij (...)
17Le « gouvernement à distance » (afstandelijk bestuur ou besturen op afstand) réclamé par les universités concernait également la réglementation de l’État en matière de cursus et de diplômes, qu’elles considéraient comme une « sur-réglementation », notamment dans le contexte de croissance démographique dans les institutions d’enseignement supérieur, qui devaient réinventer leur rôle social et donc les cursus qu’elles offraient : elles voulaient abolir l’essentiel du « statut académique » et ne conserver que quelques réglementations pour certaines disciplines estimées « d’intérêt national ». C’est pourquoi ce groupe de travail a été appelé « dérégulation » : la HOAK a été l’occasion que ses membres ont tenté de saisir pour assouplir ce qu’ils considéraient comme les cadres rigides régissant l’enseignement supérieur28.
18On remarquera que la HOAK, le ministère et la VSNU parlent d’« autonomie » des universités, mais les occurrences de ce terme semblent parfois contradictoires. Dans tous les cas, cette autonomie doit être augmentée, par le biais notamment d’un système d’évaluation de la qualité dont les universités prennent elles-mêmes la direction. Répondre à la question « que désigne cette autonomie ? » permet déjà de faire un point sur l’histoire que nous venons de parcourir.
- 29 C’est le titre de son allocution de rentrée universitaire en 1986 : voir Flipse, 2017.
19Il s’agit avant tout d’une autonomie de gestion des universités, pour s’organiser soi-même – pas d’une autonomie intellectuelle des chercheurs qui serait à préserver, par exemple. Elle doit permettre de faire de la place pour de nouvelles formations : avoir l’autonomie de changer, de s’adapter au monde extérieur, à la société. Le ministère donne cette autonomie, en demandant de la redevabilité en échange. Le président de l’université libre d’Amsterdam, Harry Brinkman, était assez clairvoyant à ce sujet dès 1986 : il parle d’« autonomie conditionnelle29 », sur le modèle du financement conditionnel, qui, rappelons-le, était présenté comme un financement protecteur par le ministre Deetman en 1982.
20L’autonomie, pour les universités qui s’associent, c’est aussi avoir plus de force pour se défendre face aux « attaques » du gouvernement (TVC et inspection) – une autonomie corporatiste, professionnelle. Le ministère, pour sa part, se défait des tâches désagréables comme l’organisation des coupes budgétaires ; il fait donc des universités (de ses dirigeants, notamment les présidents d’université) les agents politiques du ministère. Une autonomie qui signifie donc une délégation des tâches, des pouvoirs, des responsabilités.
21Dans la recherche également, nous avons vu l’émergence d’outils qui installent les prises de décision à des échelons inférieurs, où les universités interagissent avec des commissions d’experts (verkenningscommissies, financement conditionnel). Ainsi, bien que ces développements soient caractérisés au milieu des années 1970 comme s’opposant à la trop grande autonomie des chercheurs, qui font ce qu’ils veulent comme ils l’entendent, ils participent en fait au même mouvement que dans l’enseignement supérieur, où l’on parle de « plus d’autonomie » pour les établissements.
22Ce qui m’intéresse ici, c’est donc qu’en fonction de l’autonomie dont on parle, des systèmes d’« évaluation » émergent à la fois pour créer l’autonomie (des établissements, pour l’organisation de l’enseignement supérieur) et pour remédier à la trop grande autonomie (des chercheurs). Cela explique la création d’outils de « gouvernement à distance » : c’était un acte constant d’équilibre et de négociations entre les universités et le ministère, entre contrôler et lâcher prise.
23Ces évolutions et intérêts des parties impliquées sont aussi les raisons pour lesquelles l’association est devenue notamment une institution « évaluatrice », œuvrant pour « la responsabilité et l’amélioration » sous l’impulsion des universités, au cours de ses dix premières années30 : comme annoncé en 1985, le « système d’attention à la qualité » était un outil d’auto-administration ainsi qu’un instrument pour garder un certain contrôle – je propose de brièvement analyser le fonctionnement de ce système d’évaluation dans la section suivante.
- 31 Ontwerp-statuten en concept-huishoudelijk reglement van de VSNU, 1984 [NA 2.14.283/171].
24J’ai jusqu’ici parlé des universités et de leur association sans trop préciser de qui il s’agissait. La VSNU était une association des quatorze universités néerlandaises, qui étaient ses membres, que l’association représentait vis-à-vis du gouvernement et dont elle devait défendre les intérêts31.
- 32 Ibid. ; voir aussi les procès-verbaux de ces réunions entre 1985 et 1992 : Verslagen van de vergad (...)
25La VSNU était composée de commissions thématiques (une pour la « politique étudiante », par exemple) avec des délégués des conseils universitaires élus, des commissions disciplinaires avec les doyens de chaque faculté concernée, une réunion des recteurs et, à sa tête, un conseil exécutif. Ce dernier était composé des équipes présidentielles de chaque université (les colleges van bestuur, créés en 1970, voir ci-dessus) et en particulier de leurs voorzitters, c’est-à-dire les présidents d’université32.
- 33 Entretien avec Ton Vroeijenstijn, 6 février 2018, 10 h-12 h.
26À la lumière des critiques plus récentes que j’ai annoncées en introduisant ce texte – la VSNU est devenue une association d’employeurs, dirigée par des managers –, je suggère de prendre un moment pour une brève prosopographie de ces présidents d’université dans les années 1980. En effet, la VSNU est réputée avoir été, lors de sa fondation, un organe moins « politique » que son prédécesseur, le Conseil académique – qui comprenait des membres rapportant effectivement au ministère33. Elle s’est par ailleurs installée à Utrecht, ville géographiquement située au centre du pays (et donc accessible équitablement par les personnes provenant de toutes les universités néerlandaises), et pas à La Haye auprès du gouvernement (contrairement à l’ancien Conseil académique).
27Les trajectoires des personnes dirigeant la VSNU sont néanmoins proches du pouvoir, du ministère pour l’enseignement et les sciences notamment. Dans la plupart des universités, les présidents ont été choisis (nommés par le ministre) pour leur expérience dans l’administration de l’enseignement supérieur, toujours à des niveaux hiérarchiques élevés – ils vont devoir présider, après tout : au ministère, des directeurs généraux des départements du cabinet ou sollicités par les ministres en tant qu’experts, ou, au sein des universités, des anciens doyens, recteurs ou ayant déjà présidé d’autres universités. Plus rarement, mais cela semble être le cas dans trois universités au moins, les présidents ne semblent pas avoir de qualifications dans ces domaines d’administration de l’enseignement supérieur, ni n’avoir été d’éminents chercheurs ou professeurs (dans les universités « techniques » de Twente et d’Eindhoven, mais également dans celle de Leyde).
- 34 Knippenberg, Van der Ham, 1993, 555 et 561-562.
28Parmi les « pères fondateurs », certains étaient des personnages connus. Jos Van Kemenade, formé en sociologie de l’éducation, professeur de sciences de l’éducation et membre du parti travailliste, entre dans l’équipe présidentielle de l’université de Nimègue en 1972. Fort d’une bonne connaissance des universités mais sans expérience politique, il devient ensuite ministre de l’Éducation et des Sciences de 1973 à 1977 et de 1981 à 1982, avant de retrouver un poste de dirigeant à l’université : en tant que président de l’université d’Amsterdam entre 1984 et 1988, il fut un moteur de la création de la VSNU34.
- 35 Flipse, 2017.
- 36 Knippenberg, Van der Ham, 1993, 639.
- 37 Lettre de J. A. P. Veringa aux Colleges van bestuur van de instellingen van w.o., Nijmegen, 31 oct (...)
- 38 Hageman, E., « Spin in onderwijsweb neemt afscheid », Trouw, 24 août 1995, en ligne : https://www. (...)
29Un autre personnage que nous avons déjà rencontré est Harry Brinkman, dans l’équipe présidentielle de l’université libre d’Amsterdam de 1972 à 1996 : docteur en littérature, il est rapidement devenu administrateur à temps plein de son université et est considéré comme un acteur clé de son histoire35. Willy Van Lieshout, ingénieur en mécanique et proche de la famille et de l’entreprise Philips, a dirigé la haute école technique d’Eindhoven dans les années 1960 et plaidé au ministère pour la création de nouveaux programmes techniques36. En tant que président de l’université de Nimègue (1974-1991) et membre du parti chrétien-démocrate, il était un candidat évoqué pour devenir ministre en 1982, à côté de Wim Deetman qui a effectivement obtenu ce poste. En 1984-1985, la commission chargée de la création de la VSNU était sous sa direction – elle était parfois appelée « commission Van Lieshout37 ». Cependant, il n’est devenu que le deuxième président de la VSNU, en 1991. Les journalistes l’ont décrit comme une « araignée dans la toile de l’éducation38 ».
- 39 Je m’appuie pour cela sur une prosopographie réalisée à partir de notices nécrologiques, d’article (...)
30Ces profils sont assez typiques du reste de notre population : parmi les dix-huit présidents d’université des cinq premières années de la VSNU, la plupart étaient des hommes dans la soixantaine (quatre dans la cinquantaine, un encore plus jeune), tous avec une formation universitaire. Ils avaient des parcours disciplinaires très divers, la plupart étant issus des sciences humaines et sociales (trois en sciences naturelles, deux ingénieurs). Sept d’entre eux ont poursuivi une carrière universitaire (et trois ont été recteurs avant de devenir président d’université), et quatre une carrière politique (parlementaires, maires, ministres, présidents de parti) – parmi lesquels trois ont combiné leur carrière politique avec une carrière universitaire. Deux autres présidents d’université, bien qu’ils n’aient jamais exercé de fonction politique, étaient des candidats bien placés pour devenir ministre de l’Éducation et des Sciences dans les années 1980 et 1990. Au moins sept étaient membres de partis politiques : trois libéraux, deux chrétiens-démocrates et deux du parti travailliste. Trois ont travaillé dans les départements du ministère de l’Éducation et des Sciences ; trois autres ont été sollicités par les ministres successifs pour faire partie de commissions diverses. Enfin, trois ont travaillé dans des entreprises privées39.
- 40 Visschedijk, R., « Een vaderfiguur van de campus », U-Today, 13 février 2017, en ligne : https://w (...)
31Les personnes à la tête de la VSNU n’ont donc pas toutes l’expérience du travail universitaire et sont plutôt des « administrateurs » d’université, en partie des politiciens, souvent des personnes dont le métier est celui de présider, notamment dans le monde académique, parfois en dehors. Certains sont vus ou se présentent comme des « managers », ou figures charismatiques de leur université : par exemple, le président de l’université technique de Twente, Carel Van Lookeren Campagne, issu lui-même du secteur privé (il a travaillé chez Douwe Egberts et Heineken), affirme vouloir faire de Twente une « université entrepreneuriale40 ». La figure de « manager » existe, mais ce n’est pas la norme chez ces présidents d’université.
- 41 Ontwerp-statuten en concept-huishoudelijk reglement van de VSNU, 1984 [NA 2.14.283/171] ; conversa (...)
32Je tiens encore à préciser que la VSNU n’était pas seulement composée de ses membres, les universités, mais c’était aussi un bureau avec des employés et employées : dans les premières années, une dizaine de personnes travaillaient pour l’association, pour la plupart d’anciens membres du Conseil académique (prédécesseur de la VSNU) ou de l’administration de l’enseignement supérieur. Ils et elles étaient secrétaires des différentes réunions ou chefs de projet, notamment pour les activités d’évaluation. L’une des figures les plus importantes de ce bureau est Ton Vroeijenstijn : historien de formation, il était employé au Conseil académique depuis 1973. En 1985, il a été engagé par la VSNU pour développer le « système d’attention à la qualité ». Il est depuis devenu un expert dans le domaine, a publié de nombreux ouvrages sur l’évaluation dans l’enseignement supérieur et la recherche, a participé à des conférences académiques et professionnelles et est devenu consultant après son départ en retraite. Dans les années 1980, il était assisté par quatre autres personnes travaillant sur l’« attention à la qualité ». Au début des années 1990, ce service du bureau de la VSNU s’est agrandi pour former une équipe distincte consacrée à l’évaluation de la recherche41.
- 42 Ibid. ; « Universiteit kan zich als geen ander ongenietbaar maken », U-Today, 23 août 1995, en lig (...)
- 43 Halffman, 2014.
33Enfin, les présidents d’université dirigeaient la VSNU, mais ils n’étaient pas les seuls aux commandes : comme mentionné, d’autres réunions de doyens, de recteurs et de délégués des conseils universitaires ont également eu leur mot à dire. Par ailleurs, à partir des années 1990, une image couramment utilisée pour désigner l’association était une « brouette pleine de grenouilles » sautant dans des directions différentes, ou « association d’universités non coopérantes » (VNSU, Vereniging van niet-samenwerkende universiteiten). Le journal universitaire de Twente rapporte au milieu des années 1990 les difficultés de « lobbying » de l’association42. Notons par ailleurs que l’abandon du terme samenwerkende (coopérant) dans le nom de l’association (malgré le « S » dans VSNU), quelque part vers la fin des années 1990 ou le début des années 2000, a fait l’objet de critiques récentes43. Il semblerait ainsi que ce soient surtout les circonstances de l’émergence de la VSNU qui aient fait émerger un moment de « coopération » entre les universités : association contre les coupes budgétaires, contre l’inspection ministérielle, pour la prise en mains propres des formations et des enseignements.
- 44 VSNU, Werkgroep deregulering, Notitie verschiedenheid en kwaliteit, novembre 1985 [NA 2.19.250/329 (...)
34L’activité première et principale de la VSNU a été l’évaluation. Nous avons vu que ses membres l’appelaient « système d’attention à la qualité » ; le terme « evaluatie » apparaît également à quelques reprises, mais beaucoup moins que « visitaties » (visites) ou « visitatiecommissies »44. Ils l’ont conçue comme un système de visite des départements d’enseignement. Ils ont d’abord choisi quatre disciplines pour tester le système : quatre comités ont visité chacun tous les départements des universités néerlandaises où une discipline spécifique était enseignée (histoire, physique, psychologie et génie mécanique). Ce « tour d’essai » a été lancé en 1987 ; le personnel de la VSNU avait préparé un protocole pour tester la procédure à suivre.
- 45 VSNU, De externe kwaliteitszorg, een gids voor de faculteiten ter voorbereiding op het bezoek van (...)
35Tout d’abord, les commissions disciplinaires de la VSNU suggéraient une liste d’experts pour le comité de visite de chaque discipline. Un tel comité devait comprendre cinq personnes, parmi lesquelles des universitaires néerlandais (ne travaillant pas dans les facultés visitées), des experts internationaux (des universitaires néerlandais travaillant à l’étranger ou des étrangers connaissant assez bien les universités néerlandaises) et des représentants des professions liées aux enseignements dispensés. La VSNU a établi un calendrier des visites et demandait aux universités et à leurs départements évalués de compiler un ensemble d’informations afin de préparer la visite du comité. Il s’agissait d’informations descriptives sur le personnel, les étudiants (parcours, difficultés récurrentes), les programmes et les cours, les méthodes pédagogiques et l’organisation du département. Le protocole prévoyait une liste de contrôle pour fournir toutes ces informations, mais la tâche du département d’enseignement évalué était de soumettre une « auto-évaluation », en utilisant la liste de contrôle de manière « créative ». Cette démarche d’auto-analyse était la pierre angulaire de tout le processus d’évaluation45.
- 46 Ibid., p. 7-8 et p. 15.
36La VSNU tendait à présenter cette tâche comme une simple formalisation de ce que les départements faisaient déjà : rapporter sur et planifier les activités et l’organisation de l’enseignement. Les membres de la commission disciplinaire demandaient une description de la situation actuelle de la discipline dans le pays, une analyse de la situation du département concerné, en précisant les « forces et faiblesses », ainsi qu’une partie sur « les projets : ce que [l’université prévoit] de changer et comment »46. L’étape suivante de la procédure était la visite sur place par le comité : environ deux jours par département, au cours desquels les évaluateurs rencontraient le conseil exécutif de l’université, l’administration de la faculté et les responsables de l’enseignement dans le département. À la fin de la visite, les membres du comité discutaient des conclusions préliminaires et des recommandations entre eux et avec le conseil exécutif de l’université.
- 47 Ibid. ; VSNU, De evaluatie van het project proefvisitaties, octobre 1988 [NA 2.19.250/437] ; VSNU, (...)
37Ensuite, chaque évaluateur rédigeait son rapport ; puis les différents documents étaient assemblés et édités par le bureau de la VSNU, dans un rapport final comprenant une première partie sur la situation de l’enseignement de la discipline dans tout le pays, et une seconde partie évaluant chaque département. La VSNU transmettait ensuite le rapport aux établissements évalués, pour corriger les « erreurs factuelles » et leur demander leur avis sur le rapport d’évaluation, et notamment sur les recommandations du comité de visite. En effet, chaque département d’enseignement et chaque université devait indiquer les actions prévues compte tenu des recommandations. Cette étape était considérée comme la dernière du processus d’évaluation, même si un suivi de ces actions était recommandé. Le suivi, concrètement, a eu lieu sous la forme du cycle de visites suivant, cinq ans plus tard : la VSNU a estimé que le tour d’essai était une réussite et a continué à visiter toutes les autres disciplines enseignées dans les universités néerlandaises, de 1988 à 1992, avant de lancer le « second tour » en 199347.
- 48 VSNU, Gids voor de externe kwaliteitszorg…, op. cit., p. 9.
- 49 VSNU, Notitie Kwaliteitszorg universitair onderzoek, 2 avril 1992 [NA 2.19.250/441] ; VSNU, Stukke (...)
38En 1993, un autre changement a affecté les activités de la VSNU : le système de financement conditionnel de la recherche universitaire a été interrompu. Déjà en préparant l’évaluation de l’enseignement, la VSNU avait envisagé celle de la recherche, mais la considérait comme déjà évaluée dans le processus de financement conditionnel. Les membres de la VSNU y ont également fait référence comme une source d’inspiration pour mettre en place leur propre système : ils procédaient par discipline, comme dans le financement conditionnel, afin de pouvoir, par la suite, adapter le système à la recherche48. Ainsi, en 1993, la VSNU a mis en place un groupe de travail et consacré une partie de son bureau à inventer un système similaire d’« attention à la qualité » pour la recherche selon le même schéma. L’« auto-évaluation » pour la recherche consistait en une description des programmes de recherche dans chaque unité de recherche, avec cinq publications clés, les promotions, les subventions et les invitations obtenues – ce que les départements évalués écrivaient spontanément dans l’auto-évaluation lors du tour d’essai –, mais la VSNU demandait également une description du contenu de la recherche et de ses résultats49.
- 50 VSNU, Notitie Kwaliteitszorg universitair onderzoek, 2 avril 1992, p. 1 [NA 2.19.250/441].
- 51 VSNU, Standpunt van de instellingen voor W.O. inzake de concept-beleidsnota hoger onderwijs, auton (...)
- 52 La VSNU prévoyait une commission d’appel pour les évaluations de la recherche : certaines unités d (...)
39Ces deux systèmes d’évaluation parallèles qui se sont mutuellement et successivement influencés ont néanmoins fonctionné de manière assez différente et ont poursuivi des objectifs distincts. Sans pouvoir trop entrer dans le détail, j’indiquerai ici les principaux enjeux régissant les deux exercices d’évaluation. Tous deux visaient à favoriser la « différenciation » dans l’enseignement supérieur et la recherche ; cependant, si dans l’enseignement supérieur il s’agit surtout d’accroître la diversité des cursus proposés – une différenciation disons horizontale –, dans la recherche, cet appel à la « différenciation » est plutôt à incidence verticale sur une échelle de valeurs visant à repérer la « recherche excellente », le toponderzoek50. En effet, dans l’enseignement, il s’agissait de mettre en place de nouveaux programmes tout en veillant à ce qu’ils restent ou deviennent « étudiables » dans le temps imparti par le ministère – ceci rejoint la question du raccourcissement des études51. Dans la recherche, pour identifier la « bonne recherche », les évaluateurs attribuaient des notes (de « − » à « ++ »), utilisant des indicateurs bibliométriques pour mesurer les résultats – même si l’utilisation de la bibliométrie, courante depuis 1993, était l’objet d’un débat permanent52.
- 53 Vroeijenstijn, 1995.
- 54 « Evaluation has much more to do with power than with quality. » Entretien avec Ton Vroeijenstijn, (...)
40Ces présidents d’université avaient mis en place un système d’évaluation qui pouvait certainement contraindre les universitaires dans leurs activités – c’était un outil de gestion. La commande du ministère était que les cursus puissent être suivis en quatre ans et que l’on identifie la recherche excellente, mais il faut également se rendre compte que ce qui définissait la qualité de l’enseignement et de la recherche était laissé à l’appréciation des pairs. Ton Vroeijenstijn a décrit sa tâche comme une périlleuse « navigation entre Charybde et Scylla », en essayant de servir chacun des deux maîtres de « l’amélioration et de la redevabilité » sans négliger l’autre53. À son avis, 1985 et les débuts de la VSNU ont été des temps où des universités plus fortes ont acquis une certaine liberté sur le gouvernement, tandis qu’à la fin des années 1990, le gouvernement a regagné du poids54.
- 55 VSNU, « Vraagstelling VSNU », in Stukken betreffende de intentie om de afdeeling kwaliteitszorg va (...)
- 56 VSNU, Door naar de tweede ronde. Voorstellen voor aanpassing van de externe kwaliteitszorg onderwi (...)
- 57 Fischer-Bluhm, K., « Wie es begann », in Verbund Norddeutscher Universitäten (VNU), 10 Jahre Evalu (...)
41Vers la fin des années 1990, les activités de la VSNU liées à la qualité ont connu des changements importants, menant de fait à ce que l’association en passe la main. Chaque discipline avait alors été auscultée trois fois dans le cadre de ce système de visites d’évaluation. Dès 1993, la VSNU se félicitait de la « réputation internationale55 » de son guide d’évaluation à l’étranger : les pays scandinaves discutaient d’adaptations, le Portugal testait le « modèle néerlandais », et le protocole était traduit au Royaume-Uni, en Allemagne et au Portugal56. C’était aussi l’époque où une association universitaire se formait dans le nord de l’Allemagne : ses membres se sont rendus à Groningue pour étudier le programme de visite de la VSNU avant de mettre en place leur propre système en s’inspirant du « modèle néerlandais57 ».
- 58 VSNU, « Vraagstelling VSNU », in Stukken betreffende de intentie om de afdeeling kwaliteitszorg va (...)
42C’est explicitement dans le sillage des réformes de Bologne que le ministère a mis en place une accréditation des cursus universitaires, concrétisée en 2002 par l’organisation néerlandaise et flamande pour l’accréditation (NVAO). La priorité pour le ministère était alors d’accréditer les cursus universitaires : cela consistait à certifier qu’ils remplissent certaines caractéristiques – maintenir une évaluation systématique de l’enseignement supérieur, en dehors de cette accréditation, n’était alors pas estimé nécessaire58.
- 59 Vroeijenstijn, T. VBI-VSNU. Quo vadis ?, 12 avril 2003 [NA 2.19.250/241].
43Dans ce contexte, la VSNU tient à rappeler l’utilité de ses activités d’évaluation, qui vont au-delà de la labellisation que permet l’accréditation : elle met en avant ses vertus autoréflexives susceptibles d’apporter des améliorations, alors que l’accréditation est trop superficielle pour ce faire59. La VSNU s’emploie ainsi à pérenniser son activité, estimant que pour continuer à développer l’évaluation, il faut la poursuivre dans un cadre spécifiquement consacré à cette activité, en dehors de la VSNU.
- 60 Andersson Elffers, F., Routeverkenning VBI-VSNU, avril 2003, p.11 [NA 2.19.250/241].
- 61 Vroeijenstijn, T., VBI-VSNU, Quo vadis ?, op. cit.
- 62 VSNU, Stukken betreffende de transitie van de afdeling kwaliteitszorg naar de stichting ‘Kwaliteit (...)
44Entre 2000 et 2003, la VSNU a tenté d’élaborer une forme institutionnelle adaptée à cette tâche : elle a commandé des business plans à des cabinets de conseil. Le système d’évaluation de la VSNU avait une bonne « position de marché », était « stable », bien « accepté » parmi les universités et avait une « méthodologie bien développée » – mais la « capacité de personnel et d’organisation » de ses membres était limitée et subissait une « forte charge de travail »60. Ton Vroeijenstijn convenait également que les activités d’évaluation devaient être poursuivies dans une institution à part s’appuyant sur l’expérience de la VSNU, tout en reliant ses activités au système d’accréditation de la NVAO61. Ces réflexions préparatoires ont abouti à la création, en 2004, de la fondation indépendante Quality Assurance Netherlands Universities (QANU). Depuis lors, les universités organisent elles-mêmes l’évaluation de leurs propres formations, en sollicitant la QANU pour produire des processus et rapports qui sont ensuite soumis pour accréditation à la NVAO. La QANU puise dans les quinze années d’expérience de visites de l’enseignement supérieur de la VSNU, avec un transfert d’une partie du personnel62.
- 63 Avec les deux autres institutions, qui avaient auparavant été chargées de l’évaluation des dossier (...)
45Un mouvement similaire vers l’internalisation du processus d’évaluation a eu lieu pour la recherche : en 1998, le gouvernement a installé un groupe de travail réunissant le personnel et les membres de la VSNU, de l’Académie des sciences et de l’Organisation néerlandaise pour la recherche (NWO), afin d’élaborer un nouveau système d’évaluation pour toute la recherche dans le pays, dès la fin du deuxième cycle d’évaluations de la VSNU en 2003. Ce groupe de travail a mis au point le premier Standard Evaluation Protocol (SEP). Désormais, la VSNU restait en charge de l’établissement des règles et normes d’évaluation63, mais chaque université menait ses propres évaluations de ses unités de recherches. Le SEP était un cadre formel, qui ne différait pas beaucoup des protocoles de la VSNU utilisés dans les années 1990, et qui continuait à être renouvelé par une nouvelle édition tous les six ans, après achèvement d’un cycle d’évaluation.
- 64 De Boer, 2003, 56 ; De Boer et al., 2005 ; De Boer et al., 2007.
- 65 Baneke, 2014.
- 66 De Boer, 2003, 56-68.
46La VSNU a perdu ses fonctions d’évaluation : elle les a déléguées aux présidences d’université et à leur administration. Cette interprétation semble cohérente avec les récentes réformes universitaires : en 1997, la loi sur la modernisation de la gouvernance universitaire (Modernisering Universitaire Bestuursorganisatie, MUB) a considérablement renforcé le pouvoir central des universités. Les conseils universitaires élus ont été soit remplacés par une sorte de comité d’entreprise pour le personnel et un comité d’étudiants, soit maintenus en place, mais avec des prérogatives réduites. Les conseils exécutifs avaient des pouvoirs accrus et étaient réduits à trois membres ; la gouvernance universitaire était en cours de centralisation64. Les conseils de faculté perdaient encore plus d’importance, tandis que les doyens devenaient l’interlocuteur direct du conseil exécutif. Ce sont les doyens dont la position a le plus changé, ils sont devenus de plus en plus des « managers »65. Les unités d’enseignement et de recherche n’avaient plus de place dans la hiérarchie organisationnelle. Enfin, les universités sont devenues les employeurs de leur personnel66.
- 67 Ibid., 67-68.
- 68 Bod, Waltzing, 2024.
47La réforme de 1997 est un élément clé pour comprendre les changements dans la gouvernance universitaire néerlandaise. La loi de modernisation universitaire (MUB) est considérée comme ayant mis fin à la gouvernance démocratique mise en place en 1970 : la démocratie était « inefficace », la prise de décision trop lente67. Cela peut également expliquer comment l’association des universités a pu évoluer vers une association de « managers » d’universités – et a pu conduire aux critiques des universitaires qui introduisent ce papier : en centralisant la gouvernance universitaire et en faisant des universités les employeurs de leur personnel, les équilibres de pouvoir au sein de la VSNU ont changé, et de plus en plus de doyens et de présidents sont devenus des « gestionnaires ». L’interview avec Rens Bod, publié à la suite de ce texte68, donne d’autres éclairages encore sur cette période et sur les transformations à l’œuvre dans l’ESR néerlandais.
48Ainsi, tout au long de ces processus et au tournant des années 2000, la VSNU semble avoir perdu sa raison d’être initiale : maintenir le ministère à l’écart des universités tout en lui rendant des comptes ; se doter de moyens pour élaborer de nouveaux cursus et diplômes afin de faire face au nouveau rôle que doit jouer l’université en contexte d’expansion démographique. Les universités ont alors assumé directement et individuellement ce rôle de médiation ; on pourrait dire que les présidents des universités devenaient de plus en plus les agents du gouvernement, le ministère leur déléguant de plus en plus de tâches. Cette histoire d’évaluation a commencé par « gouverner à distance » et s’est terminée par une gouvernance plus verticale et centralisée dans des universités organisant chacune sa propre évaluation, en tant que propriétaire et employeur. Les règles du jeu de l’évaluation ont changé.
- 69 Mertens, 2011 ; Univers. Tilburgs Universiteitsblad, 1987.
49L’« autonomie » en jeu en 1985 était plutôt une autonomie collective. Depuis la fin des années 1990, la question semble s’être davantage déplacée vers l’autonomie individuelle des « universités entrepreneuriales ». En 1987 déjà, à côté des positions des présidents d’université et de leurs négociations que j’ai décrites dans cet article (la « bataille de la HOAK »), un autre groupe s’était formé et avait publié un document avec le cabinet de conseil McKinsey : parmi les politiciens, administrateurs et universitaires de ce groupe se trouvait le recteur de l’université de Rotterdam, économiste et futur ministre de l’Éducation et des Sciences (1989-1994 et 1994-1998) Jo Ritzen, du parti travailliste. Sous le titre « l’université entrepreneuriale », les auteurs de ce texte plaidaient pour plus d’« autonomie » pour les universités dans la fixation des frais de scolarité, les processus de sélection pour accéder aux études supérieures et pour entrer sur le marché financier – une « autonomie » au sens de libéralisation du marché69. C’est précisément la voie qui n’avait pas été empruntée au milieu des années 1980 par les responsables universitaires et le ministère Deetman – un programme qui n’a d’ailleurs pas non plus été appliqué par la suite.
- 70 Voir par exemple Paradeise et al., 2009 ;Whitley, Gläser, 2007 ; Broucker, De Wit, 2015, 65.
50Alors que les fonctions d’évaluation sont désormais décentralisées dans les universités, ces transformations ont lieu en parallèle et dans le cadre de plusieurs mouvements de centralisation : procédures d’évaluation de la recherche (SEP) et procédures d’accréditation fortement formalisées au niveau national ; centralisation de la gouvernance des universités (MUB). Comme de nombreuses analyses des réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche des années 2000 l’indiquent, ces mouvements ne sont pas contradictoires et participent d’un même esprit du New Public Management, insistant sur la redevabilité et la performance des services publics70.
51L’histoire de l’évaluation des universités est ainsi un bon observatoire des transformations à l’œuvre dans les universités néerlandaises depuis le début des années 1980 : si l’évaluation a d’abord été formatrice, collective, largement construite par le bas (bottom-up), il semble que dans le nouveau système post-MUB, les universités ne réfléchissent plus ensemble sur les enseignements d’un cursus ou d’une discipline ; elles ne font plus visiter ensemble les formations dans un domaine donné. L’enjeu pour une présidence d’université n’est peut-être plus tant de réfléchir aux cursus et diplômes qu’elle veut proposer aux étudiants, mais de parvenir à obtenir leur accréditation. De même, si la présidence est gestionnaire et employeuse de ses enseignants et chercheurs, elle souhaite probablement intervenir davantage sur l’attribution de fonds aux différentes unités de recherche, aux départements, et sur leur structuration. Dans la recherche du moins, les évaluations semblent plus amener vers ce type de conséquences que dans les années 1990.
52Si les changements de régime d’évaluation des universités sont de bons indicateurs des transformations de l’enseignement supérieur néerlandais, l’histoire de la VSNU l’est tout autant : la VSNU a perdu ses raisons d’être initiales, a changé de nature (par sa composition, la nature même de qui et de ce qu’était un président d’université) et a cessé d’être une institution d’évaluation. Elle semble avoir, dans les années 2000, pris d’autres fonctions plus gestionnaires. Positionnée au début à l’écart du gouvernement, elle semble être devenue un agent délégué à la mise en œuvre des politiques de l’enseignement supérieur et de la recherche (concernant l’emploi, le développement immobilier, le financement de la recherche). Aussi, la période suivante de son existence, entre la fin des années 1990 et nos jours, mériterait des analyses plus approfondies.