Roland Krebs, Les germanistes français et l’Allemagne (1925-1949)
Texte intégral
1Cet ouvrage étudie les positionnements des germanistes français face à l’Allemagne dans les périodes de l’entre-deux-guerres, de la Seconde Guerre mondiale et de l’immédiat après-guerre jusqu’en 1949. C’est, dès lors, la question de la perception et des réactions face au nazisme qui apparaît centrale. Dans la lignée des « pères fondateurs » de la germanistique, définie comme « la science de l’Allemagne », que sont Charles Andler (1866-1933) et Henri Lichtenberger (1864-1941), l’auteur étudie la manière dont les germanistes français perçoivent les évolutions de l’Allemagne entre 1925 et 1949, les expliquent et tentent d’en informer l’opinion. On peut en effet estimer qu’ils sont les mieux informés de la situation réelle de l’Outre-Rhin par leur maîtrise de la langue allemande, leur connaissance de l’histoire de ce pays, leurs relations personnelles avec ses habitants et ses universitaires. Les sources mobilisées sont nombreuses : Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine, Archives du ministère des Affaires étrangères à la Courneuve, Archives de Berlin. On insistera sur la qualité du dépouillement des sources imprimées, composées de nombreux ouvrages et articles de l’époque, à la fois en français et en allemand, en particulier des écrits des germanistes de cette période ou de leurs souvenirs (p. 318-327). La bibliographie est conséquente (p. 327-336). Un index utile permet de se repérer dans les noms de personnes (p. 337-347). On trouve également vingt-six brèves notices biographiques des principaux germanistes étudiés (p. 307-315).
2La première partie (p. 17-106) est consacrée aux années 1925-1939. L’auteur fait le choix de commencer son étude avec la signature des accords de Locarno qui inaugurent « une phase de stabilité en Europe et une détente marquée dans les relations franco-allemandes » (p. 19). Le premier chapitre (« De l’espoir à l’inquiétude, 1925-1932 », p. 19-43) s’intéresse à la période de la République de Weimar. Initiatives institutionnelles et privées se multiplient pour tenter de renouer les liens entre les deux puissances. Des structures sont mises en place comme le Comité franco-allemand d’information et de documentation (Comité d’études franco-allemand) centré sur la coopération économique, mais soucieux aussi d’un rapprochement culturel et de la promotion de l’idée de paix. En Allemagne, le francophile Otto Grautoff fonde à Berlin en 1927 la Deutsch-französische Gesellschaft (Société franco-allemande) qui crée des antennes locales dans les deux pays. En France, la Ligue des études germaniques, fondée en 1928, fait de même alors que deux revues s’affirment : la Revue d’Allemagne et des pays allemands et la Deutsch-französische Rundschau. Il s’agit de contribuer au rapprochement franco-allemand par une meilleure connaissance mutuelle. Les échanges d’enseignants, de lecteurs, d’assistants, et l’invitation de conférenciers se multiplient jusqu’en 1933. Le nombre des lecteurs augmente. « En 1931, on comptait trente-trois lecteurs français en Allemagne, dix-sept lecteurs allemands en France » (p. 30). Le chapitre II (« Face au péril, 1933-1939 », p. 45-106) analyse le positionnement des germanistes français une fois Hitler devenu chancelier en janvier 1933. Les pages consacrées à la politique allemande en France autour de la figure d’Otto Abetz, « principal agent d’influence nazi en France » (p. 45), sont intéressantes. Il s’agit désormais de contribuer au rapprochement franco-allemand mais dans le sens voulu par les nazis, tout en essayant de convaincre les Français de la volonté de paix d’Hitler et en affirmant la grandeur de la culture allemande. Pour les plus jeunes germanistes, en cours d’études, assistants ou en thèse, « il n’y avait pas de raison de renoncer au traditionnel séjour en Allemagne qui faisait partie de leur formation » (p. 48-49). Ils continuent donc à partir comme lecteurs et assistants ou à séjourner à l’Institut français de Berlin. On voit ainsi le jeune Pierre Grappin être encore en 1937 à Munich puis en 1938 à Berlin. Pierre Bertaux fait aussi divers séjours en Allemagne et, devenu professeur à l’université de Toulouse, propose un cours en 1938-1939 sur l’explication de Mein Kampf d’Adolph Hitler, mettant en garde contre le danger des idées nazies. Le jeune Gilbert Badia, juste âgé de vingt ans, part pour deux ans en Allemagne (1936-1938) comme assistant de français. Il perçoit la force de l’antisémitisme et la haine du traité de Versailles. Pour les grandes figures de la germanistique française, la situation est différente. En tant qu’experts, leurs conférences et leurs écrits ont un caractère plus officiel qui impose une mise en relation avec les autorités universitaires et politiques acquises au nouveau régime s’ils vont en Allemagne. La plupart ne sont pas dupes des discours nazis et mettent en garde, dans leurs articles, leurs ouvrages ou leurs conférences, contre les dangers du national-socialisme. Quelques germanistes continuent à exposer les faits observés sans prendre parti. D’autres, peu nombreux cependant, se rallient à cette nouvelle Allemagne tel Jean-Edouard Spenlé qui réalise une tournée de conférences triomphales en Allemagne en 1938 et devient un « admirateur de l’éducation nazie » (p. 88-92). Chez la plupart des germanistes français, on condamne les évolutions en cours, tout en cherchant à expliquer cette montée de l’extrémisme. L’humiliation subie en 1918-1919 par le Diktat de Versailles est bien saisie par la plupart des germanistes tout comme l’importance des crises économiques et sociales. Ils discutent cependant des origines de cette tentation totalitaire, comme ils l’avaient d’ailleurs fait pendant la Première Guerre mondiale et développent alors la théorie des deux Allemagnes : celle des grands auteurs, des grands musiciens, des philosophes et celle des hobereaux prussiens, marqués par l’esprit de caste et l’esprit militaire, la seconde l’ayant emporté sur la première, en « prussifiant » le pays. Quelques figures émergent dans le combat contre l’Allemagne nazie, en particulier celle d’Edmond Vermeil (p. 63 et suivantes). Max Rouché et Louis Reynaud se placent dans cette même mouvance des « germanistes de la méfiance ». Robert d’Harcourt condamne lui aussi le nazisme au nom du christianisme, estimant que le nazisme est une pseudo-religion, dénonçant l’éducation nazie qui transforme chaque jeune en un « magnifique animal de combat » (p. 81). La grande figure d’Henri Lichtenberger apparaît plus complexe. Voulant proposer des analyses objectives, il rédige, en 1936 dans son livre L’Allemagne nouvelle, des paragraphes très distanciés, ce qui le conduit souvent à occulter les aspects les plus sombres de ce pays, devenant presque un « observateur trop indulgent du régime nazi » (p. 82-87).
3La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse aux années 1940-1944 (p. 107-216). Le chapitre III décrit de manière claire « l’offensive culturelle allemande » (p. 109-181) à destination des Français et des Françaises, les germanistes étant bien évidemment, si l’on se place du côté allemand, des acteurs importants pour relayer leurs intentions. Il s’agit surtout d’accentuer la diffusion de la culture allemande en France. C’est dans ce cadre qu’est créé l’Institut culturel allemand de Paris, ouvert le 1er septembre 1940, ainsi que diverses succursales en province qui doivent tisser des liens avec les écoles et les universités. Les Allemands interviennent aussi auprès des maisons d’édition et des sociétés cinématographiques, théâtrales et artistiques. La vie culturelle est épurée selon les critères du national-socialisme, avec diverses listes de livres interdits car jugés antiallemands ou écrits par des juifs. C’est ainsi que les livres de Charles Andler, Edmond Vermeil et Robert d’Harcourt sont interdits. Les trois listes « Otto » (1940, 1942, 1943) excluent de nombreux auteurs. Dans le même temps, le régime de Vichy procède à des épurations professionnelles (juifs, francs-maçons). Edmond Vermeil (Sorbonne) est ainsi exclu alors que Geneviève Bianquis (Dijon) est mise à la retraite (loi sur le travail féminin). Les divers instituts d’études germaniques organisent des cycles de conférences où l’on retrouve des germanistes ralliés à la cause nazie (Jean-Edouard Spenlé) mais aussi des « amis de la culture allemande » qui ne perçoivent pas toujours les enjeux idéologiques cachés de ces manifestations. Certains se rallient ouvertement à la collaboration comme André Meyer, agrégé d’allemand au lycée Michelet de Vanves près de Paris, qui publie divers textes dans Je suis partout et intervient dans la revue Deutschland-Frankreich pour accuser les germanistes d’avoir diffusé une image fausse de l’Allemagne alors que c’est la France, poussée par les Britanniques et les juifs, qui est responsable de la guerre. Une offensive forte est aussi menée pour accélérer les traductions d’œuvres allemandes en français. On estime qu’un peu plus de 300 titres furent traduits de 1941 à 1944 (p. 150). C’est ainsi que Fernand Aubier accentue les publications de ses célèbres éditions « bilingues » (27 de 1940 à 1944). Les germanistes français, fort logiquement, travaillent sur ces traductions mais sans que le lien doive être obligatoirement fait entre ce travail de spécialiste de la traduction et leurs opinions personnelles sur le régime nazi. Certains sont des ralliés à la collaboration (tel Pierre Velut, agrégé d’allemand au lycée Condorcet de Paris), mais beaucoup d’autres sont des opposants à Vichy et à l’occupant comme Geneviève Bianquis (traductrice des Poèmes de Hölderlin en 1943 chez Aubier-Montaigne). Les éditions Gallimard réalisent, quant à elles, 23 traductions de l’allemand durant l’occupation (p. 157). Pierre Grappin y traduit par exemple le roman de Théodore Fontane, Frau Jenny Treibel (Madame Jenny Treibel), en 1943 mais il est aussi, depuis janvier 1942, membre du réseau de résistance MUR (Mouvements unis de la résistance). L’institut allemand lance également la publication en deux volumes d’une importante anthologie bilingue de la poésie allemande pilotée par le Français René Lasne, rallié à la collaboration, et l’Allemand Georg Rabuse sous la direction de Karl Heinz Bremer (1943), excluant divers auteurs dont Heinrich Heine (juif) et y introduisant des poèmes de tendance nazie. Une contre-anthologie, intitulée Les Bannis, présentée par Claude Bellanger, avec des traductions de René Cannac, est publiée dans la clandestinité par les Éditions de Minuit (1944).
4Le chapitre IV analyse alors « Le temps des épreuves, l’heure des choix » (p. 183-216). On y retrouve la pluralité des comportements entre attentisme, résistance et collaboration. Ce chapitre propose « de reconstituer quelques parcours individuels durant les années de guerre » (p. 183). Quelques germanistes s’engagent en effet dans la résistance comme Jacques Decour (professeur d’allemand au lycée Rollin de Paris) qui est parmi les fondateurs de L’Université libre puis de La Pensée libre et des Lettres françaises. Arrêté, il est fusillé au mont Valérien le 30 mai 1942. Edmond Vermeil, replié à l’Université de Montpellier (1941-1942), se place en congé maladie après l’invasion de la zone sud puis est révoqué par Abel Bonnard. Il s’engage dans la résistance (Liberté puis Combat). Pierre Bertaux et Pierre Grappin sont aussi dans la résistance tout comme Robert d’Harcourt, Joseph Rovan, Gilbert Badia ou Félix Lusset. D’autres germanistes, par contre, doivent faire face à l’épuration une fois le territoire libéré (p. 203 et suivantes) tels Jean-Joseph Achille Bertrand (recteur à Besançon), Maurice Roy (inspecteur général d’allemand), Jean-Philippe Larrose (agrégé d’allemand, assistant à la faculté de Bordeaux) – Roland Krebs présentant alors les engagements de ces germanistes au service de Vichy et de l’occupant. Pierre Velut (lycée Buffon de Paris) est ainsi une figure de la collaboration, membre du Parti franciste puis proche du Rassemblement national populaire. Il tente de s’engager dans la Waffen SS en 1943 puis rejoint tardivement la résistance.
5La troisième partie de l’ouvrage est consacrée aux années 1945-1949 (p. 219-302). Elle étudie de manière très documentée le positionnement des germanistes « face au nouveau problème allemand » (chapitre V, p. 221-251). Vaincue, l’Allemagne est divisée en quatre zones d’occupation. L’État allemand cesse d’exister et les Alliés « prennent en main directement l’administration des choses et le gouvernement des hommes » (p. 221). Il s’agit à la fois d’arrêter et de juger les principaux responsables de la guerre, des massacres de masse et de la solution finale (rôle du tribunal international de Nuremberg du 20 novembre 1945 au 4 octobre 1946), mais aussi de procéder à la dénazification du pays. « Quelle attitude adopter face à une population qui sortait de douze ans de dictature, mais aussi de propagande nationaliste et raciste ? Pouvait-on lui faire confiance pour bâtir une autre Allemagne, une Allemagne démocratique ? » (p. 222). Dès avril 1945, Pierre Grappin publie une brochure qui connaît un grand succès, Que faire de l’Allemagne ?, insistant sur le fait qu’il faut éviter les erreurs de 1918 et qu’il faut rééduquer le peuple allemand. Edmond Vermeil préside la Commission de rééducation du peuple allemand, qui siège à partir de 1945, et demande une rigoureuse politique de dénazification. Il publie en 1945, L’Allemagne, Essai d’explication, déjà édité en 1940 mais rapidement détruit par les nazis. Il reprend la théorie des deux Allemagnes, la « mauvaise Allemagne (la Prusse) ayant triomphé de la bonne (le sud, l’ouest) ». Dans les territoires administrés par la France, on installe des structures de formation « à la Française » (écoles normales, université de Mayence, université de la Sarre, instituts français).
6Le chapitre VI (« Au chevet de l’Allemagne », p. 253-302) étudie la forte présence des Français en Allemagne (zone d’occupation) : « À partir de 1945, un certain nombre de germanistes – souvent jeunes – vont rejoindre les services français en Allemagne, en particulier dans le domaine de l’éducation et de la culture mettant leurs compétences particulières au service de la politique française en Allemagne » (p. 259). On compte ainsi 68 agrégés en Allemagne entre 1945 et 1947 dont 39 sont des agrégés d’allemand. Il s’agit aussi de diffuser en Allemagne la culture française comme en témoigne la création par Pierre Grappin de la revue Lancelot, Der Bote aus Frankreich (Lancelot, Le Messager de France) en 1947. Peu à peu s’affirme cependant l’idée d’un nécessaire rapprochement franco-allemand. Est ainsi créé en 1948 le Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle, qui milite pour la compréhension mutuelle et la paix.
7On pourra regretter que l’ouvrage ne commence pas par un chapitre général qui présente plus en détail ce monde des germanistes français en dressant un portrait de groupe de ces acteurs – et rares actrices – dans les différentes villes universitaires de France, permettant ainsi de moins centrer les analyses sur les grandes figures. Combien y a-t-il de germanistes français entre ces deux dates ? Ceux de 1925 et ceux de 1949 sont-ils les mêmes ou a-t-on assisté en vingt-cinq ans à un net renouvellement du groupe ? Quel est le vécu de ces germanistes pendant la Première Guerre mondiale, élément qui peut expliquer aussi certains positionnements ultérieurs ? Faut-il intégrer dans le corpus les enseignants d’allemand du secondaire, en particulier les agrégés (plusieurs exemples pris dans l’étude), ce qui élargit de manière importante le groupe ? De même, à la fin de l’étude, quel bilan opérer de leurs positionnements, en particulier face à l’épuration pour ces germanistes français ? Le groupe n’étant pas délimité avec précision au départ, le bilan est impossible à faire précisément, au-delà de l’explication du devenir de quelques figures marquantes. Une question liée aux sources se pose également. L’auteur, pour étudier le positionnement des germanistes français se base sur la lecture fine de leurs écrits, essentiellement scientifiques (ouvrages, articles) ou publiés dans la presse et certaines revues plus généralistes. La source survalorise alors inévitablement certaines figures très publiantes et laisse dans l’ombre les autres. Les écrits ne résument pas à eux seuls, cependant, les interventions des germanistes français pendant ces années. N’est-il pas possible d’en savoir plus sur ce qu’ils font dans les cours proposés aux étudiants, dans leurs positionnements avec les collègues, dans leurs engagements au sein de mouvements ou d’associations ?
8Pour conclure, au-delà de ces rares remarques critiques qui sont une invitation à poursuivre la recherche, nous disposons avec cette étude de Roland Krebs d’un livre clair et documenté qui permet à la fois de mieux comprendre le rôle des germanistes français dans cette période de fortes tensions (1925-1949), mais aussi de mesurer le chemin parcouru dans les relations franco-allemandes depuis 1925.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-François Condette, « Roland Krebs, Les germanistes français et l’Allemagne (1925-1949) », Revue d’histoire des sciences humaines, 37 | 2020, 345-350.
Référence électronique
Jean-François Condette, « Roland Krebs, Les germanistes français et l’Allemagne (1925-1949) », Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 37 | 2020, mis en ligne le 01 avril 2021, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/5546 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhsh.5546
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