Navigation – Plan du site

AccueilNuméros37Débats, chantiers et livresLes sciences sociales face à Vich...

Débats, chantiers et livres

Les sciences sociales face à Vichy. Le colloque « Travail et Techniques » de 1941, Isabelle Gouarné (éd.)

Paris, Classiques Garnier (Histoire des techniques), 2019, 334 pages
Francine Muel-Dreyfus
p. 341-344

Texte intégral

  • 1 Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1996, p. 143.

1En juin 1941, Ignace Meyerson, directeur du laboratoire de psychologie de l’EPHE, chassé par les mesures antisémites de Vichy du poste de professeur à l’université de Toulouse où il venait d’être nommé, crée la Société d’études psychologiques à la Faculté des Lettres qui devient « un centre de libre vie intellectuelle en zone non occupée », comme l’écrira plus tard Jean-Pierre Vernant1. Assisté de ce dernier, alors professeur au lycée Fermat, qui le secondera au Journal de psychologie normale et pathologique après la guerre, il organise un colloque à visée que l’on dirait aujourd’hui « interdisciplinaire », sur les représentations de la notion de « travail » dont l’enjeu est inséparablement scientifique et politique. Publiés en 1948 dans un numéro spécial du Journal de psychologie, les actes de ces échanges largement et injustement oubliés sont réédités aujourd’hui avec une ample présentation érudite et stimulante d’Isabelle Gouarné accompagnée d’importantes annexes consacrées aux biographies des principaux acteurs et aux travaux de la Société d’études psychologiques de mai 1941 à mars 1946, un index complétant ce volume. L’analyse des conditions de réalisation de ce colloque exceptionnel à plus d’un titre, du réseau de ses participants, de leurs passés militants diversifiés et des relations lisses et moins lisses qu’ils entretenaient, constitue une contribution éclairante à une histoire sociale des sciences sociales dans une période de bouleversements historiques et de révolution conservatrice. Comme le remarque Isabelle Gouarné, « les conditions politiques créées par la défaite et l’Occupation en encourageant à des formes de solidarité, facilitèrent ce regroupement. Les désaccords intellectuels et les conflits de territoires entre disciplines étaient alors suspendus » (« Présentation. Les sciences sociales face au régime de Vichy. Engagement antifasciste et inquiétudes rationalistes », p. 24).

2Ignace Meyerson est le fondateur de la « psychologie historique » dont il présentera les propositions dans une thèse soutenue en Sorbonne en 1947 – alors qu’il est déjà un savant reconnu –, publiée sous le titre Les fonctions psychologiques et les œuvres chez Vrin en 1948. Proche de Charles Seignobos et de Marcel Mauss, il défendait une psychologie ouverte et articulée aux diverses sciences sociales. Médecin et licencié en Lettres, Meyerson refuse l’impérialisme médical en ce domaine. Ce colloque sera une rencontre entre historiens (André Aymard, Marc Bloch, Étienne Delaruelle, Lucien Febvre), philosophes (André Lalande, Paul Vignaux), sociologues (Georges Friedmann, Marcel Mauss), physicien (Charles Camichel) et géographe (Daniel Faucher). Lucien Febvre et Marcel Mauss n’auront pu se rendre à Toulouse du fait des dangers encourus et feront passer les textes de leurs communications. Très menacés, Henri Wallon et Jean-Maurice Lahy, pourtant spécialistes reconnus de la psychologie du travail, renonceront à assister à la journée.

  • 2 Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin. Contribution à une sociologie politique de l’or (...)

3La défense de l’autonomie de la science dans ce temps fort d’instrumentalisation politique et idéologique des savoirs par le régime de Vichy et les théoriciens de la « Révolution nationale », et de l’interdisciplinarité favorisant un courant sociologisant et historicisant de la psychologie scientifique, sont au cœur de cette « société savante » d’un nouveau genre dont de nombreux membres sont des résistants de la première heure. Elle s’inscrit ainsi contre le modèle biologisant revendiquant l’impérialisme de la médecine, « science des sciences », défendu par Alexis Carrel à la Fondation française pour l’étude des problèmes humains instituée par Vichy en cette même année 19412.

  • 3 Jacques Duquesne, Les catholiques français sous l’Occupation, Paris, Bernard Grasset, 1966, p. 158 (...)
  • 4 Georges Canguilhem, Résistance, philosophie biologique et histoire des sciences, 1940-1965, Œuvres (...)

4L’étude de ce colloque est l’occasion pour Isabelle Gouarné d’évoquer à de multiples reprises les persécutions antisémites et politiques envers les universitaires, leurs itinéraires de replis, et de montrer comment ils ont pu agir comme catalyseurs de résistances et de liaisons. Ainsi, après le démantèlement du réseau dit du Musée de l’Homme dont il faisait partie, Georges Friedmann, installé à Toulouse, auteur dans ce colloque d’une contribution sur le « travail à la chaîne », s’efforce de maintenir les liens entre militants par la création d’un « comité provisoire ». Cette étude est donc l’occasion également de contribuer aux travaux sur Toulouse, ville de résistance politique et « lieu de survie intellectuelle » grâce aux mobilisations de professeurs de lycées et de professeurs de Lettres, de Médecine, de Droit, de Philosophie, comme Vladimir Jankélévitch ou Gabriel Marcel, et également de la hiérarchie locale de l’Église et de l’Institut catholique sous l’impulsion de Mgr de Solages et de Mgr Saliège3. Georges Canguilhem avait témoigné de ce climat dans son éloge de Silvio Trentin, l’émigré antifasciste italien dont la librairie était un lieu d’accueil de réfugiés espagnols et de rencontres d’opposants à Vichy. Ayant quitté Toulouse et son poste du lycée Fermat car il estimait n’avoir pas passé l’agrégation « pour enseigner Travail, famille, patrie », Canguilhem y reviendra pour assister à ce colloque dont il fera un compte rendu dans L’Année sociologique en 1949 – une revue dont il n’était pas familier – à la demande de son ami Friedmann4.

  • 5 Ibid., p. 344.
  • 6 Marc Bloch, L’étrange défaite, témoignage écrit en 1940, Paris Gallimard (Folio), 1990, p. 207 et (...)
  • 7 Francine Muel-Dreyfus, « La rééducation de la sociologie sous le régime de Vichy », Actes de la re (...)

5Cette réunion de savants est donc aussi une réunion de résistants qui occuperont des postes de grande responsabilité dans différents mouvements combattants. Ces universitaires renvoyés de leurs postes du fait de leurs origines juives et/ou de leurs liens avec le Parti communiste français pour la grande majorité d’entre eux, vont faire de cette rencontre scientifique l’occasion d’opposer aux « plates élucubrations des penseurs vichystes », selon la formulation de Canguilhem5, à la « littérature du renoncement » des « prétendus apôtres de la tradition » et à « leurs bucoliques avis », selon les formulations de Marc Bloch6, une rencontre de sciences sociales sur les constructions socio-historiques de l’idée de travail, sur la déconstruction des notions de routine et d’innovation, sur les transformations des techniques. Dans cette perspective, l’entreprise n’est pas sans évoquer celle de Durkheim qui avait opposé à l’idée leplaysienne de famille comme « groupe naturel » une historicisation des formes diverses et changeantes de l’institution famille entendue comme construction sociale7. Dans les deux cas, il s’agit d’opposer aux processus de naturalisation du social, et à leur charge politique de justification d’un ordre immuable, une science sociale unifiée propre à historiciser les institutions et les représentations humaines.

  • 8 Marc Bloch, L’étrange défaite, op. cit., p. 182.

6Chez les penseurs vichystes, la paysannerie est construite elle aussi comme un groupe « naturel » garant de l’éternité des choses et échappant aux vicissitudes de l’histoire, le développement de la folklorisation, cette fausse histoire qui fige et fossilise, inscrivant le groupe paysan dans la routine et la répétition. La Révolution nationale construit ensemble les femmes et les paysans comme les garants des grandes continuités cosmiques et sociales, des équilibres millénaires, menacés par les mythes libéraux, matérialistes et démocratiques. Dans l’apologie vichyste de la France rurale et dans une politique culturelle vouée aux institutions folkloristes, Marc Bloch voyait le risque de faire de la France un « musée d’antiquailles » au service de l’Europe nouvelle voulue par Hitler8. Il présente dans ce colloque une conférence intitulée « Les transformations des techniques comme problème de psychologie collective » s’interrogeant sur les conditions sociales et historiques de l’acceptation ou du refus des inventions et nouvelles techniques qui résonne en harmonie avec celle du géographe Daniel Faucher – « Routine et innovation dans la vie paysanne » – sur la complexité et la diversité de ce qu’on désigne trop rapidement comme « la » routine paysanne. Ce sont sur ces deux communications que Canguilhem insiste dans son compte rendu de 1949 car il y voit des réflexions importantes sur le problème de la représentation concrète de l’avenir : comment et à quelles conditions socio-économiques les individus accèdent-ils à une représentation de l’avenir propre à intégrer des changements dans des pratiques qui ont fait leurs preuves ?

7Le colloque rassemble d’autres communications passionnantes comme celles de Friedmann sur le coût humain de la répétition, de la parcellisation et de la perte de sens dans le travail à la chaîne, de Lucien Febvre sur l’évolution du mot et de l’idée de travail, de Marcel Mauss sur les techniques et la technologie.

8« Ces réflexions de juin 1941 ont encore à nous apprendre sur ce que les sciences sociales et la philosophie peuvent dire quand l’idée de progrès a besoin d’être défendue, sans pour autant renoncer aux exigences de réflexivité sur les fondements et les ambiguïtés de la raison », écrit dans sa conclusion Isabelle Gouarné (p. 87). On le voit l’ambition d’Ignace Meyerson de donner pour objectif à la Société d’études psychologiques de Toulouse, créée dans la tourmente, la « compréhension de l’homme total », et de lier l’histoire matérielle du travail à l’histoire psychologique et sociale, est réalisée dans cette rencontre de représentants éminents des différentes disciplines des sciences humaines et sociales de l’époque. Frontalement opposés à la Révolution nationale et à la politique de collaboration, les universitaires de ce colloque font acte de résistance intellectuelle. Ils opposent à la vision vichyste de la dégénérescence nationale la puissance d’une pensée du progrès armée des savoirs des sciences humaines. Mais il ne faut pas oublier qu’ici les savants sont des politiques, des résistants de la première heure pour un grand nombre d’entre eux, et des jeunes et moins jeunes actuels ou futurs hauts responsables de mouvements de libération locaux et nationaux. Cette étude montre que la défense de l’autonomie de la science fait partie du combat politique en période d’asservissement idéologique des savoirs.

Haut de page

Notes

1 Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1996, p. 143.

2 Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin. Contribution à une sociologie politique de l’ordre des corps, Paris, Seuil, 1996, chapitre 8 « Le contrôle des corps », p. 289 et suiv.

3 Jacques Duquesne, Les catholiques français sous l’Occupation, Paris, Bernard Grasset, 1966, p. 158 et suiv.

4 Georges Canguilhem, Résistance, philosophie biologique et histoire des sciences, 1940-1965, Œuvres complètes, tome IV, Paris, Vrin, 2015, p. 10 et 344-347.

5 Ibid., p. 344.

6 Marc Bloch, L’étrange défaite, témoignage écrit en 1940, Paris Gallimard (Folio), 1990, p. 207 et 181.

7 Francine Muel-Dreyfus, « La rééducation de la sociologie sous le régime de Vichy », Actes de la recherche en sciences sociales, 153, 2004, p. 65-77, DOI : 10.3917/arss.153.0065.

8 Marc Bloch, L’étrange défaite, op. cit., p. 182.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Francine Muel-Dreyfus, « Les sciences sociales face à Vichy. Le colloque « Travail et Techniques » de 1941, Isabelle Gouarné (éd.) »Revue d’histoire des sciences humaines, 37 | 2020, 341-344.

Référence électronique

Francine Muel-Dreyfus, « Les sciences sociales face à Vichy. Le colloque « Travail et Techniques » de 1941, Isabelle Gouarné (éd.) »Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 37 | 2020, mis en ligne le 01 avril 2021, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/5538 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhsh.5538

Haut de page

Auteur

Francine Muel-Dreyfus

Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), EHESS

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search