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Géographies académiques

Frédéric II fait des châteaux de sable

Le roi-philosophe, l’utilité des sciences et l’autonomie de la recherche (années 1770 – années 1780)
Frederick the Great builds castles in the air. The philosopher-king, the usefulness of the sciences, and the autonomy of research (1770s-1780s)
Pierre-Yves Lacour
p. 275-290

Texte intégral

Je remercie François Buton, Jérémie Barthas et Juliette Deloye pour leur aide et leurs relectures. La mission d’archives à Berlin a été réalisée dans le cadre d’une invitation au Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte en 2018. Je remercie vivement Lorraine Daston pour cet accueil.

Introduction

  • 1 Merton, 1973, notamment chap. 5, 6, 7 et 12.
  • 2 Bourdieu, 1975 ; 1997, 12 et suivantes ; 2001, 91-109.
  • 3 Latour, 2005, 261-292 : « Traduire les intérêts des autres » ; 2001, 92.

1La question de l’autonomie des sciences a longtemps été centrale dans la sociologie des savoirs. Depuis la fin des années 1930, Merton et de ses élèves ont travaillé la question de l’autonomie relative des sciences à partir de ses formes d’organisation et de ses structures normatives1. À partir du milieu des années 1970, Pierre Bourdieu, dans son projet d’une théorie générale des champs, a décrit le champ scientifique comme un « microcosme relativement autonome2 ». Depuis les années 1980, ces approches – diversement – structuralistes ont été très critiquées dans le cadre des sociologies dites constructivistes. Bruno Latour affirme ainsi son mépris pour les questions d’organisation et pour la vieille antienne de l’autonomie des sciences, préférant étudier les manières qu’ont les savants d’intéresser décideurs et financeurs, Archimède le tyran de Syracuse ou Pasteur le ministre de l’Instruction publique3. Le cas des relations singulières entre Frédéric II (1712-1786), roi de Prusse depuis 1740, et l’Académie des sciences de Berlin donne l’occasion de rouvrir ce dossier de l’autonomie des sciences en ce moment marqué par les fortes menaces qui pèsent sur les conditions mêmes de nos métiers avec la Loi de programmation de la recherche (LPR) et par la crise sanitaire liée au développement épidémique de la Covid-19, crise multiforme qui jette aussi une lumière crue sur les erreurs des politiques publiques de recherche menées en France depuis presque vingt ans.

  • 4 Sur le début de cette Académie des sciences de Prusse, voir Joos, 2012.
  • 5 Hartkopf, 1992, 421.
  • 6 Hartkopf, 1992.

2Disons-le d’entrée, les relations entre l’Académie des sciences de Berlin – la Königlich-Preußische Akademie der Wissenschaften – et le roi de Prusse Frédéric II montrent une forte sujétion de la première au second, ce qui est assez différent de ce qui s’observe tant à la Société royale de Londres qu’à l’Académie des sciences de Paris. L’Académie des sciences de Berlin est créée en 1700 quelques mois à peine avant que Frédéric III, prince-électeur de Brandenbourg et duc de Prusse, obtienne le titre royal et qu’il se fasse sacrer roi de Prusse sous le nom de Frédéric I4. En 1744, au début du règne de Frédéric II, elle est dotée de statuts, amorce la mise au concours de questions et est divisée en quatre classes – philosophie expérimentale, mathématiques, philosophie spéculative et belles-lettres –, la compagnie berlinoise rassemblant alors en une seule académie des domaines de savoirs séparés à Paris entre l’Académie française, celle des sciences et celle des inscriptions et belles-lettres. En 1746, le roi de Prusse la met sous sa protection directe, et ce jusqu’à sa mort en 1786. Frédéric II s’institue alors président de l’Académie royale des sciences de Prusse5. Parmi les académiciens berlinois des années 1770 et 1780, on repère, comme pour les autres académies européennes, une part importante de médecins, professeurs et administrateurs mais aussi – chose plus rare, au moins à la fin du siècle – des prédicateurs et des membres de l’entourage du roi et de la famille royale : secrétaire particulier, bibliothécaire ou précepteur etc.6. Le roi peut imposer à l’académie en 1766 l’un de ses favoris, le traducteur Paul Jérémie Bitaubé, et il entretient des relations personnelles et clientélaires avec nombre d’académiciens, comme le montre sa correspondance.

3Cet article s’interroge moins sur les stratégies déployées par les savants pour intéresser la monarchie à la recherche menée dans les laboratoires, ce que l’on pourrait appeler le point de vue des scientifiques, qu’au discours du souverain sur l’utilité des sciences et à ses pratiques de pouvoir, entre définition des programmes de recherche et intrusion dans le fonctionnement institutionnel de l’Académie de Prusse, ce que l’on appellerait le point de vue du prince. Ce point de vue est analysé au travers de trois micro-événements qui sont autant de cas liés à la demande de crédits (cas n° 1), ou à la pratique des concours en philosophie expérimentale (cas n° 2) ou en philosophie spéculative (cas n° 3).

Premier cas de figure : monopoliser l’utilité publique

  • 7 Friedrich II, 1774.
  • 8 Hartkopf, 1992, 359.
  • 9 Friedrich II, 1774, 9.

4Au début du volume de l’année 1772 imprimé en 1774 des Nouveaux mémoires de l’Académie royale, se trouve imprimé le « Discours sur l’utilité des Sciences & des Arts dans un État » de Frédéric II7. Le texte est d’abord lu lors de la séance publique du 27 janvier 1772 par Dieudonné Thiebault (1733-1807), professeur de grammaire générale à Berlin en présence du roi, de membres de la famille royale et de la Cour8. Contre les « ennemis des Sciences & des Arts », Frédéric II avance : « Je suis honteux de dire dans cette Académie, qu’on a eu l’effronterie de mettre en question si les Sciences sont utiles ou nuisibles à la Société ; chose sur laquelle personne ne devroit avoir de doute »9. La suite de son texte réduit explicitement la notion d’utilité publique au « bien de l’État », à son « avantage & son lustre » avant de décrire les usages des différents savoirs, hydraulique, botanique, pharmacie, anatomie, mécanique, astronomie, géographie, législation, histoire et dialectique, particulièrement dans la formation des navigateurs, des généraux, des magistrats et du prince. Les savoirs sont ainsi décrits comme essentiellement utiles à la construction et à la modernisation de l’État.

  • 10 Hartkopf, 1992, 2.

5Une douzaine d’années plus tard, en 1785 ou 1786, alors que le directeur de la classe de philosophie expérimentale (ou physique), Franz-Carl Achard (1753-1821)10, par ailleurs pensionné par le roi pour ses recherches sur l’extraction du sucre des betteraves, demande à Frédéric II des crédits nouveaux pour faire des expériences sur les teintures, celui-ci lui répond :

  • 11 BBAW, I-XIII-23, Lettre de Frédéric II au secrétaire de la classe de philosophie expérimentale de (...)

À vous dire vrai, je ne vois pas trop quel grand avantage il résultera pour la teinture de vos recherches sur les parties colorantes des végétaux ; et je doute fort que le succès soit proportionné aux dépenses que pareilles expériences exigent. Mieux vaut-il sans doute de soulager ceux des sujets qui par des inondations ou autres accidents se trouvent dans le besoin que de sacrifier des sommes pour des expériences plus curieuses que productives de bonheur et de prospérité aux peuples. Aussi les inondations ont demandé tant de secours que je ne saurois, au moins pour le présent, vous assigner la moindre somme extraordinaire pour le laboratoire de chymie, et qu’il ne me reste qu’à prier Dieu, qu’il vous ait en sa sainte garde11.

  • 12 Friedrich II, 1854, vol. 25, 302 : Lettre de Frédéric II à F.-C. Achard, Potsdam, 24 juin 1784.

6Frédéric II justifie auprès de l’académicien son refus de financer ce laboratoire de chimie, sans que l’on sache très bien si Achard l’avait sollicité pour mener à bien ses propres recherches ou en tant que directeur de la classe de philosophie expérimentale. Un an et demi plus tôt, Achard avait demandé, sans succès, au roi d’intervenir auprès des juges pour faire casser son mariage12. Ici comme là, le roi prend la peine d’une réponse personnelle aux demandes du secrétaire de l’académie, signe de la force des relations clientélaires dans l’espace social restreint de la monarchie prussienne. L’académie fonctionne ici sur un mode curial.

  • 13 Histoire de la Société royale des sciences établie à Montpellier. Avec les mémoires de mathématiqu (...)
  • 14 Merton, 1973, chap. 7 : « Social and Cultural Contexts of Science (1970) », p. 183-186.

7Dans sa lettre, Frédéric II justifie sa décision en opposant la curiosité – égoïste et donc dépréciée – à l’utilité – ici les expériences « productives de bonheur et de prospérité ». Cette opposition entre curiosité et utilité est très fréquente dans les discours que les savants tiennent sur les sciences au xviiie siècle comme dans « l’histoire » de la Société royale des sciences de Montpellier rédigée par le secrétaire Ratte et imprimée en 177813. En suivant R. K. Merton, on peut interpréter ce discours sur l’utilité des sciences comme un effet et un signe de la forte hétéronomie de l’activité scientifique à l’époque moderne, les savants et les puissants cherchant alors dans le recours à cette notion d’utilité une instance de légitimation à la fois forte et nécessaire de leur pratique tandis que commence à peine à s’affirmer, dans le processus d’institutionnalisation de la science, l’idéal d’autonomie comme une valeur en soi de la science14.

  • 15 Friedrich II, 1774, 12.

8Dans cette lettre comme dans le discours sur l’utilité des sciences et des arts de 1772, le roi est le maître des utilités. La distribution de subsides royaux dépend de sa propre et exclusive définition de ce qui est utile et de ce qui fait le bonheur public. Dans sa réponse au directeur de la classe de physique, Frédéric II donne un avis qui se veut une expertise, notamment lorsqu’il rapporte les avantages escomptés aux sommes demandées pour le laboratoire de chimie. Il livre alors une analyse coût-avantage, certes sommaire – « je ne vois pas trop quel grand avantage », « je doute fort que le succès soit proportionné » – dans laquelle il met en balance les coûts, sans aucun doute incomparables, du soulagement des sujets inondés et du financement d’un laboratoire de chimie. Dans ce premier cas, on peut dire que le chimiste Achard n’a pas réussi à intéresser le roi à la chimie tinctoriale et au laboratoire berlinois, peut-être aussi parce que Frédéric II, du moins dans son discours de 1772, réduit la chimie à la seule pharmacie qui extrait des simples pour adoucir les maux du corps15.

Deuxième cas de figure : faire perdre leur temps aux chercheurs

  • 16 Caradonna, 2009 et 2012. Sur le cas anglais de la Copley Medal, voir Bektas et Crosland, 1992.
  • 17 D’après la liste des prix de l’Académie de Berlin sous Frédéric II dans : Harnack, 1901, tome 2, 3 (...)
  • 18 Maindron, 1881.
  • 19 Caradonna, 2009, 640.
  • 20 Ibid., 643-645.
  • 21 Ibid.

9Dans les années 1770, Frédéric II ne fait pas que répondre, positivement ou négativement, aux demandes de subsides des académiciens berlinois. À deux reprises, sans qu’un autre cas ne soit connu, il s’immisce directement dans la vie académique, en demandant la mise au concours d’une question assortie d’un prix pour le vainqueur. Le « système des prix » est l’une des principales formes d’orientation de la recherche dans l’Europe de la seconde moitié du xviiie siècle16. Berlin n’échappe pas au mouvement général et la première question est posée pour l’année 174917. À Paris, l’Académie française distribue son premier prix en 1671 et l’Académie des sciences met à son tour des questions au concours à partir des 1720 grâce au legs Rouillé de Meslay de 171418. Dès le deuxième quart du xviiie siècle, les concours s’inscrivent plus nettement dans une perspective utilitariste et, dans les années 1770, certaines académies créent même des « prix d’utilité19 ». En France, des intendants, le chef de la police parisienne Sartine, les ministres Bertin, Turgot et Necker donnent également des sujets d’utilité publique sur la mendicité et les enfants trouvés, sur la réforme de l’agriculture ou le système fiscal et sur l’éclairage des rues20. À la différence des autres princes européens, mais à l’image de grands commis et de ministres français de la fin du xviiie siècle, Frédéric II a directement soufflé deux questions de concours qu’il juge utile au bien de l’État à son académie21.

10En février 1776, Frédéric II, comme on le lit dans le registre, « ordonne à l’Académie de proposer un prix sur la question [suivante] : Si et comment on peut donner au sable la consistance suffisante pour en faire des colonnes, des statues etc.22 ». La lettre est envoyée à Andreas-Sigismund Margraff (1709-1782)23, chimiste expérimentant particulièrement sur les végétaux, notamment la betterave, chef du laboratoire de chimie et depuis 1760 directeur de la classe de physique. Ce dernier convoque alors la classe pour dresser le programme du prix, programme imprimé en mars 1776 sous ce titre, bien dans le ton des arcana naturae : « Sur le secret de changer le sable en pierre »24. Le tour alchimique de cette formulation de la question royale est peut-être une manière, évidemment discrète, de la discréditer dans le monde savant. La thématique de recherche ne peut être rapportée à aucune recherche qui aurait été menée précédemment au sein de l’Académie de Prusse. Elle ne dispose de rien, d’aucune tradition expérimentale et d’aucun programme de recherche sur lequel s’appuyer. Le seul texte qui peut lointainement en être rapproché est un mémoire de mécanique des fluides de Johann Heinrich Lambert (1728-1777) sur « la fluidité du sable, de la terre et d’autres corps mous, relativement aux loix de l’hydrodynamique » de l’année 177225.

  • 26 D’après les registres de l’Académie des sciences de Berlin, 3 mentions sur les 34 séances de l’ann (...)
  • 27 L’extrait lu le 7 mars 1776 est dans la Correspondance littéraire secrète, n° 7, 10 février 1776.
  • 28 BBAW, Registres de l’Académie, séance du 2 septembre 1779, en ligne : https://akademieregistres.bb (...)

11La question de la « transmutation du sable en pierre » ainsi qu’elle est décrite dans les registres académiques occupe l’Académie de Prusse pendant 17 séances sur les 172 tenues entre février 1776 et avril 1780, soit une séance sur dix pendant quatre années26. Une partie de ces séances est ainsi consacrée à la lecture d’extraits imprimés, de lettres et de mémoires manuscrits sur cette question et à la monstration d’échantillons de sable transformé en pierre27. Peu de choses sont connues sur les auteurs de ces textes mais une demi-douzaine de mémoires sont mentionnés, provenant d’un Allemand anonyme, d’un sculpteur de Berlin, d’un chevalier colonais, d’un architecte des ducs de Saxe ou d’un recteur à Seehausen. Aucun de ces candidats n’est qualifié de « savant » ou tout autre terme approchant dans les registres, signe, là encore, que la question n’a guère trouvé d’écho dans le monde savant. Le 29 janvier 1778, le prix est renvoyé à l’année suivante et le 28 janvier 1779, il est à nouveau renvoyé pour deux ans. Le 2 septembre 1779, le registre académique indique qu’aucun mémoire ne mérite le prix, ce qui, à Berlin, n’est pas très commun d’après le recensement par Harnack des prix attribués28. Ces trois séances académiques indiquent l’échec de la mise au prix de la question de Frédéric II.

12Le 13 avril 1780, le roi écrit à l’Académie de Prusse, pour la relancer dans ses recherches sur la transmutation du sable en pierre :

  • 29 BBAW, I-VI-16, Lettre de Frédéric II à l’Académie des sciences et belles-lettres de Prusse. Potsda (...)

J’ai reçu par votre lettre du 11 le rapport de la classe de phisique [philosophie expérimentale] sur les expériences faites pour convertir le sable en pierre. Si l’on y parvenoit, il seroit assez indifférent que les sculpteurs pussent les travailler ; l’essentiel seroit de pouvoir les employer à la construction des ponts, afin de ménager le bois, ainsi la question que je vous charge d’examiner et sur laquelle j’attendrai votre rapport ultérieur est de savoir si ces pierres factices, par leur dureté, leur solidité et les propriétés de leur masse, seroient propres à ce dernier usage ou non. Il y a assés d’autres pierres de taille et de roc dont les sculpteurs peuvent se servir, sans avoir besoin de recourir à celles-ci. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde29.

  • 30 Harnack, 1901, tome 2, 309, note 2.

13La question est ainsi reformulée quatre années après le premier ordre royal et, cette fois encore, à l’initiative du roi seul. En 1776, il s’agissait de réaliser des statues et des colonnes ; en 1780, il n’en est explicitement plus question mais il s’agit cette fois de fabriquer des « pierres factices » pour « la construction des ponts, afin de ménager le bois ». La question au concours est ainsi réorientée dans ses finalités, n’étant plus seulement motivée par le bon plaisir du roi mais justifiée par l’utilité publique. Ce faisant, le prince rend instable une question de recherche : fabriquer des pierres pour des statues ou pour des ponts cela n’est décidément pas la même chose. Après ce dernier ordre royal, pourtant, l’Académie de Berlin ne mentionne plus la question de la transmutation du sable en pierre dans ses registres, ce qui est sans doute une manière de la faire disparaître en douceur de son agenda de recherche30. La force d’inertie de l’académie est comme une forme de résistance passive à l’injonction royale.

Troisième cas de figure : tromper l’institution savante

  • 31 Pour une narration de cette histoire voir Harnack, 1901, tome 1, vol. 1, 416-421 et tome 2, 308, n (...)

14Frédéric II ne limite pas ses interventions dans les questions mises au concours à la seule classe de physique. À la fin des années 1770, il intervient aussi dans un concours de la classe de philosophie spéculative (ou classe de métaphysique). En 1777, la question annoncée pour l’année 1779 porte sur « la force primitive et essentielle »31. Frédéric II, très mécontent de cette question qu’il juge inutile, écrit à la classe de philosophie spéculative en octobre 1777 :

  • 32 BBAW, I-VI-10, Lettre de Frédéric II à la classe de philosophie spéculative de l’Académie de Pruss (...)

Ayant constamment pour objet les progrès des lumières philosophiques, je désire que la classe de philosophie spéculative ne propose pour sujet de ses prix que des questions très intéressantes et très utiles et qu’à la place de celle qu’elle a donné dernièrement et qui n’est pas bien intelligible, elle y substitue celle-ci, s’il peut être utile de tromper les peuples. Sur ce je prie Dieu qu’il vous ait en sainte et digne garde32.

  • 33 De Pol, 2014.
  • 34 [Frédéric II], 1740.
  • 35 Ibid., vi.
  • 36 Ibid., 119.
  • 37 Barthas, 2014 ; De Pol, 2014.

15Frédéric II s’interroge sur les usages politiques de la « tromperie », de la ruse et du mensonge alors qu’il est encore un jeune prince. En 1739-1740, à la veille de son accession au trône, il écrit, avec l’aide de Voltaire, une « Réfutation du Prince de Machiavel »33. La troisième édition, la seule publiée avec l’accord du roi et sous les auspices de Voltaire, sort de presse à La Haye en 1740 sous le titre Anti-Machiavel ou Essai critique sur le Prince de Machiavel34. Le livre est publié sans nom d’auteur mais celui-ci est probablement connu de la plupart des lecteurs, d’où son succès. Les pages mettent en regard dans deux colonnes, « afin que l’antidote se trouve immédiatement auprès du poison35 » comme l’écrit le roi-philosophe, le texte du Prince dans l’ancienne édition d’Amelot de la Houssaye et ses propres commentaires sur le texte. Dans le chapitre XVIII intitulé « Comme les princes doivent tenir parole » et qui traite spécifiquement de la tromperie, Frédéric II propose une critique morale de Machiavel, très convenue mais qu’il formule notamment au nom de « l’intérêt des princes »36. Le texte connaît de nombreuses et rapides traductions et rééditions dans l’Europe au xviiie siècle, notamment dans l’espace germanique37. À l’évidence, que ce soit en français ou en allemand, l’entourage du roi, les académiciens berlinois et une part importante des gens de lettres de par l’Europe ont entendu parler ou ont lu cet Anti-Machiavel, si bien que d’aucuns ont dû faire le rapprochement entre le texte de 1739-1740 et la question mise au concours pour l’année 1779.

  • 38 La question est discutée dans une série de lettres : Friedrich II, 1854, vol. 24, 466-469 : lettre (...)
  • 39 Maugras, 1886.
  • 40 Friedrich II, 1854, vol. 24, 466-468 : lettre de d’Alembert à Frédéric II, Paris, le 18 décembre 1 (...)
  • 41 Friedrich II, 1854, vol. 24, 475-476 : lettre de d’Alembert à Frédéric II, Paris, le 9 mars 1770 ; (...)

16La formule précise sur l’utilité de la tromperie du peuple a été soufflée au roi de Prusse à plusieurs reprises par d’Alembert, correspondant régulier de Voltaire et qui a sans aucun doute eu entre les mains l’Anti-Machiavel38. Dès 1752, Frédéric II propose à d’Alembert la direction de l’Académie de Berlin, ce que celui-ci décline avant, une dizaine d’années plus tard, en 1763, de se rendre en Prusse quelques mois pour y courtiser le roi39. Dès les années 1769 et 1770, le roi et le mathématicien philosophe discutent de la question de la « tromperie du peuple » dans leur correspondance. Dans une lettre de décembre 1769, d’Alembert écrit : « La question : s’il se peut faire que le peuple se passe de fables dans un système religieux, mériterait bien, Sire, d’être proposée dans une académie telle que la vôtre » avant d’indiquer que, pour lui, « il n’y a jamais d’avantage réel à les [les Hommes] tromper »40. Dans une autre lettre de mars 1770, il reformule la question, à « savoir : si en matière de religion, ou même en quelque matière qu’il puisse être, il est utile de tromper le peuple41 ». La question de l’utilité de la tromperie est alors élargie hors de la seule sphère religieuse pour intégrer, également, d’autres sphères, à commencer par celle, proprement politique, du gouvernement des Hommes.

17En septembre 1777, la question métaphysique – au sens aristotélicien de recherche d’une cause par-delà les causes physiques – sur la « force primitive » donne à d’Alembert l’occasion de revenir à la charge. Il écrit alors au roi :

  • 42 Friedrich II, 1854, vol. 25, 84-86 : Lettre de d’Alembert à Frédéric II, Paris, le 22 septembre 17 (...)

Vous avez, Sire, dans votre Académie, une classe de philosophie spéculative, qui pourrait, étant dirigée par V. M. proposer pour sujets de ses prix des questions très-intéressantes et très-utiles, celle-ci par exemple : S’il peut être utile de tromper le peuple ? Nous n’avons jamais osé, à l’Académie française proposer ce beau sujet, parce que les discours envoyés pour le prix doivent avoir, pour le malheur de la raison, deux docteurs de Sorbonne pour censeurs, et qu’il n’est pas possible, avec de pareilles gens, d’écrire rien de raisonnable [...]. De pareils sujets vaudraient mieux, ce me semble, que la plupart de ceux qui ont été proposés jusqu’ici par cette classe métaphysique. Le dernier [sur la force primitive] surtout m’a paru bien étrange par son inintelligibilité ; je n’ai vu personne qui ne pensât comme moi là-dessus, et je suis bien sûr que mon ami la Grange [Joseph-Louis Lagrange] n’a pas été consulté ; il aurait certainement épargné à l’Académie le désagrément de voir ses questions tournées en ridicule42.

  • 43 Hartkopf, 1992, 204.

18Dans sa dénonciation du ridicule d’un sujet qui transforme une question de physique en problème de métaphysique, d’Alembert mobilise le nom et l’autorité de son ami, le mathématicien et physicien Joseph-Louis Lagrange (1736-1813)43, qui occupe depuis 1766 la fonction de directeur de la classe de mathématiques à l’Académie de Berlin. Tout se passe alors comme s’il jouait, au sein même de l’Académie, la classe de mathématiques contre celle de métaphysique. Quoi qu’il en soit, dans sa lettre à la classe de philosophie spéculative, le roi reprend non seulement la formulation de d’Alembert mais aussi son argumentation sur le caractère nécessairement intelligible et utile des questions qui doivent être mises au concours. Dans ces deux lettres du roi et du philosophe, sans que leurs intentions ne nous soient connues, et sans d’ailleurs que cela nous importe vraiment, la formulation même de la question de concours laisse entendre que « tromper le peuple » peut relever de la catégorie de l’utilité publique.

  • 44 Ibid., 355-356.

19Préparant la réponse de la classe de philosophie spéculative à l’ordre du roi, son directeur, Johann Georg Sulzer (1720-1779)44, écrit à ses confrères dans la perspective de la prochaine assemblée en corps académique entier :

  • 45 BBAW, I-VI-10, Lettre de Sulzer à ses confrères académiciens. Berlin, le 19 octobre 1777. Sur la n (...)

Il a plu au roi d’adresser un ordre de substituer une autre question pour le prix de la classe de philosophie spéculative à celle qu’elle a publiée dans son dernier programme. Quoique cet ordre ne regarde directement que la classe dont j’ai l’honneur d’être directeur, il me semble qu’il intéresse encore toute l’académie.
Il y a plus d’une manière d’exécuter l’ordre de sa majesté. Il convient de choisir celle qui comprome[t]tra l’honneur du corps le moins qu’il sera possible et il s’agit de la trouver45.

  • 46 Hartkopf, 1992, 21.
  • 47 Formey, 1789, tome 2, 370.

20Le directeur de la classe de métaphysique veille à la réputation de son institution et s’inquiète que celle-ci soit trop compromise. Au bas de sa lettre, il joint une proposition de réponse au roi, bientôt accompagnée des commentaires de plusieurs académiciens. Dans la proposition originelle, on lit, par exemple, que les membres de la classe de philosophie spéculative « osent encore, sire, supplier V. M. de vouloir bien leur permettre de ne pas révoquer directement la question de métaphysique qu’ils ont proposée, ce seroit une tâche que leurs efforts, leur travail et leur zèle ne mériteroient pas ». Nicolas de Beguelin (1714-1789)46, précepteur du neveu du roi, le futur Frédéric-Guillaume II, reformule la phrase en ces termes : la classe de philosophie spéculative « ose encore, sire, supplier V. M. de vouloir bien lui épargner l’humiliation (le désagrément) de révoquer directement la question qu’elle a déjà proposée depuis quatre mois ». Dans ces hésitations sur la formulation à adopter, on devine le grand « embarras » qui, à l’automne 1777, a traversé le corps des académiciens47. Il est possible que les académiciens soient également embarrassés par la nouvelle question royale. Mais, dans leur lettre à Frédéric II, ils ne peuvent invoquer que la réputation du corps et demander au roi de ne pas retirer un sujet déjà rendu public.

21En réponse à la demande de Sulzer, les membres de la classe de métaphysique proposent trois formulations pour le programme du prix de 1780 :

N° 1. La classe de philosophie spéculative propose par ordre de Sa Majesté pour le prix de 1780 la question suivante : Est-il utile de tromper le peuple ?
N° 2. La classe de philosophie spéculative propose par ordre de Sa Majesté pour le prix de 1780 la question suivante : Est-il utile au bien public de cacher la vérité au peuple, d’entretenir ses erreurs ou de lui en suggérer ?
N° 3. La classe de philosophie spéculative propose par ordre de Sa Majesté pour le prix de 1780 la question suivante : Est-il utile au peuple de le tromper soit en l’induisant en erreur, soit en l’entretenant dans celles qu’il peut avoir ?

22Ces trois reformulations, assez différentes dans leurs implications, ont toutes en commun de faire apparaître que la question est proposée « par ordre de Sa Majesté pour le prix de 1780 ». La première est la plus proche de la formulation royale – et, auparavant, de celle de d’Alembert. La deuxième définit l’utilité par rapport au « bien public » exclusivement et déploie les trois significations possibles de « tromper le peuple » autour de trois rapports à la vérité et à l’erreur. La troisième formulation ne retient que le mensonge et, surtout, précise qui pourrait tirer profit de la tromperie : tromper le peuple ne peut ici être utile qu’au peuple lui-même, sous-entendu, son utilité pour le souverain ne fait pas partie de la question au concours.

  • 48 Hartkopf, 1992, 57-58.

23En réponse à ces suggestions, Henri de Catt (1725-1795)48, secrétaire particulier de Frédéric II depuis 1758 et académicien ordinaire par ordre du roi depuis 1760, répond à la classe de métaphysique en novembre :

  • 49 BBAW, I-VI-10, Lettre de Catt au secrétaire de la classe de philosophie spéculative. Potsdam, le 5 (...)

J’ai fait au roi le rap[p]ort de son académie. Il m’a ordonné de dire, 1°. que son nom ne doit point paraître, 2°. que la question de la classe de philosophie spéculative doit rester telle qu’elle a été proposée pour le sujet du prix, 3°. que l’on peut donner pour une autre année celle sur le peuple mais la proposer comme elle a été déterminée par l’académie, 4°. Enfin, que si parmi les pièces que l’on recevra sur cette dernière question, il s’en trouvera des malson[n]antes attaquant quelque gouvernement que ce puisse être, qu’on doit n’en faire aucun usage49.

24Dans son premier point, Catt indique qu’à sa demande expresse le nom du roi doit rester secret. Cet ordre royal peut être mis en regard de quelques lignes du discours de Frédéric II « sur l’utilité des Sciences & des Arts dans un État » lu en public en 1772 :

  • 50 Friedrich II, 1774, 11.

[il] s’est trouvé de faux Politiques, resserrés dans leurs petites idées, qui sans approfondir la matière ont cru qu’il étoit plus facile de gouverner un peuple ignorant & stupide qu’une nation éclairée. C’est vraiment puissamment raisonner, tandis que l’expérience prouve que, plus le peuple est abruti, plus il est capricieux & obstiné ! & la difficulté est bien plus grande de vaincre son opiniâtreté, que de persuader des choses justes à un peuple assez policé pour entendre raison50.

25En quelques années, le roi tient donc publiquement un discours sur la nécessité d’instruire le peuple puis fait inscrire, dans un concours académique une question ouverte sur l’utilité de le tromper. Le roi ne peut à l’évidence pas apparaître publiquement comme l’auteur d’un tel sujet alors même que comme souverain il est le garant de l’utilité publique.

26Dans le dernier point de sa réponse à la classe de métaphysique, le secrétaire particulier du roi précise encore qu’aucun usage ne doit être fait d’un mémoire qui serait « malsonnant », c’est-à-dire d’un texte qui mette directement en cause – on pense à la mobilisation d’exemples dans ces mémoires qui prennent la forme, et parfois le nom, de dissertation – un gouvernement, celui de la Prusse ou celui d’une puissance étrangère. Cet ordre royal transmis par Catt montre aussi qu’au fur et à mesure de la reformulation de la question depuis sa première énonciation en 1769, la « matière religieuse », mise en avant dans les premières lettres entre d’Alembert et Frédéric II, a complètement disparu à l’arrière-plan au profit de la seule matière politique, ce qui rend le sujet beaucoup plus sensible et explique aussi la nécessité de garder secret le nom du roi.

  • 51 Hartkopf, 1992, 101.
  • 52 Formey, 1789, tome 2, 135-136.

27Une dizaine d’années plus tard, et trois ans après la mort de Frédéric II, Samuel Formey (1711-1797)51, secrétaire perpétuel de l’Académie de Prusse depuis 1744, secrétaire de la princesse Henriette-Marie depuis 1778 et directeur de la classe de philosophie depuis 1788, publie ses Souvenirs. Il y raconte en particulier un échange avec le roi où celui-ci prétendait ne pas connaître la question qu’il avait donnée à l’Académie de Prusse sur la tromperie52. Cela donne alors à Frédéric II l’occasion de « discuter avec étendue, & de dire comment il la traiteroit » et « il y auroit eu beaucoup d’imprudence à lui faire sentir qu’il avoit donné la question, & qu’on avoit suivi ses ordres ». Formey pointe dans ses mémoires un trait de caractère du roi qui feint d’ignorer « les choses qu’il savoit le mieux » et joue l’étonnement pour mieux disserter et prendre la pose du roi-philosophe. L’important n’est pourtant pas là. Le plus remarquable est en fait qu’il est possible, et même très probable, que tous les membres de la cour et, sans doute également, de nombreux savants et littérateurs européens – notamment, par l’entremise de d’Alembert, les encyclopédistes et les membres de l’Académie française et de l’Académie des sciences de Paris – aient été au courant de l’identité de l’auteur de la question sur l’utilité de la tromperie. Ce qui importerait à Frédéric II, dans l’ordre transmis par Catt, ne serait dès lors pas tant que son identité soit gardée secrète mais qu’elle ne soit pas rendue publique dans un imprimé académique et donc officiel. Le roi ne peut pas apparaître officiellement comme l’auteur de la question.

28Le programme du concours est imprimé une première fois en novembre 1777. Deux ans plus tard, il est republié dans les Nouveaux mémoires de l’Académie royale des sciences et belles-lettres, le périodique de l’institution prussienne :

  • 53 Nouveaux mémoires de l’Académie royale des sciences et belles-lettres avec l’histoire pour la même (...)

L’Académie a fait imprimer dans le mois de novembre 1777 un Programme à part par lequel la Classe de Philosophie spéculative propose la question suivante :
Est-il utile au Peuple d’être trompé, soit qu’on l’induise dans de nouvelles erreurs, ou qu’on l’entretienne dans celles où il est ?
Les Pièces sont admises au concours jusqu’au 31 décembre 1779 ; & le Prix sera adjugé le 31 mai 178053.

  • 54 BBAW, I-VI-10, Rapport de Beguelin sur les mémoires à la question de prix de 1780. [Berlin], non d (...)

29La troisième formulation proposée par l’académie est finalement proposée au concours. L’Académie de Prusse reçoit 42 pièces en réponse, dont cinq hors délai et quatre non anonymes, toutes neuf exclues54. Dans son rapport sur les mémoires reçus, Beguelin souligne que

  • 55 Ibid.

les auteurs qui n’ont consulté que les notions abstraites et philosophiques de la vérité, de la perfection, de l’illusion et de leurs suites naturelles ont dû embrasser la négative ; les autres considérant principalement le peuple dans son état d’imperfection actuelle et l’impossibilité de l’éclairer tout d’un coup et sur toutes les vérités à la fois ont préféré l’affirmative pour obvier prévenir à des maux plus grands encore que l’erreur même55.

  • 56 Nouveaux mémoires de l’Académie royale des sciences et belles-lettres avec l’histoire pour la même (...)

30Parmi les 33 mémoires restants, onze sont distingués parmi lesquels deux mémoires se partagent le prix, l’un répondant négativement et l’autre affirmativement à la question, tandis que neuf autres candidats partagés entre des réponses négatives et positives reçoivent des accessits56. Dans la répartition du prix et des accessits entre des partisans des deux positions, il apparaît que l’Académie de Prusse n’a pas voulu choisir entre les deux termes de l’alternative, manière probablement d’éviter aussi bien les foudres de Frédéric II que le risque d’une seconde humiliation, celle d’apparaître publiquement asservie au roi.

Conclusion

31Ces trois petites histoires, plus ou moins riches et plus ou moins complexes, mettent toutes en jeu, dans la relation entre le souverain et l’académie, les deux notions d’utilité publique et d’autonomie des sciences. Cette relation a été analysée ici du point de vue du souverain. Dans la concurrence pour la définition légitime de l’utilité publique, le roi et les académiciens ne trouvent pas toujours l’occasion de s’accorder sur une définition commune même si le souverain peut faire siennes des questions de philosophes comme celle de d’Alembert sur l’utilité de la tromperie. Frédéric II apparaît le plus souvent comme le maître des utilités, celui dont la souveraineté l’autorise à définir seul ce qui est utile et ce qui ne l’est pas. Il peut définir la notion par rapport à son bon plaisir comme par rapport au bien public ; il peut la formuler pour lui-même comme pour le peuple ; il peut mettre dans ces diverses catégories ce que bon lui semble ; il peut, enfin, changer d’avis quand il lui plaît. L’utilité, parce que la notion est floue, instable et attrape-tout, sert tout à la fois de justification des sciences et de cache-sexe de l’autorité souveraine.

32Dans l’Académie des sciences berlinoise comme dans les autres grandes académies européennes, la question de l’autonomie de la recherche n’est jamais formulée comme telle. La notion est impensée dans l’espace académique européen, sans doute parce qu’impensable, tout du moins indicible. Les académiciens de l’époque moderne décrivent habituellement leurs relations aux autorités, particulièrement au prince, sous les figures du patronage – essentiellement aux xvie et xviie siècle – et de l’expertise – essentiellement au xviiie siècle. Le terme d’autonomie peut néanmoins désigner commodément les différentes stratégies mises en œuvre par les corps savants pour se réguler eux-mêmes tout en tenant les différents pouvoirs à (bonne) distance. À l’Académie de Berlin, cette mise à distance du pouvoir souverain est plus difficile qu’ailleurs en raison même de la place surplombante qu’y occupe le roi, président depuis 1746 et pour quatre longues décennies. L’Académie, ou plus exactement le corps des académiciens, n’est pourtant pas entièrement désarmé face au roi de Prusse. En réponse aux interventions royales les plus directes, les académiciens savent, par exemple, faire mourir à bas bruit une mauvaise question de recherche suggérée par le monarque, en passant, discrètement, à autre chose. Ils savent aussi ne pas choisir, c’est-à-dire ne pas se déterminer collectivement sur une question retorse, cette absence de réponse étant bien d’abord une manière de se protéger en tant que corps académique. On le voit, dans ces conditions d’une forte pression royale, l’autonomie peut ainsi se réduire à sa forme minimale, celle d’une résistance passive.

33Dans la relation étroite entre Frédéric II et l’Académie de Berlin, on observe une articulation très personnalisée, autour de la figure du roi, entre la rhétorique de l’utilité publique et les formes pratiques de l’autonomie de la recherche scientifique. Cette articulation est différente de celle que l’on repère, par exemple, dans les académies de Londres, de Paris ou de Montpellier où les autorités sont davantage tenues à distance. À Berlin, le roi définit essentiellement seul ce qui est utile et, dans ses interventions académiques, il ne laisse que peu de latitude à l’institution et à ses membres, ce qui se traduit concrètement par l’abandon d’agendas scientifiques, par la formulation de mauvaises questions de recherche, par la destruction de temps de travail et par la tentation de réduire les savoirs à des instruments de gouvernement. Cette forme malheureuse d’articulation entre utilité publique et autonomie de la recherche peut, malgré la différence des temps, servir d’anti-modèle pour aider à penser les conditions institutionnelles de bonnes politiques publiques de recherche.

34L’écriture de cet article sur la politique scientifique de Frédéric II a été commencée à l’automne 2019, à l’occasion de la mobilisation de la communauté universitaire française en réaction à la publication des rapports préparatoires à la LPPR, devenue depuis LPR. Cet article souligne, à deux siècles et demi de distance mais dans des formes étrangement contemporaines, l’importance de la défense de l’autonomie véritable de la recherche, c’est-à-dire des libertés académiques et des instances collectives de régulation. Celles-ci ont été gravement menacées – et de manière inédite en France par leur ampleur dans un passé récent – au cours de ces derniers mois, en pleine crise sanitaire de la Covid-19. Cette dernière a pourtant mis en lumière l’importance d’une recherche dont les agendas ne soient pas d’abord court-termistes et la nécessité de régulations qui tiennent à bonne distance les pouvoirs politiques et médiatiques. L’affaire de l’hydroxychloroquine – ce traitement un temps si fortement vanté sur l’arène médiatique – a révélé les dangers du court-circuitage des procédures scientifiques standards. Elle rappelle, en contrepoint, la nécessité de l’évaluation scientifique par les pairs et de structures régulatoires indépendantes – n’en déplaise aux femmes et aux hommes politiques et à certains scientifiques trop pressés de jouer leur partie.

35Le 29 octobre 2020, jour de l’annonce d’un deuxième confinement, trois amendements sénatoriaux aggravaient les atteintes à l’autonomie de la recherche portés par le projet de LPR, en prévoyant l’instauration d’un délit d’intrusion dans les universités, la restriction de l’exercice des libertés académiques subordonnées au respect très vague des « valeurs de la République » et la suppression de la qualification aux fonctions de professeurs des universités par le CNU. L’amendement sur les valeurs de la République, menacé d’inconstitutionnalité, a finalement été retiré, celui concernant l’intrusion sur les campus a été rejeté par le Conseil constitutionnel mais l’amendement sur le CNU qui vide de son sens la principale instance de régulation nationale a été maintenu. Le 24 décembre, la LPR paraissait au Journal officiel sans que, des rapports préliminaires à la parution de la loi, la communauté de recherche n’ait véritablement été associée à la réflexion ministérielle. La crise sanitaire n’aura pas suffi à faire entendre les chercheurs qui, depuis vingt ans, demandent des dotations récurrentes et une débureaucratisation de la recherche mais aussi le respect de leurs métiers et de leurs existences, c’est-à-dire les conditions indispensables pour faire une bonne recherche au service du public. Et le respect, c’est sans doute ce qui nous a le plus manqué dans cette séquence.

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Notes

1 Merton, 1973, notamment chap. 5, 6, 7 et 12.

2 Bourdieu, 1975 ; 1997, 12 et suivantes ; 2001, 91-109.

3 Latour, 2005, 261-292 : « Traduire les intérêts des autres » ; 2001, 92.

4 Sur le début de cette Académie des sciences de Prusse, voir Joos, 2012.

5 Hartkopf, 1992, 421.

6 Hartkopf, 1992.

7 Friedrich II, 1774.

8 Hartkopf, 1992, 359.

9 Friedrich II, 1774, 9.

10 Hartkopf, 1992, 2.

11 BBAW, I-XIII-23, Lettre de Frédéric II au secrétaire de la classe de philosophie expérimentale de l’Académie de Prusse. Potsdam, le 17 janvier 1786. Copie.

12 Friedrich II, 1854, vol. 25, 302 : Lettre de Frédéric II à F.-C. Achard, Potsdam, 24 juin 1784.

13 Histoire de la Société royale des sciences établie à Montpellier. Avec les mémoires de mathématiques et de physique tirés des registres de cette société, Lyon puis Montpellier, Jean Martel l’aîné, 1778, vol. 2, partie « Histoire [...]. 1731-1745 », 127.

14 Merton, 1973, chap. 7 : « Social and Cultural Contexts of Science (1970) », p. 183-186.

15 Friedrich II, 1774, 12.

16 Caradonna, 2009 et 2012. Sur le cas anglais de la Copley Medal, voir Bektas et Crosland, 1992.

17 D’après la liste des prix de l’Académie de Berlin sous Frédéric II dans : Harnack, 1901, tome 2, 305-310 : « Die Preisaufgaben der Königlichen Akademie der Wissenschaften unter Friedrich dem Großen ».

18 Maindron, 1881.

19 Caradonna, 2009, 640.

20 Ibid., 643-645.

21 Ibid.

22 BBAW, Registres de l’Académie, séance du 22 février 1776, en ligne : https://akademieregistres.bbaw.de/data/protokolle/1260-1776_02_22.xml (consulté le 6 février 2021).

23 Hartkopf, 1992, 231.

24 BBAW, Registres de l’Académie, séance du 14 mars 1776, en ligne : https://akademieregistres.bbaw.de/data/protokolle/1263-1776_03_14.xml (consulté le 6 février 2021).

25 Lambert, 1774.

26 D’après les registres de l’Académie des sciences de Berlin, 3 mentions sur les 34 séances de l’année 1776 à partir du 12 février, 1 mention au cours de l’année 1777, 5 mentions sur les 42 séances de l’année 1778, 5 mentions sur les 41 séances de l’année 1749, 3 mentions sur les 13 séances de l’année 1780 jusqu’au 13 avril.

27 L’extrait lu le 7 mars 1776 est dans la Correspondance littéraire secrète, n° 7, 10 février 1776.

28 BBAW, Registres de l’Académie, séance du 2 septembre 1779, en ligne : https://akademieregistres.bbaw.de/data/protokolle/1403-1779_09_02.xml (consulté le 6 février 2021) et Harnack, 1901, tome 2, 305-310.

29 BBAW, I-VI-16, Lettre de Frédéric II à l’Académie des sciences et belles-lettres de Prusse. Potsdam, le 13 avril 1780.

30 Harnack, 1901, tome 2, 309, note 2.

31 Pour une narration de cette histoire voir Harnack, 1901, tome 1, vol. 1, 416-421 et tome 2, 308, note 2. Voir aussi Boudri, 2011, chap. 6 : « The Concept of Force in the 1779 Berlin Essay Competition ».

32 BBAW, I-VI-10, Lettre de Frédéric II à la classe de philosophie spéculative de l’Académie de Prusse. Potsdam, le 16 octobre 1777.

33 De Pol, 2014.

34 [Frédéric II], 1740.

35 Ibid., vi.

36 Ibid., 119.

37 Barthas, 2014 ; De Pol, 2014.

38 La question est discutée dans une série de lettres : Friedrich II, 1854, vol. 24, 466-469 : lettre de d’Alembert à Frédéric II, Paris, le 18 décembre 1769 ; 469-472 : lettre de Frédéric II à d’Alembert, sans lieu, le 18 janvier 1770 ; 475-476 : lettre de d’Alembert à Frédéric II, Paris, le 9 mars 1770 ; 476-480 : lettre de Frédéric II à d’Alembert, sans lieu, le 3 avril 1770 ; 482-483 : lettre de d’Alembert à Frédéric II, Paris, le 30 avril 1770. Sur la correspondance entre Voltaire et d’Alembert, voir Passeron, 2017.

39 Maugras, 1886.

40 Friedrich II, 1854, vol. 24, 466-468 : lettre de d’Alembert à Frédéric II, Paris, le 18 décembre 1769 ; ici 467.

41 Friedrich II, 1854, vol. 24, 475-476 : lettre de d’Alembert à Frédéric II, Paris, le 9 mars 1770 ; ici 475.

42 Friedrich II, 1854, vol. 25, 84-86 : Lettre de d’Alembert à Frédéric II, Paris, le 22 septembre 1777. Sur les moqueries dont fait l’objet le sujet voir : Formey, 1789, tome 2, 369. Les mots d’obscurité et d’inutilité employés par Formey dans ses « souvenirs » se retrouvent dans l’Esprit des journaux, tome 9, septembre 1779, 274.

43 Hartkopf, 1992, 204.

44 Ibid., 355-356.

45 BBAW, I-VI-10, Lettre de Sulzer à ses confrères académiciens. Berlin, le 19 octobre 1777. Sur la notion de « corps académique », voir Donato, 2015, notamment 97.

46 Hartkopf, 1992, 21.

47 Formey, 1789, tome 2, 370.

48 Hartkopf, 1992, 57-58.

49 BBAW, I-VI-10, Lettre de Catt au secrétaire de la classe de philosophie spéculative. Potsdam, le 5 novembre 1777.

50 Friedrich II, 1774, 11.

51 Hartkopf, 1992, 101.

52 Formey, 1789, tome 2, 135-136.

53 Nouveaux mémoires de l’Académie royale des sciences et belles-lettres avec l’histoire pour la même année, année 1777, 1779, 14.

54 BBAW, I-VI-10, Rapport de Beguelin sur les mémoires à la question de prix de 1780. [Berlin], non daté.

55 Ibid.

56 Nouveaux mémoires de l’Académie royale des sciences et belles-lettres avec l’histoire pour la même année, année 1780, 1782, 9-10 ; Harnack, 1901, tome 2, 308-309.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre-Yves Lacour, « Frédéric II fait des châteaux de sable »Revue d’histoire des sciences humaines, 37 | 2020, 275-290.

Référence électronique

Pierre-Yves Lacour, « Frédéric II fait des châteaux de sable »Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 37 | 2020, mis en ligne le 01 avril 2021, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/5451 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhsh.5451

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Auteur

Pierre-Yves Lacour

CRISES, Université Paul-Valéry Montpellier 3

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