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Vers un « nouvel Adam » ?

L’enthousiasme savant de la Libération et les sciences humaines (1944-1948)
Towards a “New Adam”? Scholarly enthusiasm after the Liberation, and the humanities
Thomas Hirsch
p. 235-258

Texte intégral

  • 1 Fondée en novembre 1940 par le physicien Jacques Salomon, le germaniste Jacques Decour et le philo (...)
  • 2 « Conférences “Enseignement et culture” », L’Université libre, 20 octobre 1944, p. 4
  • 3 Le Bras, 1944a.

1« Après quatre ans d’oppression et d’obscurantisme, la période que nous vivons se caractérise par un besoin de connaître et de se connaître, par la volonté de renverser les cloisons qui limitaient nos champs d’action et nos horizons intellectuels », proclame la première édition publique et légale de L’Université libre1, en date du 20 octobre 1944, qui annonce en conséquence la tenue régulière de conférences « où des spécialistes expliqueront l’état de leurs problèmes, de leurs méthodes et de leurs techniques2 », à destination notamment des instituteurs. Deux mois plus tard, alors que les premières conférences « Enseignement et culture » sont professées à Paris au musée pédagogique, le juriste Gabriel Le Bras appelle à son tour chaque éducateur à « rendre son âme à ce bon peuple disloqué, rudoyé, embrigadé », l’Université à « répandre ses trésors d’humanisme et d’humanité ». Invitant « tous les missionnaires de l’esprit français » à s’unir – qu’ils soient universitaires, instituteurs des écoles neutres ou confessionnelles, maîtres des collèges et des lycées –, il fait des conférences « l’occasion de restaurer ensemble le culte des vraies valeurs : liberté des consciences, passion de la justice, égalité des droits, dévouement au bien public, amour de la France »3.

  • 4 L’expression, très rare jusqu’à son instauration par la Caisse nationale des sciences (loi du 16 a (...)

2Lorsque, près de dix-huit mois plus tard, le 24 mai 1946, il monte à la tribune du cercle « Enseignement et culture » pour présenter L’essor des sciences humaines, tour d’horizon de leurs progrès récents, analyse de leur organisation et plaidoyer pour leur « utilité bienfaisante », le « printemps sacré » qu’il discernait fin 1944 vit toutefois ses dernières heures : quelques semaines auparavant, lors d’un discours à Fulton, Churchill constatait la division de l’Europe de part et d’autre d’un « rideau de fer ». Son allocution, la troisième d’un cycle intitulé « Une politique française de la science », lancé par Paul Langevin, s’inscrit dans le mouvement de réorganisation de la recherche entamé au lendemain de la Libération mais aussi dans un débat sous-jacent qui se fait jour peu à peu quant à la place de celles que l’on dénomme alors « sciences humaines4 ». C’est à restituer ce double contexte que s’attache d’abord ce commentaire afin de mieux mettre en perspective la parole d’un acteur clé de la seconde moitié des années 1940, durant laquelle se dessine – entre enjeux savants et politiques – un mode de structuration durable de ces savoirs.

« Les lendemains qui chantent »

  • 5 Michel Ardan, « L’Université doit être débarrassée de l’emprise judéo-maçonnique », Paris-Soir, 30 (...)
  • 6 Si le nom, qui est celui d’un personnage de Jules Verne dans De la Terre à la Lune (1865), est peu (...)
  • 7 Proche de Paul Langevin, Jean Perrin (1870-1942), prix Nobel de physique en 1926, est un des princ (...)
  • 8 Teissier, 1946a, 5-6.

3« Et ce fut une hécatombe d’essais spéculatifs, sur la structure de la matière, sur la désagrégation des atomes, entre autres élucubrations transcendantes, dont le seul résultat fut l’établissement de théories magnifiques5 » : lorsqu’il a, dans l’après-guerre, à défendre et à populariser l’intérêt de la recherche scientifique pour le « redressement national », Georges Teissier, nommé directeur du CNRS en février 1946, aime à reprendre les propos du journaliste Michel Ardan6 dans les colonnes de Paris-Soir en novembre 1940. Même dégagé des passages « de style collaborateur » – qualificatif par lequel Teissier évacue la dimension antisémite de cette campagne en plusieurs articles, dénonçant la mainmise sur l’université et la science de la « juiverie internationale » et du « capitalisme judéo-maçonnique », seuls responsables, avec les « chrétiens dégénérés » qui se firent leurs auxiliaires (en l’espèce, Jean Perrin et Henri Laugier7), de la guerre comme de la défaite –, le jugement, quelques mois après les explosions des bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki qui mettent un terme au conflit, ne manque pas de frapper les esprits. « Mais êtes-vous sûrs de ne plus lire de semblables choses ? », interpelle le biologiste de formation lors de la conférence qui clôt le cycle organisé par l’Union française universitaire (UFU) au printemps 1946, « êtes-vous sûrs que si par aventure elles vous semblaient raisonnables aujourd’hui, vous ne rougiriez pas de votre bêtise dans cinq ans ? »8.

  • 9 Ibid., 5.
  • 10 Ce qu’exprime de manière très explicite l’intitulé du cycle de conférence. Frédéric Joliot-Curie p (...)

4En réalité, souligne-t-il, dans son discours conclusif reprenant presque exactement le titre de la série, « Une politique française de la science », qui entend, tout en présentant l’activité du CNRS depuis la Libération, synthétiser les allocutions prononcées les semaines précédentes, au Musée pédagogique ou à la Sorbonne, par Paul Langevin, Eugène Aubel, Georges Champetier, Gabriel Le Bras et Joseph Pérès (publiées en brochure mais non déposées au dépôt légal), c’est « la recherche pure qui, seule, prépare l’avenir9 ». Dans cette dramatisation du rôle de la recherche scientifique (dont le CNRS entend alors être le coordinateur et le centre de direction à l’échelle nationale10) pour la « renaissance française », dans cette relance de la foi dans le progrès par la science – mise à mal tout au long des années 1930 –, Georges Teissier, est, comme sur bien d’autres plans, le successeur fidèle de Frédéric Joliot-Curie, appelé depuis peu à la tête du nouveau Commissariat à l’énergie atomique.

  • 11 Joliot-Curie, 1945, 3.
  • 12 Ainsi notamment lors du comité directeur du CNRS du 18 septembre 1944 (dont le compte rendu est éd (...)
  • 13 « Comité directeur des sciences humaines. Séance du 6 octobre 1944 », AN, 19800284/205.
  • 14 Lavisse, 1878, 630.

5« Je vous le dis tout net », écrivait ce dernier l’année précédente, « si le pays ne fait pas l’effort nécessaire pour donner à la science la place qu’elle mérite et à ceux qui la servent le prestige nécessaire à leur influence, il deviendra tôt ou tard une colonie »11. Aussi, expliquait-il, lors des nombreuses réunions qui scandent la reprise en main du CNRS à l’automne 1944, qu’une bombe anéantissant l’assemblée des savants qu’il s’attache à organiser serait bien plus dommageable pour la France que la disparition de l’ensemble du Gouvernement provisoire12. Dans le même sens encore, il se faisait fort, devant le premier comité directeur des sciences humaines, le 6 octobre 1944, de pouvoir obtenir les sommes nécessaires au redéploiement de la recherche : « Si le directeur vient aux Finances – moi ou un autre qui peut me succéder – et demande 50 ou 60 millions parce qu’une commission a décidé d’un travail et qu’il n’y a pas de crédit, il n’y a pas de doute que cette demande sera acceptée car c’est vraiment prendre une responsabilité très grave que de la refuser13 ». Comme après la défaite de 1870 et l’établissement de la IIIe République, lorsque « l’oreille universitaire » croyait entendre « le bruit, nouveau pour elle, de millions qui sonnent »14, le rationalisme scientifique se trouve investi par les savants français du rôle de guide par excellence de la nation vers l’avenir.

« Enseignement et culture », 1944-1946

Annoncées dès la première édition publique de L’Université libre, les conférences « Enseignement et culture » sont d’abord pensées et présentées comme des « cours d’initiation scientifique et littéraire », donnés par des « spécialistes » pour les membres du FNU, avec « priorité aux instituteurs ». Lors de la séance inaugurale, le médiéviste Albert Pauphilet, nouveau directeur de l’École normale supérieure (les conférences sont en majorité organisées au Musée pédagogique, rue d’Ulm), souligne qu’il s’agit de reconstituer « dans un esprit moderne, la communauté vivante des élèves et des maîtres ». Une première liste indicative, publiée le 20 octobre 1944, annonce déjà les participations de Frédéric Joliot-Curie, Henri Wallon, Marcel Cohen, Georges Teissier et Gabriel Le Bras (sur « la science de l’histoire des religions »). Cette visée pédagogique est rappelée dans l’édition du 5 décembre 1944, qui précise que « d’une façon générale » les conférences « sont illustrées, par des présentations d’appareil, des projections de vues fixes ou de films », et toujours « suivies de discussion ». À l’automne 1945, elles ne sont plus réservées aux seuls membres de l’Union française universitaire : des abonnements payants sont proposés à tous, avec un tarif préférentiel pour les membres et les étudiants. Outre l’organisation progressive de cycles thématiques (sur la matière, les problèmes pédagogiques), les conférences se muent peu à peu en tribune plus politique sur les questions d’enseignement et de recherche, ce dont témoigne une première suite d’interventions sur les réformes éducatives, avant la série « Une politique française de la science », la première et la seule à porter un titre.
Le dépouillement de L’Université nouvelle permet de reconstituer une liste – peut-être lacunaire – des conférences, d’octobre 1944 à juin 1946. Lorsque la date a pu être retrouvée, elle est indiquée entre parenthèses ; les titres en italiques distinguent les conférences publiées en brochure par l’UFU.
Albert Pauphilet, « Les origines intellectuelles de la France (26 octobre 1944)
Robert Debré, « La médecine et le problème de la natalité » (9 novembre 1944)
René Zazzo, « La psychologie de l’enfant, évolutions des idées, tendances actuelles » (16 novembre 1944)
André Thomas, « Survie des tissus et des organes » (23 novembre 1944, avec projection)
Maxime Prudhommeau, « Le cinéma éducatif et l’avenir » (30 novembre 1944, avec projection d’un film d’enseignement et de deux films de recherche)
René Clozier, « Les méthodes cartographiques et l’utilisation du cinéma dans les sciences géographiques » (7 décembre 1944, avec projection de film)
Louis Fage, « Quelques aspects de l’océanographie » (14 décembre 1944, avec projections)
Paul Budker, La pêche coloniale (21 décembre 1944)
René Rey, Les hormones et le développement des êtres vivants
Frédéric Joliot-Curie, La structure de la matière (4 janvier 1945)
Jean Wyart, La structure atomique des corps solides (11 janvier 1945)
Jean Orcel, L’état solide dans la nature : minéraux et roches (18 janvier 1945)
Louis Barrabé, Le placement des masses minérales dans l’écorce terrestre (25 janvier 1945)
Charles Bruneau, L’enseignement de la langue française (1er février 1945). La conférence est en outre publiée en trois parties, dans les éditions de L’Université libre du 20 février, des 5 et 20 mars 1945.
Marcel Maget, Recherches ethnographiques sur le peuple français (15 février 1945)
Henri Wallon, Les principes de l’orientation à l’école et dans la profession (1er mars 1945)
Pierre Naville, « Dans quelle mesure peut-on parler d’aptitude ou de vocation chez l’enfant ? » (8 mars 1945)
Giraud, « L’orientation professionnelle en France et à l’étranger » (15 mars 1945)
Jean Fresneau, L’orientation et l’adaptation des mineurs délinquants et des enfants déficients (1945).
Albert Pauphilet, La naissance de l’Université (13 décembre 1945)
Henri Wallon, La réforme de l’Université (20 décembre 1945)
André Merlier, La démocratisation de l’enseignement
Édouard Herriot, L’école unique et la Troisième République
Albert Bayet, La morale de la science
Georges Cogniot, L’École et les forces populaires (24 janvier 1946)
« Une politique française de la science »
Paul Langevin, La Pensée et l’action (10 mai 1946). La conférence, outre l’édition ordinaire (15 fr), fait l’objet d’une « édition de luxe » (30 fr) avec un portrait et un autographe de l’auteur, ainsi qu’une préface d’Hélène Solomon-Langevin.
Eugène Aubel, Pasteur ou l’évolution d’une pensée dans le domaine de la science pure et dans le domaine de la technique (17 mai 1946)
Gabriel Le Bras, L’essor actuel des sciences humaines (24 mai 1946)
Georges Champetier, La recherche appliquée en chimie (7 juin 1946)
Joseph Pérès, La recherche en aéronautique (14 juin 1946)
Georges Teissier, Une politique française de la recherche scientifique (21 juin 1946). Un extrait de la conférence est publié dans l’édition du 20 juin 1946.
  • 15 Selon les termes du texte placé en deuxième de couverture des brochures (Le Bras, 1946a).
  • 16 Langevin, 1950 [1946], 345-346.
  • 17 Réalisé par Louis Daquin, le film est accessible sur Ciné-archives, fonds audiovisuel du PCF, mouv (...)
  • 18 Langevin, 1950 [1946], 342, 348.

6Le lien ainsi supposé, prenant diverses formes, entre La pensée et l’action, pour reprendre le titre de la conférence inaugurale de Paul Langevin, est un des points de rencontre entre les différentes interventions adressées à un public « de professeurs, d’instituteurs et d’étudiants » en mai et juin 194615. « La recherche des résultats immédiats et du profit correspondant n’est pas la source vraiment féconde des applications de la science16 », notait ainsi le physicien, assigné à résidence pendant la guerre et engagé depuis 1944 au Parti communiste français (PCF), placé à la tête de la « Commission ministérielle d’études pour la réforme de l’enseignement » – et qui apparaît brièvement, comme Joliot-Curie, dans le film de propagande du PCF, Les lendemains qui chantent, réalisé pour les élections législatives de 194617. « On commence à comprendre, dans notre pays, que l’organisation collective doit s’inspirer de cette conviction pour développer une véritable politique de la science », ajoutait-il, avant de conclure sur les transformations de l’après-guerre : « Je dois dire que, depuis deux ans, j’ai trouvé un grand réconfort à constater que la nécessité de rapprocher la pensée scientifique de l’action politique ou sociale est maintenant comprise par un grand nombre d’entre nous qui veulent ainsi contribuer de toutes leurs forces à l’événement d’un monde plus juste et meilleur »18.

  • 19 Aubel, 1946, 7.
  • 20 Champetier, 1946.

7Le biochimiste, résistant et militant communiste, Eugène Aubel, qui lui succède la semaine suivante, le 17 mai, se fait pour sa part historien des sciences afin de mettre en évidence les allers retours entre « recherche scientifique pure » et « recherches techniques » dans la trajectoire savante de Louis Pasteur, et une méthode, celle du « travail couplé science-technique, qui est sans doute le meilleur système, on l’a vu en URSS, pour assurer le rendement maximum des découvertes19 ». Le même rapport vertueux est au cœur de la conférence de Georges Champetier – futur directeur adjoint du CNRS (1951-1956) – consacrée à La recherche appliquée en chimie, tandis que le mathématicien et physicien Joseph Pérès, en présence de Charles Tillon, ancien commandant en chef des Francs-tireurs et partisans français, figure communiste et ministre de l’Armement, appelle à l’association de « théoriciens » et de « techniciens » dans La recherche en aéronautique20.

  • 21 Teissier, 1946a, 1, 10.
  • 22 Désigné par le Conseil national de la Résistance pour officier en tant que secrétaire général prov (...)
  • 23 Matonti, 2002, 121.
  • 24 Les dactylographies de ces réunions, archivées par le CNRS, ont été éditées par Michel Blay (2011)

8C’est bien une « pensée commune », comme le dit Georges Teissier, celle d’un « groupe »21, qui s’exprime à une tribune prenant les atours d’une tribune semi-officielle. Arrivé, à l’initiative d’Henri Wallon22, à la tête du CNRS « avec Frédéric Joliot au jour de la libération », le groupe de savants est soudé par l’expérience résistante – l’Union française universitaire est formée en mars 1945 de la fusion entre les groupes résistants que sont le Front national universitaire et les Comités nationaux de professeurs et instituteurs – comme par l’engagement communiste. À l’heure où Maurice Thorez est vice-président du Conseil d’un gouvernement tripartite, où le PCF revendique 800 000 cotisants et connaît ses plus vifs succès électoraux, en son cœur se trouvent des savants que réunit aussi le comité directeur de La Pensée, la revue fondée en 1939 qui est « une des matérialisations de la rencontre entre ces scientifiques rationalistes et le parti communiste23 » : Paul Langevin, Frédéric Joliot-Curie, Henri Wallon, Georges Teissier et Georges Cogniot (par ailleurs rédacteur en chef de L’Humanité et député de Paris). De fait, à l’exception de Paul Langevin, figure tutélaire, tous les conférenciers sont présents dès le premier comité directeur du CNRS après la libération de Paris, le 18 septembre 1944. Tous sauf Gabriel Le Bras – du reste, lors de cette réunion comme lors des deux séances restreintes qui l’ont précédé, les 1er et 7 septembre, aucun représentant des « sciences humaines » ne se trouve autour de la table24. Que vient donc faire à la tribune le professeur de droit canon et très catholique président de la Société pour l’histoire de l’Église de France ?

« Quelque chose qui s’appelle les sciences humaines »

  • 25 Lettre citée dans Mazon, 1988, 94.
  • 26 Voir notamment : Gaudemet, 1970 ; Desroche, 1970 ; Timbal, 1970 ; Hervieu-Léger, 2001 ; Potin, 201 (...)

9« La guerre, l’Occupation, la Libération ont désorganisé les anciennes commandes de la vie universitaire française. Beaucoup sont morts, certains sont à la retraite, d’autres discrédités. Pendant un ou deux ans les choses furent très floues, hésitantes, puis une nouvelle équipe dirigeante fit son apparition dans les sciences sociales : à sa direction, deux hommes, qui étaient encore des marginaux, peu influents il y a seulement dix ans », écrit le géographe Jean Gottmann à l’intention de la fondation Rockefeller, à l’été 1948, dans une lettre bilan de la réorganisation de la scène savante française. « L’un est un historien économiste, Lucien Febvre, politiquement rattaché à une gauche modérée ; l’autre, Le Bras, de la Faculté de Droit de Paris, probablement le plus grand sociologue que la France ait connu depuis longtemps, est politiquement un homme de droite modérée (catholique). Tous deux travaillent de concert. Leurs noms appartiennent à toutes les commissions et comités de la vie scientifique française. On parle même du “tout puissant duumvirat” des sciences sociales25 ». Si son souvenir a été cultivé surtout par les historiens du droit, des institutions ecclésiastiques ainsi que par les sociologues réunis autour du Groupe de sociologie des religions qu’il a parrainé26, Gabriel Le Bras n’en apparaît ainsi pas moins, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, comme une des figures centrales du domaine de connaissance alternativement désigné comme celui des « sciences de l’homme », des « sciences sociales » ou, au CNRS surtout, des « sciences humaines ».

  • 27 La dépêche télégraphique, signée de l’Inspecteur général adjoint au Directeur de l’Enseignement su (...)
  • 28 Musée de l’Armée, Médailles de la Résistance française, dossier Gabriel Le Bras.

10« Historien et juriste de profession, quelque peu sociologue et légèrement géographe », pour reprendre ses mots, il est d’abord lié au « groupe » évoqué par Georges Teissier par l’engagement résistant. Devenu l’un des dirigeants du Front national universitaire, après avoir refusé les responsabilités que lui proposait le gouvernement de Vichy – le rectorat de Rennes en août 194127, mais aussi la mairie du 5e arrondissement de Paris, la Direction des cultes « et même une Ambassade ou un poste de conseiller », selon les termes du rapport justificatif à l’octroi de la médaille de la Résistance, qui lui est décernée en janvier 194728 –, il est ainsi choisi pour prononcer, lors la séance solennelle de réouverture de la Sorbonne, une « Adresse au Général de Gaulle au nom des Mouvements de la Résistance universitaire ». « C’est l’instant de voir noble et large », déclarait-il en ce 22 janvier 1945 :

  • 29 Le Bras, 1945a.

Magnificence et charme des cités où de beaux Instituts, patronnés par le Centre de la Recherche, s’élèveront, s’agrandiront, aussi vastes pour les sciences de l’homme que pour celles de la nature et des signes. […] Par les chemins sanglants que nous ouvre le glaive, s’avance le Triomphe de l’Esprit, qui est toujours le triomphe de la France29.

  • 30 Membre du Comité directeur du FNU en 1944, il en devient vice-président en 1945.
  • 31 Teissier, 1946a, 11.
  • 32 Febvre, 1920, 4 ; Febvre, 1946, 7.
  • 33 Pour reprendre les mots du secrétaire général de la société, l’abbé Victor Carrière (1944).
  • 34 Le Bras, 1944b, 196-197.
  • 35 Le Bras, 1945b, 200. En cette année 1945, il semble hésiter à se présenter aux élections législati (...)

11Autant que par les solidarités et la légitimité résistantes30, doublées d’un sens certain de la diplomatie, qui lui valent dès 1945 d’être, comme le dit Jean Gottmann, « de toutes les commissions et comités », en particulier au ministère de l’Éducation nationale dirigé par son ancien collègue René Capitant, et notamment au directoire du CNRS – « organisme de coordination interne » et « véritable moteur du Centre »31 –, Gabriel Le Bras est lié aux autres conférenciers par une espérance qui est aussi une volonté, traversant alors la scène savante : celle de servir. « L’Histoire qui sert est une histoire serve », affirmait Lucien Febvre au sortir de la Guerre de 14, qui vit la mobilisation intense des savants au service de la propagande nationale ; à la célèbre formule, l’historien, lui aussi membre du directoire, répond dorénavant : « En 1946, l’histoire des Annales entend servir »32. Dès 1944, devant la Société d’histoire de l’Église de France, en « guide » et « premier de cordée »33, Le Bras exhortait l’auditoire à se mettre au service du pays. « Dans tous les domaines, la France, si glorieusement relevée par ses fils, sous l’autorité d’un chef indomptable et lucide, a besoin de serviteurs ardents. […] Nous reprendrons la tête des nations, si chacun remplit sa tâche, depuis le manœuvre anonyme jusqu’au mathématicien de génie34 ». Il y revenait d’ailleurs l’année suivante, non sans se démarquer, devant cet auditoire choisi, de ceux qui imaginent « que seuls les hommes de certaines professions ou de certains partis ont souffert pour leur délivrance » : l’enjeu est de « contribuer à faire l’histoire et non seulement à l’écrire »35.

  • 36 Pour reprendre les qualificatifs qui lui sont décernés dans ses notices individuelles des années 1 (...)

12Ce souffle, témoignage de « l’effervescence » et de « l’enthousiasme » de la libération, n’est pas tout à fait retombé lorsqu’il prend la parole le 24 mai 1946, aux côtés de Georges Teissier. À cette date toutefois, le discours public – le seul de la série à ne pas être écrit à l’avance, et dans lequel se devine la virtuosité comme l’habitude rhétorique du « professeur remarquable » et « sujet d’élite »36, jusque dans la tripartition presque systématique du propos, dont il s’amuse – revêt aussi une dimension de communication interne. Gabriel Le Bras s’adresse autant à l’assistance dans les travées qu’au directeur qui se tient à sa droite. La conférence s’inscrit en effet dans un débat commencé un peu plus d’un an plus tôt au sein de l’institution.

  • 37 Georges Tessier poursuit le projet d’une « cité de la Science, qui pourra être, si la France le ve (...)
  • 38 La sténographie du conseil d’administration a été conservée : AN, 19860369/2.
  • 39 « Comité directeur des sciences humaines. Séance du 13 octobre 1944 », AN, 19800284/205.
  • 40 De fait, sous les plumes de Langevin, Teissier, Juliot-Curie ou Le Bras, alternent encore « scienc (...)

13« Tout de même je voudrais qu’on n’oubliât pas qu’à la Recherche scientifique il y a quelque chose qui s’appelle les sciences humaines » : c’est, le 9 mars 1945, lors d’une discussion devant le conseil d’administration sur le logement des centres de recherche rattachés au CNRS37, que Mario Roques, seul représentant desdites sciences dont il est un promoteur actif depuis les années 1930 au sein des diverses institutions qui précèdent le CNRS, exprime son malaise devant le peu de considération dont fait preuve la direction pour cette branche du savoir38. Quelques mois auparavant, lors du comité directeur des sciences humaines du 13 octobre 1944, il s’était déjà inquiété de leur faible représentation au directoire – « Je sais bien que les sciences humaines n’ont jamais été que des parentes négligées ; […] il ne faudrait cependant pas que nous ayons vraiment l’air d’une petite sous-section, une section annexe39 ». Les échanges avaient alors dérivé sur leur dénomination même, les convocations ayant été envoyées pour un comité directeur des « sciences de l’homme40 ». Entre cette dernière expression privilégiée au xixe siècle (ayant le défaut, remarque Roques, d’inclure en droit biologie et anatomie) et « sciences morales » (proposition, très dix-neuvièmiste elle aussi, du philosophe Émile Bréhier, qui ne retient guère l’attention), c’est l’usage – pourtant très récent, et assez propre à l’institution – qui prévaut : « La majorité chez nous dit sciences humaines », tranche ainsi Paul Pelliot. De « sciences sociales », il ne peut être question : c’est le titre d’une des commissions, alors composée surtout de juristes, réunissant sociologie et économie. On n’y reviendra plus, pour longtemps.

14La sortie de Mario Roques ne reste pas sans réponse, d’autant qu’elle fait suite, semble-t-il, à quelques bruits, consécutifs peut-être à l’absence de toute mention des sciences humaines lors des premières réunions de septembre 1944. « Vous savez tout l’intérêt que j’attache aux sciences humaines malgré quelques remarques qui ont pu être faites tout à fait à tort », lui répond Frédéric Joliot Curie, mais « nous sommes obligés de définir les priorités tout en souffrant de ne pas pouvoir faire évidemment tout sur le même plan et uniformément ». Et le directeur de poursuivre :

je crois que pour les sciences humaines il faut faire un très grand effort mais en même temps veiller, – et c’est sur des hommes comme vous que nous comptons – à ce qu’il ne s’introduise pas, par des limites qui sont très difficiles à définir vraiment, des travaux de caractère littéraire et dans lesquels il n’y a pas réellement l’esprit scientifique. […] je crois qu’il faut, de la part de la direction, faire un petit freinage, dire : « Attention, que l’on n’aille pas, par degrés insensibles, finalement arriver à subventionner, – j’irai peut-être un peu fort, – des romans ».

  • 41 La création d’une section de « sciences humaines » au sein de la Caisse nationale des sciences – d (...)
  • 42 « J’ai créé moi-même, il y a neuf ans déjà, un Inventaire de la Langue Française que j’ai logé méd (...)
  • 43 « Conseil d’administration, 9 mars 1945 », AN, 19860369/2.

15« Je ne vous ai pas dit de loger la Société des Gens de Lettres, ce n’est pas ça qu’il s’agit », rétorque Mario Roques. Joliot reprend, soulignant que c’est bien « pour les sciences de la nature » que le Centre a été créé, les sciences humaines ne s’y introduisant que peu à peu. Et si elles représentent dorénavant 30 % de l’activité des sciences de la nature, le risque est d’arriver à 50 % pour « finalement retomber à 90 % qui était la situation du pays il y a une vingtaine d’années ». Car, au fond, « le pays est un pays littéraire ». Or – et le propos opposant d’abord sciences de la nature et sciences humaines se déplace en une restauration du clivage entre sciences (« nous, scientifiques ») et lettres41 – la production littéraire elle-même a « grand intérêt » au développement des sciences : « C’est par l’intermédiaire des grands développements scientifiques, de la production scientifique que l’on relira les grandes œuvres en français ». « M. Joliot feint de croire que toute la science humaine aboutit à faire des romans… », résume Mario Roques – la transcription, passant l’expression au singulier, démontre d’ailleurs tout l’équivoque de cette dénomination qui s’oppose, en son sens classique, à la « science divine ». Le spécialiste des littératures romanes, président de la IVe section de l’EPHE, responsable de l’Inventaire général de la langue française, financé depuis 1936 par la Caisse nationale de la recherche scientifique – et logé chez lui, d’où sa sensibilité à la question des locaux42 –, rappelle a contrario, pour conclure, la « base scientifique » comme la « fécondité scientifique » de ces études fondées sur l’enquête, l’histoire et la comparaison43.

  • 44 Joliot-Curie, 1945.
  • 45 Directeur du Centre de coordination des Études et recherches sur la nutrition, il sera nommé direc (...)
  • 46 Émile Terroine préside le Service de restitution des biens des victimes des lois et mesures de spo (...)

16La passe d’armes met en lumière l’écart entre professeurs des facultés des sciences et représentants de savoirs localisés dans les facultés de lettres ou de droit. De fait, lorsque Frédéric Joliot-Curie présente à la fin de l’année 1945, dans les colonnes de La Pensée, le travail de réorganisation du CNRS et le rôle qu’il est appelé à jouer à l’avenir, il ne dit mot des sciences humaines44. Le discours d’Émile Terroine, pour introduire la conférence de Georges Champetier du 7 juin 1946 devant l’Union française universitaire, peut en partie expliciter ce silence. L’ancien professeur de physiologie générale à Strasbourg, résistant, présent lui aussi dès les premières réunions de septembre 1944 – et parfois décrit comme « l’éminence grise » de Georges Teissier45 – y porte l’accent sur le progrès des « sciences expérimentales », qui accroît sans cesse « la domestication des forces naturelles » et donc la « puissance » des hommes. Seulement, il y a la science d’une part, et ses usages d’autre part : « Cette puissance est telle que si l’humanité était raisonnable, si elle utilisait au mieux de l’intérêt commun les conquêtes de la Science, nous devrions mener une vie idyllique ». Or, outre sa mise au service de « puissances maléfiques »46, il faut convenir, poursuit-il, que « le bénéfice des conquêtes scientifiques est trop inégalement partagé », « réservé à un trop petit nombre », de sorte que des « intérêts particuliers » entravent « les conséquences qui pourraient être heureuses pour l’humanité entière ».

  • 47 Terroine, 1946.
  • 48 D’une autre manière, les formulations maximalistes de Georges Teissier et Henri Wallon lors de cou (...)

17Il en déduit finalement deux devoirs égaux : celui des savants, « qui est de continuer sans désemparer la poursuite de leurs efforts » et celui « de tous les hommes », qui est de mieux utiliser la puissance acquise47. La bipartition nette entre les deux dimensions scientifiques et politiques, entre conquêtes savantes et affaires humaines, outre qu’elle exclut par principe les « sciences humaines », est une manière de préserver la responsabilité comme l’autonomie de la science48 – une position particulièrement en phase avec l’engagement de nombre de ces savants au PCF, une position, aussi, que viendra remettre en cause, avec le durcissement de la fin des années 1940, l’affaire Lyssenko.

  • 49 Cohen, 1945a.
  • 50 Cette note dactylographiée datée de mars 1945 est conservée avec les dactylographies des Comités d (...)
  • 51 « Comité directeur des sciences humaines. Séance du 28 juillet 1945 », AN, 19800284/206.

18Dès lors, il n’est sans doute pas anodin que la première réaction à l’opposition entre Mario Roques et Frédéric Joliot-Curie vienne d’un membre actif du comité des sciences humaines par ailleurs militant communiste. Le linguiste Marcel Cohen ne peut, lui, se contenter d’une telle bipartition, ni se voir dénier le caractère scientifique de ses travaux. En janvier 1945 déjà, dans les colonnes de L’Université libre, il avait tenté de mettre en lumière la « petite révolution intellectuelle à faire » pour que les sciences humaines, « encore peu connues », trouvent leur place dans l’opinion, dans l’enseignement et dans la recherche49. Dès le mois de mars 1945, il rédige une note interne esquissant un « Plan sommaire des recherches de sciences humaines » qui, en matière d’argument pro domo, liste de manière systématique les « applications à prévoir » des différents domaines de recherche – pour l’anthropologie, par exemple, « eugénie, migrations dirigées, expériences sociales diverses », pour la psychologie « psychotechnique, orientation professionnelle, organisation du travail », et l’ethnographe « conseiller de gouvernement pour les populations arriérées »50. Le 28 juillet, lors d’un comité directeur des sciences humaines, il attire l’attention de ses collègues sur la question : « Pour nous aussi, il y a des applications de nos sciences humaines, et c’est justement ce point de vue qu’il s’agirait de mettre plus ou moins en valeur non pas théoriquement mais pratiquement51 ».

  • 52 Dès 1933 et l’arrivée au pouvoir des Nazis, le juriste, collègue et parfois rival de Le Bras, tent (...)
  • 53 Après Paul Fauconnet (1938) et Lucien Lévy-Bruhl (1939), la guerre est marquée par les morts de Cé (...)
  • 54 « Comité directeur des sciences humaines. Séance du 28 juillet 1945 », AN, 19800284/206.
  • 55 Sur les premières années du CES, voir notamment : Heilbron, 1991 ; Tréanton, 1991 ; Marcel, 2005 ; (...)
  • 56 Pour les premières décennies du siècle, voir par exemple sur ce plan : Bouglé, 2019.

19Si les hostilités sont finies à cette date, « la paix reste à construire » : « or, dans les questions qui se poseront aux négociateurs, il y en a un grand nombre sur lesquelles nous pourrions avoir à donner notre avis » ; les « savants chercheurs » doivent savoir se faire « conseillers », indique-t-il. Henri Lévy-Bruhl, qui a vécu caché pendant plusieurs années et a vu une partie de sa famille tuée par la machine d’extermination nazie – qu’il avait anticipée52 –, propose la création d’une commission du CNRS sur les « crimes de guerre » ; Paul Rivet suggère pour sa part d’adjoindre à chaque état-major d’occupation française en Allemagne un psychologue chargé de la « rééducation du peuple allemand ». Les échanges portent en particulier sur la situation de la sociologie : durement frappée pendant la guerre53, elle est un « vide qu’il faut combler », d’autant, insiste le même Rivet, que « la sociologie est une science essentiellement politique qui peut à chaque instant intervenir dans les grandes questions que nous avons à étudier ». « La sociologie passe en tête, cela va de soi », acquiesce Gabriel Le Bras54. Un vœu collectif est émis, qui aboutit quelques mois plus tard, début 1946, à la création du Centre d’études sociologiques (CES), premier « centre » propre du CNRS en sciences humaines créé après-guerre, placé sous la responsabilité de Gabriel Le Bras, Henri Lévy-Bruhl et Georges Gurvitch55. À la différence de l’Inventaire général de la langue française et de l’Institut d’histoire des textes, principales entreprises relevant des sciences humaines financées avant-guerre, qui reposent toutes deux sur un appareillage technique (fiches, reprographie) les rapprochant en quelque mesure des autres sciences, le CES traduit la volonté du CNRS de développer une recherche dirigée et appliquée. Comme au tournant du xixe et du xxe siècle, la sociologie se fait de la sorte le lieu privilégié d’articulation entre aspirations scientifiques et attentes politiques : une science de la société qui serait aussi une science pour la société56.

  • 57 Cohen, 1945b, 58.
  • 58 La question des rapports entre Marx, Durkheim et la sociologie, posée avant-guerre déjà, devient a (...)
  • 59 Cohen, 1945b, 62.
  • 60 Ibid., 63.

20Durant l’été, Marcel Cohen publie une version développée de sa note prospective dans La Pensée, article intitulé en toute simplicité « Sciences humaines ». Il reprend exactement là où Joliot-Curie s’était arrêté au conseil d’administration du début du mois de mars : « Les scientifiques, les littéraires. La division est mal tracée, d’une manière périmée dans la réalité, et qui devrait l’être dans l’opinion. Les psychologues, les linguistes, les ethnographes, les sociologues aussi bien que les anthropologues, ne font-ils pas de la science ? […] Connaître la nature pour s’y adapter et la dominer ; connaître les sociétés pour mieux les organiser : besognes parallèles et aussi nécessaires l’une que l’autre. » Il insiste : « Des sciences qui étudient la matière à celles qui étudient les êtres vivants dans leur vie physique, à celles qui étudient les actes et les idées de l’homme social et pensant, la chaîne est désormais continue »57. Sa réponse, qui place au passage Marx et Engels à la naissance de la sociologie (par leur définition du fait social « bien avant Durkheim » et l’instauration d’une méthode comparative58) et attribue à cette dernière un rôle décisif (rien de moins que « l’administration rationnelle de tout ce qui constitue les rouages sociaux59 »), propose toutefois un partage des savoirs, dont la ligne passe cette fois au sein même des sciences humaines : d’un côté les « sciences humaines proprement dites », qui visent l’établissement de « formules générales ou lois », et, de l’autre, les « disciplines », dont les praticiens méritent aussi « le nom de savant », mais dans lesquelles la recherche systématique de données, l’érudition donnent lieu à une « interprétation partielle », où l’on « considère le particulier et même l’individuel » – ainsi du « domaine de l’histoire sous toutes ses formes », de l’étude des textes, et d’une grande partie du droit et de l’économie politique60.

  • 61 L’opposition semble moins tranchée chez les praticiens des sciences dites « exactes », évoquant vo (...)
  • 62 Cohen, 1945b, 64.
  • 63 Cité par Scot, 2006, 104-105.

21Enchevêtrées dans les pratiques, les « disciplines » servant d’auxiliaires aux « sciences » – la même distinction épistémologique entre les deux termes, usuelle au cours de la première moitié du siècle, apparaît d’ailleurs dans la conférence de Le Bras61 –, les sciences humaines, au sens large, sont caractéristiques de « l’humanisme moderne », défini comme « la science appliquée à tout, y compris à l’homme et à ses activités ». À ce titre, elles doivent recevoir dans l’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche, mais aussi dans les enseignements primaires (ses « rudiments ») et secondaires (ses « principes »), leur « juste place »62. La position ainsi défendue par Marcel Cohen n’est pas sans affinités avec la tentative de Maurice Thorez de définir une « voie française », en particulier lorsqu’il insiste, dans son discours au Xe congrès de juin 1945 sur le fait que le communisme, « la plus grande force spirituelle », seule à même de proposer un « humanisme » qui soit une « nouvelle forme d’homme », doit prendre en charge la « renaissance de la culture française »63.

Un « prodigieux avenir » ?

  • 64 Voir, par exemple, Le Bras, 1947a, 65-66.
  • 65 Voir notamment Le Bras, 1945c, 149.

22Enthousiasme savant qui préside à la relance du CNRS, et ambiguïté immédiate du statut des « sciences humaines » : ce double arrière-plan éclaire le propos et la stratégie argumentative de Gabriel Le Bras. Mise en scène de son œcuménisme et, sous un ton bonhomme, de sa propre centralité dans le champ, sa « causerie » en forme de plaidoyer du 14 mai 1946, seule communication du cycle dédiée aux sciences humaines, joue, plutôt que l’affirmation « face » aux autres sciences (comme le fait Marcel Cohen), la familiarité et la connivence. Elle témoigne de sa diplomatie pour trouver un terrain d’entente avec les dirigeants du CNRS et intégrer pleinement ces savoirs dans la dynamique qui les anime. Ce souci de concorde se lit d’emblée. Relativisant le principe de distinction entre sciences « de l’esprit » et « de la matière » – rapportée à une tradition mais qui pourrait susciter de « graves objections » –, il semble, dans son propos introductif, admettre une subordination relative des sciences humaines, au développement « moins spectaculaire » et « moins productif », pour aussitôt néanmoins leur attribuer un rôle équivalent aux autres sciences pour le « crédit de la France » et le « sort du monde ». À d’autres occasions, en revanche, il n’hésite pas à remettre en cause le principe de supériorité épistémologique des sciences « dites exactes », non moins fragiles en réalité que les autres64, et à accorder en retour aux seules « sciences de l’homme » un rôle social décisif65.

  • 66 L’année suivante, Georges Teissier en mobilise un autre, n’hésitant pas à placer ses pas dans ceux (...)

23Il est inutile, ici, de froisser l’auditoire : le premier enjeu est bien plutôt de démontrer que les « sciences humaines » participent pleinement du développement scientifique. Placé sous le patronage de Condorcet et de son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain – symbole, s’il en est, d’une pensée maximaliste du progrès66 –, Le Bras s’attache à mettre en relief le « magnifique effort de la pensée française », fut-ce « dans les conditions les plus dramatiques », comme la manière dont les publications récentes ont su « briser les cadres » usuels. Le parcours qu’il dessine – entre livres d’historiens (Marc Bloch, Lucien Febvre, auxquels il se disait associé, mais aussi Ernest Labrousse), de philosophes catholiques, de psychologues, d’économistes et de géographes – comme la vue panoptique qu’il propose ensuite des « tendances » à l’œuvre dans les différentes sciences humaines, reflètent la particularité de sa propre position savante autant que l’organisation non disciplinaire de ces savoirs

  • 67 Sur cette vaste enquête, officiellement lancée en 1931 (Le Bras, 1931), voir notamment : Julia, 20 (...)
  • 68 Le Bras, 1942, 1945c.

24Venu de l’histoire du droit canon, Gabriel Le Bras s’est inscrit dans le paysage plus large des sciences de l’homme et a circulé entre ses différents pôles à compter des années 1930 via la promotion d’une enquête sur la pratique religieuse pensée comme un point de rencontre entre ces « sciences sœurs »67. Dans les deux volumes qui en proposent, au début des années 1940, un premier bilan et entendent fournir les bases à son essor futur, il invite ainsi à conjuguer droit canon, théologie, histoire, statistiques, psychologies individuelle et collective, géographie, ethnologie (au sens classique, c’est-à-dire racial) et sociologie, pour ne s’arrêter qu’au « seuil » de la métaphysique68. Ces intérêts multiples comme sa relative extériorité lui permettent de porter un regard dépassionné sur les mouvements alternatifs de « centralisation » et de « dissociation », les tendances successives à « l’impérialisme » et à la « collaboration » qui rythment le progrès des sciences humaines, sous l’effet en particulier des sciences « de rapports », ces « sciences d’apparence agressive ». L’« appétit » de la sociologie, de la géographie ou de l’ethnologie (ici entendue au sens large, tel qu’il est porté notamment par Paul Rivet), auxquelles s’ajoute une histoire « faite de manière humaine », dont les rivalités et recouvrements ont rythmé le premier vingtième siècle, est ainsi salué comme un « signe de santé », tandis qu’il amuse son auditoire de la timidité des juristes : « c’est un signe de faiblesse, nous serons croqués ! ».

25Une part essentielle de la conférence se trouve aussi consacrée au rôle de coordination et de direction que le CNRS est appelé à jouer pour ces sciences. Le Bras entend sur ce point convaincre son auditoire que le projet porté par le groupe directeur du CNRS pour les sciences de la nature est tout aussi nécessaire pour les sciences de l’homme. Il expose ainsi le feuilleté que compose ce domaine de savoir, résultat d’un empilement de réformes successives – qui rendent possible un multipositionnement caractéristique de la figure du patron, dont il est une incarnation exemplaire. Aux sociétés savantes (il préside notamment la Société pour l’histoire de l’Église de France), peu à peu organisées en réseau (membre du Comité des travaux historiques et scientifiques, Le Bras sera élu à l’Académie des sciences morales et politiques), se sont superposées les écoles spécialisées publiques ou privées (dont l’École pratique des hautes études – il est président, depuis 1940, de sa cinquième section –, et l’École libre des sciences politiques, tout juste nationalisée – il est membre de son comité de perfectionnement). Les réformes universitaires de la fin du xixe siècle, visant à en faire le lieu légitime de production des savoirs (professeur de droit canon à Paris, plusieurs fois président de l’agrégation d’histoire du droit, il sera aussi doyen de la faculté de droit de Paris), ont ensuite été renforcées par la création des Instituts d’université (il est vice-président de l’Institut de droit romain créé en cette année 1946) avant la mise sur pied, dans les années 1930, des premières moutures du CNRS.

  • 69 L’un des principaux aspects du programme de Joliot-Curie était la mise en place d’un enseignement (...)
  • 70 Le Bras, 1951, 292.
  • 71 « Commencer toute enquête sociologique par l’observation des faits les plus simples, les plus élém (...)
  • 72 Revel, 2018, 46.

26Dernier né, celui-ci est, insiste Le Bras, « de tous les organismes, le plus important pour l’essor des sciences humaines » parce qu’à même de soutenir, de coordonner et de diriger le mouvement scientifique. Le rôle qu’il lui assigne pour « l’organisation rationnelle », la mise en ordre du feuilleté des sciences humaines – par le patronage, les subventions, la création de centres d’études nouveaux ainsi que par la mise sur pied espérée d’un « conseil permanent », avec la direction de l’Enseignement supérieur, à même de superviser la répartition des chaires universitaires, liant ainsi étroitement recherche et enseignement69 – décalque l’ambition affichée par Frédéric Joliot-Curie puis par Georges Teissier depuis la Libération. Il repose aussi sur un modèle scientifique dont Le Bras, convaincu de la cumulativité des savoirs, de la nécessité d’une division des tâches « jusqu’à l’atome », du travail en équipe sous la houlette d’« architectes » (« il faut beaucoup de fourmis pour l’édification d’une science : mais elles serviraient de peu sans le talent de l’architecte70 ») se fixant des « buts merveilleux71 », se fait l’inlassable promoteur. À cet égard, il semble bien marquer l’entrée dans un temps de « certitudes confiantes72 », dont le voile ne se dissipera que peu à peu.

  • 73 Le Bras, 1932, 137.
  • 74 Voir en particulier la conclusion du deuxième tome de l’Introduction à l’histoire de la pratique r (...)
  • 75 « Conseil d’administration du CNRS. Séance du 30 septembre 1947 », AN, 19860369/4.

27Leur « vitalité » démontrée, le rôle de coordination et de direction du CNRS souligné, Le Bras se fait aussi fort, comme Marcel Cohen, de mettre en valeur l’utilité de sciences humaines. Ici, il ne doit assurément en rien forcer sa nature : depuis ses premières formulations, il n’a en effet cessé d’affirmer les multiples attendus de son enquête sur les pratiques religieuses, susceptible de révéler « cette part de l’histoire moderne et contemporaine que je regarde comme la plus intéressante et utile à connaître : celle de la vie spirituelle73 », de mettre un terme aux polémiques stériles opposant « France chrétienne » et « France athée », œuvrant de la sorte pour la paix civile, mais aussi – et surtout – d’orienter la pratique pastorale pour participer à un renouveau de l’Église qu’il pense discerner avec netteté et dont il scrute attentivement les signes74. Cette dimension religieuse laissée de côté, son intervention rejoint en plusieurs points le plaidoyer de son collègue du CNRS. Il déplace certes la ligne de partage en soulignant l’utilité « de toutes les sciences humaines », à commencer par la « plus pure » d’entre elles, l’histoire, capable de révéler « tous les aspects de l’humain » – sur ce point, il ne paraît guère, pas plus que Marcel Cohen avec son argumentaire en faveur de la linguistique, avoir convaincu Georges Teissier : « Évidemment ce n’est pas immédiatement rentable des historiens, des linguistes… mais enfin cela fait partie du patrimoine national75 », remarque ce dernier lors d’un conseil d’administration du CNRS. Mais Le Bras rejoint l’autre membre du comité directeur des sciences humaines dans la manière de dessiner une opposition entre savants et purs érudits, « termites » qui « nous font le plus grand tort », « insectes qui se distraient », réactivant du reste en cela un des lieux communs de l’histoire-science depuis le premier tiers du xixe siècle en même temps qu’il marque l’appartenance des praticiens des sciences humaines au véritable monde savant, devenu un monde de professionnels de la science.

  • 76 Teissier, 1947, 7-8.
  • 77 Teissier, 1946a, 6 ; Teissier 1948, 14.
  • 78 Voir en particulier : Le Bras, 1946b.

28Surtout, dans le rapide tour d’horizon qu’il propose, évoquant tour à tour psychologie, pédagogie, et rôle des différentes sciences dans les affaires internationales – dimension que Teissier reprendra à son compte76 –, il accorde lui aussi la plus grande place à la sociologie, qu’il charge d’une fonction de prévision de l’évolution de la société mais aussi de réforme de l’organisation sociale, et notamment de « l’organisation rationnelle de l’État ». Cet investissement de la sociologie, qui est aussi un contrecoup de l’hostilité que lui vouait le régime de Vichy, est déjà réalité pour le CNRS au moment où il parle, puisque le Centre d’études sociologiques, sur lequel il porte l’attention, vient tout juste de naître – ce dont la direction ne manque pas de s’enorgueillir : le CES, envisagé comme la préfiguration d’une VIe section de l’École pratique, sinon d’une faculté de sciences sociales, en venant à incarner la politique de l’organisme à l’endroit des sciences humaines77. Il est très net chez Gabriel Le Bras, codirecteur du CES qui, en cette même année 1946, requalifie sa vaste entreprise d’étude des pratiques religieuses, présentée avant tout dans les années 1930 comme une enquête d’histoire, comme une enquête de « sociologie », point névralgique d’une nouvelle « sociologie religieuse78 ».

  • 79 Gurvitch, 1946, 10.
  • 80 Le Bras, 1948, 2-3.

29Le programme qu’il dessine pour le CES – un « inventaire général de toutes les ressources de la France, une description aussi complète que possible du pays, de ses organisations ouvrières, de son habitat, de son état politique, de son état religieux », une appréciation de la « vitalité » (terme clé de la conférence, qui est aussi un point de circulation entre ses engagements) des groupes sociaux – marque le basculement, commencé dans les années 1930 au Centre de documentation sociale dirigé par Célestin Bouglé, de la sociologie vers le présent, au nom de son utilité. « De toute évidence », écrit dans le même sens Georges Gurvitch dans l’article inaugural des Cahiers internationaux de sociologie qu’annonce Le Bras dans la conférence, « plus la sociologie s’orientera vers la réalité sociale présente et non passée, plus elle pénétrera dans les structures sociales en train de se faire, en effervescence, […] et plus elle sera susceptible d’applications pratiques, riches, vivantes et efficaces79 ». Le même programme est au cœur de l’enseignement sociologique, créé à son initiative, que Le Bras inaugure l’année suivante à l’Institut d’études politiques. « Une de nos tâches sera de distinguer scientifiquement et de classer rigoureusement les diverses sociétés qui composent la France », indique-t-il alors à ses élèves. Et de préciser, en déplorant l’ignorance des Français vis-à-vis de leur propre société, que cette connaissance seule peut donner les éléments d’une « politique éclairée »80.

30La sociologie est ainsi le principal ressort de l’espérance proclamée par Le Bras au terme de sa conférence quant au « prodigieux avenir » des sciences humaines, capables, avec les sciences de la nature, de faire advenir « l’homme nouveau » : « Si les sciences humaines ont pour objet de nous révéler toutes les misères et les grandeurs, toutes les possibilités de l’homme, leur plus haute mission est de nous mettre en mesure de former, par une éducation et une politique sage, ce nouvel Adam qui serait le père de l’humanité véritable ». Dernier témoignage de l’habileté rhétorique du juriste, la formule, reprenant Pascal, est équivoque à souhait et sait concilier en un « nouvel Adam » l’« homme nouveau » porté par l’élan communiste et l’espoir d’une christianisation réelle, profonde, qui demeure pour lui à venir.

Pourquoi des « sciences humaines » ?

  • 81 L’édition du 5 juillet 1946 de L’Université libre, précise qu’elle fut suivie d’une « réception in (...)
  • 82 Voir le dossier de presse publié en annexe de la brochure La Guerre froide de M. Yvon Delbos contr (...)
  • 83 Il occupe d’ailleurs en 1948 et 1949 la fonction de Président d’honneur de l’Union française unive (...)
  • 84 Teissier, 1947, 1-2.
  • 85 Hartog, 2003.
  • 86 Tessier, 1947, 7.
  • 87 Ibid., 9.

31La conférence de clôture du cycle « Une politique française pour la science », que Georges Tessier prononce en présence du ministre de l’Éducation nationale, Marcel-Edmond Naegalen (SFIO), est la dernière du cercle « Enseignement et culture »81. L’Union française universitaire, présidée à cette date par Jean Orcel, titulaire de la chaire de minéralogie au Muséum national d’histoire naturelle et militant communiste, est un des espaces où s’observent l’érosion du « front uni » de la Résistance et le regain des dissensions politiques – elle se trouve bientôt accusée d’être devenue « une colonie communiste82 ». L’Université libre cesse de paraître en kiosque le 20 novembre 1946. Cela n’empêche évidemment pas le directeur du CNRS, plus sensible que son prédécesseur au devenir des sciences humaines, d’intervenir de nouveau à la tribune lors du IIIe Congrès de l’UFU l’année suivante83. Il y affirme sans ambages le caractère « essentiellement révolutionnaire » de la science, qui peut à bon droit effrayer « les âmes timorées », inquiéter « les puissants »84. Et, s’il appelle une fois encore à l’édification d’un monde nouveau grâce à la science, faisant du « chercheur » l’agent du futur, incarnation par excellence du régime moderne d’historicité85, en rappelant qu’« il n’est de branche de l’industrie, de l’agriculture, de la médecine ou, plus généralement de toute activité humaine qui n’ait son origine, proche ou lointaine, dans la curiosité d’un chercheur désintéressé86 », force lui est à cette date de constater aussi les difficultés auxquelles se heurte l’ambition réformatrice du CNRS. Coordonner et diriger la recherche d’accord, mais on a seulement « oublié de lui dire comment il pouvait remplir sa tâche et persuader de se laisser coordonner ceux qui ne désiraient pas l’être87 ».

  • 88 Voir notamment la séance du conseil d’administration du 5 juillet 1948 (AN, 19860369/5).
  • 89 Joliot-Curie, 1949, 12, 13.

32De fait, aux démarches du CNRS s’est tôt opposé un mouvement centrifuge du pouvoir exécutif, qui passe en particulier par la pérennisation d’un ensemble d’institutions savantes crées les années précédentes en marge du Centre – ainsi du Service national des statistiques (1941), de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains (1941) ou de l’Office de recherches scientifiques coloniales (1943), donnant respectivement naissance à l’INSEE (1946), à l’INED (1945) et à l’ORSTOM (1944). Dans les conseils d’administration du CNRS, aux déclarations ambitieuses de 1944-1945 succèdent bientôt les batailles répétées avec les représentants du ministère des Finances et de la Cour des comptes ; et, en 1948 par exemple, Teissier peine à obtenir ne serait-ce qu’un rendez-vous avec la présidence du Conseil et le ministre des Finances pour présenter ses demandes d’augmentation du budget88. « On nous conduit à une politique de démission, notamment en matière de recherche scientifique » alerte Joliot-Curie en février 1949, évoquant les « pénibles discussions annuelles sur les attributions de crédits de recherche » : « Dire que la recherche scientifique n’est pas rentable est une absurdité et je ne puis penser que ceux qui répandent cette idée y croient le moins du monde »89. Avec l’entrée dans la Guerre froide, la position des savants arrivés à la tête de l’institution dans le sillage de la Libération devient peu à peu intenable – Georges Teissier au CNRS, puis Frédéric Joliot-Curie au CEA sont démis de leurs fonctions, Henri Wallon est mis à la retraite.

  • 90 Lettre de G. Gurvitch à G. Le Bras du 10 octobre 1947 (AN, fonds Gabriel Le Bras, 156/1).
  • 91 Sur l’implication de Gabriel Le Bras, vice-président de l’association Marc-Bloch en 1947, qui fait (...)

33S’agissant des « sciences humaines » et de ce qui est souvent présenté par Teissier comme son fleuron au CNRS, le Centre d’études sociologiques, Georges Gurvitch s’étonne dès octobre 1947, dans une lettre à Gabriel Le Bras, d’une situation qui lui paraît contradictoire : « on ne nous ferme pas, mais en même temps on refuse de nous accorder le strict minimum nécessaire pour notre existence ». Il ajoute : « je crois que le CNRS devrait se décider ou dans un sens, ou dans l’autre »90. Cette même année, c’est aussi en marge du CNRS, mais non sans l’implication active de Gabriel Le Bras qu’est créée, grâce aux fonds de la fondation Rockefeller, la VIe section de l’EPHE longtemps projetée91. Le Centre d’études sociologiques y est tôt associé, et les multiples chantiers d’enquête qui y sont lancés bénéficient largement de ses crédits.

34Borne repère de l’enthousiasme savant qui traverse l’immédiat après-guerre comme de la remotivation de la science comme cause et expression nationale – et en cela d’un mouvement de plus longue durée de nationalisation intensive de la science en dépit des pratiques et circulations transnationales –, la conférence de Gabriel Le Bras offre une formulation maximaliste du rôle des sciences de l’homme dans la société, en associant à l’utilité pratique prêtée aux sciences sociales la vertu morale dévolue aux humanités. Comme aux grandes heures de l’entreprise durkheimienne, la sociologie est le réceptacle qui permet de concentrer et d’articuler ces deux dimensions, que réunit aussi, sur un autre plan, le syntagme « sciences humaines ». Que cette expression soit portée par une institution dominée par les sciences « dites exactes », pour reprendre Le Bras, et dans laquelle elles se trouvent tôt mises en question, n’est pas non plus sans enseignement. L’adjectif qualificatif ne fait pas que préciser un objet, il attribue aussi une qualité : « humaines », c’est dire qu’elles ne relèvent pas du même domaine de scientificité que les autres sciences, qu’elles sont particulièrement faillibles. Sciences secondes, elles sont de la sorte, par l’expression même qui les désigne, explicitement placées entre sciences et lettres, dans une position où leur légitimité savante et sociale se trouve en même temps affirmée et mise en doute.

  • 92 Lettre conservée dans son dossier personnel du ministère de l’Éducation nationale (AN, F17/27357)

35Homme clé de la réorganisation de ces savoirs au sortir du conflit, la trajectoire de Gabriel Le Bras épouse pour partie la chronologie dessinée ici. Lui aussi, à la fin des années 1940, tend à se retirer. En 1949 et 1950, il demande ainsi à plusieurs reprises au directeur de l’Enseignement supérieur la permission d’abandonner, en même temps que la présidence de la Ve section de l’EPHE, « la trentaine de petites charges qui occupaient presque toutes mes heures ». « Depuis dix ans », explique-t-il dans une lettre datée du 24 septembre 1949, « le service volontaire des intérêts publics absorbe une grande part de mon activité : aux tâches de la Guerre et de l’Occupation succédèrent celles d’innombrables Comités, Conseils et Commissions », et ce au détriment de son « œuvre scientifique »92.

  • 93 Respectivement : Le Bras, 1945c, 39 ; 1945d, 306 ; 1949, 59.
  • 94 Le Bras, 1965, 10.

36Faut-il voir dans ce départ annoncé, qui sera suivi d’autres engagements et d’autres retraits, l’effet du mouvement de « flux et du reflux dans le monde des choses » dont il fait dans la conférence un des aspects de la vie intérieure des sciences ? En un « monde voué à l’absurde » où le « crédit » du rationalisme s’épuise, en un « un monde aveugle, inerte et foudroyé par les puissances infernales », et une France qui lui paraît de plus en plus « lacérée » en deux camps opposés et rivaux93, Gabriel Le Bras conserve foi en l’avenir de la science, en sa valeur pratique et éducative, et singulièrement en une sociologie, qu’il conjugue encore en 1965, quelques années avant sa mort, au futur : « Une sociologie appliquée aboutit à une morale sur laquelle tous les hommes pourraient un jour s’accorder. En assignant à la sociologie cette mission, ne craignons point d’affaiblir ses fondements scientifiques. Nous ne ferons qu’enthousiasmer les architectes, en leur montrant que leurs techniques sont au service du plus noble idéal qu’en ce siècle périlleux nous puissions offrir aux humains94 ».

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Notes

1 Fondée en novembre 1940 par le physicien Jacques Salomon, le germaniste Jacques Decour et le philosophe Georges Politzer (membre du Comité central du PCF avant-guerre), la publication survit à l’arrestation de ses fondateurs, tous trois fusillés en 1942, et est publiée clandestinement jusqu’en 1944, à l’initiative notamment d’Henri Wallon et de René Maublanc. Elle est le centre de ralliement du Front national universitaire (FNU) ; à partir de la Libération, le journal paraît tous les quinze jours. Voir notamment Virieux, 2003.

2 « Conférences “Enseignement et culture” », L’Université libre, 20 octobre 1944, p. 4

3 Le Bras, 1944a.

4 L’expression, très rare jusqu’à son instauration par la Caisse nationale des sciences (loi du 16 avril 1930), se répand peu à peu dans les années 1930 (voir Dumoulin, 1985, 362). Le premier titre de livre dans lequel elle apparaît est la traduction, en 1942, par Louis Sauzin, d’un ouvrage de Wilhelm Dilthey, Introduction à l’étude des sciences humaines. Elle connaît un usage grandissant dans l’après-guerre, jusqu’à la création en 1958 des « Facultés des lettres et des sciences humaines » (décret du 23 juillet 1958). Sur les enjeux performatifs, épistémologiques et politiques, de ces opérations d’étiquetage ou de labellisation, voir, dans une perspective transnationale, l’article de Wolf Feuerhahn dans le présent volume.

5 Michel Ardan, « L’Université doit être débarrassée de l’emprise judéo-maçonnique », Paris-Soir, 30 novembre 1940, p. 3.

6 Si le nom, qui est celui d’un personnage de Jules Verne dans De la Terre à la Lune (1865), est peut-être un pseudonyme, le journaliste signait déjà de ce nom dans Paris-Midi en 1939. On trouve aussi un Michel Ardan, rédacteur en chef du journal En Guerre. Le monde debout face aux barbares en 1914.

7 Proche de Paul Langevin, Jean Perrin (1870-1942), prix Nobel de physique en 1926, est un des principaux promoteurs de l’organisation de la recherche publique durant les années 1930, de la Caisse nationale des sciences (1930) au Centre national de la recherche scientifique (1939). Il occupe notamment le sous-secrétariat d’État à la recherche scientifique pendant le Front Populaire (1936-1937), après Irène Joliot-Curie. Henri Laugier (1888-1973) est le premier directeur du CNRS. Voir notamment : Picard, 1990 ; Crémieux Brilhac et Picard, 1995 ; Guthleben, 2013.

8 Teissier, 1946a, 5-6.

9 Ibid., 5.

10 Ce qu’exprime de manière très explicite l’intitulé du cycle de conférence. Frédéric Joliot-Curie parle alors volontiers d’un « Conseil d’État pour les questions scientifiques », dont le périmètre, outre les centres de recherches des différents ministères, s’étendrait jusqu’aux laboratoires des entreprises nationalisées.

11 Joliot-Curie, 1945, 3.

12 Ainsi notamment lors du comité directeur du CNRS du 18 septembre 1944 (dont le compte rendu est édité dans Blay, 2011) ou du comité directeur des sciences humaines du 6 octobre 1944 (Archives nationales [AN], 19800284/205).

13 « Comité directeur des sciences humaines. Séance du 6 octobre 1944 », AN, 19800284/205.

14 Lavisse, 1878, 630.

15 Selon les termes du texte placé en deuxième de couverture des brochures (Le Bras, 1946a).

16 Langevin, 1950 [1946], 345-346.

17 Réalisé par Louis Daquin, le film est accessible sur Ciné-archives, fonds audiovisuel du PCF, mouvement ouvrier et démocratique : https://parcours.cinearchives.org/Les-films-565-111-0-0.html).

18 Langevin, 1950 [1946], 342, 348.

19 Aubel, 1946, 7.

20 Champetier, 1946.

21 Teissier, 1946a, 1, 10.

22 Désigné par le Conseil national de la Résistance pour officier en tant que secrétaire général provisoire du ministère de l’Éducation nationale, Henri Wallon occupe ces fonctions du 20 août au 9 septembre 1944, avec René Maublanc comme chef de cabinet. Il nomme aussitôt Frédéric Joliot-Curie directeur du CNRS. Il est ensuite élu député, le 21 octobre 1945.

23 Matonti, 2002, 121.

24 Les dactylographies de ces réunions, archivées par le CNRS, ont été éditées par Michel Blay (2011).

25 Lettre citée dans Mazon, 1988, 94.

26 Voir notamment : Gaudemet, 1970 ; Desroche, 1970 ; Timbal, 1970 ; Hervieu-Léger, 2001 ; Potin, 2012 ; Lassave, 2020.

27 La dépêche télégraphique, signée de l’Inspecteur général adjoint au Directeur de l’Enseignement supérieur, du 9 août 1941, lui annonçant cette nouvelle a été conservé dans son dossier personnel du ministère de l’Éducation nationale (AN, F17/27357).

28 Musée de l’Armée, Médailles de la Résistance française, dossier Gabriel Le Bras.

29 Le Bras, 1945a.

30 Membre du Comité directeur du FNU en 1944, il en devient vice-président en 1945.

31 Teissier, 1946a, 11.

32 Febvre, 1920, 4 ; Febvre, 1946, 7.

33 Pour reprendre les mots du secrétaire général de la société, l’abbé Victor Carrière (1944).

34 Le Bras, 1944b, 196-197.

35 Le Bras, 1945b, 200. En cette année 1945, il semble hésiter à se présenter aux élections législative. Voir en ce sens la lettre que lui adresse Victor-Louis Chaigneau, en date du 11 janvier 1945 (AN, fonds V.-L. Chaigneau, 600AP/18).

36 Pour reprendre les qualificatifs qui lui sont décernés dans ses notices individuelles des années 1935-1936 et 1922-1923 (AN, F17/27357).

37 Georges Tessier poursuit le projet d’une « cité de la Science, qui pourra être, si la France le veut, sans égale au monde » (1946a, 12).

38 La sténographie du conseil d’administration a été conservée : AN, 19860369/2.

39 « Comité directeur des sciences humaines. Séance du 13 octobre 1944 », AN, 19800284/205.

40 De fait, sous les plumes de Langevin, Teissier, Juliot-Curie ou Le Bras, alternent encore « sciences de l’homme » et « sciences humaines ».

41 La création d’une section de « sciences humaines » au sein de la Caisse nationale des sciences – dont la naissance en 1930 est concomitante de celle d’une Caisse nationale des lettres – remettait en effet en cause l’opposition entre sciences et lettres, fût-ce contre l’avis de certains scientifiques, dont Jean Perrin. Voir : Dumoulin, 1985, 362 ; Picard et Pradoura, 2009, 5. Et, sur le fonctionnement des sections de sciences humaines dans les années 1930 : Sonnet, 2019.

42 « J’ai créé moi-même, il y a neuf ans déjà, un Inventaire de la Langue Française que j’ai logé médiocrement, économiquement, dans un coin de la maison où j’habite, qui étouffe, qui n’en peut plus et qui ne peut pas se développer pour des raisons matérielles diverses : papier, etc. », précise-t-il.

43 « Conseil d’administration, 9 mars 1945 », AN, 19860369/2.

44 Joliot-Curie, 1945.

45 Directeur du Centre de coordination des Études et recherches sur la nutrition, il sera nommé directeur des sciences de la vie au CNRS en 1949.

46 Émile Terroine préside le Service de restitution des biens des victimes des lois et mesures de spoliation, crée à son initiative en janvier 1945.

47 Terroine, 1946.

48 D’une autre manière, les formulations maximalistes de Georges Teissier et Henri Wallon lors de cours de l’Université nouvelle, université populaire fondée par le FNU au sortir de la guerre, n’hésitant pas à faire du matérialisme dialectique « la science elle-même », « une conception générale qui doit semblablement s’appliquer à tout ce qui peut être objet de connaissance », semblent n’engager encore à rien sur le plan scientifique (Teissier, 1946b, 1 ; Wallon, 1946, 15).

49 Cohen, 1945a.

50 Cette note dactylographiée datée de mars 1945 est conservée avec les dactylographies des Comités directeurs des sciences humaines du CNRS (AN, 19800284/206).

51 « Comité directeur des sciences humaines. Séance du 28 juillet 1945 », AN, 19800284/206.

52 Dès 1933 et l’arrivée au pouvoir des Nazis, le juriste, collègue et parfois rival de Le Bras, tentait d’alerter l’opinion sur le sort réservée à la population juive allemande, condamnée « à la mort ou au suicide », proposant une analogie avec le sort des populations arméniennes de Turquie (Lévy-Bruhl, 1933).

53 Après Paul Fauconnet (1938) et Lucien Lévy-Bruhl (1939), la guerre est marquée par les morts de Célestin Bouglé (1940) et Maurice Halbwachs (1945), la maladie d’un Marcel Mauss précocement mis à la retraite en application de la loi sur le statut des juifs, les exils de Raymond Aron, Claude-Lévi-Strauss et Georges Gurvitch, mais aussi par la disparition du Centre de documentation sociale (principal lieu de savoir sociologique durant l’entre-deux-guerres) ainsi que du certificat de « Morale et sociologie » en facultés de lettres, et la suppression de l’ancienne chaire de Durkheim en Sorbonne.

54 « Comité directeur des sciences humaines. Séance du 28 juillet 1945 », AN, 19800284/206.

55 Sur les premières années du CES, voir notamment : Heilbron, 1991 ; Tréanton, 1991 ; Marcel, 2005 ; Simon, 2018.

56 Pour les premières décennies du siècle, voir par exemple sur ce plan : Bouglé, 2019.

57 Cohen, 1945b, 58.

58 La question des rapports entre Marx, Durkheim et la sociologie, posée avant-guerre déjà, devient alors prégnante. Voir : Maublanc, 2011 [1934] ; Gouarné, 2013 ; et notamment Gurvitch, 1948 ; Lefebvre, 1948 ; Cuvillier, 1948.

59 Cohen, 1945b, 62.

60 Ibid., 63.

61 L’opposition semble moins tranchée chez les praticiens des sciences dites « exactes », évoquant volontiers des « disciplines scientifiques ».

62 Cohen, 1945b, 64.

63 Cité par Scot, 2006, 104-105.

64 Voir, par exemple, Le Bras, 1947a, 65-66.

65 Voir notamment Le Bras, 1945c, 149.

66 L’année suivante, Georges Teissier en mobilise un autre, n’hésitant pas à placer ses pas dans ceux de Renan et de L’avenir de la science (Teissier, 1947).

67 Sur cette vaste enquête, officiellement lancée en 1931 (Le Bras, 1931), voir notamment : Julia, 2006 ; Chenu, 2011.

68 Le Bras, 1942, 1945c.

69 L’un des principaux aspects du programme de Joliot-Curie était la mise en place d’un enseignement préparatoire à la recherche. Le Bras évoque de nouveau son projet quelques mois plus tard, en des termes moins optimistes encore que dans la conférence : « Rien de plus désirable qu’une juste répartition de nos trop rares ouvriers : nous ne cessons de réclamer et de soumettre aux autorités responsables un plan d’organisation de toutes les sciences humaines, où chacune des anciennes et des nouvelles branches serait assurée de sa place et de sa durée » (Le Bras, 1947b).

70 Le Bras, 1951, 292.

71 « Commencer toute enquête sociologique par l’observation des faits les plus simples, les plus élémentaires. […] Mais en outre, fixer un but merveilleux » (Le Bras, 1946b, 66).

72 Revel, 2018, 46.

73 Le Bras, 1932, 137.

74 Voir en particulier la conclusion du deuxième tome de l’Introduction à l’histoire de la pratique religieuse en France, qui explicite en partie les attendus de l’enquête, évoqués le plus souvent avec prudence et en fonction du lectorat auquel il s’adresse (Le Bras, 1945c, 147-149). Sur l’investissement de la sociologie religieuse par l’Église dans la deuxième moitié des années 1940 et les années 1950, voir Cuchet, 2018.

75 « Conseil d’administration du CNRS. Séance du 30 septembre 1947 », AN, 19860369/4.

76 Teissier, 1947, 7-8.

77 Teissier, 1946a, 6 ; Teissier 1948, 14.

78 Voir en particulier : Le Bras, 1946b.

79 Gurvitch, 1946, 10.

80 Le Bras, 1948, 2-3.

81 L’édition du 5 juillet 1946 de L’Université libre, précise qu’elle fut suivie d’une « réception intime » au Club de la Maison de l’Université (place de la Sorbonne) réunissant, autour du ministre, les divers conférenciers du cycle ainsi qu’André Cholley, Émile Terroine, Marcel Prenant, Louis Barrabé et Jean Orcel.

82 Voir le dossier de presse publié en annexe de la brochure La Guerre froide de M. Yvon Delbos contre l’Université française. L’affaire Georges Teissier, Paris, Union française universitaire, 1950.

83 Il occupe d’ailleurs en 1948 et 1949 la fonction de Président d’honneur de l’Union française universitaire, et signe à ce titre une lettre de protestation, adressée au ministre de l’Éducation nationale, Yvon Delbos, contre l’arrestation de diplomates polonais, et l’expulsion de plusieurs ressortissants polonais à la suite de l’arrestation à Varsovie d’un auxiliaire du Consulat de France accusé d’espionnage. Cette prise de position est le motif principal de sa révocation en janvier 1950. Voir : Guthleben, 2013, 132-133.

84 Teissier, 1947, 1-2.

85 Hartog, 2003.

86 Tessier, 1947, 7.

87 Ibid., 9.

88 Voir notamment la séance du conseil d’administration du 5 juillet 1948 (AN, 19860369/5).

89 Joliot-Curie, 1949, 12, 13.

90 Lettre de G. Gurvitch à G. Le Bras du 10 octobre 1947 (AN, fonds Gabriel Le Bras, 156/1).

91 Sur l’implication de Gabriel Le Bras, vice-président de l’association Marc-Bloch en 1947, qui fait partie (avec Charles Morazé, Pierre Renouvin, Henri Lévy-Bruhl et André Aymard) de la délégation envoyée en 1947 au ministère des Finances pour obtenir l’accord du directeur du Budget, comme du premier Conseil de la section qui se réunit le 17 mars 1948 (avec Lucien Febvre, Fernand Braudel, Alexandre Koyré, Charles Morazé, Pierre Petot et Ernest Labrousse). Voir en particulier Mazon, 1988, 89-102. Sur le soutien de la fondation Rockefeller, voir aussi Tournès, 2011.

92 Lettre conservée dans son dossier personnel du ministère de l’Éducation nationale (AN, F17/27357)

93 Respectivement : Le Bras, 1945c, 39 ; 1945d, 306 ; 1949, 59.

94 Le Bras, 1965, 10.

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Pour citer cet article

Référence papier

Thomas Hirsch, « Vers un « nouvel Adam » ? »Revue d’histoire des sciences humaines, 37 | 2020, 235-258.

Référence électronique

Thomas Hirsch, « Vers un « nouvel Adam » ? »Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 37 | 2020, mis en ligne le 26 avril 2021, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/5429 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhsh.5429

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Auteur

Thomas Hirsch

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