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Dossier

La géographie en ses épithètes et autres affichages

Scènes nationales et internationales (xixe siècle)
How geography was qualified and presented: national and international scenarios (19th century)
Marie-Claire Robic
p. 93-120

Résumés

Cette exploration des modalités d’étiquetage de la géographie durant le xixe siècle, centrée sur la période 1860-1914, analyse la variété des configurations linguistiques dont cet ordre de savoirs a été doté lors de débats animant diverses situations savantes et d’enseignement en France et dans les congrès internationaux. L’article montre tant la pérennité de vocables ciblant une science plurielle ou indéterminée que la mobilisation de labellisations renouvelées visant à départager adversaires et partisans du dualisme géographique, et tenants d’une géographie tout court ou d’une géographie à épithètes. Il montre le rôle joué par des enjeux d’enseignement et l’ampleur des interactions transnationales qui ont animé des discussions accompagnant un mouvement collectif de disciplinarisation.

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Texte intégral

« Déjà, on a fait des traités isolés de cosmographie, de géologie, de géodésie, de géographie économique ou commerciale, de géographie politique, de statistique, de géographie historique, de géographie physique. C’est au milieu de tout cela qu’il faut chercher ce que doit être la géographie proprement dite [...] » Leblond, cité par Chappey, 2010, 195
“Geography should not be broken”, Scott Keltie, cité par Dubois, 1888, 458
« On abuse vraiment des adjectifs [...]. Pourquoi ne pas faire de la géographie tout court ? », Vidal de la Blache, cité par Vallaux, 1923, 202

  • 1 Avec des variantes combinant « naturelle », « politique », « humaine » (et « culturelle », dans d’ (...)
  • 2 Cette enquête, vise à terme, au travers de l’analyse des manières de décliner la « géographie », à(...)

1Au-delà des figures : listes, emboîtements, arborescences, édifices (comme dans les arts de mémoire, avec leurs pièces et corridors, ou bien comme la Terre elle-même, avec sa charpente) ; au-delà des topiques (base/couronnement ; anneaux d’une chaîne, pont, carrefour), des qualifications (touche-à-tout, synthèse, combinaison…), des personnifications (auxiliaire, servante, maîtresse, Muse…), qui forment un répertoire riche mais limité d’arrangement du divers, les déclinaisons adjectives auxquelles la matière géographique a donné lieu au cours des siècles sont innombrables. Elles se sont toutefois structurées depuis le début du xxe siècle en un couple récurrent dont les termes français seraient, jusqu’à une date récente, géographie physique/géographie humaine1 ou, en remontant le temps, géographie physique/géographie politique. Il est tentant de rapprocher ces couples du dualisme moderne nature/culture. Mais l’exigence, la revendication d’unité, ont été exprimées de façon tout aussi récurrente (Robic, 1992 et 2011), de sorte que la géographie pourrait aussi constituer un contre-exemple de ce dualisme occidental exprimé plus volontiers au xxie  siècle sous la forme canonique nature/culture2. Encore faut-il rappeler aussi des débats portant non sur les déclinaisons d’un domaine, mais sur l’existence même d’un champ unique : sciences géographiques ou géographie ?

2Cette exploration des modes de qualification de la géographie, centrée sur un monde de papier, tentera de s’arrimer à un monde de l’action, en analysant des situations savantes particulières (expression que nous préférons à celle de contexte) au cours desquelles se manifestent des accords ou des divergences entre acteurs, sources d’opérations d’étiquetage d’un champ de savoirs mal défini, controversé ou contesté. Cette orientation a pour fonction de détecter les intérêts, les lignes de partage et les stratégies présidant à la mobilisation d’un déictique particulière et, à terme, à la production, consciente ou non, d’une labellisation spécifique. Nous suivons en cela une posture visant à définir des situations d’interaction dans lesquelles le langage est manifestement performatif.

  • 3 Pour des études récentes sur son rôle de détracteur de la géographie, voir Orain et Robic, 2017 et (...)

3Encore faut-il préciser les traits de la posture critique par laquelle la géographie est généralement approchée, soit comme une discipline ignorée ou au mieux peu reconnue et donc peu étudiée (sauf par certains de ses praticiens, dont nous sommes, ce qui est à bon droit source de soupçon), soit comme une science volontiers délégitimée pour raison, selon la source et le moment, de matière fourre-tout, de discipline touche-à-tout et mal construite, d’inconsistance épistémologique. Très ancienne, ravivée par des polémiques interdisciplinaires à chaque moment de reconfiguration du système des sciences, cette posture a été animée par les plus proches voisins des géographes : non seulement les historiens, tel Lucien Febvre3, et par les sociologues, mais encore par les naturalistes, géologues, hydrologues ou écologues, et par les philosophes. Rien donc qui sollicite, sinon sous les modes du sarcasme ou de la dérision, une attention aux tensions dont témoignent la cohabitation d’étiquetages multiples, d’expressions dualistes et de libellés unitaires. Il est vrai que bien des professions de foi prêtent à sourire… ou à railler, telles ces formules inaugurales du Bulletin de la Société de géographie de Paris (1822, t. I, 9), « La géographie est comme un grand vestibule, dont plus de cent portes communiquent à toutes les branches des connaissances humaines. », ou les termes d’une leçon d’ouverture au Collège de France : « La géographie est placée à un carrefour [...] mais elle ne doit pas être, pour cela, un “bazar” où tout se débite » (Brunhes, 1913, 15).

4Il ne s’agira pas de parcourir une histoire ni d’être exhaustif mais, à travers l’étude de quelques cas de fabrique de la géographie observés durant un long xixe siècle, et surtout entre les décennies 1860-1870 et 1914, d’éclairer les configurations langagières auxquelles a été soumise cette matière. Nous privilégierons des scènes et des moments où les opérations de labellisation sont particulièrement activées par l’élaboration de systèmes nationaux d’enseignement, en nous focalisant d’abord sur le cadre français puis sur les congrès internationaux de géographie qui se sont réunis à partir de 1871. Nous nous inspirerons librement des directions de recherche qu’a dressées Alain Desrosières (1993) pour étudier les modalités de l’affirmation séculaire de la statistique, en reconstituant les « espaces de débat » et les « lignes de tension » qui ont traversé ce champ sur le temps long (tension description/prescription, connaissance/action, méthode/réalité…), ainsi que des « règles de méthode » dressées par Christian Topalov (2015) pour mener une histoire sociale des savoirs et des savants.

Espaces de débat et lignes de tension – moments dans un siècle de diffusion de la géographie

  • 4 Le terme de « matière », ou de « sujet » ou encore de « faculté » a longtemps désigné un ordre de (...)

5Pour appréhender la géographie de ce long xixe siècle que nous évoquerons, nous suivrons un mouvement d’ensemble de disciplinarisation, valant au moins pour l’Europe et pour l’Amérique (du Nord et du Sud) qui a produit, à partir d’une coexistence de « géographies plurielles » et de « sciences géographiques » (Blais et Laboulais, 2006 ; Besse, Blais et Surun, 2010) à la cristallisation d’une science, voire d’une « discipline » qui s’est établie dans le cadre du haut enseignement, essentiellement des universités et écoles de formation des enseignants du secondaire, à la fin du xixe siècle. Nous suivrons les conclusions d’Horacio Capel (1991), pour qui le besoin d’une formation scolaire de masse a été le plus puissant des moteurs de cette émergence, ce dont témoigne la concomitance entre les politiques scolaires concernant le gymnase allemand, le lycée français et le collège britannique et l’essor d’une spécialisation en géographie au niveau de l’enseignement supérieur. Dans l’ordre, l’Allemagne (notamment la Prusse) et la Suisse, la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis, ont formé les matrices majeures de l’émergence de cette « matière » ou « faculté »4 scolaire qui s’est institutionnalisée et a bénéficié des mannes de la puissance publique au point que, selon plusieurs acteurs français, il fallait, à partir des années 1860-1870 « s’improviser géographe » (Desjardins, 1874) pour faire face à une demande de connaissance géographique exacerbée alors par les nationalismes, les ambitions territoriales et les politiques coloniales.

6Sans pouvoir préciser ici pour chaque cas national la forme prise par cette conjoncture ouverte sur un horizon « mondial » (l’adjectif n’apparaît qu’à la fin du xixe siècle : Arrault, 2007), on ne développera que quelques traits de la politique française en la matière, afin de pouvoir explorer sur cet exemple des espaces de débats et leurs tensions particulières. Mais nous les travaillerons à partir de l’action de nommer, de labelliser un champ de savoirs et ses éventuelles subdivisions.

À la recherche de la « géographie proprement dite » ?

  • 5 Pour une présentation de ce « moment », voir Blanckaert, 2000.

7Un premier moment, encore mal appréhendé dans tous ses détails et ses conséquences, concernerait la promotion de la géographie au tournant du xixe siècle, temps de l’émergence de la « science générale de l’homme » décrite naguère par Sergio Moravia (1974) et Georges Gusdorf (1973), qui y ont vu le surgissement d’une géographie conçue comme l’étude de la Terre en tant que « séjour » ou « demeure de l’homme »5. Les institutions créées par les Révolutionnaires et leurs élites inspirées des Lumières (Idéologues, Société des observateurs de l’homme) sont désormais bien connues dans leur élan (Blanckaert, 1999 et 2000), dans certains de leurs fleurons telle l’École normale (Nordman, 1994) et dans leurs avatars, comme celle de la Classe des sciences morales et politiques, supprimée en 1803 par Napoléon (Blais, 2006 ; Chappey, 2010). Cette conjoncture du « moment 1800 », fort bien travaillée aujourd’hui et dont la courte durée a favorisé la méconnaissance voire l’occultation, mériterait d’être étudiée ici. Mais, sans rappeler les libellés et les définitions innombrables figurant dans les dictionnaires et encyclopédie, avec les arbres des savoirs qu’Isabelle Laboulais (2006) a précisément analysés, nous ne proposerons que quelques traces d’une prolifération terminologique qui souligne la difficulté à maîtriser la matière géographique au moment même où s’impose aux esprits des révolutionnaires la nécessité d’enseigner la géographie :

Déjà, on a fait des traités isolés de cosmographie, de géologie, de géodésie, de géographie économique ou commerciale, de géographie politique, de statistique, de géographie historique, de géographie physique. C’est au milieu de tout cela qu’il faut chercher ce que doit être la géographie proprement dite en l’isolant avec soin de toutes les manières accessoires de s’occuper des hommes et des choses en raison du lieu qu’ils habitent ou dans lequel ils se trouvent. (Leblond, 1801, discours lu à la Société d’institution de Paris devant des instituteurs et des professeurs des écoles centrales, p. 5-6, cité par Chappey, 2010, 195)

8Cette déclinaison des marques d’une indubitable dispersion de la chose géographique exprime le désarroi de celui qui est censé éclairer les futurs professeurs des écoles centrales et qui s’échine à « tracer les contours d’une géographie dont il peine pourtant à définir l’objet et la cohérence » (ibid.). On retrouve les conclusions de Daniel Nordman (1994) qui rencontre à l’École normale de l’An III une « géographie sans professeurs ».

  • 6 Il succède aux Barbié du Bocage (père et fils) à cette chaire de Sorbonne créée en 1809.

9Trente ans après, sans dérouler la litanie de la famille « géo » et de ses apparentés, le troisième titulaire de la chaire de géographie de la Sorbonne, Joseph-Daniel Guigniaut6, s’interroge encore sur ce qu’il doit y enseigner et ne peut que disserter sur les vertus d’une « géographie générale » à la manière du géographe allemand Carl Ritter, avant de se replier sur son domaine de compétence d’helléniste. Il enseignera la « géographie historique » (ancienne) en en relatant les phases, de la période « mythique ou poétique » à la « géographie mathématique » de Rome et à ses dégradations dans le monde ancien finissant :

À défaut d’études bien spéciales en géographie proprement dite, des habitudes scientifiques, des connaissances longtemps méditées en histoire et en littérature anciennes, suffiront, je l’espère, au besoin du moment. (Guigniaut, 1836, 35)

Il est vrai qu’il avoue ne point être un « géographe de profession ».

Une politique universitaire républicaine décisive

  • 7 Voir pour la France les analyses de Victor Karady (1983) et de Christophe Charle (1994) sur les ef (...)
  • 8 Correspondant à la politique scolaire et à la politique coloniale de Jules Ferry, 1885 est aussi l (...)
  • 9 Le clivage se fait entre spécialistes (selon un partage Lettres et Sciences) et, en amont, entre l (...)
  • 10 Du côté des « sociétés savantes », le Ministère (arrêté du 5 novembre 1885), remodèle le Comité de (...)

10Déterminant par ses prolongements est le rôle structurant de la politique scolaire et universitaire de la Troisième République pour la promotion et pour la diffusion différentielle des disciplines scientifiques à la fin du xixe siècle, dans laquelle la géographie a été privilégiée7. En fait, un fort engouement pour la géographie s’est fait jour dès la décennie 1860, en France comme dans les pays voisins. En France, l’année 18858, essentielle en matière de politique universitaire et de politique coloniale, est une année clé pour le développement d’une géographie « savante », car de là datent plusieurs décisions qui tranchent dans les débats animant les lobbies pro- et anti-géographie9. Cependant rien n’est simple10 !

Géographie physique littéraire et géographie physique scientifique

  • 11 Destinés à encadrer les étudiants de licence et d’agrégation, ces postes créés en 1877 participent (...)
  • 12 Agrégé d’histoire et géographie, il a soutenu une thèse d’histoire diplomatique et une thèse secon (...)
  • 13 Agrégé d’histoire et géographie, auteur d’une thèse d’histoire ancienne et d’une thèse secondaire (...)

11Du côté de l’université, le Ministère tranche entre des projets contradictoires, en rejetant le projet – poursuivi par un lobby revanchard et colonialiste symbolisé par l’activisme du directeur de la Revue de géographie (créée en 1877), Ludovic Drapeyron – de fonder une école spéciale de géographie concentrant toutes les branches de cette science et menant à tous les métiers auxquels elle serait censée conduire. Mais, optant pour une implantation universitaire, le ministre crée à ce titre des postes de maîtres de conférences11 de géographie en facultés des lettres et en facultés des sciences. Parmi les premiers bénéficiaires figurent deux Normaliens de la promotion 1876, Bertrand Auerbach12, nommé à la faculté des lettres de Nancy, et Marcel Dubois13, nommé en Lettres à Paris, ainsi que Charles Vélain, un vulcanologue affecté à la faculté des sciences de Paris sur un poste de « géographie physique ». À la faculté des lettres, Ernest Lavisse, responsable du département d’histoire et de géographie, l’un des patrons de la Sorbonne et de l’université française, se félicite de cette double création en ouvrant l’année 1886-1887 :

Les étudiants en histoire apprendront avec plaisir la création d’un cours de géographie physique à la Faculté des sciences. Il fera, par semaine, une leçon publique d’exposition et une conférence employée à des exercices pratiques, études des cartes, des photographies, maniement des spécimens géologiques. Vous voyez bien les services que vous pouvez attendre de ce nouveau maître. Sans doute le professeur de géographie à la Faculté des lettres a toujours enseigné, il enseignera toujours la géographie physique ; mais la géographie physique à la Faculté des lettres n’est qu’une sorte d’introduction de la géographie historique et politique ; elle ne peut être étudiée pour elle-même qu’en un seul lieu, la Faculté des sciences, parce que plusieurs sciences contribuent à former l’ensemble des connaissances variées dont elle se compose [il la qualifie aussi de « géographie scientifique] ». (Lavisse, 1886, 377-378, nous soulignons)

Batailles de légitimité et de terrain d’action : naturalistes et géographes

12Dans un système culturel structuré de longue date par la dichotomie sciences/lettres, ces professeurs de géographie, novices ou déjà experts en la matière, pouvaient-ils converser, cohabiter, se compléter ? On évoquera ci-dessous leur cohabitation tranquille au sein de congrès internationaux ; mais on rappellera brièvement deux des batailles confraternelles lors desquelles ils se sont affrontés, au-delà de leurs personnalités et fonctions particulières, dans des « situations » propices à la guerre des libelles et des libellés…

  • 14 Sur le parcours de Marcel Dubois, voir Nicolas Ginsburger (2017 et 2018) pour ses débuts de jeune (...)

13Le premier différend territorial, reconstitué par Nicolas Ginsburger (2017), est l’« Affaire Bernard », une humiliation subie par Marcel Dubois14 lors d’une demande de financement public destiné à l’un de ses étudiants, Augustin Bernard, pour une mission à Madagascar (1892). La jeune école de Sorbonne-Lettres a été déboutée et « traitée » de « géographes amateurs ». Reconnaissant l’origine de l’insulte parmi des naturalistes « légitimes » car issus d’institutions prestigieuses (Collège de France, Muséum), Dubois ne peut que déplorer auprès de Lavisse l’inconfort d’une position institutionnelle qui (bien que très soutenue par l’historien) « oscille de l’histoire aux sciences » :

S’il est insultant pour notre œuvre, [cet échec] est instructif, estime Dubois. Nous avons de francs ennemis, c’est déjà quelque chose, et je sais d’où viennent les coups. Dans un certain monde on ne veut admettre comme géographes que des fidèles du Muséum, de l’Observatoire ou du laboratoire de géologie du Collège de France. Or tant que nous ne serons rien dans aucun corps enseignant ou délibérant, tant qu’à défaut d’un patron convaincu comme vous, nous serons réduits à osciller de l’histoire aux sciences, nous serons désarmés. Je regrette de n’avoir pas dix ans de plus pour dire avec autorité ce que cette condition d’hybrides a de lamentable pour les géographes. (correspondance de Dubois à Lavisse, 13 mai 1892, citée par Ginsburger, 2017)

  • 15 Dubois rejetait la dualité géographie physique/géographie humaine pour professer une géographie «  (...)

14Rivalités corporatistes entre facultés ou entre personnes ? Défense d’un domaine réservé ? Si Nicolas Ginsburger ne tranche pas entre diverses hypothèses, il nous semble que la rivalité entre les grandes institutions anciennes et la Nouvelle Sorbonne, redoublée dans cette situation par la fracture entre Science et Lettres, peut éclairer le différend. Mais pour ce qui est du Muséum, qui se réoriente la même année stratégiquement vers le monde colonial (Schnitter, 1996), la concurrence entre des naturalistes et les nouveaux géographes que sont Dubois et ses étudiants de Sorbonne-Lettres est un motif puissant de conflit. Aussi, si nous avons pu faire l’hypothèse que ce « certain monde » évoqué par Dubois pouvait désigner ses propres collègues, des géographes universitaires qu’il estimait partisans de la « tour d’ivoire »15, il s’agit plutôt ici d’une compétition dans le marché de la science coloniale.

15La seconde bataille, beaucoup plus collective, arbore une autre échelle car l’on se situe dans des enjeux de masse concernant, avec la réforme scolaire en préparation, toute la chaîne allant des savants universitaires aux professeurs des divers niveaux. Nous l’avons labellisée « l’émotion de 1897 », une controverse provoquée par le géologue Albert de Lapparent qui entend disqualifier la géographie enseignée en lycée au prétexte qu’elle est dispensée par des licenciés des facultés des lettres ou par des agrégés d’histoire-géographie et non pas par des naturalistes de profession. C’est tout le petit peuple des professeurs de lycée qui s’émeut, appuyé dans les deux camps par des ténors universitaires des Sciences ou des Lettres (Robic, 2007, 256-258). D’autres rounds prolongent ces débats après la réforme de 1902, et aussi déjà en 1900 lors des multiples congrès internationaux réunis à Paris, qui témoignent de modes de professionnalisation nouveaux et d’une grande division du travail scientifique, et parmi lesquels figurent non seulement les congrès de sociétés de géographie, de sociétés savantes, mais encore des congrès d’associations de professeurs ou des fédérations promouvant l’enseignement commercial ou celui des sciences sociales. Cette situation plus complexe que le face-à-face opposant géographes « naturalistes » ou « scientifiques » (tels les géologues) et géographes « littéraires » n’entraîne cependant pas de bouleversement dans un monde universitaire où une « école » de géographie vient de s’imposer (Robic, 2018a).

Quid de « l’élément humain » en géographie ?

  • 16 Ce débat, comme la controverse entre sociologues et historiens (voir, par exemple, Revel, 2007), a (...)

16Encore faut-il aller plus avant dans cette période épistémique car la géographie a non seulement pris place à l’Université, mais a pu se déployer suffisamment au sein des facultés de lettres pour s’autonomiser partiellement de l’histoire, dont elle dépendait auparavant, et pour se prévaloir d’innovations décisives, inscrites dans les lexiques savants et médiatiques par l’invocation d’une « géographie nouvelle » ou « moderne ». La « géographie » s’affichait là où trente ans auparavant les « sciences géographiques » fédéraient les publics. Mieux, des néologismes sont apparus, tels « anthropogéographie », « géographie sociale », « géographie humaine »… (encadré 1), revendiqués comme créations légitimes ou à l’inverse dénigrés et combattus par des géographes ou par d’autres concurrents – comme l’a illustré notamment la controverse16 entre sociologues « durkheimiens » et géographes « vidaliens » à laquelle a contribué Marcel Mauss :

Toutes ces questions ne sont donc pas des questions géographiques, mais proprement sociologiques [...] Si au mot d’anthropogéographie nous préférons celui de morphologie sociale pour désigner la discipline à laquelle ressortit cette étude, ce n’est pas un vain goût de néologisme, c’est que cette différence d’étiquettes traduit une différence d’orientation. (Mauss, 1906, 44, nous soulignons)

Encadré 1 – Quelques occurrences du syntagme de géographie humaine dans les années 1890-1910

« Au vrai, l’anthropogéographie étudie l’extension et la répartition de l’homme sur la terre : elle est proprement la géographie humaine. Au même titre que la géographie physique, elle est un rameau de la géographie générale. » (Raveneau, 1892, 333, nous soulignons)
« Le nom de géographie humaine semble depuis quelques temps s’acclimater en France pour désigner un ensemble de notions qu’exprimeraient insuffisamment les noms de géographie politique ou économique. Il répond à ce que les Allemands appellent anthropogéographie. Un nom nouveau n’exprime pas toujours une chose nouvelle : ici pourtant, c’est le cas. On verra, je l’espère, par les explications qui vont suivre, que sous ce titre il convient d’entendre un ordre de recherches procédant de certains principes de méthodes. » (Vidal de la Blache, 1903, 219 – incipit, en italiques dans le texte)
« Ce mot de “géographie humaine”, qui a maintenant conquis droit de cité dans les recueils les plus authentiques de la science géographique, étonne, intrigue et parfois déconcerte le grand public. Nous voudrions très simplement : indiquer l’objet, – légitimer les droits, – et fixer les limites de cette branche nouvelle de la géographie. [...] Géographie élémentaire des premières nécessités vitales, – géographie de l’exploitation de la terre, – géographie sociale, – géographie historique et politique, – on vient de passer en revue toutes les principales manifestations de l’activité humaine terrestre. » (Brunhes, 1906, 544 et 558)
« La rénovation des disciplines géographiques à laquelle nous assistons, tout spécialement l’institution de cette discipline à grandes ambitions qui se dénomme elle-même géographie humaine, mériteraient ici, de notre point de vue, une étude générale que le cadre de ce compte rendu ne comporte pas. » (Simiand, 1910, 723, nous soulignons)
« La géographie, comme le phénix, renaît toujours de ses cendres, c’est toujours la “géographie” : les épithètes, politique, économique, historique, etc., indiquent des applications. La géographie n’a pas besoin de l’épithète “humaine”, si, comme il me semble, elle est la géographie dans sa généralité, dans son intégrité doctrinaire, et l’on ne conçoit guère que la “géographie humaine” soit une section de la géographie… [...] » (Dubois, 1914, 860, nous soulignons)

17Cette nouvelle géographie qui s’est organisée autour de chaires, de « laboratoires », de revues, de filières de formation, se constituant, aux côtés d’autres champs, en « discipline », s’est inscrite dans des manifestes, dans les titres de recherches académiques, dans le libellé de chaires et dans les programmes d’enseignement ; elle s’est diffusée dans l’espace savant voire dans le grand public, produisant des systèmes nouveaux de désignation et de diversification du champ. Nous avons pu ainsi analyser le « tournant de l’année 1900 » ou le tournant de la Belle Époque (Robic, 1991, 1992 et 1993), qui associait en France l’invention du syntagme de « géographie humaine », son implantation progressive dans un lexique et dans une grammaire disciplinaires dont témoigne l’organisation hiérarchique de la table des matières des Annales de géographie et de sa Bibliographie annuelle (document 1), et aussi sa justification sémantique (Vidal de la Blache, 1898, 1903, 1912 ; Brunhes, 1906). Elles appelaient naturellement ses contestations internes et externes (voir Dubois, 1914 et Simiand, 1910 – encadré 1).

18Tâtonnements, affichages, commentaires, défense et illustration, ajustements, révisions, laissent autant de traces de « conversations » savantes, d’opérations de qualification, disqualification et requalification, fruits de ces « interactions avec soi et autrui » que traduisent les mots savants (Topalov, 2015). En analysant les variations terminologiques maniées lors des premiers congrès internationaux de géographie et en évoquant des conversations de Britanniques et d’Italiens menées autour des années 1900, nous verrons de telles lignes de tension se croiser dans des scènes internationales.

Se donner une identité en congrès internationaux ? (1870-1913)

19Rassemblés initialement en 1871 au lieu de l’année précédente (août 1870) car la guerre franco-prussienne avait malencontreusement éclaté, les congrès internationaux de géographie constituent un lieu exceptionnel pour étudier les étiquetages dont il est question ici. Tant par leur dénomination que par les subdivisions créées pour gérer ces rencontres et par leurs choix terminologiques, ils révèlent en effet la dialectique diversité-unité qui les a animés pendant cette haute époque d’internationalisme scientifique.

Des « sciences géographiques » à la « géographie » ?

  • 17 Suscité par Charles Ruellens, conservateur de la bibliothèque municipale d’Anvers, à la suite d’in (...)

20À un premier niveau, ces congrès dévoilent une progressive focalisation sur une dénomination indexée sur la seule géographie là où dominait au départ la prolifération. Le congrès d’Anvers17 (1871) s’intitulait en effet « Premier congrès international des Sciences géographiques, cosmographiques et commerciales », et une telle dénomination à tiroirs a présidé à plusieurs rencontres avant de se réduire à la géographie tout court, après celui de Berne (1891), qui s’est consacré aux seules « sciences géographiques », puis celui de Londres (1895), intitulé International Geographical Congress (comme le congrès états-unien, ambulant, tenu en 1904), ceux de Berlin (1899 : Geographen-Congress) et de Genève (1908 : congrès international « de géographie »), et enfin celui de Rome (1913).

  • 18 Les premières sociétés de géographie apparaissent au début du xixe siècle (Paris, 1821, Berlin, 18 (...)
  • 19 « Le titre de sections change constamment ; il y a seulement une chance sur cinq pour qu’une secti (...)

21Par ailleurs il fallait toutefois organiser une matière abondante et une masse inhabituelle de congressistes, ce que les initiateurs de ces rencontres périodiques (des sociétés de géographie indépendantes18, jusqu’à la création de l’Union géographique internationale, après la Grande Guerre) préparaient en amont en dressant la listes des « sections » ou « groupes » pertinents et celle des « questions » qui y seraient discutées (Robic, Briend et Rössler, 1996). Si la liste des sections a été constamment remaniée19, elle révèle des évolutions différentielles selon les sous-champs et au total une « certaine permanence de la trame » (Pumain, 1972, 59). Sur le long terme, le congrès se décante, pourrait-on dire : il s’opère une « réduction du domaine géographique [car] cosmographie, géodésie, géographie mathématique disparaissent après 1928, l’ethnographie après 1913, les voyages et explorations après 1908 », tandis que des « noyaux durs » comme l’ensemble formé par la géographie historique et l’histoire de la géographie, souvent associées, et celui de l’enseignement et de la diffusion de la géographie persistent ; enfin des « « thèmes nouveaux » apparaissent, particulièrement dans les années 1930 (ibid., 58). Comparé aux subdivisions du champ de la géographie physique, le champ relatif à l’humanité et à ses activités est particulièrement fluctuant dans sa facture comme dans ses dénominations. C’est à celui-ci que nous nous intéresserons surtout ci-après, quoique sans exclusive.

22Dans les congrès réunis de 1871 à 1913, le nombre de groupes (ou sections ou classes) a tourné autour de sept à huit sauf à la première rencontre en Belgique (quatre groupes assortis de questions multiples) et à la cinquième (à Berne, 1891, où le congrès a été démuni d’une telle structuration) (tableau 1).

Tableau 1 – Intitulés des « groupes » ou « sections » des congrès internationaux de géographie (1871-1913)

1) Anvers, 1871
Géographie
Cosmographie,
Navigation, voyages, commerce, météorologie, statistique
Ethnographie
2) Paris, 1875
Géographie mathématique, géodésie, topographie
Hydrographie, géographie maritime
Géographie physique, météorologie générale, géologie générale, géographie botanique et zoologique, anthropologie générale
Géographie historique et histoire de la géographie, ethnographie, philologie
Géographie économique, commerciale et statistique
Enseignement et diffusion de la géographie
Explorations, voyages scientifiques, commerciaux et pittoresques
3) Venise, 1881
Geografia matematica, geodesia, topografia
Idrografia, geografia marittima
Geografia fisica, meteorologica, geologica, botanica
Geografia antropologica, etnografica, filologica
Geografia storica, storia della geografia
Geografia economica, commerciale, statistica
Metodologia, insegnamento e diffusione delle geografia
Esplorazioni e viaggi geografici
4) Paris, 1889
Géographie mathématique
Géographie physique, géologie générale, géographie zoologique et botanique
Géographie économique et statistique
Géographie historique et histoire de la géographie, histoire de la cartographie
Géographie pédagogique
Voyages et explorations
Géographie anthropologique, ethnographique et linguistique
5) Berne, 1891
Pas de groupes structurés
6) Londres, 1895
Mathematical geography including geodesy
Physical geography including oceanography, climatology and geographical distribution
Cartography and topography
Exploration
Descriptive geography, Orthograph of place names
The history of geography
Applied geography with special reference to history, commerce, colonization etc.
7) Berlin, 1899
Mathematische Geographie, Geodäsie, Kartographie, Geophysik
Physikalische Geographie: Geomorphologie, Ozeanologie, Klimatologie)
Biogeographie (Geographie der Pflanzen und Tiere)
Anthropogeographie und Völkerkunde
Landerkunde, Reisen
Geschichte der Geographie
Methodik, Geographie Unterricht, Bibliographie, Schreibweise geographischer Namen
8) Washington, New York, Saint-Louis, 1904
[Domination de la géographie physique et surtout de la Physiography, avec deux sessions de « géographie humaine » qui n’ont pas pu se tenir : Anthropogeography et Ethnology*].
9) Genève, 1908
Géographie mathématique, Cartographie
Vulcanologie, Séismologie, Glaciologie, Hydrologie, Océanographie, Météorologie, Magnétisme, Géographie physique, Géographie biologique
Anthropologie et ethnographie
Géographie économique et sociale
Exploration
Enseignement
Géographie historique
Règles et nomenclature
10) Rome, 1913
Geografia matematica
Geografia fisica
Biogeografia
Antropogeografia e Etnografia
Geografia economica
Corografia
Geografia storica e Storia delle geografia
Metodologica e didattica

* Selon le compte rendu publié dans les Annales de géographie en 1905 : « la géographie humaine paraît ignorée. Les deux sections qui s’y rapportaient, reléguées à Saint-Louis [où se tenait une Exposition universelle et son Congress of Arts and Science] n’ont pu être tenues par défaut d’organisation. »

23La dénomination des sections des congrès de Paris (1875), de Venise (1881) puis encore de Paris (1889) arbore des formes très variées. Les libellés comprennent des substantifs simples (que, cédant indûment au présentisme, nous pourrions référer à des disciplines spéciales : météorologie, ethnologie, anthropologie…), ce qui confère une certaine hétérogénéité à la liste des sections. Ils comprennent aussi des variantes sur le radical géo (géodésie, géographie, géologie…), qui peuvent introduire aussi de l’hétéronomie. Enfin et surtout, ils comportent des syntagmes typiques de la géographie « à épithète » ou géographie « adjective » (tel Geografia antropologica, etnografica, filologica), qui figurent en une dizaine d’occurrences en 1875, en 1881 et en 1889.

24On observe par la suite comme une stylisation, car les désignations de sections se font plus courtes, les libellés plus denses et, les modes de construction linguistique aidant, tel au congrès de Berlin, les modalités de géographie adjective diminuent face à des innovations lexicales construites sur un mode agrégatif : Anthropogeographie et Biogeographie (Berlin, 1909) ou Biogeografia (Rome, 1913). Le mélange initial persiste, comme le montrent les libellés de 1908 où coexistent par exemple « Anthropologie et ethnographie » et « Géographie économique et sociale ». Mais la caractérisation spécifiquement géographique l’emporte lors du congrès de Rome (1913) où les organisateurs font usage de l’adjectivation et de l’agrégation à l’allemande.

  • 20 Après les tout premiers congrès, les questions vives comme la colonisation ont été explicitement é (...)

25Si l’on souligne aussi que disparaissent les marques d’intérêts mondains comme ceux accordés aux voyages « commerciaux et pittoresques » (Paris, 1875) ou les objectifs de la « géographie appliquée » (Londres, 1895) tandis que s’affiche le sens des règles et des bonnes pratiques savantes (bibliographie, orthographe, nomenclature…), on doit conclure à un mouvement de normalisation scientifique orienté vers la spéculation savante20 et vers la promotion du champ de « la » géographie : de ses branches principales, de sa méthode et de sa diffusion dans l’enseignement.

  • 21 L’examen des catégories de congressistes entre 1871 et 1913 montre par exemple l’évolution contras (...)

26Comparée à la dynamique d’autres congrès internationaux de l’époque, la vie linguistique du champ de la géographie témoigne bien de la disciplinarisation que l’on a observée à la même époque, chez les américanistes par exemple (Laurière, 2010). Par « discipliner l’américanisme », Christine Laurière décrit un processus impliquant des opérations de tri des objectifs et des participants (aux dépens des « amateurs ») et des opérations de contrôle (extirper « les robinsonnades et les chinoiseries », ou hypothèses jugées « fantaisistes »). On peut donc y ajouter le ciblage des références disciplinaires (le vocabulaire s’internalisant, gommant l’altérité). De fait, l’affinement terminologique des libellés des congrès et de leurs sections accompagne leur transformation en termes de participants21 et de contenus, signe d’une certaine professionnalisation (moins d’amateurs, moins de diversité disciplinaire et plus de spécialistes géographes) et d’une certaine polarisation sur des pratiques savantes qui se veulent régulées, méthodiques, et tenues à distance des thèmes de dissensions latentes entre congressistes, en cette époque d’affirmation nationale et d’expansion coloniale.

  • 22 En revanche les thèmes qui peuvent fâcher, comme celui du devenir des pays « sous-développés » (qu (...)

27Ainsi la « géographie appliquée », que les Britanniques avaient privilégiée lors du congrès international de Londres (1895), en toute harmonie avec leur conception d’une science sternly pratical (selon la conviction de Hugh Robert Mill, cité par Livingstone, 1992), n’a réapparu qu’en 1960 (Londres), à l’époque de la conversion des géographes à un aménagement du territoire (national) consensuel dans une telle arène internationale22.

Un lieu spécifique de débat : le groupe didactique

  • 23 Entre 1871 et 1913 l’assistance varie entre 600 et 1 500 participants et le nombre d’états représe (...)

28Encore faut-il entendre « discipliner » dans son sens de réguler une collectivité, d’imposer des règles de conduite, d’extirper l’amateurisme, plutôt que dans celui de construire organiquement une science ou une branche de savoir. Dans ces rencontres internationales d’une telle échelle23, dans ces congrès qui constituent de « véritables fabriques internationales du savoir » (Rabault-Feuerhahn, Feuerhahn, 2010, 5), la taille de la collectivité, la diversité des compétences et la variété des attentes entravent aussi la communication. Elles contraignent à partitionner l’assistance en groupes spécialisés (ce souhait est exprimé dès les premiers jours du congrès d’Anvers), ce qui va à l’encontre de la formulation d’un projet unificateur ou programmatique, si un tel projet préexiste. Assemblées plénières, discussions de résolutions, rencontres informelles, publication exhaustive des actes, sont autant de lieux propices à l’interaction ; l’invention progressive de modes de coordination entre groupes et d’un suivi dans le temps par la centralisation et par la création de comités pérennes d’un congrès à l’autre peuvent aussi y concourir.

Résolutions et irrésolutions

29En géographie, on peut observer un lieu et un lieu seulement où les congressistes sont mus par un souci de construction doctrinale ou disciplinaire : c’est la section consacrée initialement à l’enseignement et à la diffusion de la géographie, intitulée ensuite « Géographie pédagogique » (Paris, 1889), Education (Londres, 1895), « Enseignement » et Metodologica e didattica (Rome, 1913).

  • 24 Économiste et polygraphe, défenseur d’une économie politique éclairée par l’histoire, la géographi (...)

30Si les premiers congrès rassemblent surtout dans ce groupe des vulgarisateurs et des pédagogues, la plupart auteurs prolifiques de manuels et de procédés graphiques ou de terrain (dessin, carte, topographie) exposant leurs méthodes destinées à enseigner « par la vue » la géographie aux jeunes élèves, quelques voix d’auteurs « autorisés » tirent les discussions vers des considérations plus générales (tels, à Paris en 1875 Eugène Cortambert, bibliothécaire de la section de géographie à la Bibliothèque nationale de Paris, Émile Levasseur24, professeur au Collège de France, Koklovski, directeur du Musée pédagogique de Saint-Pétersbourg, et encore des militaires de haut rang comme le colonel Poulikowski, spécialiste de l’enseignement secondaire et des écoles militaires russes). Parfois responsables de systèmes d’enseignement, dotés d’une expérience étendue, parfois prescripteurs, souvent polyvalents, ils prennent une certaine hauteur. Ainsi de l’économiste, géographe, historien et expert ès réforme scolaire, Émile Levasseur (qui tient déjà la vedette à Anvers et qui se produit sans compter dans ce groupe alors même qu’il anime celui de géographie économique) exposant d’emblée et inlassablement les traits d’un système structuré d’enseignement, en déroulant la chaîne logique qui doit selon lui relier les deux branches anciennes de la géographie, « géographie physique » et « géographie politique », par un troisième terme, la « géographie économique » à laquelle il consacre recherche et enseignement. La question de l’autonomie de la géographie et de sa position dans la topique des sciences étant posée, tel autre, Poulikowski, tente d’en définir l’objet propre (« l’étude de la Terre comme habitation de l’homme ») et la nature dans le système des sciences : un tel objet en fait selon lui une « science spéciale reliant les sciences ».

  • 25 Formule d’Antoine Prost (1996, 20) : il désigne ainsi la génération de grands universitaires (augm (...)

31Les débats des pédagogues s’enferment dans le champ clos de la singularité versus dualité ou pluralité de la géographie. Géographie tout court ? Ou plutôt géographie physique et géographie politique ? Si la majorité s’accorde facilement sur le fait qu’il s’agit d’une « science à part », les dualismes surgissent vite : ainsi, au congrès de Paris de 1875, de l’opposition entre une « géographie littéraire » et une « géographie scientifique » (équivalente dans les propos à la géographie physique), et sur la hiérarchie entre les deux. Sont réunis là des acteurs qui se disputent sur les compétences, sur le système de formation et sur les lieux institutionnels qui seront dévolus au marché scolaire qui s’ouvre, avec ses hiérarchies et ses variations. Le dualisme imprégnant les discussions entre Français est sous-tendu par la division Lettres-Sciences, qui vaut pour la qualification des postes de professeurs du secondaire et pour les facultés (hors facultés professionnelles). Mais il s’ouvre sur une autre voie de formation des futurs enseignants lorsque, arguant de la complexité ou de la pluralité de la géographie, les protagonistes du débat, qui se présentent ici ou ailleurs comme des réformateurs de l’enseignement, optent pour la création d’une structure ad hoc : une « école spéciale de géographie » qui pour les plus ambitieux concentrerait toutes les « sciences géographiques » dans leur diversité cognitive et pratique. C’est la voie adoptée par Ludovic Drapeyron lorsqu’il défend une « école nationale de géographie » dont il devient en France le propagandiste et lobbyiste inlassable, en s’appuyant sur les discussions qui se sont tenues à Paris puis à Venise. Brocardé par ses collègues universitaires comme « dévot » de la géographie ou comme un archaïque Pic de la Mirandole – il est lui-même ancien Normalien, agrégé d’histoire et géographie et professeur dans un grand lycée parisien –, il se fait débouter en 1885 par la coalition entre les « notables universitaires25 » de la Sorbonne et l’administration républicaine (Robic, 2018a). Ce projet de fondation à part n’était pas incongru, puisque, par exemple, un Émile Boutmy avait pu créer une École libre des sciences politiques. Mais sans doute l’objectif et le public de cette dernière école spéciale ne concernaient-ils pas un marché scolaire de masse comme celui que visait l’inculcation géographique ; les multiples champs de la pratique envisagés par Drapeyron étaient finalement dispensés dans des lieux dispersés dans le territoire (écoles de commerce) et dans des institutions plus centrales à portée militaire ou impériale telle l’École coloniale (Singaravélou, 2011).

La géographie : une formule distinctive ?

  • 26 G. Dalla Vedova, sénateur de 1877 à 1897, a étudié à Vienne et a occupé une chaire de géographie à (...)
  • 27 Traduction de Federico Ferretti (les voeux eux-mêmes figurent en français puis en italien dans les (...)

32D’un pays à l’autre, les lignes de tension varient en teneur et en intensité, de sorte que les débats des congrès, toujours dépendants de leur implantation nationale voire locale, sont relativement discontinus. Ainsi à Venise en 1881, en poursuivant le questionnement récurrent sur l’identité de la géographie, le principal animateur italien du groupe didactique, le professeur et sénateur Giuseppe Dalla Vedova26, impulse un tour épistémologique au débat. Ajoutant aux interrogations habituelles concernant le matériel pédagogique, il inscrit à l’agenda la « définition du concept scientifique de la géographie et de ses limites par rapport aux autres sciences ». Plus, au titre de « rapporteur », il propose un texte offensif établissant que les travaux récents en géographie la dotent de « finalités nouvelles » qui lui confèrent un statut de « science autonome » : de matière « populaire, élémentaire, scolaire » elle est devenue « une nouvelle géographie avec des buts spéculatifs27 ». Pour traiter frontalement cette question jusque-là esquivée selon lui, il propose de l’aborder à ce forum international par une série de six points qui vont jusqu’à l’hypothèse d’une labellisation nouvelle : « On pourrait enfin voir dans la nouveauté possible de cette géographie reconfigurée une discontinuité avec le passé – alors quel nom lui donner ? » (Dalla Vedova, 1882, 112-113).

33Il résulte de la discussion un vœu détaillé qui se condense en une formule discriminante : « Ce qui distingue éminemment la Géographie des sciences auxiliaires, c’est qu’elle localise les objets, c’est-à-dire elle indique d’une façon positive et constante la distribution des êtres organiques et inorganiques sur la terre. » (Collectif, 1882, 396).

34Au terme de ce débat à Venise, le caractère propre et distinctif de la géographie serait donc d’être une science des distributions spatiales, et sa promotion, sans s’accompagner d’une nouvelle désignation, la constitue comme science à part entière (une science « spéciale » arrimée à un cortège de « sciences auxiliaires »). Ce vœu conférant une identité disciplinaire à la géographie sera finalement écarté de la discussion générale au congrès. Il témoigne toutefois d’un déplacement des débats, passant d’intérêts pratiques d’ordre didactique et scolaire à des intérêts spéculatifs relatifs à une sphère savante – ce qui peut gêner l’inscription de cette proposition dans un débat général où sont représentés des spécialistes encore très divers.

Du général et de l’anthropo-géographie

35Le congrès suivant se tenant après un délai de huit ans, en cette décennie 1880 décisive pour la géographie en de nombreux pays, les débats ne peuvent manquer de se distinguer du précédent. Ici, à Paris (1889), point de spéculation épistémologique mais des questions pragmatiques sur les priorités de l’enseignement, sur l’organisation de l’enseignement supérieur et sur l’articulation d’un champ et de ses sous-champs. Pour le primaire (où les discussions ont été vives), le groupe « recommande de combiner, avec les exemples fournis par la géographie locale, l’enseignement des rapports généraux qui relient les phénomènes géographiques, et prendre pour base de la représentation d’une contrée la carte d’état-major ». Pour le supérieur, ainsi que le résume le président de séance, il faudrait « développer l’enseignement de la géographie [...] en y introduisant l’ethnographie ou anthropo-géographie » (adopté) ; créer des postes de « professeur spécial de géographie dans les Facultés » (adopté), – le vote relatif à la localisation, en Sciences ou en Lettres (débattu jusqu’au bout) étant ajourné.

36Cette orientation des débats se révèle plus efficace que celle de Venise puisqu’elle permet au groupe de faire avaliser par le congrès des vœux de compromis, certes, mais qui renversent les priorités antérieures en privilégiant la « géographie générale » sur la « géographie locale » (ou topographie) et en dévaluant la « géographie physique » par rapport aux composantes humaines de la géographie. Celles-ci sont invoquées indifféremment comme matériau ou notion ou bien sous les auspices de l’« ethnographie », de l’« ethnologie » et encore de l’« anthropologie ». Unanimes à valoriser « l’étude de l’homme », les débatteurs se séparent sur le site à privilégier, puisque pour certains, tel le professeur Du Fief (professeur à l’Athénée de Bruxelles) « l’ethnographie est inhérente à la géographie physique » tandis que la plupart l’associent à l’« histoire » voire à la « sociologie » et à une formation littéraire.

  • 28 Le mot d’anthropogéographie est prononcé trois fois selon le compte rendu, par Ludovic Drapeyron, (...)

37En 1889, le groupe de « Géographie pédagogique » bouleverse donc les termes de la formation à la géographie en mettant l’emphase sur le rôle premier de la « géographie générale », en rejetant la prééminence de l’étude du relief et de la « géographie physique » et en soulignant à l’inverse la nécessité d’intégrer l’humain à la matière géographique par l’histoire, l’économie, et ce que plusieurs congressistes nomment indifféremment « ethnographie » « ethnologie » ou encore « anthropologie », voire « anthropo-géographie28 » (encadré 2).

Encadré 2 – L’étude de l’homme : conversation au congrès de Paris, 1889 (Géographie pédagogique, 6 août)

M. DRAPEYRON propose de créer, dans l’enseignement supérieur, une chaire d’anthropo-géographie.
M. LE PRÉSIDENT fait observer qu’il y a là une simple question de mots ; le fond reste le même.
M. CAMENA D’ALMEIDA, en admettant le terme d’anthropo-géographie, comme équivalent à celui d’ethnographie, insiste sur l’idée de faire, en philosophie [classe terminale des lycées], un cours récapitulatif de la géographie, où il serait donné une plus grande place à l’étude de l’homme.
M. HENNEQUIN se rallie à la proposition de MM. Camena d’Almeida et Drapeyron. L’enseignement de la géographie n’occupe pas une assez large place dans les études ; il en résulte que les jeunes gens ne sont pas mis à même d’apprécier l’utilité des entreprises qui ont l’étude du sol pour base.
M. DU FIEF établit que, sous le nom d’ethnographie, d’anthropologie ou d’ethnologie, peu importe, il faut enseigner quelque part les rapports de l’homme avec le sol. Mais on doit séparer l’histoire de la géographie ; il y a trop de choses dans la géographie seule pour qu’on puisse en enseigner toutes les branches. En Allemagne, pour faire un cours de géographie supérieure, trois savants se sont associés : l’un est géologue, l’autre s’occupe de la physiologie, de la sociologie, et enfin le troisième est un astronome. Ils ont fait un excellent livre ; c’est ainsi qu’un bon cours supérieur doit se composer de ces trois éléments enseignés séparément.
  • 29 Frédéric Hennequin, ancien graveur et dessinateur au Dépôt de la Guerre, fondateur de la Société d (...)

38En filigrane, sous couvert de débats sur l’enseignement, il s’agit largement pour les Français de régler les formes institutionnelles de la pratique universitaire telles qu’elles se sont dessinées après les décisions ministérielles de 1885. Ces débats constituent aussi une sorte de bataille finale entre le clan montant des jeunes Normaliens entourant leur chef de file (le président de séance, Paul Vidal de la Blache), et le clan déclinant des « vétérans » ou « réformateurs » des premiers congrès (expressions de Drapeyron). Ceux-ci, depuis la Défaite et la Commune, défendaient, revanchards, une géographie locale, métonymique de la topographie militaire, spécialité à la fois technique et d’accoutumance au terrain physique et à la tactique29.

39Plus généralement, une tension entre une optique nationaliste (diffuse parmi les congressistes), qui restreignait les horizons, les échelles d’appartenance et les intérêts cognitifs, et des modèles plus universalistes (cosmopolitiques ou non), se résolvait à l’époque, au moins partiellement, par le renversement de la topique géographie locale/géographie générale et par une orientation plus spéculative qu’auparavant. Le congrès de Paris de 1889 poursuit donc mais sur un autre registre le projet de Dalla Vedova à Venise, en l’inscrivant dans une matrice didactique (l’organisation des ordres d’enseignement et des spécialités). Les plaidoyers pour une science humaine et historique apparaissent plus nouveaux mais, s’ils sont acceptés par la majorité des présents, avec des désaccords explicites, ils mobilisent un vocabulaire flottant qui sous-tend une forte indétermination sur le contenu et sur la place dévolue à « l’élément humain » dans la géographie.

Comment dire les relations entre l’Humain et la Terre ?

40En généralisant les tendances françaises, privilégiées dans cette étude, aux discussions menées ailleurs en Europe, nous pourrions récapituler des traits communs aux scènes nationales. Ils révéleraient d’abord qu’au cours du siècle, et particulièrement à partir des années 1860, la géographie a fait l’objet d’un engouement qui, s’il ne s’est pas traduit par des actes performatifs équivalents à la consécration du xixe siècle en « siècle de l’histoire » (Monod, 1876) n’en a pas moins activé la tenue de forums internationaux précoces. Dans ces arènes, les sciences géographiques, hydre touche-à-tout ou bazar, ont été disciplinées au moins localement par l’affichage de désignations plus particulières (science géographique, géographie), par la formulation de caractères distinctifs (science de la distribution spatiale) et par la production de topiques articulant notamment le général et le local, ou le physique et le politique. Cette dernière association, classique dans les langues européennes, est en général modulée autrement au tournant du xxe siècle, par exemple dans les couples géographie physique-géographie humaine, voire géographie naturelle-géographie humaine (sans doute plus homogène du point de vue linguistique), que mobilisent alors les géographes « vidaliens » pour organiser la matière géographique (document 1). Ainsi, alors que les premiers volumes de la bibliographie géographique associée aux Annales de géographie rassemblaient pêle-mêle « Ethnographie-Population-Colonisation », la table s’organise en mettant en valeur sous le chef de Géographie politique des rubriques distinctes (Races, États, Nations ; Population, colonisation ; Produits et voies de communication), puis c’est la Géographie humaine qui fait face à la Géographie physique en 1900, tandis que cette étiquette devient géographie « naturelle » en 1901, ce couple humain/naturel se maintenant jusqu’au début des années 1950 (Robic, 1991).

Document 1 – Le tournant 1900 et la valse des épithètes : la fabrique du plan de classement de la Bibliographie annuelle des Annales de géographie (Partie générale) 

Document 1 – Le tournant 1900 et la valse des épithètes : la fabrique du plan de classement de la Bibliographie annuelle des Annales de géographie (Partie générale) 

Source : Exemplaires des Annales de géographie de Lucien Raveneau, directeur de la Bibliographie annuelle, Bibliothèque de géographie, Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (voir aussi Robic, 1991, Annexe 4a, 570-571).

41De tels tâtonnements, qui accompagnent ici une fabrique disciplinaire et d’école, s’accompagnent donc d’une valse des étiquettes et des épithètes qui n’est pas propre au cas français. Flagrante bien qu’invisibilisée peut-être dans nos analyses, l’effervescence que nous avons évoquée à propos de la place de l’élément humain dans l’économie du savoir géographique, présente au tournant du xixe siècle et qu’illustrent ensuite tant de livres intitulés La Terre et l’Homme, s’est transcrite par la répugnance à adjectiver la géographie (en France chez Élisée Reclus, chez Marcel Dubois, et aussi chez Vidal de la Blache, ambivalent toutefois) ou par des innovations lexicales d’où ressort en France le succès du syntagme de géographie humaine (Robic, 1992 et 2011). Les libellés anciens comme celui de géographie politique ont été utilisés abondamment, mais complétés (par exemple par la géographie économique, comme l’a fait Émile Levasseur en glissant ce « chaînon » dans la science géographique et dans son enseignement), parfois minorés dans l’architecture de la science, et souvent encapsulés dans une terminologie usant de radicaux (ethno-, anthropo-) autres que le référent grec de la Terre.

  • 30 an unfortunate term, quite inadequate to cover the field which should deal with the results of the (...)
  • 31 En Allemagne, aux côtés de l’ Anthropogeographie et de la Politische Geographie de Friedrich Ratze (...)
  • 32 ‘biogeography’, or the geography of organic communities and their environment (Mackinder, 1895, 37 (...)

42En fait, conversations nationales et conversations internationales produisent ces mêmes processus de désignation, avec leurs tremblés, leurs amalgames et leurs fixations (parfois provisoires et souvent polysémiques). Et les interférences internationales sont nombreuses. Un regard outre-Manche montrerait ainsi combien la variété des vocables y a été grande aussi (political geography, human geography, anthropogeography), combien les géographes de tous bords se sont interpellés dès les années 1870 sur les libellés, comment ils en ont empruntés ailleurs, ou se sont ravisés – en opérant au passage des resémantisations du vocable ancien de political geography. Un seul exemple, celui de Halford J. Mackinder (1861-1947), est suggestif. Ce géographe devenu, par ses travaux d’avant 1914 et des décennies 1920-1930, emblématique d’une géographie politique préfigurant une « géopolitique » proche de son acception actuelle, mobilisait à ses débuts le couple physical geography / political geography, qu’il visait à unifier, tout en taxant la seconde expression de « malheureuse30 » (Mackinder, 1887). Dix ans plus tard, dans un article confrontant les géographies britannique et allemande, il n’accordait plus à political geography qu’une portion congrue dans le cadre de ce qu’il nommait avec un certain éclectisme anthropogeography ou geography of men31 ou encore human geography, elle-même partie d’une biogeography comprise comme « la géographie de communautés organiques et de leur environnement32 » (Mackinder, 1895, 375). Quelques années après il opérait un grand retour à une géographie proprement politique pour examiner à l’échelle mondiale les « pivots » de l’histoire (1904) et les enjeux d’une éducation à l’Empire (1911).

  • 33 « Le crédit de la science, comme celui de l’art italien est en baisse. L’inspiration souffle désor (...)
  • 34 signifare la branca della Geografica in cui entra la considerazione dell’Uomo (ibid., 72). (c’est (...)
  • 35 « On peut supposer que le néologisme anthropique exerce une certaine défiance à première vue parce (...)

43Pour étudier ces chassés-croisés terminologiques exécutés dans des scènes nationales et internationales, nous avons peu fait référence aux géographes d’Outre-Rhin. Mais peut-être a-t-on senti que le spectre de la géographie allemande hantait tous ces acteurs, qu’ils aient milité pour une géographie spéculative ou pour une science appliquée, pour un modèle pluriel ou pour une construction dualiste. L’usage fréquent du terme d’Anthropogeographie, qu’il soit construit sur un modèle « pseudo-grec » à la manière « pédantesque » des savants allemands que bien des Français fustigent, ou bien qu’il soit effectivement emprunté à son principal inventeur, Friedrich Ratzel, atteste de l’ascendant de la science allemande. Car le champ scientifique a ses dominants et ses dominés. C’est ce que révèlent encore les méandres argumentaires d’un géographe italien qui, depuis son Sud européen, savait d’où venait le courant33, mais hésitait entre plusieurs voies. Dans une courte note où il s’expliquait sur le différend qui l’avait opposé à un compatriote partisan de l’adjectif « social » plutôt que « anthropique », Filippo Porena précisait ses propres principes de labellisation pour désigner « la branche de la géographie prenant l’Homme en considération34 ». Social ne lui paraissait pas juste ; il estimait qu’anthropique avait des qualités et jouissait d’un succès international gagé sur des éclaircissements progressifs du concept central35 ; il n’en examinait pas moins les propriétés relatives de l’adjectif « humain », « unique équivalent latin de Géographie anthropique ». Et il concluait : ne faudrait-il pas finalement opter pour la géographie « humaine » et, par souci d’homogénéité linguistique, lui faire correspondre son équivalent italien, géographie « naturelle », pour la partie qui concerne « exclusivement » la Terre ?

44C’est que – au fil d’un discours situé où, s’il admettait qu’un champ de forces général gouverne la science, il n’en déplorait pas moins les hiérarchies qui y règnent et finalement négligent les intérêts des communautés nationales –, Porena déroulait une liste des principes d’étiquetage possibles, dont l’idéal, pour construire la langue de la science, résidait selon lui dans la transcription de la « vérité objective » et dans l’« accord » entre savants. Cependant, parmi les ressorts effectifs qu’il évoquait figurent les soucis d’adéquation au réel, d’homogénéité linguistique, de la préférence nationale, des traditions culturelles, le principe de distinction ou de recours au sens commun… Autant de points de vue qui ont polarisé les acteurs des scènes nationales et de l’espace international de conversations que nous avons évoqués : autant d’enjeux d’étiquetage dans un espace discursif dont les dimensions transnationales nous semblent patentes, et autant de lignes de tension énergisant la volonté de produire un savoir géographique légitime.

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Bibliographie

Sources

Aït-Touati, F. et Coccia, E. (dir.), 2021, Le cri de Gaïa. Penser la Terre avec Bruno Latour, Paris, La Découverte (Les Empêcheurs de penser en rond).

Auerbach, B., 1888 (janvier), « Leçon d’ouverture du cours de géographie », Annales de l’Est, p. 44-66.

Brunhes, J., 1906, « Une géographie nouvelle. La géographie humaine », Revue des deux mondes, p. 544-574.

Brunhes, J., 1913, « Du caractère propre et du caractère complexe des faits de géographie humaine », Annales de géographie, p. 1-40 [Leçon d’ouverture du cours de géographie humaine du Collège de France, le 9 décembre 1912].

Camena d’Almeida, P., 1887, « L’enseignement géographique en Allemagne », Revue de géographie, 2, p. 222-229.

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Notes

1 Avec des variantes combinant « naturelle », « politique », « humaine » (et « culturelle », dans d’autres langues que le français).

2 Cette enquête, vise à terme, au travers de l’analyse des manières de décliner la « géographie », à explorer la consistance de ce dualisme dans ce pan de la culture savante occidentale. Il s’agira de contribuer, au moins comme horizon critique, aux débats portant sur la solidité de la « posture moderne » et sur la mise en cause du « grand partage » nature-culture, en écho aux essais, aux manifestes (Chartier et Rodary, 2015 ; Cynorhodon, 2020) et autres « enquêtes » qui, de divers points de vue (histoire des sciences, philosophie, géographie...), s’ancrent dans l’émergence de champs de savoirs telles l’« anthropologie de la nature », les « humanités environnementales » (Blanc, Demeulenaere et Feuerhahn, 2017), ou de thématiques comme la crise écologique, Gaïa ou l’avènement de l’Anthropocène (Aït-Touati et Coccia, 2021 ; Bonneuil et Fressoz, 2016 ; Charbonnier, 2015), – ce qu’un feuilleton de l’été 2020 du Monde rassemblant pour l’essentiel des plumes de philosophes subsume sous le titre « Penseurs du nouveau monde »...

3 Pour des études récentes sur son rôle de détracteur de la géographie, voir Orain et Robic, 2017 et Robic, 2018b.

4 Le terme de « matière », ou de « sujet » ou encore de « faculté » a longtemps désigné un ordre de savoirs, celui de « discipline » n’apparaissant, en France du moins, qu’à la fin du xixe siècle pour qualifier une matière du programme scolaire (Chervel, 1988) ; ce terme de discipline apparaît au tournant du xxe siècle dans le champ des sciences.

5 Pour une présentation de ce « moment », voir Blanckaert, 2000.

6 Il succède aux Barbié du Bocage (père et fils) à cette chaire de Sorbonne créée en 1809.

7 Voir pour la France les analyses de Victor Karady (1983) et de Christophe Charle (1994) sur les effets de la modernisation de l’Université française et la promotion de nouveaux champs de recherche et d’enseignement hors de l’habitus « lettré » (Karady) classique.

8 Correspondant à la politique scolaire et à la politique coloniale de Jules Ferry, 1885 est aussi l’année du Congrès de Berlin présidant aux grands partages coloniaux et, en Grande-Bretagne, celle où la Royal Geographical Society fait appel à un journaliste et naturaliste, Halford J. Mackinder, pour mener une campagne nationale en faveur de l’enseignement de la géographie, qu’il réussit au point d’être nommé à une chaire créée à Oxford en 1887.

9 Le clivage se fait entre spécialistes (selon un partage Lettres et Sciences) et, en amont, entre les réformateurs modernistes de l’enseignement, défenseurs des langues vivantes, de la géographie, de la gymnastique, et les tenants des humanités classiques. Parmi les plus brillants polémistes figure Raoul Frary qui, dans La question du latin (1885) érige la géographie (celle d’Élisée Reclus) en symbole de la modernité. Au cours des réformes républicaines menant à l’unification de l’enseignement secondaire en 1902 (un seul baccalauréat en quatre séries), le programme de géographie, toujours associé à l’histoire et qui se conforme aux structures de la nouvelle géographie universitaire (vidalienne), participe des « humanités scientifiques » qu’ont promues les autorités politiques et les hauts fonctionnaires de l’Instruction publique tel Louis Liard (Gispert, Hulin et Robic, 2007).

10 Du côté des « sociétés savantes », le Ministère (arrêté du 5 novembre 1885), remodèle le Comité des travaux historiques et scientifiques, en créant une section réservée à la géographie (« géographie historique et descriptive », ou 5e section), les sciences naturelles qui s’y trouvaient auparavant étant rattachées à la section des Sciences mathématiques, physiques, chimiques et météorologiques, qui prend le nom de « Section des sciences » ; mais dans la 5e section est nommé Alphonse Milne Edwards, naturaliste, directeur du Muséum d’histoire naturelle de 1891 à 1900.

11 Destinés à encadrer les étudiants de licence et d’agrégation, ces postes créés en 1877 participent à la professionnalisation du haut enseignement universitaire.

12 Agrégé d’histoire et géographie, il a soutenu une thèse d’histoire diplomatique et une thèse secondaire consacrée à Strabon. Deux naturalistes (géologue et hydrologue) de la faculté des sciences de Nancy pouvaient l’épauler en matière de géographie physique. Il a effectué à Nancy (comme Dubois à la Sorbonne) toute sa carrière de maître de conférences de géographie puis de professeur (Robic, 1999).

13 Agrégé d’histoire et géographie, auteur d’une thèse d’histoire ancienne et d’une thèse secondaire sur l’exploration du Canada, Marcel Dubois a d’abord été nommé à Nancy sur un poste qu’avait occupé Vidal de la Blache de 1872 à 1877.

14 Sur le parcours de Marcel Dubois, voir Nicolas Ginsburger (2017 et 2018) pour ses débuts de jeune enseignant flamboyant à Sorbonne-lettres, prélude à une carrière de professeur de géographie coloniale et d’homme public. Nommé en 1894 à la chaire de géographie coloniale créée à la Sorbonne à l’instigation du ministère des Colonies, Dubois a créé autour de lui une « école » jusqu’ici mal connue, qui a essaimé surtout hors de l’université.

15 Dubois rejetait la dualité géographie physique/géographie humaine pour professer une géographie « tout court », orientée vers la pratique (action coloniale ou exploitation de la nature) de sorte que connaître la-dite géographie physique signifiait connaître la nature non pas « en soi » mais comme ressource. Voir les passes d’armes entre Marcel Dubois et Lucien Gallois, ancien Normalien lui aussi, devenu son collègue à la Sorbonne et qui a ensuite succédé à Paul Vidal de la Blache à l’ENS (Dubois, 1898 et 1901 ; Gallois, 1899 ; Robic, 1992 et 2007).

16 Ce débat, comme la controverse entre sociologues et historiens (voir, par exemple, Revel, 2007), a participé de la critique systématique menée par le groupe durkheimien à l’encontre des autres sciences humaines et sociales entre la fin des années 1890 et 1910. Connu notamment par la reconstruction qu’en a fait Lucien Febvre dès 1922, il a été esquivé par les géographes vidaliens, mais il témoigne bien des tensions scientifiques et politiques animant alors le champ des sciences sociales tout entier (voir Mucchielli et Robic, 1996 et Robic, 2014).

17 Suscité par Charles Ruellens, conservateur de la bibliothèque municipale d’Anvers, à la suite d’initiatives communales à la gloire d’Ortelius (1527-1598) et de Mercator (1512-1594), l’idée lui serait venue, après une rencontre « avec deux savants géographes à Paris [...] d’appeler aux pieds de Mercator et d’Ortelius [...] tous ceux qui dans les deux mondes se sont faits un nom dans la science de la terre [...] Ils seraient convoqués en congrès afin de discuter de quelques-unes des hautes questions de la science, de nous parler de leurs voyages, de leurs entreprises, de leurs découvertes et d’échanger quelques conversations fécondes d’où sortiraient nécessairement des effets heureux » (cité par Pinchemel, 1972, 17).

18 Les premières sociétés de géographie apparaissent au début du xixe siècle (Paris, 1821, Berlin, 1828, Londres, 1830) (Péaud, 2016) et elles se multiplient durant les décennies 1860-1870.

19 « Le titre de sections change constamment ; il y a seulement une chance sur cinq pour qu’une section porte le même titre à deux congrès successifs » (Pumain, 1972, 57) – et ceci en ne tenant pas compte des différences linguistiques, qui peuvent être sensibles (cette étude porte sur la période 1871-1972).

20 Après les tout premiers congrès, les questions vives comme la colonisation ont été explicitement évitées.

21 L’examen des catégories de congressistes entre 1871 et 1913 montre par exemple l’évolution contrastée des fréquences de « professeurs » et d’« hommes d’État, diplomates et militaires », qui passent entre les deux dates de 22 à 44 % et de 31 % à 20 % des professions connues (dans Pinchemel, 1972, 53). Les enseignants de divers niveaux deviennent majoritaires à Berne (1891).

22 En revanche les thèmes qui peuvent fâcher, comme celui du devenir des pays « sous-développés » (qui relèvent pour la plupart d’anciens empires coloniaux), sont discutés à la même date à l’écart, dans un congrès sis à Liverpool intitulé Geography and the Tropics ; il en sortira a posteriori un différend entre le chef de file de la « géographie tropicale » (Pierre Gourou) et le promoteur de la development geography (R. W. Steel). En revanche, pendant les années 1930, nul règlement n’a pu évacuer les tensions entre délégations issues des pays libéraux et des pays en cours de nazification (Robic, Briend et Rössler, 1996).

23 Entre 1871 et 1913 l’assistance varie entre 600 et 1 500 participants et le nombre d’états représentés entre 20 et 40 (Pinchemel, 1972, 48).

24 Économiste et polygraphe, défenseur d’une économie politique éclairée par l’histoire, la géographie et la statistique (Orain et Robic, 2017), Levasseur a compté parmi les promoteurs décisifs de l’introduction de la géographie dans tous les niveaux du système français, à titre de principal expert ès réforme éducative sollicité par la puissance publique pendant la dernière décennie de l’Empire (dit libéral) sous le ministère Duruy, et aux débuts de la Troisième République, à l’appel de Jules Simon.

25 Formule d’Antoine Prost (1996, 20) : il désigne ainsi la génération de grands universitaires (augmentée à des moments clés de l’élite des professeurs de lycées parisiens) qui a porté le mouvement de réforme de la Troisième République créateur d’un véritable enseignement supérieur autour des années 1880. Présents aux côtés de la haute administration (Octave Gréard, Louis Liard...), ses membres circulaient éventuellement entre sphères politique et scientifique. Cette génération dont Ernest Lavisse est symbolique s’appuyait sur une communauté de cursus, sur l’autonomie universitaire (Conseil supérieur, créé par Jules Ferry en 1880), sur des lobbies et des revues (Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur, dont Lavisse a été secrétaire, Revue internationale de l’enseignement, créée en 1881).

26 G. Dalla Vedova, sénateur de 1877 à 1897, a étudié à Vienne et a occupé une chaire de géographie à Padoue à partir de 1872. Il enseignera plus tard à Rome et présidera la Société de géographie italienne de 1900 à 1906. Les textes proposés au congrès de Venise résument un article publié dans le Bolletino della Societa geografica italiana, « Il concetto populare e il concetto scientifico della geografia » (janvier 1881).

27 Traduction de Federico Ferretti (les voeux eux-mêmes figurent en français puis en italien dans les Actes des Congrès internationaux de géographie (1871-1913) – références dans Robic, Briend et Rössler, 1994, 321 et suiv.

28 Le mot d’anthropogéographie est prononcé trois fois selon le compte rendu, par Ludovic Drapeyron, Paul Camena d’Almeida et Paul Vidal de la Blache. Déjà publicisé par les cours de Friedrich Ratzel à Leipzig et par la parution de son Anthropogeographie (1882), il est évoqué auparavant par les deux aspirants géographes français, l’un dans l’ouverture de son cours à l’université de Nancy (Auerbach, 1888) et l’autre dans un compte rendu de son voyage d’étude en Allemagne (Camena d’Almeida, 1887). C’est ce dernier qui introduit l’impératif ethnographique lors de cette séance (développer « géographie générale et notions d’ethnographie » ou « géographie générale et géographie ethnographique » en terminale), et qui invoque l’exemple universitaire allemand. Marcel Dubois évoque aussi en 1888 l’Anthropogeographie de Ratzel et Lucien Raveneau, auteur d’une présentation critique du tome II de l’Anthropogeographie de Friedrich Ratzel dans les Annales de géographie en 1892, rappelle qu’au départ celui-ci usait du trait d’union.

29 Frédéric Hennequin, ancien graveur et dessinateur au Dépôt de la Guerre, fondateur de la Société de topographie (1876), soutien de Drapeyron, anime ce courant revanchard dès 1870.

30 an unfortunate term, quite inadequate to cover the field which should deal with the results of the human effort in so far as that is related to geographical surrounding of man (selon The Times du 18 février 1887, cité par Coones, 1987).

31 En Allemagne, aux côtés de l’ Anthropogeographie et de la Politische Geographie de Friedrich Ratzel, Alfred Hettner a promu une Geographie des Menschen.

32 ‘biogeography’, or the geography of organic communities and their environment (Mackinder, 1895, 375).

33 « Le crédit de la science, comme celui de l’art italien est en baisse. L’inspiration souffle désormais du Nord ou de l’Est, ou de quelque autre direction de la rose des vents, et moins du Sud » (Il credito della scienza, come quello dell’ arte itialiana è in ribasso. L’ispirazione si trae ora dal N. et dall’ E., o da qualunque altro rombo della Rosa dei venti, meno che dal S. [Porena, 1902, 73, traduction de Denise Pumain]).

34 signifare la branca della Geografica in cui entra la considerazione dell’Uomo (ibid., 72). (c’est le système que viennent d’adopter alors les Français pour la Bibliographie géographique, qu’il cite d’ailleurs, voir document 1).

35 « On peut supposer que le néologisme anthropique exerce une certaine défiance à première vue parce qu’on ne comprend pas tout de suite quel est le concept nouveau qui demande un mot nouveau. Celui-ci, pourtant, gagne tous les jours du terrain, en clarifiant toujours mieux le concept dans la littérature géographique internationale » (Il neologismo antropica dovea presumersi che sulle prime esercitasse una certa ripulsione, perché non si sarebbe subito compreso il concetto nuovo che domandava la nuova parola. Esso, però, guadagna ogni giorno terreno, col chiarirsi sempre meglio di quel concetteo, nella letteratura geografica internazionale. [ibid.]).

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Table des illustrations

Titre Document 1 – Le tournant 1900 et la valse des épithètes : la fabrique du plan de classement de la Bibliographie annuelle des Annales de géographie (Partie générale) 
Légende Source : Exemplaires des Annales de géographie de Lucien Raveneau, directeur de la Bibliographie annuelle, Bibliothèque de géographie, Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (voir aussi Robic, 1991, Annexe 4a, 570-571).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/docannexe/image/5173/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,4M
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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Claire Robic, « La géographie en ses épithètes et autres affichages »Revue d’histoire des sciences humaines, 37 | 2020, 93-120.

Référence électronique

Marie-Claire Robic, « La géographie en ses épithètes et autres affichages »Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 37 | 2020, mis en ligne le 01 avril 2021, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/5173 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhsh.5173

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Auteur

Marie-Claire Robic

CNRS, EHGO, Géographie-cités (UMR 8504)

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