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Dossier

Philologie ou linguistique ? Réponses transcontinentales

Philology or Linguistics? Transcontinental Responses
Ku-Ming (Kevin) Chang
Traduction de Manon Thuillier
p. 65-91

Résumés

Les noms chinois et anglais de l’Institute of History and Philology de l’Academia Sinica constituent une énigme. L’expression chinoise (歷史語言研究所) suggère qu’il s’agit d’un institut d’histoire et de linguistique (ou d’étude du langage). Le nom anglais indique que l’institut étudie l’histoire et la philologie. Pour un public contemporain, la linguistique et la philologie sont deux disciplines différentes. Les fondateurs de l’institut confondaient-ils les deux disciplines ? Ou comment pouvaient-ils assimiler la linguistique et la philologie à cette époque ? Cet article suggère que la solution de l’énigme réside dans la compréhension de la formation des deux membres fondateurs de l’institut : Ssu-nien Fu (or FU Sinian) and Yuen Ren Chao (or ZHAO Yuanren). Fu, formé en Allemagne, souhaitait reproduire les réalisations de la science philologique allemande dans son nouvel institut. Il suivait la tendance dominante dans le monde académique allemand consistant à considérer les études sur le langage comme une branche de la philologie. Invité à diriger la section consacrée au langage de l’institut, Chao avait reçu sa formation en sciences du langage aux États-Unis, en France et en Angleterre et avait rejoint le mouvement franco-britannique qui commençait à considérer les études sur le langage comme une discipline – la linguistique – indépendante de la philologie.

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Notes de l’auteur

La version originale de ce texte a d’abord paru dans : Chang, K.-M. (K.), 2015, « Philology or Linguistics? Transcontinental Responses », dans Pollock, S., Elman, B. A. et Chang, K.-M. K. (éd.), World Philology, Cambridge/Londres, Harvard University Press, p. 311-384 ; 432-435. Nous remercions l’auteur et l’éditeur de l’ouvrage collectif d’avoir accepté la traduction de cet article.

Texte intégral

Je voudrais remercier Pang-Hsin Ting, Cheng-sheng Tu et Benjamin A. Elman pour avoir lu des versions antérieures de cet essai, et Ting en particulier pour avoir partagé avec moi son expertise en philologie chinoise. Les idées présentées ici furent développées en premier lieu pour le colloque sur l’histoire globale de la philologie (Taipei, octobre 2008), subventionnée par la fondation CCK de Taiwain ; les dernières recherches en archives et la relecture de ce texte furent financées par la Bourse de développement de carrière de l’Academia Sinica, 2012-2016. Je dois beaucoup aux deux institutions.

  • 1 Rüegg, 2004, 415-453.
  • 2 Henrich, 2002, 48-50 ; Eschbach-Szabo, 2000, 94-97.

1Au tournant des xixe et xxe siècles, la philologie était déjà parvenue à maturité : c’était une discipline éminente, bien établie dans les facultés de philosophie (ou des arts) des universités européennes. Au xixe siècle, des chaires de philologie classique, de philologie des langues européennes modernes, et de philologie comparée (ou « indo-germanique ») ont été établies en Allemagne puis à travers toute l’Europe1. Alors qu’elle était à ce qu’on pourrait désigner comme son apogée, la philologie connut au moins deux évolutions importantes. Tout d’abord, elle continuait à se disséminer et s’exportait désormais hors d’Europe. En Asie orientale, c’est la nomination de Ueda Kazutoshi (ou Mannen) (1867-1937) à la chaire de philologie de l’Université de Tokyo en 1894 qui marqua sa première institutionnalisation. Ueda avait étudié la philologie à Berlin, Leipzig et Paris de 1890 à 1894. De retour au Japon, il y reproduisit ce que ses prédécesseurs européens avaient fait au xixe siècle, donnant naissance à un mouvement d’étude du japonais comme langue nationale et compilant un dictionnaire critique et complet du japonais2.

2L’arrivée de la philologie européenne en Chine, bien que plus tardive qu’au Japon, n’en est pas moins significative. La première institutionnalisation de la philologie a amené avec elle une autre évolution qui se faisait jour en Europe et aux États-Unis : l’émergence de la linguistique en tant que science indépendante de la philologie. La philologie et la linguistique furent accueillies par les intellectuels chinois avec relativement peu de résistance, car elles furent intégrées au mouvement de renouveau de la tradition « des vérifications et des preuves » (kaozheng, lit. « recherche de preuves ») et aux travaux phonologiques traditionnels qui avaient dominé l’activité érudite sous la dynastie Qing et aux débuts de la République. L’arrivée de la philologie en Chine a donc donné corps à d’importantes évolutions dans les traditions académiques en Occident comme en Chine.

  • 3 Au cours de sa première année d’existence, l’institut employa un nom français, « Institut historiq (...)

3La divergence croissante entre la philologie et la linguistique a créé une situation paradoxale sur cet autre continent, où les deux champs de recherche reçurent une base institutionnelle avec la fondation de l’Institut d’histoire et de philologie (Institute of History and Philology) de l’Academia Sinica en 1928. Le nom de cette institution en chinois est Lishi yuyan yanjiusuo (歷史語言研究所), littéralement Institut pour l’étude de l’histoire et des langues. Aujourd’hui, en entendant cet intitulé, un locuteur chinois penserait qu’il s’agit d’un institut d’histoire et de linguistique ; de fait, au cours des premières décennies de son existence, les publications de l’institut firent apparaître de plus en plus clairement que les travaux qui y étaient menés sur les langues relevaient de la linguistique. Pourtant, c’est bien l’intitulé Institute of History and Philology qui a été retenu en anglais3. La philologie et la linguistique, de notre point de vue, ne sont pas synonymes. Ses fondateurs auraient-ils mal compris ce qu’est la philologie ? Qu’est-ce qui pourrait sinon avoir créé ce paradoxe ?

4La réponse se trouve dans les identités disciplinaires de la philologie et de la linguistique, laquelle émergeait tout juste, ainsi que dans les orientations intellectuelles des deux membres fondateurs de cet institut. Le premier est Ssu-nien Fu (ou Fu Sinian, 1896-1950), directeur de l’institut de sa fondation en 1928 jusqu’à 1950, date à laquelle il déménagea avec l’Academia Sinica à Taïwan. On lui avait confié la création d’un nouvel institut d’études humanistes peu après son retour d’Allemagne en Chine. C’est essentiellement lui qui en détermina seul les dénominations chinoise et anglaise. Le second était Yuen Ren Chao (ou Zhao Yuanren, 1892-1982), docteur en philosophie de l’université Harvard ayant suivi une formation atypique en linguistique avant d’être invité à la tête du département des langues du nouvel institut de Fu.

  • 4 Saussure, 1922 [1916], 21.

5La différence entre Fu et Zhao n’était pas uniquement personnelle. Elle reflétait, en fait, le divorce de la linguistique et de la philologie qui avait lieu en Occident. Ce divorce était signalé dans la déclaration de Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique générale : « [La philologie] est nettement distincte de la linguistique, malgré les points de contact des deux sciences et les services mutuels qu’elles se rendent4 ».

6Bien que concentrée sur les premières années de l’institut de Fu et Chao, la présente étude est loin de proposer une histoire locale. L’objectif est plutôt de montrer que la fondation de cet institut a écrit une page très importante de l’histoire globale des savoirs académiques, dans laquelle la philologie allemande qui avait déjà atteint son accomplissement, la linguistique franco-anglaise encore émergente, la tradition chinoise des vérifications et des preuves, et les études en phonologie se sont rencontrées pour fonder avec succès une institution humaniste en Asie orientale. Dans ce qui suit, je commencerai par explorer les traits de la philologie allemande adoptés par Fu et examiner comment, dans les années 1910 et 1920, a émergé une linguistique d’origine franco-britannique qui cherchait à s’émanciper de la philologie dominée par l’Allemagne. Je retracerai ensuite la formation professionnelle de Chao, avant d’analyser pour finir la conjonction des écoles européenne et chinoise à l’institut fondé par Fu et Chao. Cette conjonction en Chine, ainsi que le divorce de la philologie et de la linguistique en Occident, constituent selon moi un moment important du développement mondial de la philologie.

Fu et la philologie en Allemagne

7Le besoin de Fu de moderniser la société et l’érudition chinoises ont dominé ses années d’études à l’Université de Pékin (Beijing). Fu y étudia à la fin des années 1910, alors que la récente révolution qui venait de renverser la dynastie Qing échouait à donner naissance à une démocratie saine et fonctionnelle, même si les agressions répétées par des puissances étrangères depuis le xixe siècle rendaient une réforme d’autant plus urgente. Fu était un prodige dans l’étude des humanités, son degré de maîtrise de l’érudition chinoise traditionnelle impressionnait ses professeurs comme ses amis. Loin de se limiter aux sujets classiques, il publia avec des amis un magazine étudiant populaire, la Nouvelle Jeunesse, qui militait en faveur d’une profonde occidentalisation de la Chine. Pour eux, le succès de la civilisation occidentale était caractérisé par deux institutions : la démocratie et la science.

  • 5 Wang et Tu, 1995, 41 et 44. Sur la vie et l’oeuvre de Fu et la raison de la relocalisation de Fu à (...)

8Pour expérimenter par lui-même la démocratie et la science occidentales, Fu partit pour l’Angleterre afin d’étudier les sciences après avoir obtenu son diplôme à Pékin. De 1919 à 1922, il suivit une formation très poussée en chimie, en physique, en mathématiques et en médecine à l’Université de Londres, suivant de près les travaux de Sigmund Freud et de William James, et intégra un laboratoire afin d’étudier la psychologie expérimentale. Cependant il fut finalement déçu par le fait que la psychologie qu’il appliquait aux animaux en laboratoire ne puisse être transposée aux humains. Estimant préférable d’étudier la science dans le pays natal de Max Planck et d’Albert Einstein, il déménagea à Berlin5.

  • 6 Fu avait lu les travaux d’Ernst Bernheim sur la méthode historique (Bernheim, 1908) ainsi que l’hi (...)

9Durant son séjour à Berlin, sa préoccupation ancienne quant au statut des études chinoises le poussa à s’intéresser à la philologie. Tout en poursuivant ses études en sciences naturelles, il se mit à lire les travaux les plus récents en histoire européenne et prit des cours de philologie et de langues6. Il déplorait que l’épicentre de la sinologie ne fût pas en Chine, mais à Paris. Les sinologues parisiens renommés de l’époque étaient Henri Maspero (1882-1945), Marcel Granet (1884-1940), et plus particulièrement Paul Pelliot (1878-1945), connu pour avoir rapporté à Paris des milliers de manuscrits médiévaux trouvés dans des grottes à Dunhuang. Grâce à ses analyses philologiques des manuscrits de Dunhuang, rédigés en chinois médiéval et dans d’autres langages d’Asie centrale, Pelliot s’était imposé comme le maître des études chinoises. On lui a, à juste titre, accordé le crédit d’avoir fait connaître mondialement les manuscrits de Dunhuang. La connaissance qu’avait Fu des travaux de Pelliot et de ses collègues parisiens semble l’avoir peu à peu convaincu qu’il ne réformerait pas son pays en étant spécialiste de sciences naturelles et qu’il pourrait mieux aider à réformer la science chinoise grâce à la formation en humanités qu’il recevait en Allemagne.

  • 7 Whitney, 1896 [1875], 318.
  • 8 Anthony Grafton attire l’attention sur le déclin de l’image de la philologie dans la culture allem (...)

10L’Allemagne était sans nul doute un excellent lieu pour apprendre les sciences occidentales, en particulier la philologie. William Dwight Whitney (1827-1894), pionnier américain des sciences du langage, considérait que c’était « à l’Allemagne que revient presque tout le crédit du développement de la philologie comparée ; les contributions apportées par les autres pays ne lui sont que subordonnées7 ». Berlin était de plus l’épicentre de la recherche philologique allemande. Bien que l’âge d’or de la philologie fût déjà passé lorsque Fu séjourna dans cette ville8, l’étudiant chinois la tenait toujours en haute estime.

  • 9 Güthenke, 2015.
  • 10 Wolf, 1831.

11Comme Constanze Güthenke a déjà fait l’état des lieux de la pratique de la philologie au xixe siècle et au début du xxe siècle en Europe9, je me contenterai d’indiquer les trois évolutions qui ont marqué les développements préalables de la philologie qui influencèrent par la suite le point de vue scientifique de Fu. La première est l’expansion de l’Altertumwissenschaft (science de l’Antiquité) fondée sur la philologie. L’Altertumwissenschaft avait déjà été forgée par le philologue Friedrich August Wolf (1759-1824) au tournant des xviiie et xixe siècles. Selon Wolf, cette science se composait de trois champs fondamentaux : la grammaire ou étude de la langue (Sprachstudium), l’herméneutique et la critique textuelle (Wortkritik). Il y incluait de plus un certain nombre de domaines principaux (Haupttheile) : l’étude de la géographie antique, l’histoire politique, la mythologie, la littérature, la science et l’art10. Ces domaines étaient essentiellement des connaissances historiques obtenues en appliquant l’analyse philologique à presque toutes les dimensions de la vie antique.

  • 11 La plupart des différences de contenu dans les sciences antiquisantes entre ce travail et celui de (...)
  • 12 Wilamowitz-Moellendorff, 1982, 159-165.
  • 13 Marchand, 2003, 116-151, 341-376.

12Fu avait fait à Berlin l’acquisition d’une introduction à l’Altertumwissenschaft datée du début du xxe siècle qui suivait fondamentalement Wolf dans sa définition du domaine des sciences de l’Antiquité11. Wolf avait déjà inclus parmi les objets de l’Altertumwissenschaft des matériaux non textuels tels que les monuments, les découvertes archéologiques, les monnaies, l’architecture, les œuvres d’arts antiques. Cette orientation s’est encore renforcée au cours du siècle suivant. Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff (1848-1931), par exemple, dans sa célèbre Geschichte der Philologie (Histoire de la philologie), soulignait les contributions des fouilles à Olympie en Grèce, en Crète, et à Menes en Égypte12. Fu a ainsi étudié à Berlin à une époque où l’histoire, la philologie, et l’archéologie étaient devenues partie intégrante des études classiques. Ignorant vraisemblablement la guerre d’indépendance que les archéologues menaient contre la philologie13, ou du moins ne se sentant pas concerné par elle, Fu allait matérialiser cette intégration dans l’institut qu’il allait créer en Chine.

  • 14 Bloomfield, 1933, 10-12.
  • 15 « Si l’étude de la littérature indienne venait à prospérer, les principes de la philologie classiq (...)
  • 16 Bopp, 1816.

13La deuxième évolution dans le développement de la philologie est venue de l’étude comparée du sanskrit, du grec, du latin, et d’autres langues indo-européennes, qui allaient au-delà des textes pour étudier les relations historiques et généalogiques entre les langues. Ceci fut inspiré par la découverte du sanskrit par les érudits européens, qui semblait être une langue bien plus ancienne que toutes les langues européennes connues jusqu’alors. Cette langue semblait avoir préservé une grammaire plus rigide et mieux formulée que n’importe laquelle en Occident, au grand étonnement des savants européens qui s’enorgueillissaient de leur formation grammaticale, reçue dans le cadre de leurs humanités14. Même si, dans un premier temps, les principes de la philologie classique furent appliqués à l’étude du sanskrit15, la philologie comparée a fini par dépasser l’horizon de l’Altertumwissenschaft, de Rome et de la Grèce. Cette nouvelle direction a été lancée par l’ouvrage classique de Franz Bopp paru en 1816, Über das Conjugationssystem der Sanskritsprache in Vergleichung mit Jenem der griechischen, lateinischen, persischen und germanischen Sprache16.

  • 17 Bopp, 1974, 27-28.

14Les travaux de Bopp ont posé les fondements d’autres travaux monumentaux en grammaire comparée, comme les Etymologische Forschungen auf dem Gebiete der Indogermanischen Sprachen (1833-1836) d’August Friedrich Pott, le Compendium der vergleichenden Grammatik der indogermanischen Sprachen (1861) d’August Schleicher, et le Grundriss der vergleichenden Grammatik der indogermanischen Sprachen (1886-1990) de Karl Brugmann et Georg Curtius. Leur intention initiale était de comparer les grammaires des langues indo-européennes, mais peu à peu leur attention s’est focalisée sur la phonétique. Pour reprendre l’un des exemples de Bopp, le verbe « je pourrais être » apparaît sous la forme syām en sanskrit, siem en Latin (chez Plaute notamment), et siyau en gothique17. Leur radical commun suggère fortement un prototype ou une racine partagés par ces langues, et leurs variations syllabiques, visibles dans des différences phonétiques, donnent des informations sur leurs transformations depuis la racine commune. Selon Bopp, en comparant de manière systématique les schémas des différences phonétiques entre les flexions verbales de différentes langues, on peut identifier de manière scientifique les familles de langues et les relations historiques entre langues, et établir des règles ou des lois de leur développement.

  • 18 Delbrück, 1989, 113-117.

15Cette évolution a entraîné l’émergence d’une notion de science du langage. Pour reconstruire une langue historique, certains savants ont conçu des différences entre langue naturelle et langue littéraire. La langue naturelle, parlée, était considérée comme la langue dans toute sa pureté, tandis que la langue littéraire était vue comme « contaminée » par des mots empruntés à d’autres langues. La langue littéraire ou écrite devint la forme inférieure, bien qu’elle fût indispensable aux études historiques. Par contraste, la langue orale était première18. Donnant la primauté aux langues parlées, de telles études philologiques transcendaient les mots écrits et la critique textuelle pour examiner le langage comme un système de grammaire et de sons. Au-delà de comprendre les textes, la grammaire comparée a introduit la conscience d’une Sprachwissenschaft, une science du langage.

  • 19 Des spécialistes de la philologie allemande tels que Jacob Grimm voyaient la Bible de Luther comme (...)

16La troisième évolution fut le développement de l’étude de la littérature nationale allemande, ou Germanistik, lorsque les savoirs et les techniques de la philologie classique furent appliqués non seulement à l’étude du sanskrit mais aussi à celle de la langue et de la littérature allemandes. Le point de départ de la philologie germanique différait assez de celui de la philologie classique, en cela qu’il n’y avait pas d’écritures saintes ou de canons philosophiques rédigés en vieil allemand. Des praticiens de la philologie allemande tels que les frères Grimm se mirent ainsi à collecter des contes, des sagas et des épopées. Ces collections les menèrent à étudier les dialectes lorsqu’ils étaient confrontés à différentes versions de la littérature populaire, à faire des recherches sur l’étymologie et la grammaire germaniques, et à compiler un dictionnaire de l’allemand. Bien que la Bible n’eût pas été en premier lieu rédigée en allemand, la traduction de la Bible par Luther était pour les protestants allemands un texte aussi saint que les originaux grec et hébreux. À une époque où la véracité absolue de la Bible était remise en cause par des chronologies étrangères et notamment celles chinoises, ainsi que par des découvertes géologiques et par des analyses philologiques des Écritures, son caractère sacré aurait pu être quelque peu terni. Le statut littéraire de la traduction de Luther, cependant, était célébré comme monumental19. La formation de la philologie germanique incorporait ainsi à la littérature nationale le folklore, la compilation de dictionnaires, des écrits religieux et des productions littéraires.

Philologie, Sprachwissenschaft et linguistique

  • 20 Le Cours de Saussure fut publié à titre postuhme en 1916 ; il enseigna son cours de linguistique g (...)
  • 21 Saussure, 1922 [1916], 13-15, 33.

17Tandis que l’Allemagne dominait la philologie, les spécialistes du langage dans d’autres pays commencèrent à réagir. L’extrait de Saussure cité précédemment illustre leurs réactions dans les années 1910 et 1920.20 Saussure reconnaissait que la linguistique et la philologie avaient des racines communes, tout en soulignant que la linguistique étudiait plus que les simples relations historiques entre les langues. Pour Saussure, l’ancêtre commun de ces disciplines était l’enseignement grec de la grammaire, l’un des sept arts libéraux. Les deuxième et troisième étapes de leur passé commun étaient incarnées respectivement par Wolf et Bopp. L’objectif de la philologie wolfienne, cependant, était avant tout de corriger, d’interpréter et de commenter les textes. La grammaire comparée de Bopp était plus proche de la linguistique mais n’avait pas encore atteint le statut de véritable science du langage puisqu’elle ne s’intéressait pas prioritairement à l’élucidation de la nature des langues individuelles. Saussure insistait davantage sur les sons et la parole que sur les mots écrits et le texte, et il accordait beaucoup d’importance à l’étude des signes ou sémiologie, « une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale21 ».

  • 22 Whitney, 1896 [1875], 315.

18Bien que militant pour une linguistique indépendante, Saussure n’était pas le premier à différencier les sciences du langage et la philologie. Le linguiste américain Whitney avait déjà, dans les années 1870, appelé de ses vœux une science du langage qui serait supérieure à la philologie. Selon lui, « la science linguistique » (linguistic science) et la philologie étaient les deux faces d’une même science. La philologie serait la phase de travail, tandis que la science linguistique serait la « phase régulatrice, critique, et enseignante de la science ». Cependant, à moins que l’Allemagne en tant que haut lieu des études sur le langage ne l’accepte, selon Whitney cette science serait vouée à l’échec22.

  • 23 Sweet, 1900, 1.

19Henry Sweet (1845-1942), l’éminent phonéticien anglais, avait proposé en 1899 de faire la distinction entre ce qu’il nommait la philologie vivante et la philologie antiquaire. La philologie vivante observe avec précision la langue parlée à l’aide de la phonétique et forme la base de toutes les études linguistiques, tandis que la philologie antiquaire, c’est-à-dire la philologie normale, subordonne les langues vivantes aux langues mortes. En nommant sa science favorite la philologie « vivante », Sweet reconnaissait malgré tout la primauté de la philologie, même s’il en remplaçait le contenu par des langues parlées et de la phonétique23. L’indépendance de la linguistique semble avoir été déclarée pour la première fois dans les années 1910 et au début des années 1920 par Saussure et Otto Jespersen (1860-1943), un linguiste Danois très influent de par ses travaux sur la grammaire et la phonétique anglaises. Jespersen écrivait :

  • 24 Jespersen, 1922, 65. Selon Jespersen, la philologie prise selon son sens continental (c’est à dire (...)

En se séparant de la philologie et en revendiquant pour la linguistique le rang de science nouvelle et indépendante, les partisans de cette nouvelle doctrine furent aptes à penser qu’ils avaient non seulement découvert une nouvelle méthode, mais que l’objet de leur étude était différent de celui des philologues, bien que tous deux eussent été concernés par la langue. Alors que le philologue voyait la langue comme une partie de la culture d’une nation donnée [comme c’est le cas pour l’Altertumswissenschaft], le linguiste la voyait comme un objet naturel24.

20La phonétique et l’étude des langues naturelles et parlées, plutôt que l’étude des mots écrits et des textes, caractérisent les vraies sciences du langage.

  • 25 Wolf, 1831, 47.
  • 26 Müller, 1862, 22 ; Delbrück, 1880, iii-iv.
  • 27 Bernhardi, 1805, 1, 6-10.

21Pour être honnête, en Allemagne les partisans du Sprachstudium ou de la Sprachwissenschaft (l’étude ou la science du langage) étaient apparus dès le début du xixe siècle. Wolf avait mentionné les termes Linguistik et Sprachkunde dans ses Cours sur l’Altertumwissenschaft, même s’il les considérait comme interchangeables avec le terme « philologie »25. F. Max Müller, éminent philologue allemand qui fit carrière à Oxford, entendait dans les années 1860 les « sciences du langage » comme étant précisément de la philologie comparée ; Berthold Delbrück pensait de même dans les années 188026. D’un autre côté d’importants philologues allemands ont accordé à la Sprachwissenschaft une place propre. Dans ses Anfangsgründe der Sprachwissenschaft, œuvre assez précoce, August Ferdinand Bernhardi voit l’objet de sa science comme la forme absolue (unbedingt) du langage qui aurait transcendé les langues empiriques individuelles. Pour lui, le langage était l’ensemble des sons articulés (artikulirte Lauten)27.

  • 28 Benfey, 1869, 4-8.
  • 29 Brugmann, 1885, 39.
  • 30 Gabelentz considérait la philologie comme « la science d’imitateurs inférieurs, qui errent dans un (...)

22Theodor Benfey considérait les sciences du langage comme une étude théorique des langues qui méritait d’exister en dehors de la philologie, bien que leur importance fût largement définie par leur contribution à cette dernière28. Brugmann, qui avait lu Whitney, était d’accord avec le fait de donner à la Sprachwissenschaft sa propre nature et un but propre. Cependant, il voyait plus celle-ci et la philologie comme complémentaires29. Georg von der Gabelentz était l’un des rares auteurs allemands de Sprachwissenschaft à considérer celle-ci comme supérieure à la philologie. Son idée des sciences du langage, cependant, semble n’avoir jamais été majoritaire en Allemagne30.

23Au xixe siècle et au début du xxe siècle, les partisans allemands de la Sprachwissenschaft adhéraient ainsi à l’une des quatre vues suivantes : la première était que la philologie subsumait tous les travaux sur les langues, y compris la linguistique. La deuxième était que la philologie était précisément la Sprachwissenschaft. La troisième voulait que la Sprachwissenschaft, bien qu’ayant une vie propre, fût connectée à la philologie comme les deux faces d’une même pièce. La quatrième, minoritaire, voyait la Sprachwissenschaft comme différente de la philologie et supérieure à elle. Ceux qui avaient gardé allégeance à la philologie, à l’instar de Fu, trouvaient probablement plus simple de considérer la Sprachwissenschaft comme identique à la philologie, ou bien faisant partie d’elle.

24Le règne de la philologie allemande sur l’étude des langues aux xixe et xxe siècles ne saurait être négligé. Il est remarquable que les pionniers de la linguistique moderne, Whitney, Sweet, Saussure et Jespersen, par exemple, aient tous reçu une formation de philologue en Allemagne et qu’ils aient tous appartenu à des organisations philologiques au début de leur carrière. Lorsqu’ils relataient la préhistoire de leur science linguistique, ils – de même que leurs collègues allemands – acceptaient la grammaire comparée indo-européenne comme faisant partie de leur propre passé. Il est également remarquable que, même si la philologie perdait du terrain dans les pays où la nouvelle science indépendante émergeait, elle gardait son emprise sur les études littéraires et historiques qui dépendaient encore beaucoup de l’étude des langues antiques et de la critique textuelle des manuscrits et des œuvres imprimées.

  • 31 Alors qu’il était étudiant, Fu avait noté dans la marge de la page 2r de sa copie de la traduction (...)
  • 32 Wang et Tu, 1995, 52.

25Le paradoxe décrit au début de cet article est à moitié résolu dès lors que l’on comprend ce que Fu entendait par sciences du langage. Dans les années 1920, il n’existait pas de concept chinois original de science linguistique, ni aucune traduction standard de « philologie » ou de « linguistique ». Fu traduisit « philologie » par yanyu xue, yu xue, ou yuyan xue à différentes périodes et à différents endroits31. Malgré de légères variations, tous ces termes se traduisent littéralement par apprentissage ou science du langage en chinois. Une bibliographie dans son Nachlass, Yanyu xue beijian incluait des titres de philologie indo-germanique ainsi qu’une catégorie « phonétique et linguistique générale32 ». À l’évidence, c’est le concept contemporain de philologie en Allemagne qui explique que Fu ait traduit « philologie » par « science du langage » (c’est-à-dire Sprachwissenschaft) et qu’il ait incorporé les études sur les langues (la phonétique et la linguistique générale) dans la philologie. Pour Fu, il n’y avait pas de conflit entre les noms chinois et anglais de l’institut qu’il avait fondé.

  • 33 La collection des travaux de Jespersen par Fu inclut Jespersen, 1904, 1917, 1918, 1922, 1923, 1924 (...)
  • 34 Wang et Tu, 1995, 52.

26Cela ne veut pas dire pour autant que Fu était totalement ignorant de ce qui se passait hors d’Allemagne. Il avait dans sa bibliothèque personnelle une copie de l’édition de 1922 du Cours de Saussure, ainsi qu’un nombre remarquable de travaux de Jespersen33. Parmi les titres de phonétique et de linguistique générale figurant dans sa bibliographie on trouve Life and Growth of Language de Whitney, ainsi que des travaux de Sweet et du linguiste américain Edward Sapir34. La décision de Fu d’utiliser la philologie pour baptiser son institut montre simplement son allégeance au courant savant majoritaire en Allemagne.

Chao et la linguistique dans les années 1920

27Bien que la conception qu’avait Fu des sciences du langage fasse sens dans un contexte allemand, les travaux de son institut sur la langue prirent une orientation linguistique plutôt que philologique. Cela est dû au fait que l’acception française et anglaise de la linguistique a imprégné les fondations de l’institut, avant de s’imposer comme une part majeure de son programme. L’introduction de la linguistique franco-anglaise fut avant tout le fait de Chao.

  • 35 Chao, Y. R., 2007, 439.
  • 36 Ibid., 439-441.
  • 37 Ibid., 451.

28Chao ne reçut pas de formation en linguistique ou en philologie à l’école. Élève en Chine jusqu’au lycée, il partit ensuite étudier à l’Université Cornell en 1910, grâce à une bourse qu’il avait obtenue du Boxer Indemnity Fund. Sa première rencontre avec l’étude des langues fut un cours de phonétique dispensé par Hermann Davidsen (1880-n.d.)35, qui avait traduit le Manuel de phonétique de Jespersen du danois vers l’allemand. Ce cours fit germer en Chao un intérêt pour l’étude des langues et l’introduisit à l’Alphabet phonétique international ainsi qu’à l’esperanto, langue internationale. Ceci ne comptait cependant que pour un seul crédit sur les dix-huit qu’il avait sélectionnés au printemps 191236. Chao finit sa licence avec une spécialisation en mathématiques et en suivant aussi de nombreux cours de physique. Il fit ensuite un master à Harvard en 1916 et, en 1918, il suivit un cours d’introduction à la linguistique avec l’italianiste Charles H. Grandgent (1862-1939)37. Sa formation universitaire en linguistique se résume vraisemblablement à ces deux cours. Il continua à travailler sur la philosophie des mathématiques, acheva un mémoire intitulé « Continuity, a Study in Methodology » puis soutint une thèse de philosophie à Harvard en 1918.

  • 38 Chao, Y. R., 2006, 3-4. Cet essai a été publié en anglais.
  • 39 Ibid., 3.
  • 40 Ibid., 28.

29Bien que n’étant ni linguiste ni philologue de profession, Chao publia ses premières idées sur le langage en 1916 dans un article en trois parties intitulé « The Problem of the Chinese Language » paru dans un périodique édité et distribué par des étudiants chinois aux États-Unis. L’objectif de cet article, aux dires de Chao, était de « discuter du problème général de l’étude scientifique de la philologie chinoise ». Il désignait l’étude de la langue chinoise du terme de philologie, à l’évidence parce que « linguistique » n’était pas encore le nom retenu pour l’étude du langage, y compris aux États-Unis. Il décomposait cette étude en quatre catégories : phonétique ; grammaire et idiomes des dialectes ; étymologie, comprenant l’étude des idéogrammes ; grammaire et idiomes de la langue littéraire38. Cet article était la première indication de l’intérêt de Chao pour l’étude des langues et de ses lectures dans le domaine. Il écrivait avoir eu différentes idées concernant son sujet mais avoir à chaque fois réalisé ensuite que beaucoup de travail avait déjà été réalisé en Occident, en particulier dans le domaine de la phonétique39. Il proposa que cette érudition étrangère fût appliquée à l’étude du chinois. Ce faisant, il fit la démonstration de ses connaissances en phonétique et dans l’étude traditionnelle chinoise des rimes, interprétant essentiellement la phonologie chinoise traditionnelle en termes de phonétique occidentale. Il traçait également des parallèles avec les études anglaises, françaises et germaniques lorsque cela s’y prêtait. Par exemple, concernant la nécessité d’une standardisation du chinois moderne, il faisait valoir l’exemple du haut allemand, qui était accepté alors même que les dialectes continuaient à exister40.

  • 41 Ibid., 38-60.
  • 42 Ibid., 44-48.

30L’intérêt précoce de Chao pour les langues dérivait en partie des convictions qu’il avait nourries très tôt et qu’il partageait avec beaucoup de ses contemporains chinois pro-réforme à l’instar de Fu, selon lesquelles son pays avait besoin d’une langue alphabétique pour se moderniser. La moitié de son article de 1916 était dédiée à la réforme de la langue chinoise, et une grande partie de cela concernait l’alphabétisation ou romanisation du chinois. Chao fournissait quatorze arguments en faveur de la romanisation, il proposait des méthodes ainsi que les réfutations à seize objections.41 Pour Chao, le chinois écrit sous forme d’idéogrammes était inintelligible pour des centaines de millions de Chinois analphabètes qui parlaient pourtant la langue. L’écriture romanisée, d’un autre côté, permettait une très bonne intelligibilité auditive ; elle facilitait la standardisation de la langue nationale moderne, évitait le difficile processus d’apprentissage de milliers de caractères individuels ; elle améliorait l’assimilation des concepts étrangers, des noms propres et des termes techniques issus de langues alphabétiques ; elle rendait plus simple l’impression typographique, enfin elle simplifiait l’organisation des dictionnaires, des index, des catalogues, et des références nécessaires à la modernisation de la Chine42.

  • 43 Chao, Y. R., 2007, 395.
  • 44 Wu, 2006, 4-5.

31Après avoir obtenu son doctorat, Chao hésita plusieurs années sans parvenir à arrêter un choix de carrière. Depuis son enfance, il était conscient de sa bonne oreille pour distinguer les différents dialectes du chinois43. Ceci était facilité par son goût pour la musique, qui l’éduqua au sujet des sons et des tons. Peu après la publication de son article sur la langue chinoise, il avait écrit dans son journal : « je crois être né linguiste, mathématicien, et musicien ». Un mois plus tard il écrivait : « je pourrais aussi bien être philologue qu’autre chose »44. Ici « philologue » signifiait surtout quelqu’un qui étudiait les langues, puisque la distinction entre philologue et linguiste émergeait tout juste. Chao passa un semestre à l’Université de Chicago et un autre à l’Université de Californie à Berkeley grâce à une bourse de recherche. Il fut ensuite lecteur en physique à Cornell. Après cela vint un poste de lecteur en philosophie et mathématiques au Tsing Hua College de Beijing qui le fit retourner en Chine en 1920. En plus de son poste universitaire, il servait également d’interprète chinois à Bertrand Russell qui enseigna un an dans le pays.

  • 45 Zhao et Huang, 1998, 117-119.

32Chao fut capable de réaliser sa vision d’une langue réformée lorsqu’on lui donna en 1920 un poste de membre du Comité pour l’unification de la langue nationale (Guoyu tongyi choubeihui), une organisation mise en place par le ministère de l’Éducation du gouvernement Républicain. On lui avait sans nul doute offert ce poste grâce à son essai de 1916 sur la langue chinoise, et à son don pour apprendre rapidement et efficacement une grande diversité de dialectes, ce qui impressionnait beaucoup ses contemporains tels que Hu Shi45. Le poste le força à travailler sérieusement sur la langue nationale idéale, notamment en mobilisant les bases de phonétique apprises à Cornell et Harvard. Sa participation fut cruciale dans la version qui fut finalement adoptée.

  • 46 Hu Shi est l’auteur de la préface du manuel de Chao, qui était accompagné d’enregistrements en pho (...)

33Alors que le comité devait unifier différents dialectes, cette version finale était un compromis qui n’était identique à aucun dialecte parlé en Chine, bien que, sur la suggestion de Chao, sa base fût celle de celui de Beijing. La version finale était donc une langue artificielle que personne n’avait jamais parlée. Chao était considéré par beaucoup comme la seule personne capable de la parler correctement et couramment, puisqu’il avait connu cette version dès le début de sa création, qu’il avait des connaissances modernes en prononciation, et qu’il connaissait non seulement un grand nombre de dialectes chinois mais était aussi doué pour les parler46. Aussi fut-il invité à préparer un manuel et à produire une série d’enregistrements au phonographe pour enseigner cette langue. Ceci fit de lui le précepteur de la langue chinoise moderne.

  • 47 Chao, B. Y., 2007a, 195 ; Zhao et Huang, 1998, 117.
  • 48 Chao, B. Y., 2007a, 225.

34Chao décida de poursuivre l’étude des langues alors qu’il était en Chine entre 1920 et 1921. Sa participation au comité pour la langue nationale et son don pour la linguistique convainquirent en premier lieu ses amis et sa nouvelle femme qu’il serait tout indiqué pour mener une étude linguistique et consolider l’unification de la langue nationale47. Ils persuadèrent ensuite Chao que l’étude des langues serait pour lui une bonne carrière. Il retourna à Harvard à l’automne 1921 et commença à y enseigner le chinois en 1922, ce qui lui donna donc une nouvelle opportunité de réfléchir à la nature du chinois en tant que langue. De 1921 à 1924, il assista en auditeur libre à des cours de linguistique « presque à temps plein », comme s’il poursuivait une seconde licence48. À partir de 1922, il publia un certain nombre d’articles sur la romanisation, l’intonation et l’alphabet phonétique de la langue chinoise.

  • 49 Chao, Y. R., 1921, 10.
  • 50 Zhao et Huang, 1998, 125 ; Chao, B. Y., 2007b, 550-551.

35Les personnalités de l’étude des langues que Chao admirait ou auxquelles il s’associait montrent son appartenance à ce qui pourrait être considéré comme l’école franco-anglaise. En 1921, il écrivit à propos d’un projet de rendre visite à plusieurs linguistes en Europe49. Il entreprit ce voyage en 1924-1925, suivit des cours avec Arthur Lloyd James (1884-1943), Daniel Jones (1881-1967) et Stephen Jones (1871-1941) ; tous étaient phonéticiens et enseignaient alors au University College London (UCL). Il apprit également l’usage des kymographes au laboratoire de phonétique de Stephen Jones à UCL et fréquenta régulièrement Edward Wheeler Scripture (1864-1945), un phonéticien et orthophoniste50.

  • 51 Zhao et Huang, 1998, 126.
  • 52 Chao suivit les cours de Meillet sur les noms abstraits et sur la théorie générale du vocabulaire, (...)
  • 53 Zhao et Huang, 1998, 127.

36À Paris, Chao fit la rencontre de deux maîtres de la phonétique, l’expérimentaliste Jean-Pierre Rousselot (1846-1924)51 et le comparatiste Paul Passy (1859-1940), et suivit également des cours avec Antoine Meillet (1866-1936) et Joseph Vendryes (1875-1960), tous deux linguistes de renom au Collège de France52. Bien qu’il voyageât également en Allemagne, il ne mentionna jamais y avoir rencontré de philologues. À la place, il ne rendit visite qu’au phonéticien Wilhelm Heinitz (1883-1963), encore en début de carrière à l’Université d’Hambourg, qui partageait l’intérêt de Chao pour la phonétique ainsi que la musique53. Ainsi, avant même de commencer sa carrière en linguistique, Chao avait rencontré ou étudié avec tous les chercheurs les plus en vue en France et au Royaume-Uni, avec un intérêt évident pour la phonétique, tandis qu’il se désintéressait de la philologie.

  • 54 Chao, Y. R., 1923.

37Dans le même temps, l’intérêt de Chao pour le langage et la phonétique s’accrut avec l’édition d’un dictionnaire des rimes, Guoyu xin shiyun (Le nouveau livre des rimes [fondé sur la langue nationale]54). Le dictionnaire des rimes avait pris une place importante dans l’enseignement chinois traditionnel, car la prononciation d’une langue à idéogrammes posait des problèmes bien plus importants que pour les langues alphabétiques. Un caractère idéogrammatique contient généralement peu d’indices quant à sa prononciation. De plus, comme il y a rarement un lien entre un caractère et sa prononciation, ce caractère pourrait voir avec le temps se développer des prononciations très variées selon les dialectes. Ces complexités ont donné naissance au dictionnaire des rimes dont la nouvelle langue nationale avait besoin selon Chao.

  • 55 Elman, 2015.

38La rime en poésie a une longue histoire en Chine et, surtout après la dynastie Tang (618-907 apr. J.-C.), la prééminence de la poésie régulière a rendu impératif pour les poètes de faire rimer leurs vers ou leurs poèmes avec exactitude. Ils s’appuyaient pour ce faire sur des manuels de rimes qui classaient les idéogrammes selon les rimes auxquelles ils répondaient en mandarin à l’époque. La prononciation en mandarin était acceptée non parce qu’il s’agissait officiellement de la langue nationale, mais parce que plutôt que de voir chaque poète suivre la prononciation de son dialecte propre, tous les locuteurs de dialectes différents devaient suivre une prononciation commune pour être en mesure d’apprécier les vers rimés. En ce sens, les manuels ont cessé d’être de simples références pratiques pour devenir la source des normes de prononciation. Comme le chinois mandarin évoluait au fil des siècles, les dictionnaires de rimes étaient mis à jour. Faisant état des prononciations anciennes, ces vieux dictionnaires sont, sous la dynastie Qing, devenus indispensables aux spécialistes de phonologie, alors considérée comme la discipline reine de la philologie55, pour reconstituer les sons des anciens caractères chinois. En travaillant à un nouveau dictionnaire des rimes pour la Chine moderne, Chao se familiarisa lui-même avec ces travaux phonologiques traditionnels.

  • 56 Karlgren, 1915.
  • 57 Chao, Y. R., 2007 ; Zhao et Huang, 1998, 111.
  • 58 Karlgren, 1925.
  • 59 Chao, Y. R., 1926.

39En commençant à préparer ses propres travaux de recherche empirique en linguistique, Chao se tourna vers Bernhard Karlgren (1889-1978), pionnier de la phonologie chinoise, qui enseignait alors à Göteborg en Suède, après avoir soutenu en 1915 à Uppsala une thèse de doctorat intitulée « Études sur la phonologie chinoise56 » et qui devint rapidement une référence en phonologie chinoise pour la génération suivante. Dans sa thèse, il avait étudié et transcrit en symboles phonétiques un nombre considérable de dialectes de Chine et comparé les prononciations de certains caractères choisis dans ces dialectes avec ceux retrouvés dans des dictionnaires de rimes anciens. Sur la base de cette comparaison, Karlgren reconstruisit la phonologie du chinois médiéval, ou moyen chinois, en retraçant la racine commune de chaque caractère. Sa démarche allait au-delà de celle des phonologistes chinois traditionnels puisqu’il ne s’appuyait pas uniquement sur les manuels de rimes mais étudiait également les dialectes modernes. Chao avait découvert les « Études » de Karlgren en 192157. Alors qu’il était en Europe, il saisit l’opportunité pour rendre visite à son collègue suédois à Göteborg en 1924 ; dès lors, et jusqu’en 1927, il entretint une correspondance soutenue avec lui. Le 18 janvier 1925, par exemple, à la demande de Chao, Karlgren lui suggéra d’apprendre la phonétique générale pour ses études dialectales et de s’y entraîner en déterminant le système phonétique de son propre dialecte. De plus, il lui proposa de préparer un « compendium de la phonétique historique chinoise et une liste de mots arrangée par dialecte » pour aider les recherches que Chao souhaitait mener en Chine58. Même après avoir entamé ses travaux et son enseignement de linguistique en Chine, Chao continua sa correspondance avec Karlgren et projetait de traduire ses « Études »59.

  • 60 Malmqvist, 2011, 22-24.
  • 61 Ibid., 33, 35, 39-40.

40Karlgren avait été formé à la dialectologie telles qu’enseignée par son mentor à Uppsala, Johan August Lundell (1851-1940), professeur de langues slaves qui s’intéressa à la phonétique et à la dialectologie tout au long de sa carrière. En 1877, Lundell avait proposé un alphabet phonétique de 120 signes destiné à servir aux recherches sur les dialectes du suédois60. Ses études dialectologiques attirèrent Karlgren, qui n’avait pas encore quinze ans, et le poussèrent à participer en tant que transcripteur et que jeune chercheur. Le jeune homme intégra par la suite l’université d’Uppsala, étudiant les dialectes et le russe avec Lundell tout en excellant en grammaire historique du grec61. Tenté par la suggestion de Lundell selon laquelle le manque de sinologues lui offrirait la meilleure opportunité de carrière en Suède, Karlgren se tourna vers l’étude du chinois. Il commença ses études avec le sinologue russe Alksei Ivanovich Ivanov (1878-1937) à Saint-Petersbourg en 1909-1910, avant de partir en Chine grâce à une bourse, où il commença à étudier la phonologie chinoise et réalisa une enquête sur les dialectes.

  • 62 Ibid., 57.
  • 63 Cité dans ibid., 82-83.
  • 64 Cité dans ibid., 114.

41Pendant son séjour en Chine, Karlgren eut l’idée d’appliquer la grammaire comparée européenne au chinois, et même de relier le chinois aux langues indo-européennes62. Il quitta la Chine à la fin de l’année 1911 et étudia brièvement à Londres en 1912 avant de rejoindre ce que Fu considérait comme la capitale de la sinologie, Paris, où il se plongea dans les travaux des sinologues Édouard Chavannes (1865-1918), Henri Maspero et Paul Pelliot. C’est à Paris que l’orientation et le cadre de la thèse de doctorat de Karlgren prirent forme. Il eut également l’opportunité de travailler dans le laboratoire de phonétique de Rousselot. Là, Karlgren se mit à considérer que lui-même et son mentor Lundell étaient dépassés, faisant partie de l’école qui « travaill[ait] à l’oreille et classifi[ait] les sons selon les mouvements de la langue ». L’autre école, représentée par Rousselot, « s’occup[ait] de phonétique expérimentale, une nouvelle science qui ne repos[ait] que sur des instruments63 ». Néanmoins, Karlgren savait que le type de sinologie qu’il avait pratiquée jusqu’alors était tournée vers la linguistique, et bien différente de celle née en Europe au xixe siècle. Cependant il n’appela jamais à un divorce entre la linguistique et la philologie ; il déclara plutôt « la philologie sans linguistique est impossible… La linguistique, et surtout la phonétique historique, s’est avérée fournir une aide bien plus indispensable à la philologie en sinologie que dans n’importe quel autre champ de la linguistique64. ».

42La carrière de Chao était bien plus détachée de la philologie que celle de Karlgren. Bien qu’il fût également doué en langues européennes modernes, il ne travailla jamais en philologie classique ou comparée. Son investissement pratique dans l’unification du chinois moderne, ses cours à Cornell et Harvard, et ses études à Londres et Paris s’intéressaient tous à la phonétique et la phonologie. Les sons le préoccupaient plus que les textes. Sur le chemin de sa professionnalisation, Chao reçut une formation franco-anglaise en linguistique qui devint son identité. Par contraste, son futur collègue Fu, exposé à la fois à la philologie et à la linguistique, embrassa la philologie allemande. Leurs formations différentes dictèrent leur compréhension respective de la science du langage.

La conjonction des écoles européennes et chinoises

43Pour résoudre entièrement le paradoxe des dénominations de l’Institute of History and Philology, il faut répondre à la question suivante : pourquoi les mots « histoire » et « philologie » ont-ils été choisis, pour la dénomination, en anglais ? Ces choix illustrent la façon dont les traditions savantes occidentales et chinoises se sont rencontrées à la fondation de l’institution.

44Chao et Fu rentrèrent en Chine pour y commencer leurs carrières académiques en 1925 et 1926, respectivement. Chao enseigna d’abord dans le cadre du nouveau programme d’études supérieures du Tsing Hua College de Beijing, et Fu à l’Université Sun Yat-sen de Canton. En 1928 fut confiée à Fu la création d’un institut dédié aux humanités au sein de l’Academia Sinica, qui devait être basé à Canton. Il invita Chao à prendre la tête du département des sciences du langage. Cependant, il était décidé quant au nom de son institut dès avant l’arrivée de Chao.

  • 65 Fu, 1980a, 253-254.

45Dans son article introductif à la nouvelle revue de l’Institut (le Bulletin of the Institute of History and Philology), intitulé « Objectifs des travaux à l’Institut d’histoire et de philologie » (Lishi yuyan yanjiusuo gongzuo zhi zhiqu), Fu élabore une vision de l’histoire et de la philologie qui explique son choix de ces deux domaines pour l’institut. Il commence par un bref passage en revue de l’histoire et de la philologie en Europe. La science historique en Europe est à même d’utiliser tout, de la géologie aux journaux, comme matériau d’analyse, au point que le darwinisme peut être considéré comme de l’histoire appliquée. La philologie moderne, continue-t-il, débuta après que la découverte du sanskrit eut réformé la philologie grecque et latine au tournant des xviiie et xixe siècles. La philologie indo-germanique, plus particulièrement, est l’une des disciplines modernes les plus glorieuses, tandis que l’étude des langues finno-ougriennes, sémitiques et africaines, ainsi que la phonétique expérimentale, sont également admirables65. Dans ce panorama, il loue le succès de l’histoire et de la philologie en Europe et confirme que Fu voyait sans problème la phonétique et la recherche linguistique sur le terrain comme faisant partie de la philologie.

  • 66 Fu, 1927, 3.
  • 67 Fu, 1980a, 254.
  • 68 Fu, 1980d, 153.

46Pour Fu, la plus grande force de l’érudition chinoise traditionnelle se trouvait dans les études historiques et philologiques. Un an plus tôt, dans un essai présentant le Weekly of the Institute of Philology and History of Sun Yat-sen University, il avait écrit : « la philologie et l’histoire ont débuté très tôt en Chine, et leurs accomplissements y étaient », comparés aux autres champs d’études chinois, « les plus riches »66. Ses descriptions du développement de l’histoire et de la philologie chinoises n’étaient pas toujours cohérentes. Dans ses « Objectifs », il jugeait que toutes deux avaient atteint leur apogée au xviie siècle avec Gu Yenwu (1613-1682) et Yan Ruoju (1636-1704) et qu’elles avaient décliné ensuite67. Ailleurs, Fu partageait l’opinion que la critique textuelle des érudits chinois sous la dynastie Qing était plus sophistiquée que celle de leurs collègues européens, bien que le fait de se fonder exclusivement sur des textes imprimés ait été une vraie faiblesse68.

  • 69 Fu, 1980c, 455.
  • 70 Fu, 1980a, 255.

47Un thème restait cependant constant dans chacun des écrits de Fu. Les travaux philologiques avaient épuisé presque toute la recherche chinoise notable des trois siècles précédents, et produit de bons résultats en phonologie traditionnelle et en xungu – des gloses d’anciens textes fondées sur l’étude des formes, des sons, et des significations des caractères chinois69. Malgré ces travaux de qualité, la science chinoise avait fini par décliner. Même Zhang Binglin (1869-1936), dont Fu avait autrefois pensé qu’il était le plus grand de la dernière génération de savants traditionnels chinois, était inférieur à ses prédécesseurs de la dynastie Qing en philologie par les preuves et en études phonologiques70. La conclusion était évidente : comparée à l’Occident, la Chine était déjà bien en retard au début du xxe siècle.

  • 71 Le troisième membre de ce comité était Yang Zhengsheng. Fu, Gu et Yang rédigèrent conjointement pl (...)
  • 72 Fu, 1980a.

48Fu voulait réaliser la promesse d’une histoire et d’une philologie modernes dans son nouvel institut. D’un côté, il pensait que l’érudition chinoise avait progressé sous la République grâce à l’apport de nouvelles visions et de nouvelles méthodologies. Par exemple, son ami d’université Gu Jiegang (1893-1980) avait surpassé l’éducation traditionnelle avec ses analyses critiques d’anciens textes chinois. Gu avait appliqué la méthodologie historique moderne à l’examen de l’authenticité des récits historiques de l’antiquité chinoise, bien qu’il n’eût jamais étudié à l’étranger. Fait notable, il fut l’un des trois membres du comité préparatoire de l’Institute of History and Philology71. D’un autre côté, Fu mettait en avant la faiblesse chinoise qui consistait à s’appuyer uniquement sur les textes imprimés. Il voulait étendre les types de sources primaires utilisés pour l’histoire chinoise à tous les matériaux dont les historiens européens avaient su tirer parti : les découvertes archéologiques, les inscriptions, les manuscrits, les archives et la recherche ethnographique sur le terrain72. Il divisa donc son institut en quatre départements : histoire, langues (c’est-à-dire, pour lui, la philologie), archéologie et anthropologie (renlei xue). Il obtint des fonds pour les fouilles archéologiques de la capitale Shang à Anyang, et envoya des collègues sur le terrain en Chine de l’ouest et du sud-ouest.

  • 73 Fu, 1928.

49Fu organisa l’étude des langues dans son nouvel institut en quatre domaines. Le premier était dédié aux dialectes du chinois : Karlgren avait démontré que les enquêtes sur les dialectes servaient de fondement à la phonologie historique. Le deuxième se vouait à l’étude des langues non-chinoises parlées au sud-ouest de la Chine, ce qui incluait le tibétain, le birman, le thai et les langues qui leur étaient apparentées à l’intérieur des frontières chinoises. Le troisième étudiait les textes diffusés à travers l’Asie Centrale dans le passé, ce qui incluait le sanskrit, le turc, le mongol, le mandchou, et différentes branches des langues tokhariennes de la famille des langues indo-européennes. L’étude de ces langues, sur la base de documents historiques, était la spécialité d’érudits parisiens tels que Pelliot. Fu confia les travaux sur ces langues à Chen Yinke (1890-1969), qui avait également reçu une formation philologique en Allemagne et avait été sollicité pour diriger le département d’histoire. Le dernier champ était dédié à la linguistique : bien que Fu eût constaté que les chercheurs chinois n’étaient pas encore à même de contribuer à la linguistique générale, l’installation d’un laboratoire de phonétique dans son institut pouvait aider à former des chercheurs de terrain chargés d’enregistrer les dialectes73.

  • 74 Chao, Y. R., 1928.
  • 75 Li, 1928.

50La mise en œuvre de l’étude des langues fut largement laissée aux mains des collègues de Fu au département des langues, dirigé par Chao. Comme il venait de publier sa première étude des dialectes de Wu74, Chao déménagea à Tsinghua pour diriger son département en menant des études dialectologiques et en faisant de la phonologie historique et des études phonétiques assignées par Fu. Les travaux sur les langues du sud-ouest en particulier furent entrepris par son collègue Fang-Kuei Li (ou Li Fanggui, 1902-1987), qui rejoignit l’institut en 1929 après avoir obtenu son doctorat à l’Université de Chicago. Li fut l’un des premiers au monde à recevoir une formation officielle en linguistique : il étudia sous la direction de deux linguistes américains majeurs, Leonard Bloomfield (1887-1949) et Edward Sapir (1884-1939), au sein de ce qui était alors connu comme le Département de philologie comparée, de linguistique générale et de philologie indo-iranienne à Chicago, et qui allait devenir en 1934 l’un des premiers départements de linguistique. La thèse de Li était une étude du mattole75, une langue amérindienne sans forme écrite. Il était évident que Chao, Li et leurs collègues du département des langues n’avaient que peu d’intérêt pour la philologie. L’éducation et le point de vue anglo-français de Chao et de Li guidèrent le développement de leur département, même après qu’ils furent tous deux partis pour enseigner aux États-Unis. Les travaux du département des langues étaient purement linguistiques, et plus du tout philologiques.

  • 76 Elman, 2015.
  • 77 Fu, 1980d, 29-41.

51Dans ses propres recherches Fu s’attachait à appliquer sa connaissance de la philologie européenne aux matériaux chinois. Cet effort est particulièrement visible dans ses « Lecture Notes on Ancient Literary History », préparées pour son cours à l’Université Sun Yat-sen peu après son retour d’Allemagne. Il étudia Confucius, notamment le Classique des documents, les Analectes et les Annales du printemps et de l’automne, qui avaient longtemps été considérées comme des vérités infaillibles, comme des sources d’histoire littéraire. Ces travaux avaient été quelque peu désacralisés par les érudits de l’époque Qing, qui les considéraient comme des documents historiques76. Son ami Gu Jiegang alla plus loin et jeta le doute sur de nombreux récits historiques contenus dans ces documents. Malgré ces précédents, Fu semble avoir été l’un des premiers à envisager les classiques de Confucius comme des matériaux littéraires. Dans la partie théorique de ce travail, il traite de la différence entre les langues écrites et parlées, un thème qui avait été développé au sein de la philologie européenne. Il distinguait en outre cinq strates du langage dans la littérature ancienne : le dialecte (ou langue populaire, familière), la langue de classe (les langues parlées par différentes classes sociales), le mandarin, la langue littéraire et la langue antiquaire (des langues mortes telles que le latin qui ne peuvent être que lues, et non parlées)77.

  • 78 Par exemple « Yixia Dongxi Shuo (une discussion sur les localisations occidentales et orientales d (...)
  • 79 Fu, 1980d, 46-47.
  • 80 Ibid., 42-43.

52L’attention portée par Fu aux différences linguistiques était également liée à son intérêt pour la diversité ethnique dans l’antiquité chinoise. Sa connaissance des états de la Grèce et de la Rome antiques a sûrement joué un rôle dans ses doutes concernant l’homogénéité ethnique, longtemps présumée, des anciens peuples qui avaient vécu dans ce qui est à présent la Chine. Cette perspective le mena à produire des travaux qui redessinaient le tableau ethnique et géopolitique de la Chine antique78. Son intérêt pour la diversité linguistique l’avait également motivé à donner pour but à son nouvel institut de collecter à grande échelle des mythes, des ballades, des contes – matériaux qu’il estimait être particulièrement rares en Chine79. Il avait pour modèle les Vedas indiens, les épopées homériques grecques, et surtout les Chansons des Nibelungen des pays germaniques et scandinaves80.

  • 81 Elman, 2015.

53L’affinité de la philologie européenne avec l’érudition traditionnelle chinoise explique pourquoi la première fut accueillie avec peu de résistance, et pourquoi la portée des travaux de l’institut était limitée. L’essai inaugural écrit par Fu pour la revue de l’institut ne fut pas remis en cause, et les premières publications de l’institut connurent une réception chaleureuse. Fu en particulier avait hérité de la tendance des érudits de la dynastie Qing spécialistes de la preuve à mépriser les spéculations purement théoriques et à privilégier les découvertes directes et les compilations de sources primaires81. Bien qu’il publiât des travaux sur l’antiquité chinoise qui étaient de nature hautement spéculative, il affirmait souvent que les sources primaires disaient tout, si bien qu’il n’y avait nul besoin, ni effectivement nulle place, pour l’interprétation, qu’il considérait comme dangereuse. Beaucoup des publications de l’institut dirigé par Fu étudiaient les gloses de mots, les noms de lieux ou encore les institutions dans un style qui ressemblait plus à la tradition des vérifications et des preuves de la dynastie Qing qu’à la philologie européenne.

  • 82 Wentong (1898), de Ma Jianzhong, est souvent considéré comme étant le premier ouvrage sur la gramm (...)
  • 83 Chao, Y. R., 1968.

54Bien que les contributions de l’institut à l’étude des langues non-chinoises soient importantes, son véritable point fort était la phonologie chinoise, un domaine auquel les érudits de la dynastie Qing avaient déjà fourni une base solide. En comparaison, la grammaire n’avait qu’une place minime dans les travaux du département des langues de l’institut. C’est une curieuse lacune, si l’on considère que les meilleurs philologues ou historiens des langues du xixe siècle en Europe furent ceux que l’on nomme les néogrammairiens, Junggrammatiker, à l’instar de Brugmann et Delbrück. Ce manque d’intérêt pour la grammaire ne peut être expliqué que par l’absence de travaux grammaticaux dans la tradition chinoise82. Chao acheva finalement un travail monumental sur la grammaire chinoise dans les années 1960, alors qu’il enseignait à Berkeley83. Il pourrait avoir été inspiré en cela moins par la tradition chinoise que par l’ambiance au sein de la communauté linguistique à un moment où Noam Chomsky venait de publier des travaux révolutionnaires sur la grammaire et la linguistique structurale.

55Le paradoxe qui ouvrait cet essai est ainsi le résultat de deux points de vue rivaux, si ce n’est directement conflictuels. Du point de vue de Fu, il n’y avait aucune discordance entre les intitulés chinois et anglais de son institut. La philologie était la Sprachwissenschaft, et l’Institute of History and Philology était bel et bien dédié à l’étude de l’histoire et de la langue. Selon la perspective franco-anglaise partagée par Chao, la philologie ne relevait pas de la linguistique ; ainsi, un institut pour l’étude de l’histoire et de la langue n’était pas synonyme d’institut pour l’histoire et la philologie. C’est là que se fait jour une divergence entre l’intitulé anglais et l’intitulé chinois.

56À une époque où la linguistique émergeait comme science indépendante de la philologie en Occident, l’institut de Fu et de Chao leur fournit à toutes deux un toit en Chine. La philologie européenne telle que comprise par Fu avait été façonnée par au moins trois développements préalables : (1) l’expansion de l’Altertumswissenschaft, d’abord fondée sur la philologie classique et qui avait incorporé les études textuelles, l’archéologie et l’histoire pour produire des études sur presque toutes les dimensions de l’antiquité ; (2) la croissance de la philologie comparée au-delà des documents écrits pour étudier les relations historiques et familiales des différentes langues en tant que systèmes grammaticaux et phonétiques ; (3) la formation d’une philologie nationale qui intégrait le folklore, la lexicographie, les écrits religieux et les productions littéraires dans l’ensemble de la littérature nationale. Fu organisa son nouvel institut selon sa connaissance des pratiques scientifiques modernes en histoire et en philologie, qu’il appliqua à ses travaux sur l’antiquité chinoise. Son introduction de la philologie européenne fut reçue sans grande résistante en Chine, puisqu’elle parlait à une communauté académique qui voyait une affinité entre la philologie européenne et l’École des Preuves de la tradition chinoise. Chao, philosophe des mathématiques devenu linguiste, embrassa le profil anglo-français de l’étude des langues, et conduisit finalement son département à mener des recensements de dialectes, à pratiquer la phonologie historique et à faire de la recherche en phonétique.

  • 84 Wang, 2000.

57L’implémentation des visions qu’avaient Fu et Chao de la philologie et de la linguistique contribua à faire de leur institut, qui déménagea à Taïwan en 1949, l’une des institutions de sciences humaines les plus productives d’Asie orientale au cours de la première moitié du xxe siècle. Quatre exemples suffisent à illustrer son importante contribution à l’histoire globale des savoirs archéologiques, philologiques, historiques et linguistiques. En premier lieu, les fouilles menées par l’institut à Anyang qui ont conduit à l’exhumation de la civilisation Shang ont montré que l’histoire de cette dernière faisait véritablement partie de l’histoire de l’humanité, un accomplissement qui émerveilla Pelliot lui-même84. Ensuite, ces fouilles exhumèrent un nombre incroyable d’ossements divinatoires et de carapaces de tortues ; si quelques travaux sur les écritures divinatoires avaient déjà été réalisés depuis le début du xxe siècle, les collègues de Fu commencèrent les premières études systématiques et à grande échelle des langues inscrites. Ils déterminèrent les périodes auxquelles appartenaient les inscriptions sur les os et les carapaces, et produisirent ensuite une chronologie rigoureuse des rois Shang grâce à l’étude de ces inscriptions.

  • 85 Mei, 1990 ; Ting, 2000.

58Troisièmement, le travail mené par Fu sur l’antiquité chinoise fut très influent, en ce qu’il fit prendre conscience aux historiens chinois de la diversité ethnique et de la complexité géopolitique du monde antique. Enfin, le département de Chao conduisit des études des dialectes chinois et des langues non-chinoises qui n’avaient aucun précédent en termes de qualité et d’échelle, et poussa la reconstruction de la phonologie chinoise jusqu’à la période antique85. Grâce à ce qu’il avait accompli en linguistique chinoise, Chao fut élu président de la Linguistic Society of America en 1945, date très précoce pour voir un chercheur asiatique recevoir un tel honneur.

59La divergence entre les intitulés de l’institut de Fu nous apparaît évidente aujourd’hui pour deux raisons supplémentaires. En premier lieu, il y avait trop peu de chercheurs dans son institut comme dans son pays qui comprenaient le modèle européen de la philologie, et moins encore qui le pratiquaient. Même si Chen, à qui Fu confia la philologie des langues historiques d’Asie centrale, publia des travaux d’une nature philologique dans les premières années d’existence de l’institut, son intérêt se porta bientôt sur l’histoire politique de la dynastie Tang. Ni Chen ni Fu ne formèrent de jeunes chercheurs en philologie occidentale. Presque aucun chercheur ayant une formation allemande ne rejoignit l’institut par la suite. La philologie occidentale ne fut ainsi jamais reproduite à un degré significatif à l’institut ni dans le reste de la Chine.

  • 86 Pollock, 2009, 934.

60Ensuite, les chercheurs et étudiants en Occident comme en Asie orientale ont désormais tous accepté la définition de la linguistique proposée par Saussure et internationalisée par Chao. Au cours du xxe siècle, la linguistique gagna en effet son indépendance vis-à-vis de la philologie pour devenir une science prospère. De son côté, la philologie en tant que discipline a décliné. Peu d’étudiants à l’université aux États-Unis, et peut-être même ailleurs dans le monde, savent même ce qu’est la philologie. Dans les universités américaines, il ne reste plus aucun vestige officiel de cette science autrefois glorieuse, à l’exception peut-être du nom de l’organisation pour les études classiques, l’American Philological Association, et de sa revue, l’American Journal of Philology. Et même ceci n’est plus vrai, puisque l’association s’est choisie en 2013 un nouveau nom, la Society for Classical Studies. La philologie a tant décliné qu’elle nécessite une nouvelle définition – celle de Sheldon Pollock, « comprendre des textes », étant l’une des plus connues86. C’est uniquement lorsqu’on cesse d’interpréter la science du langage comme philologie que l’écart entre les noms chinois et anglais de l’institut de Fu devient manifeste.

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Notes

1 Rüegg, 2004, 415-453.

2 Henrich, 2002, 48-50 ; Eschbach-Szabo, 2000, 94-97.

3 Au cours de sa première année d’existence, l’institut employa un nom français, « Institut historique et philologique », au moins dans ses en-têtes.

4 Saussure, 1922 [1916], 21.

5 Wang et Tu, 1995, 41 et 44. Sur la vie et l’oeuvre de Fu et la raison de la relocalisation de Fu à Berlin, voir la biographie complète par Fan-shen Wang : Wang, 2000, 58.

6 Fu avait lu les travaux d’Ernst Bernheim sur la méthode historique (Bernheim, 1908) ainsi que l’histoire anglaise de Henry Thomas Buckle (Buckle, 1920), traduisant même les cinq premiers chapitres de celle-ci. Il suivit des cours de sanskrit auprès du philologue Heinrich Lüders (1869-1943), de tibétain avec August Hermann Francke (1870-1930), et de phonétique générale. Voir Wang et Tu, 1995, 51.

7 Whitney, 1896 [1875], 318.

8 Anthony Grafton attire l’attention sur le déclin de l’image de la philologie dans la culture allemande à la fin du xixe et au début du xxe siècle, citant la satire populaire de la philologie (et de l’Altertumswissenschaft en général) de Ludwig Hatvany, Die Wissenschaft des nicht Wissenswerten (1908) pour illustrer son propos. Grafton, 1981, 101. C’est également le thème principal de Marchand, 2003, p. 302-376 en particulier. Je remercie Anthony Grafton pour ces deux sources.

9 Güthenke, 2015.

10 Wolf, 1831.

11 La plupart des différences de contenu dans les sciences antiquisantes entre ce travail et celui de Wolf ne relèvent que de la catégorisation. Par exemple, bien que la numimastique apparaisse comme une nouvelle catégorie, elle était incluse dans l’étude des artéfacts selon la formulation de Wolf. Voir Gercke et Norden, 1912.

12 Wilamowitz-Moellendorff, 1982, 159-165.

13 Marchand, 2003, 116-151, 341-376.

14 Bloomfield, 1933, 10-12.

15 « Si l’étude de la littérature indienne venait à prospérer, les principes de la philologie classique devront y être appliqués. » Agust Wilhelm von Schlegel, Indische Bibliothek (1820-30), cité dans Delbrück, 1989, 28. Traduction Eva Channing.

16 Bopp, 1816.

17 Bopp, 1974, 27-28.

18 Delbrück, 1989, 113-117.

19 Des spécialistes de la philologie allemande tels que Jacob Grimm voyaient la Bible de Luther comme un événement marquant dans la littérature allemande moderne. Grimm, 1819, avant-propos.

20 Le Cours de Saussure fut publié à titre postuhme en 1916 ; il enseigna son cours de linguistique générale à Genève de 1906 jusqu’à sa mort en 1913.

21 Saussure, 1922 [1916], 13-15, 33.

22 Whitney, 1896 [1875], 315.

23 Sweet, 1900, 1.

24 Jespersen, 1922, 65. Selon Jespersen, la philologie prise selon son sens continental (c’est à dire allemand) concernait plutôt l’étude d’une nation. La philologie latine, par exemple, était l’étude de la culture romaine, et non la recherche professionnelle sur la langue (64). Leonard Bloomfield, important linguiste américain ayant formulé la différence entre la linguistique et la philologie dans les années 1930, disait que « toute étude historique d’une langue [philologie] est fondée sur la comparaison de deux ensembles ou plus de données descriptives… Afin de décrire une langue [la tâche qui incombe aux linguistes], il n’y a nul besoin de connaissances historiques ; de fait, l’observateur qui permet auxdites connaissances d’affecter sa description est voué à distordre ses données. » Bloomfield, 1933, 19-20.

25 Wolf, 1831, 47.

26 Müller, 1862, 22 ; Delbrück, 1880, iii-iv.

27 Bernhardi, 1805, 1, 6-10.

28 Benfey, 1869, 4-8.

29 Brugmann, 1885, 39.

30 Gabelentz considérait la philologie comme « la science d’imitateurs inférieurs, qui errent dans une admiration mélancolique parmi les tombes d’une culture morte » (die Wissenschaft der Epigonen, die mit Wehmüthiger Bewunderung durch die Grabstätten einer erstorbenen Cultur wandern). Gabelentz, 1995 [1891], 21. Pour une idée de son influence, voir Hutton, 1995 ; Elffers, 2008.

31 Alors qu’il était étudiant, Fu avait noté dans la marge de la page 2r de sa copie de la traduction du System of Logic de John Stuart Mill par Yan Fu que la philologie devrait être traduite par yu xue (...). Cette copie se trouve dans la Bibliothèque Fu Ssu-nien de l’Institute of History and Philology de l’Academia Sinica. Je remercie Luo Zhitian de l’Université de Beijing pour cette source. Fu conserva cette traduction dans ses « Objectifs », bien qu’à la page 23 du même ouvrage il traduisit « philologie » comparée par yanyu xue (...). Il avait déjà été fait remarquer qu’il avait traduit « philologie » dans le nom de son institut par yuyan xue (語學).

32 Wang et Tu, 1995, 52.

33 La collection des travaux de Jespersen par Fu inclut Jespersen, 1904, 1917, 1918, 1922, 1923, 1924, 1925, 1933 et 1937.

34 Wang et Tu, 1995, 52.

35 Chao, Y. R., 2007, 439.

36 Ibid., 439-441.

37 Ibid., 451.

38 Chao, Y. R., 2006, 3-4. Cet essai a été publié en anglais.

39 Ibid., 3.

40 Ibid., 28.

41 Ibid., 38-60.

42 Ibid., 44-48.

43 Chao, Y. R., 2007, 395.

44 Wu, 2006, 4-5.

45 Zhao et Huang, 1998, 117-119.

46 Hu Shi est l’auteur de la préface du manuel de Chao, qui était accompagné d’enregistrements en phonographe pour la nouvelle langue, préface dans laquelle il le louait pour son expertise. Zhao et Huang, 1998, 117.

47 Chao, B. Y., 2007a, 195 ; Zhao et Huang, 1998, 117.

48 Chao, B. Y., 2007a, 225.

49 Chao, Y. R., 1921, 10.

50 Zhao et Huang, 1998, 125 ; Chao, B. Y., 2007b, 550-551.

51 Zhao et Huang, 1998, 126.

52 Chao suivit les cours de Meillet sur les noms abstraits et sur la théorie générale du vocabulaire, et lut attentivement sa Linguistique historique et linguistique générale (1921). Chao, B. Y., 2007b, 552.

53 Zhao et Huang, 1998, 127.

54 Chao, Y. R., 1923.

55 Elman, 2015.

56 Karlgren, 1915.

57 Chao, Y. R., 2007 ; Zhao et Huang, 1998, 111.

58 Karlgren, 1925.

59 Chao, Y. R., 1926.

60 Malmqvist, 2011, 22-24.

61 Ibid., 33, 35, 39-40.

62 Ibid., 57.

63 Cité dans ibid., 82-83.

64 Cité dans ibid., 114.

65 Fu, 1980a, 253-254.

66 Fu, 1927, 3.

67 Fu, 1980a, 254.

68 Fu, 1980d, 153.

69 Fu, 1980c, 455.

70 Fu, 1980a, 255.

71 Le troisième membre de ce comité était Yang Zhengsheng. Fu, Gu et Yang rédigèrent conjointement plusieurs propositions quant aux travaux de l’institut en 1928, voir Fu, Gu et Yang, 2011a et 2011b. Fu était le seul auteur de la déclaration inaugurale qui présentait le journal de son institut.

72 Fu, 1980a.

73 Fu, 1928.

74 Chao, Y. R., 1928.

75 Li, 1928.

76 Elman, 2015.

77 Fu, 1980d, 29-41.

78 Par exemple « Yixia Dongxi Shuo (une discussion sur les localisations occidentales et orientales de Yi et de Xia) » et « Zhou Dongfeng Yu Yin Yimin (les commissions de Zhou dans l’est et les restes des Yins) ». Fu, 1980b, 1980e.

79 Fu, 1980d, 46-47.

80 Ibid., 42-43.

81 Elman, 2015.

82 Wentong (1898), de Ma Jianzhong, est souvent considéré comme étant le premier ouvrage sur la grammaire chinoise. Des travaux professionnels en linguistique sur une grammaire du chinois avaient été entrepris par l’un des premiers étudiants en recherche de Chao au Tsing Hua College, Wang Li, qui poursuivit ensuite une éducation en France. Wang écrivit sa thèse de M.A. à Tsing Hua sur la grammaire de l’ancien chinois, un sujet qu’il avait lui-même choisi. Dans les années 1930 et 1940, il publia trois autres ouvrages sur la grammaire du chinois : Wang, 1936, 1946 et 1947. Ses intérêts particuliers et ses distinctions en grammaire du chinois ne peuvent être discutés ici ; il suffit de noter qu’il ne travailla jamais à l’Institute of History and Philology.

83 Chao, Y. R., 1968.

84 Wang, 2000.

85 Mei, 1990 ; Ting, 2000.

86 Pollock, 2009, 934.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ku-Ming (Kevin) Chang, « Philologie ou linguistique ? Réponses transcontinentales »Revue d’histoire des sciences humaines, 37 | 2020, 65-91.

Référence électronique

Ku-Ming (Kevin) Chang, « Philologie ou linguistique ? Réponses transcontinentales »Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 37 | 2020, mis en ligne le 01 avril 2021, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/5121 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhsh.5121

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Auteur

Ku-Ming (Kevin) Chang

Institute of History and Philology, Academia Sinica (Taipei, Taïwan)

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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