Pour une histoire inclusive des sciences humaines et sociales
- Traduction(s) :
- For an inclusive history of the humanities and social sciences [en]
Texte intégral
1Le premier numéro de la Revue d’histoire des sciences humaines est sorti il y a vingt ans, en 1999. Pourquoi fêter ce jeune âge ? Vingt ans c’est peu dans une existence humaine pour faire un bilan ou dresser un inventaire, même si la temporalité d’un périodique est différente, avec ses effectifs changeants et sa « ligne » qui zigzague. Ces vingt ans sont une opportunité pour ouvrir des pistes, tenter des expériences, prendre des risques. La préparation et la fabrication d’une revue au quotidien imposent son rythme, ses cadences même, et il nous a semblé que cet anniversaire pouvait nous fournir l’occasion de prendre du recul sur nos pratiques et de nous projeter vers l’avenir : que faisons-nous ? Comment ? Et à quelles fins ? Et surtout, que souhaitons-nous faire ?
- 1 La Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH) date de 1986. Voir Claude Bla (...)
2L’histoire des sciences de l’homme, établie depuis une quarantaine d’années en France1, reste marginale par rapport à l’histoire des sciences et des techniques en général. Mais paradoxalement elle suscite de l’intérêt dans une communauté beaucoup plus vaste : parmi les chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales dans leur ensemble, qui sont soucieuses et soucieux de pratiquer une science non naïve, mais réflexive. Elles et ils interrogent leurs choix de corpus, de méthodologies, leur rapport aux contraintes économiques comme politiques, la relativité de leur point de vue – ainsi son éventuel caractère européocentré –, des questions qui sont, toutes, au cœur de l’histoire des sciences humaines et sociales. Beaucoup y puisent donc matière à réflexion.
- 2 À l’instar de History of Humanities (fondée en 2016).
- 3 Comme Serendipities. Journal for the Sociology and History of the Social Sciences (fondée en 2016)
- 4 À l’instar du Journal of the History of the Behavioral Sciences (fondée en 1965) dont l’objet port (...)
- 5 L’éditorial publié dans le numéro 29/3 de History of the Human Sciences (2016) défend une définiti (...)
3À la différence des autres revues du champ (étrangères, anciennes comme récentes), nous défendons une appréhension inclusive de notre domaine d’étude : nous n’entérinons pas le découpage entre humanities2 et social sciences3 ; ne préférons pas un sous-ensemble comme les behavioral sciences4. Nous nous intéressons autant aux unes qu’aux autres et surtout à l’histoire des découpages et partages, comme à ce qui les précède, les subvertit ou en gomme les spécificités. Nous ne défendons pas une définition des sciences humaines et sociales contre une autre5. Tout nous intéresse : autant les recherches qui affirment la spécificité de ces savoirs par rapport aux sciences de la nature que celles qui soulignent les continuités entre elles.
- 6 Revue d’anthropologie des connaissances fondée en 2007 ; KNOW: A Journal on the Formation of Knowl (...)
4Cette inclusivisité pourrait revendiquer le large empan d’une « histoire des savoirs » ou des « connaissances »6, catégories qui font désormais florès. Nous en apprécions l’amplitude de vue, l’intérêt pour les gestes savants autant que pour les lieux de savoirs. Mais si la catégorie de « savoirs » permet d’embrasser large, elle ne doit pas faire oublier que les savants ne cessent de tracer des frontières, de délimiter des périmètres, de distinguer entre les savoirs, de se démarquer précisément. La « scientificité », comme revendication, source de légitimation sociale et institutionnelle, ou « mythe à détruire », demeure pleinement à l’agenda de nos sommaires. Les travaux en science and technology studies revendiquent eux aussi d’en finir avec des cloisonnements jugés stérilisants. Nous partageons leur volonté de montrer les porosités entre science et société, mais nous n’oublions pas que les savants défendent bien souvent l’étanchéité et l’autonomie de leur pratique et que cette défense a des effets performatifs dont il ne faut pas oublier la portée. Vouloir systématiser un principe de symétrie étendu ne doit pas déboucher sur la croyance en un monde social plat, parfaitement contigu et homogène. Décrypter les effets de pouvoir, les hiérarchies symboliques, les discontinuités et les rapports de force nous semble indispensable pour qui veut mieux comprendre comment se structurent et évoluent les domaines scientifiques.
- 7 Un peu avant cet éditorial est paru ce printemps un article, intitulé « La revue : un lieu de cont (...)
5La revue a vingt ans, notre mandat en a cinq, et la nouvelle série publiée par les Éditions de la Sorbonne quatre7. Les huit numéros précédemment sortis en sont le résultat le plus évident, rendu possible par les auteurs et autrices qui nous ont fait confiance et ont bien voulu, la plupart du temps, dialoguer avec le comité. Cinq ans d’arbitrages, d’accompagnements, mais aussi de refus et de contingences, pour faire exister une ligne, celle qu’exposait l’éditorial du no 26, celle aussi d’une assez forte exigence.
6L’approche historienne qui est la nôtre ne doit pas être identifiée à un amour antiquaire du passé. S’efforcer d’éviter le « présentisme », au sens de l’usage de catégories actuelles pour appréhender le passé ; travailler à échapper aux « effets de tunnel » disciplinaires – faire comme si les configurations actuelles étaient le décalque de cadres ayant persisté en l’état sur de nombreuses décennies – ou à la téléologie qui fait du présent le résultat nécessaire de ce qui est advenu : ces trois garde-fous critiques ne connotent pas un historicisme autosuffisant. Nous n’avons jamais éludé le fait que l’histoire s’écrit au présent et qu’elle a un point de vue, voire plusieurs. Il nous semble au contraire difficile d’échapper à notre historicité. Quand elle est bien faite, cette approche offre en outre une grande variété de répertoires possibles, de la sociologie historique ou de l’histoire sociale et institutionnelle à l’analyse des contenus, des formes, des mots et des pratiques, mais aussi (et peut-être surtout ?) elle permet de les enchâsser dans l’examen de situations circonstanciées dans le temps et l’espace, sans nécessairement imposer de hiérarchie explicative.
7Vers où aller désormais ? Nous avons peu d’appétence à prédire l’avenir mais souhaitons explorer des voies. Nous aimerions que, plus encore, derrière le terme d’histoire qui figure dans notre titre on entende des approches variées et non disciplinaires : que des enquêtes de sociologie, d’anthropologie, d’économie, de géographie des sciences humaines et sociales puissent trouver leur place dans la revue. Bref que les focales soient encore plus variées qu’elles ne le sont.
8Nous aimerions aussi que, plus souvent, nos enquêtes nous conduisent dans des espaces moins familiers. Des articles de ce numéro annoncent cette tendance et nous prévoyons des dossiers entiers consacrés à d’autres aires culturelles que celles qui dominent dans l’histoire des sciences humaines et sociales. Nous aimerions aussi contribuer à une histoire des sciences de l’ère démocratique qui mette moins l’accent sur de grands auteurs ou de grands sujets – la construction de la « grandeur » étant elle-même un processus à interroger – et privilégie la diversité et les effets de masse. Il ne s’agit pas de négliger les singularités, mais il nous semble que bien souvent elles ne sont pas resituées. À ce titre, les case studies qui se sont multipliées en histoire des sciences depuis une trentaine d’années ont, bien souvent, vu leur objectif initial subverti. Alors que cette pratique visait une approche contextuelle des acteurs, elle conduit bien souvent à leur canonisation. Nous aimerions aussi et surtout que la mise en série ne soit pas un vain mot des dossiers et articles que nous publions, mais le résultat d’une opération qui rend commensurable des résultats dont la signification n’est pas autonome, manière de sortir des collections de monographies qui font l’ordinaire du champ. L’histoire des sciences humaines est collective, faite de groupes, de mouvements, d’alliances et de styles. Il ne s’agit pas de dire que les individus sont un degré zéro que l’on peut tenir pour négligeable, mais que c’est dans la coopération, l’antagonisme, l’imitation et le dépassement que s’élaborent des savoirs qui sont sociaux de part en part.
- 8 L’idée et le projet sont de Bertrand Müller, qui en a fait état lors de la table ronde que nous av (...)
9Pour relever le défi de l’histoire des savoirs, pourquoi ne pas choisir aussi des objets qui courent bien au-delà des sciences humaines et sociales : confronter la spécificité des enquêtes des sciences humaines et sociales aux enquêtes policières ou administratives8 ; interroger des pratiques moins académiques comme l’aménagement du territoire ; saisir la façon dont des savoirs tacites, incorporés dans la pratique de minorités dominées ou peu conscientes, ont pu être réévalués et faire l’objet de nouvelles spécialités académiques, notamment à travers les studies, ce nouveau régime de production des connaissances.
- 9 Exception faite des rubriques habituelles « Document » et « Débats, chantiers et livres ».
10Pour fêter ces vingt ans et ouvrir les vingt années à venir nous avons déployé deux chantiers. D’une part, l’ensemble de la rédaction s’est réuni et a longuement discuté de l’évolution et des transformations du champ, mais aussi de ce qu’elle souhaitait voir advenir. Il en est résulté une longue table ronde que nous livrons à la réflexion des lecteurs et lectrices. D’autre part, un anniversaire d’institution ne devant pas être réservé aux insiders, nous n’avons volontairement publié dans ce numéro que des articles d’auteurs et d’autrices qui n’avaient jamais été édité·e·s dans la revue9. Nous souhaitons que ce numéro sous les auspices de la réflexion collective et du renouvellement puisse vous intéresser et vous surprendre autant qu’il nous a entraînés.
Notes
1 La Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH) date de 1986. Voir Claude Blanckaert, « L’histoire des sciences de l’homme, une culture au présent. 1986-2006 : les 20 printemps de la SFHSH », La revue pour l’histoire du CNRS, 15, 2006, en ligne : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-cnrs/529 (consulté le 6 mars 2019), DOI : 10.4000/histoire-cnrs.529.
2 À l’instar de History of Humanities (fondée en 2016).
3 Comme Serendipities. Journal for the Sociology and History of the Social Sciences (fondée en 2016).
4 À l’instar du Journal of the History of the Behavioral Sciences (fondée en 1965) dont l’objet porte principalement sur les savoirs psy.
5 L’éditorial publié dans le numéro 29/3 de History of the Human Sciences (2016) défend une définition de l’être humain comme un « être culturel » qui requiert des sciences aux « méthodologies différentes de celles des sciences de la nature » (the human sciences would thus require a methodology quite different from those of the natural sciences).
6 Revue d’anthropologie des connaissances fondée en 2007 ; KNOW: A Journal on the Formation of Knowledge fondée en 2017.
7 Un peu avant cet éditorial est paru ce printemps un article, intitulé « La revue : un lieu de contestation ? » que nous avions écrit pour le hors-série no 18 de la revue Tracés. Il s’inspire de notre pratique de directeurs de revue(s) pour proposer une réflexion sur l’exercice du pouvoir dans les périodiques dits « à comité de lecture ».
8 L’idée et le projet sont de Bertrand Müller, qui en a fait état lors de la table ronde que nous avons réalisée pour ce numéro.
9 Exception faite des rubriques habituelles « Document » et « Débats, chantiers et livres ».
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Référence papier
Wolf Feuerhahn et Olivier Orain, « Pour une histoire inclusive des sciences humaines et sociales », Revue d’histoire des sciences humaines, 34 | 2019, 7-10.
Référence électronique
Wolf Feuerhahn et Olivier Orain, « Pour une histoire inclusive des sciences humaines et sociales », Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 34 | 2019, mis en ligne le 27 mai 2019, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/2937 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhsh.2937
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