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À propos de « Propositions destructives »

Concerning Destructive Proposals”
Olivier Orain
p. 305-311

Texte intégral

Je tiens à remercier Gilles Palsky, qui m’a transmis ce document il y a déjà plusieurs années.

1Parmi la masse des textes produits dans l’ambiance électrique de la commune étudiante de 1968, les tracts abondent, de format et de contenu extrêmement variables. Le document présenté ici, de par sa longueur, est à la limite du genre : son anonymat et sa matérialité (trois feuilles volantes imprimées en recto verso) l’y rattachent, mais on le verrait aussi bien figurer en éditorial d’un journal étudiant, dans une forme peut-être légèrement plus policée. De facto, l’économie est la même et il y a un continuum entre le tract, le libelle et le canard ronéotypé, celui-ci pouvant accueillir ceux-là ou en reproduire la forme, en particulier à l’occasion d’un numéro de lancement, parfois destiné à demeurer unique. Autrement dit, il s’agit plutôt de proches modalités de la prise de parole étudiante dans un contexte particulièrement agité.

2Dépourvu de date ou de référence destinée à un public extérieur, et partant assez hermétique à qui ne disposerait pas de clés a priori pour le lire, ce libelle a selon toute vraisemblance été rédigé par un ou plusieurs étudiants en géographie de l’encore Faculté des Lettres de Strasbourg, sans doute entre novembre et décembre 1968. Une certaine unité de ton (à la fois violemment ironique et à la limite de la sauvagerie) laisse imaginer un rédacteur unique, même si un « gang d’étudiants-fantômes » en revendique la « bien funeste folie ». De par la modulation de ses thèmes au regard des propriétés de l’Institut de géographie strasbourgeois, on imagine facilement des étudiants avancés ayant préparé les concours de l’enseignement d’histoire-géographie, monde à l’égard duquel ils manifestent une forte acculturation, y compris pédagogique. Les analyses bravaches sur le destin des « profs du secondaire » laissent transparaître une préoccupation ambivalente à l’égard du « dépérissement » éventuel de l’enseignement de la discipline, dont les auteurs pronostiquent le remplacement par une « initiation aux sciences économiques » supposée faire pièce au scénario alternatif (et souhaité) d’une « anthropologie globale ». La façon dont les cultures scolaire et universitaire sont conçues dans un continuum évident est sans doute un trait qui milite pour un tel profilage de ses auteurs. À l’inverse, les références aux traits saillants des lieux strasbourgeois – la géomorphologie, traitée sous le signe du dédain pour les « trieur[s] de caillou[x] », ou la géographie appliquée – ne sont pas suffisamment centrales pour apparaître biographiquement significatives.

3L’animosité qui se lit dans ces lignes est assez fidèle à ce que l’on sait du caractère houleux des relations entre professeurs et étudiants à Strasbourg en 1968. Six « mandarins » sont directement mis en cause, dont cinq sont aisément identifiables : par ordre d’ancienneté, René Raynal (1914-2002), géomorphologue à la trajectoire discrète, ancien résistant ; Étienne Juillard (1914-2006), spécialiste des relations rural-urbain, rénovateur de la réflexion sur la région dans les années 1960 et auteur d’une magistrale Europe rhénane en 1968 ; Jean Tricart (1920-2003), figure de proue de la rénovation de la géomorphologie, à l’origine d’une tentative pour créer un diplôme d’expert-géographe en 1958 et par ailleurs membre du PCF ; Jean Gallais (1926-1998), dont la thèse sur les paysans du Delta du Niger intérieur (1967) a fait date par son attention à la trame des ethnies et à leur culture technique ; enfin Henri Nonn (1929), auteur en 1965 d’une thèse sur Strasbourg : des densités aux structures urbaines. La violence de la confrontation a notoirement contribué au départ définitif du seul « rang B » parmi eux, Jean Gallais, alors à cheval entre Strasbourg et Rouen. Têtes de turc des étudiants, J. Tricart et J. Gallais sont également au cœur du développement précoce et systématique de la géographie appliquée à Strasbourg, dont de multiples indices donnent à penser qu’il fut largement à l’origine du malaise local dans ce qu’il a de spécifique. Le libelle évoque cette question, sans lui donner non plus un poids considérable et sans analyser spécifiquement le placement d’étudiants à grande échelle dont J. Tricart s’était fait une spécialité et qui fut violemment contesté en mai-juin 1968. En revanche, les projets « structurels » concernant l’Institut de géographie sont plus longuement évoqués : ils visaient le transfert de celui-ci au sein de l’université scientifique en cours de constitution (une démarche équivalente eut lieu à Lille). Les auteurs du libelle moquent la recherche d’une distinction scientifique synonyme de « gloriole », le « marchandage » tous azimuts et les intérêts bien compris des futurs « PDG » de la structure. Le maître mot de l’autonomie, voulue par la réforme Faure (voir encadré) et prônée localement, est caricaturé sans relâche, en particulier par attelage dans des expressions improbables : « Ah, ce qu’on sera bien avec nos crédits autonomes, nos bâtiments autonomes, nos cartes autonomes, notre Tricart autonome », « bordel autonome », « crétins autonomes », « cuisine autonome »… À qualifier tout et n’importe quoi, l’idée est entachée d’absurde et de dérisoire, se vide de sens.

  • 2 L’expression est du collectif à l’origine de Mai-Juin 68, Éditions de l’Atelier, 2008.

4Si le sarcasme est protéiforme tout au long des six pages, et se couple avec une familiarité de ton sensible dans la dénomination des personnes, un autre trait général s’impose davantage encore : la férocité. Elle se déchaîne à toutes les pages, contre les « mandarins » locaux, contre les adeptes de la « participation » aux réformes d’Edgar Faure, contre les « techniciens » au service du « grand Capital », contre la géographie en général et l’institut strasbourgeois en particulier. Il s’agit de « traquer », « faire chier », « démanteler », « détruire », incendier, le tout au milieu d’insultes crânement assumées (« idiots », « connards », « fasciste », etc.). Cette posture hyperviolente visant la tabula rasa s’adjoint une strate d’injonctions (exprimées en majuscules) dont les slogans oscillent entre le credo anarchiste et un appel aux pulsions les plus « primales », sexe, cannibalisme, surjoués sous la forme d’un filet en bas de page. À n’en pas douter, cette férocité calculée a dû frapper ses destinataires, tant ses cibles nommément désignées que les lecteurs distants. Une telle violence verbale permet de prendre la mesure du « tranchant2 » de 68, bien éloigné des images rétrospectives du mouvement. Donner à lire un tel brûlot dans un numéro de revue évoquant doctement les transformations des sciences humaines et sociales dans les « années 68 » permet en première intention de créer un effet de contraste avec l’image euphémisée que produisent des bilans savants informés de la suite de l’histoire.

5Mais l’effet de contrepoint ne suffit pas à épuiser l’intérêt de ce texte. Celui-ci n’est pas tellement dans ses caractéristiques idéologico-politiques, à la fois banales pour l’époque et relativement sommaires dans leur développement : il s’agit d’une dénonciation, d’inspiration marxiste, de l’instrumentalisation de l’université et des disciplines scientifiques par le capitalisme, doublée d’un refus de deux grands thèmes du gaullisme finissant, la participation et l’autonomie, dans leur problématisation spécifique à l’université. Son intérêt singulier provient du développement, relativement précoce et plutôt bien construit, d’une critique épistémologique qui tranche dans le paysage de la géographie de l’époque, en particulier par rapport aux tracts et manifestes disciplinairement conformistes produits dans les instituts et sections en grève. À ce titre, il précède voire devance de presque une décennie la salve de textes « révolutionnaires » qui allaient embraser le paysage disciplinaire au mitan des années 1970, dont il contient en germes la plupart des thèmes.

  • 3 La formule « ordre spatial » est inédite pour l’époque et tranche avec le vocabulaire usuel, rareme (...)

6Même s’il n’est pas le premier texte dénonçant le caractère dépassé du programme « écologique » de la géographie vidalienne et son inactualité au regard d’un potentiel programme marxiste (il en a existé dès l’après-guerre), il en propose une nouvelle version, presque nihiliste dans sa vision comme dans ses conséquences. À côté de schèmes marxistes (science versus idéologie, nécessité d’en passer par les « rapports sociaux de production »), il opère une critique du légitimisme, de l’optimisme technique et de l’absence de pouvoir explicatif global de « la vision géographique […] condamnée à se noyer dans un fouillis de “facteurs” ». Il fustige son pointillisme, fourvoyé dans « ses monographies villageoises, ses études parcellaires du tracé des lignes de bus ou de l’emplacement des marchés-gares » – souvent le lot fastidieux des étudiants commis dans les enquêtes diligentées par les patrons. En creux, il manifeste une lassitude profonde à l’encontre de l’empirisme monotone et sans imagination de la géographie des années 1960, sa revendication de « concret », de « synthèse », menée par des « touche-à-tout ». Il moque la prétention à la « sagesse » et à l’« humanisme » si caractéristique des patrons de l’époque et, plus généralement, les mots de la tribu avec ce qu’ils charrient d’usages devenus « vieux ». Sa quête d’un « ordre spatial3 » supposément harmonieux est frappée d’inanité par le « développement inégal et anarchique » des sociétés modernes. Le texte congédie la « racaille des aménageurs et des planificateurs » et dénonce l’inanité de la géographie appliquée, incapable d’apporter une amélioration à l’existence des populations dont elle traite, partant inutile, sinon complice de l’exploitation capitaliste. La discipline scolaire, véhicule du nationalisme, du colonialisme et de la société bourgeoise, a fait son temps et n’a plus de raison d’être, remplacée avantageusement par de nouveaux médias pour prodiguer la « culture générale » que réclame la demande sociale, ou alors contrainte à une mue vestimentaire dont le caractère violent et imagé est éloquent.

7On a bien là une cristallisation précoce de l’ensemble des schèmes révolutionnaires des années 1970 : critique de la non-scientificité de la géographie française, de son apolitisme et de son utilité problématique, de son déficit d’explicativité. Il n’y a en revanche guère de solution alternative, sinon une dissolution dans une « anthropologie globale » aux contours vagues et un marxisme dont les modalités de déclinaison géographique ne sont pas explorées, faute sans doute de vouloir imaginer la perpétuation d’une quelconque discipline. Le libelle se termine par une exploration implacable des marchés de la géographie (enseignement, « application » et aménagement), qui apparaissent dans l’impasse. Rarement texte de l’époque a su capter aussi clairement et avec autant d’acuité l’ensemble des griefs que nourrissaient les jeunes générations à l’encontre des vieilleries disciplinaires qu’on leur servait. Le contexte d’une ville où s’est inventé le situationnisme a-t-il aidé ? De nombreuses références implicites semblent nourrir un texte à la clarté tranchante, sans doute insupportable pour ses cibles. Le sort fait à Jean Tricart, ancien jeune Turc en guerre vingt ans plus tôt contre le « formalisme » de la « géographie bourgeoise » et devenu l’une des figures d’autorité de la scène nationale (et portraituré ici en « adjudant-chef »), porte toute la charge d’une ironie générationnelle. Demeure une critique radicale de la contractualisation de la recherche qui quatre décennies plus tard n’a rien perdu de son actualité.

La réforme Faure

Après son triomphe électoral des 23-30 juin, le pouvoir a répondu de diverses manières au mouvement de 1968. D’un côté, sous l’influence des officines du « gaullisme d’ordre » (Audigier, 2012), une politique de répression des groupes gauchistes s’est progressivement déployée, sous le pilotage de Raymond Marcellin, ministre de l’intérieur de la fin mai 1968 à février 1974. Elle allait trouver dans la « loi anti-casseurs » du 30 avril 1970 son outil juridique d’élection. Mais, de l’autre, il apparaissait absolument nécessaire de réformer le fonctionnement universitaire (inchangé depuis les années 1890) et de tirer un trait sur la réforme Fouchet, dont le style autoritaire et les objectifs de spécialisation n’avaient pas peu contribué à l’embrasement du printemps. L’action d’Edgar Faure, nommé ministre de l’Éducation nationale le 10 juillet 1968, avec le soutien appuyé de De Gaulle, allait s’inscrire dans ce sens.

Son action a visé à pacifier les relations avec toutes les composantes du monde universitaire, notamment par des consultations massives, et à impulser un effort financier sans précédent se traduisant notamment par des recrutements massifs et des constructions tous azimuts. La création de quatre centres expérimentaux (Dauphine, Vincennes, Anthony et Marseille-Luminy) a été diligentée durant l’été, dont trois allaient voir le jour dès l’année universitaire suivante (un seul a avorté). Mais la contribution la plus décisive a été l’élaboration tambour battant d’une loi d’orientation qui a profondément transformé le fonctionnement de l’université française. Le programme en fut présenté devant le parlement dès le 24 juillet, et après un été de consultations et un arbitrage favorable du président de la république début septembre, déboucha sur un texte transmis le 19 septembre à l’Assemblée nationale. Après deux mois de joutes et de compromis, il fut définitivement adopté le 22 novembre.

La loi d’orientation de l’enseignement supérieur a mis fin à une configuration dans laquelle l’État pilotait le fonctionnement du système facultaire par l’entremise de doyens nommés et d’une administration à sa main, système dans lequel les pouvoirs relatifs concédés aux agents étaient monopolisés par les professeurs. Cette verticale du pouvoir a été remplacée par un système qu’on appellerait aujourd’hui bottom-up dont la brique de base était les Unités d’enseignement et de recherche (UER), regroupant une ou plusieurs disciplines, UER réunies en université, dotées d’une personnalité morale et juridique et lieu d’exercice d’un pouvoir universitaire aux prérogatives élargies. Le système reposait sur des élections à plusieurs niveaux associant plusieurs collèges (universitaires, étudiants, personnel) représentés en proportion diverses dans des conseils d’administration ayant notamment pour fonction d’élire un président, doté de prérogatives élargies et exerçant un réel pouvoir exécutif. La création en parallèle de conseils scientifiques réservés aux seuls enseignants-chercheurs fut une concession aux groupes de pression hostiles aux changements. Le mode d’ordre général était l’« autonomie » – financière, pédagogique, scientifique – relative et encadrée dans les faits. Une de ses modalités, développée en parallèle, fut l’expérimentation des unités de valeur (UV), inspirées du système des credits américains et progressivement généralisées : elles remplaçaient les très rigides certificats par un système de formation « à la carte » où les étudiants pouvaient en théorie choisir dans un vaste catalogue d’enseignements. Dans les universités où cette logique a été réellement mise en œuvre, elle a concouru à une redistribution complète de l’autorité professorale, reposant désormais sur l’adhésion estudiantine à des programmes et à des enseignements qui fragmentaient l’offre pédagogique et mettaient en concurrence professeurs et assistants.

Les réformes impulsées par le ministère Faure ont créé un clivage entre « participationnistes » et « anti », source de conflits homériques et rémanents dans certaines universités, en particulier le tout nouveau Centre universitaire expérimental de Vincennes (CUEV). Les élections organisées en février-mars 1969 dans les toutes nouvelles UER et universités ont été un moment clé pour la consolidation et la pérennité des réformes. Des taux de participation oscillant entre 40 et 70 % dans les collèges électoraux estudiantins ont à la fois imposé la démarche du ministre auprès des forces hostiles aux réformes et mis le mouvement anti-participationniste en minorité, même s’il a fallu quasiment une décennie pour que le principe de la participation apparaisse sans conteste comme une avancée démocratique. La réorganisation du paysage universitaire a conduit à Paris, Lyon et Aix-Marseille, à une séparation scientifico-politique du personnel en établissements distincts et rivaux. Dans ses grandes lignes, la loi Faure demeure le cadre législatif qui organise le système universitaire français.

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Bibliographie

Audigier, F., 2012, « Le gaullisme d’ordre des années 68 », Vingtième Siècle, 116, p. 53-68.

Poucet,B., Valence, D. (dir.), 2015 (à paraître), Réformer l’Université après mai 68. La loi d’orientation de l’enseignement supérieur et son application (1968-1984), Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Prost, A., 2004, « Mai 68 en perspective », dans Histoire de l’enseignement et de l’éducation. IV Depuis 1930, Paris, Perrin (Tempus), p. 311-350.

Prost, A., 2013, « 1968 : La refondation des universités », dans Du changement à l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Paris, Seuil (L’univers historique), p. 167-188.

Soulié, C. (dir.), 2012, Un mythe à détruire ? Origines et destin du centre universitaire expérimental de Vincennes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes.

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Notes

2 L’expression est du collectif à l’origine de Mai-Juin 68, Éditions de l’Atelier, 2008.

3 La formule « ordre spatial » est inédite pour l’époque et tranche avec le vocabulaire usuel, rarement aussi théoriciste.

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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Orain, « À propos de « Propositions destructives » »Revue d’histoire des sciences humaines, 26 | 2015, 305-311.

Référence électronique

Olivier Orain, « À propos de « Propositions destructives » »Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 26 | 2015, mis en ligne le 07 mars 2019, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhsh/2455 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rhsh.2455

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Auteur

Olivier Orain

Chargé de recherche au CNRS (UMR 8504 Géographie-cités)
Équipe Épistémologie et histoire de la géographie (EHGO)

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